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Le comte de Monte Cristo

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LV. Le major Cavalcanti

Ni le comte ni Baptistin n’avaient menti en annonçant à Morcerf cette visite du major Lucquois, qui servait à Monte-Cristo de prétexte pour refuser le dîner qui lui était offert.

Sept heures venaient de sonner, et M. Bertuccio, selon l’ordre qu’il en avait reçu, était parti depuis deux heures pour Auteuil, lorsqu’un fiacre s’arrêta à la porte de l’hôtel, et sembla s’enfuir tout honteux aussitôt qu’il eut déposé près de la grille un homme de cinquante-deux ans environ, vêtu d’une de ces redingotes vertes à brandebourgs noirs dont l’espèce est impérissable, à ce qu’il paraît, en Europe. Un large pantalon de drap bleu, une botte encore assez propre, quoique d’un vernis incertain et un peu trop épaisse de semelle, des gants de daim, un chapeau se rapprochant pour la forme d’un chapeau de gendarme, un col noir, brodé d’un liséré blanc, qui, si son propriétaire ne l’eût porté de sa pleine et entière volonté, eût pu passer pour un carcan: tel était le costume pittoresque sous lequel se présenta le personnage qui sonna à la grille en demandant si ce n’était point au n° 30 de l’avenue des Champs-Élysées que demeurait M. le comte de Monte-Cristo, et qui, sur la réponse affirmative du concierge, entra, ferma la porte derrière lui et se dirigea vers le perron.

La tête petite et anguleuse de cet homme, ses cheveux blanchissants, sa moustache épaisse et grise le firent reconnaître par Baptistin, qui avait l’exact signalement du visiteur et qui l’attendait au bas du vestibule. Aussi, à peine eut-il prononcé son nom devant le serviteur intelligent, que Monte-Cristo était prévenu de son arrivée.

On introduisit l’étranger dans le salon le plus simple. Le comte l’y attendait et alla au-devant de lui d’un air riant.

«Ah! cher monsieur, dit-il, soyez le bienvenu. Je vous attendais.

– Vraiment, dit le Lucquois, Votre Excellence m’attendait.

– Oui, j’avais été prévenu de votre arrivée pour aujourd’hui à sept heures.

– De mon arrivée? Ainsi vous étiez prévenu?

– Parfaitement.

– Ah! tant mieux! Je craignais, je l’avoue, que l’on n’eût oublié cette petite précaution.

– Laquelle?

– De vous prévenir.

– Oh! non pas!

– Mais vous êtes sûr de ne pas vous tromper?

– J’en suis sûr.

– C’est bien moi que Votre Excellence attendait aujourd’hui à sept heures?

– C’est bien vous. D’ailleurs, vérifions.

– Oh! si vous m’attendiez, dit le Lucquois, ce n’est pas la peine.

– Si fait! si fait!» dit Monte-Cristo.

Le Lucquois parut légèrement inquiet.

«Voyons, dit Monte-Cristo, n’êtes-vous pas monsieur le marquis Bartolomeo Cavalcanti?

– Bartolomeo Cavalcanti, répéta le Lucquois joyeux, c’est bien cela.

– Ex-major au service d’Autriche?

– Était-ce major que j’étais? demanda timidement le vieux militaire.

– Oui, dit Monte-Cristo, c’était major. C’est le nom que l’on donne en France au grade que vous occupiez en Italie.

– Bon, dit le Lucquois, je ne demande pas mieux, moi, vous comprenez…

– D’ailleurs, vous ne venez pas ici de votre propre mouvement, reprit Monte-Cristo.

– Oh! bien certainement.

– Vous m’êtes adressé par quelqu’un.

– Oui.

– Par cet excellent abbé Busoni?

– C’est cela! s’écria le major joyeux.

– Et vous avez une lettre?

– La voilà.

– Eh pardieu! vous voyez bien. Donnez donc.»

Et Monte-Cristo prit la lettre qu’il ouvrit et qu’il lut.

Le major regardait le comte avec de gros yeux étonnés qui se portaient curieusement sur chaque partie de l’appartement, mais qui revenaient invariablement à son propriétaire.

«C’est bien cela… ce cher abbé, «le major Cavalcanti, un digne praticien de Lucques, descendant des Cavalcanti de Florence, continua Monte-Cristo tout en lisant, jouissant d’une fortune d’un demi-million de revenu.»

Monte-Cristo leva les yeux de dessus le papier et salua.

«D’un demi-million, dit-il; peste! mon cher monsieur Cavalcanti.

– Y a-t-il un demi-million? demanda le Lucquois.

– En toutes lettres; et cela doit être, l’abbé Busoni est l’homme qui connaît le mieux toutes les grandes fortunes de l’Europe.

– Va pour un demi-million, dit le Lucquois; mais, ma parole d’honneur, je ne croyais pas que cela montât si haut.

– Parce que vous avez un intendant qui vous vole; que voulez-vous, cher monsieur Cavalcanti, il faut bien passer par là!

– Vous venez de m’éclairer, dit gravement le Lucquois, je mettrai le drôle à la porte.»

Monte-Cristo continua:

– «Et auquel il ne manquerait qu’une chose pour être heureux».

– Oh! mon Dieu, oui! une seule, dit le Lucquois avec un soupir.

– «De retrouver un fils adoré.»

– Un fils adoré!

– «Enlevé dans sa jeunesse, soit par un ennemi de sa noble famille, soit par des Bohémiens.»

– À l’âge de cinq ans, monsieur, dit le Lucquois avec un profond soupir et en levant les yeux au ciel.

– Pauvre père!» dit Monte-Cristo.

Le comte continua:

– «Je lui rends l’espoir, je lui rends la vie, monsieur le comte, en lui annonçant que ce fils, que depuis quinze ans il cherche vainement, vous pouvez le lui faire retrouver.»

Le Lucquois regarda Monte-Cristo avec une indéfinissable expression d’inquiétude.

«Je le puis», répondit Monte-Cristo.

Le major se redressa.

«Ah! ah! dit-il, la lettre était donc vraie jusqu’au bout?

– En aviez-vous douté, cher monsieur Bartolomeo?

– Non pas, jamais! Comment donc! un homme grave, un homme revêtu d’un caractère religieux comme l’abbé Busoni, ne se serait pas permis une plaisanterie pareille; mais vous n’avez pas tout lu, Excellence.

– Ah! c’est vrai, dit Monte-Cristo, il y a un post-scriptum.

– Oui, répéta le Lucquois… il…y… a… un… post-scriptum.

– «Pour ne point causer au major Cavalcanti l’embarras de déplacer des fonds chez son banquier, je lui envoie une traite de deux mille francs pour ses frais de voyage, et le crédit sur vous de la somme de quarante-huit mille francs que vous restez me redevoir.»

Le major suivit des yeux ce post-scriptum avec une visible anxiété.

«Bon! se contenta de dire le comte.

– Il a dit bon, murmura le Lucquois. Ainsi… monsieur… reprit-il.

– Ainsi?… demanda Monte-Cristo.

– Ainsi, le post-scriptum

– Eh bien, le post-scriptum?

– Est accueilli par vous aussi favorablement que le reste de la lettre?

– Certainement. Nous sommes en compte, l’abbé Busoni et moi; je ne sais pas si c’est quarante-huit mille livres précisément que je reste lui redevoir, nous n’en sommes pas entre nous à quelques billets de banque. Ah çà! vous attachiez donc une si grande importance à ce post-scriptum, cher monsieur Cavalcanti?

– Je vous avouerai, répondit le Lucquois, que plein de confiance dans la signature de l’abbé Busoni, je ne m’étais pas muni d’autres fonds; de sorte que si cette ressource m’eût manqué, je me serais trouvé fort embarrassé à Paris.

– Est-ce qu’un homme comme vous est embarrassé quelque part? dit Monte-Cristo; allons donc!

– Dame! ne connaissant personne, fit le Lucquois.

– Mais on vous connaît, vous.

– Oui, l’on me connaît, de sorte que…

– Achevez, cher monsieur Cavalcanti!

– De sorte que vous me remettrez ces quarante-huit mille livres?

– À votre première réquisition.»

Le major roulait de gros yeux ébahis.

«Mais asseyez-vous donc, dit Monte-Cristo: en vérité, je ne sais ce que je fais… je vous tiens debout depuis un quart d’heure.

– Ne faites pas attention.»

Le major tira un fauteuil et s’assit.

«Maintenant, dit le comte, voulez-vous prendre quelque chose; un verre de xérès, de porto, d’alicante?

– D’alicante, puisque vous le voulez bien, c’est mon vin de prédilection.

– J’en ai d’excellent. Avec un biscuit, n’est-ce pas?

– Avec un biscuit, puisque vous m’y forcez.»

Monte-Cristo sonna; Baptistin parut.

Le comte s’avança vers lui.

«Eh bien?… demanda-t-il tout bas.

– Le jeune homme est là, répondit le valet de chambre sur le même ton.

– Bien; où l’avez-vous fait entrer?

– Dans le salon bleu, comme l’avait ordonné Son Excellence.

– À merveille. Apportez du vin d’Alicante et des biscuits.»

Baptistin sortit.

«En vérité, dit le Lucquois, je vous donne une peine qui me remplit de confusion.

– Allons donc!» dit Monte-Cristo.

Baptistin rentra avec les verres, le vin et les biscuits.

Le comte emplit un verre et versa dans le second quelques gouttes seulement du rubis liquide que contenait la bouteille, toute couverte de toiles d’araignée et de tous les autres signes qui indiquent la vieillesse du vin bien plus sûrement que ne le font les rides pour l’homme.

Le major ne se trompa point au partage, il prit le verre plein et un biscuit. Le comte ordonna à Baptistin de poser le plateau à la portée de la main de son hôte, qui commença par goûter l’alicante du bout de ses lèvres, fit une grimace de satisfaction, et introduisit délicatement le biscuit dans le verre.

«Ainsi, monsieur, dit Monte-Cristo, vous habitiez Lucques, vous étiez riche, vous êtes noble, vous jouissiez de la considération générale, vous aviez tout ce qui peut rendre un homme heureux.

– Tout, Excellence, dit le major en engloutissant son biscuit, tout absolument.

– Et il ne manquait qu’une chose à votre bonheur?

– Qu’une seule, dit le Lucquois.

– C’était de retrouver votre enfant?

– Ah! fit le major en prenant un second biscuit; mais aussi cela me manquait bien.»

Le digne Lucquois leva les yeux et tenta un effort pour soupirer.

«Maintenant, voyons, cher monsieur Cavalcanti, dit Monte-Cristo, qu’était-ce que ce fils tant regretté? car on m’avait dit, à moi, que vous étiez resté célibataire.

 

– On le croyait, monsieur, dit le major, et moi-même…

– Oui, reprit Monte-Cristo, et vous-même aviez accrédité ce bruit. Un péché de jeunesse que vous vouliez cacher à tous les yeux.»

Le Lucquois se redressa, prit son air le plus calme et le plus digne, en même temps qu’il baissait modestement les yeux, soit pour assurer sa contenance, soit pour aider à son imagination, tout en regardant en dessous le comte, dont le sourire stéréotypé sur les lèvres annonçait toujours la même bienveillante curiosité.

«Oui, monsieur, dit-il, je voulais cacher cette faute à tous les yeux.»

– Pas pour vous, dit Monte-Cristo, car un homme est au-dessus de ces choses-là.

– Oh! non, pas pour moi certainement, dit le major avec un sourire et en hochant la tête.

– Mais pour sa mère, dit le comte.

– Pour sa mère! s’écria le Lucquois en prenant un troisième biscuit, pour sa pauvre mère!

– Buvez donc, cher monsieur Cavalcanti, dit Monte-Cristo en versant au Lucquois un second verre d’alicante; l’émotion vous étouffe.

– Pour sa pauvre mère! murmura le Lucquois en essayant si la puissance de la volonté ne pourrait pas en agissant sur la glande lacrymale, mouiller le coin de son œil d’une fausse larme.

– Qui appartenait à l’une des premières familles d›Italie, je crois?

– Patricienne de Fiesole, monsieur le comte, patricienne de Fiesole!

– Et se nommant?

– Vous désirez savoir son nom?

– Oh! mon Dieu! dit Monte-Cristo, c’est inutile que vous me le disiez, je le connais.

– Monsieur le comte sait tout, dit le Lucquois en s’inclinant.

– Olivia Corsinari, n’est-ce pas?

– Olivia Corsinari.

– Marquise?

– Marquise.

– Et vous avez fini par l’épouser cependant, malgré les oppositions de la famille?

– Mon Dieu! oui, j’ai fini par là.

– Et, reprit Monte-Cristo, vous apportez vos papiers bien en règle?

– Quels papiers? demanda le Lucquois.

– Mais votre acte de mariage avec Olivia Corsinari, et l’acte de naissance de l’enfant.

– L’acte de naissance de l’enfant?

– L’acte de naissance d’Andrea Cavalcanti, de votre fils; ne s’appelle-t-il pas Andrea?

– Je crois que oui, dit le Lucquois.

– Comment! vous le croyez?

– Dame! je n’ose pas affirmer, il y a si longtemps qu’il est perdu.

– C’est juste, dit Monte-Cristo. Enfin vous avez tous ces papiers?

– Monsieur le comte, c’est avec regret que je vous annonce que, n’étant pas prévenu de me munir de ces pièces, j’ai négligé de les prendre avec moi.

– Ah! diable, fit Monte-Cristo.

– Étaient-elles donc tout à fait nécessaires?

– Indispensables!»

Lucquois se gratta le front.

«Ah! per Bacco! dit-il, indispensables!

– Sans doute, si l’on allait élever ici quelque doute sur la validité de votre mariage, sur la légitimité de votre enfant!

– C’est juste, dit le Lucquois, on pourrait élever des doutes.

– Ce serait fâcheux pour ce jeune homme.

– Ce serait fatal.

– Cela pourrait lui faire manquer quelque magnifique mariage.

– O peccato!

– En France, vous comprenez, on est sévère; il ne suffit pas, comme en Italie, d’aller trouver un prêtre et de lui dire: «Nous nous aimons, unissez-nous.» Il y a mariage civil en France, et, pour se marier civilement, il faut des pièces qui constatent l’identité.

– Voilà le malheur: ces papiers, je ne les ai pas.

– Heureusement que je les ai, moi, dit Monte-Cristo.

– Vous?

– Oui?

– Vous les avez?

– Je les ai.

– Ah! par exemple, dit le Lucquois, qui, voyant le but de son voyage manqué par l’absence de ses papiers, craignait que cet oubli n’amenât quelque difficulté au sujet des quarante-huit mille livres; ah! par exemple, voilà un bonheur! Oui, reprit-il, voilà un bonheur, car je n’y eusse pas songé, moi.

– Pardieu! je crois bien, on ne songe pas à tout. Mais heureusement l’abbé Busoni y a songé pour vous.

– Voyez-vous, ce cher abbé!

– C’est un homme de précaution.

– C’est un homme admirable, dit le Lucquois; et il vous les a envoyés?

– Les voici.»

Le Lucquois joignit les mains en signe d’admiration.

«Vous avez épousé Olivia Corsinari dans l’église de Sainte-Paule de Monte-Catini; voici le certificat du prêtre.

– Oui, ma foi! le voilà, dit le major en le regardant avec étonnement.

– Et voici l’acte de baptême d’Andrea Cavalcanti, délivré par le curé de Saravezza.

– Tout est en règle, dit le major.

– Alors prenez ces papiers, dont je n’ai que faire, vous les donnerez à votre fils qui les gardera soigneusement.

– Je le crois bien!… S’il les perdait…

– Eh bien, s’il les perdait? demanda Monte-Cristo.

– Eh bien, reprit le Lucquois, on serait obligé d’écrire là-bas, et ce serait fort long de s’en procurer d’autres.

– En effet, ce serait difficile, dit Monte-Cristo.

– Presque impossible, répondit le Lucquois.

– Je suis bien aise que vous compreniez la valeur de ces papiers.

– C’est-à-dire que je les regarde comme impayables.

– Maintenant, dit Monte-Cristo, quant à la mère du jeune homme?…

– Quant à la mère du jeune homme… répéta le major avec inquiétude.

– Quant à la marquise Corsinari?

– Mon Dieu! dit le Lucquois, sous les pas duquel les difficultés semblaient naître, est-ce qu’on aurait besoin d’elle?

– Non, monsieur, reprit Monte-Cristo; d’ailleurs, n’a-t-elle point?…

– Si fait, si fait, dit le major, elle a…

– Payé son tribut à la nature?…

– Hélas! oui, dit vivement le Lucquois.

– J’ai su cela reprit Monte-Cristo; elle est morte il y a dix ans.

– Et je pleure encore sa mort, monsieur, dit le major en tirant de sa poche un mouchoir à carreaux et en s’essuyant alternativement d’abord l’œil gauche et ensuite l’œil droit.

– Que voulez-vous, dit Monte-Cristo, nous sommes tous mortels. Maintenant vous comprenez, cher monsieur Cavalcanti, vous comprenez qu’il est inutile qu’on sache en France que vous êtes séparé de votre fils depuis quinze ans. Toutes ces histoires de Bohémiens qui enlèvent les enfants n’ont pas de vogue chez nous. Vous l’avez envoyé faire son éducation dans un collège de province, et vous voulez qu’il achève cette éducation dans le monde parisien. Voilà pourquoi vous avez quitté Via-Reggio, que vous habitiez depuis la mort de votre femme. Cela suffira.

– Vous croyez?

– Certainement.

– Très bien, alors.

– Si l’on apprenait quelque chose de cette séparation…

– Ah! oui. Que dirais-je?

– Qu’un précepteur infidèle, vendu aux ennemis de votre famille…

– Aux Corsinari?

– Certainement… avait enlevé cet enfant pour que votre nom s’éteignît.

– C’est juste, puisqu’il est fils unique.

– Eh bien, maintenant que tout est arrêté, que vos souvenirs, remis à neuf, ne vous trahiront pas, vous avez deviné sans doute que je vous ai ménagé une surprise?

– Agréable? demanda le Lucquois.

– Ah! dit Monte-Cristo, je vois bien qu’on ne trompe pas plus l’œil que le cœur d’un père.

– Hum! fit le major.

– On vous a fait quelque révélation indiscrète, ou plutôt vous avez deviné qu’il était là.

– Qui, là?

– Votre enfant, votre fils, votre Andrea.

– Je l’ai deviné, répondit le Lucquois avec le plus grand flegme du monde: ainsi il est ici?

– Ici même, dit Monte-Cristo; en entrant tout à l’heure, le valet de chambre m’a prévenu de son arrivée.

– Ah! fort bien! ah! fort bien! dit le major en resserrant à chaque exclamation les brandebourgs de sa polonaise.

– Mon cher monsieur, dit Monte-Cristo, je comprends toute votre émotion, il faut vous donner le temps de vous remettre; je veux aussi préparer le jeune homme à cette entrevue tant désirée, car je présume qu’il n’est pas moins impatient que vous.

– Je le crois, dit Cavalcanti.

– Eh bien, dans un petit quart d’heure nous sommes à vous.

– Vous me l’amenez donc? vous poussez donc la bonté jusqu’à me le présenter vous-même?

– Non, je ne veux point me placer entre un père et son fils, vous serez seuls, monsieur le major; mais soyez tranquille, au cas même où la voix du sang resterait muette, il n’y aurait pas à vous tromper: il entrera par cette porte. C’est un beau jeune homme blond, un peu trop blond peut-être, de manières toutes prévenantes; vous verrez.

– À propos, dit le major, vous savez que je n’ai emporté avec moi que les deux mille francs que ce bon abbé Busoni m’avait fait passer. Là-dessus j’ai fait le voyage, et…

– Et vous avez besoin d’argent… c’est trop juste, cher monsieur Cavalcanti. Tenez, voici pour faire un compte, huit billets de mille francs.»

Les yeux du major brillèrent comme des escarboucles.

«C’est quarante mille francs que je vous redois, dit Monte-Cristo.

– Votre Excellence veut-elle un reçu? dit le major en glissant les billets dans la poche intérieure de sa polonaise.

– À quoi bon? dit le comte.

– Mais pour vous décharger vis-à-vis de l’abbé Busoni.

– Eh bien, vous me donnerez un reçu général en touchant les quarante derniers mille francs. Entre honnêtes gens, de pareilles précautions sont inutiles.

– Ah! oui, c’est vrai, dit le major, entre honnêtes gens.

– Maintenant, un dernier mot, marquis.

– Dites.

– Vous permettez une petite recommandation, n’est-ce pas?

– Comment donc! Je la demande.

– Il n’y aurait pas de mal que vous quittassiez cette polonaise.

– Vraiment! dit le major en regardant le vêtement avec une certaine complaisance.

– Oui, cela se porte encore à Via-Reggio, mais à Paris il y a déjà longtemps que ce costume, quelque élégant qu’il soit, a passé de mode.

– C’est fâcheux, dit le Lucquois.

– Oh! si vous y tenez, vous le reprendrez en vous en allant.

– Mais que mettrai-je?

– Ce que vous trouverez dans vos malles.

– Comment, dans mes malles! je n’ai qu’un portemanteau.

– Avec vous sans doute. À quoi bon s’embarrasser? D’ailleurs, un vieux soldat aime à marcher en leste équipage.

– Voilà justement pourquoi…

– Mais vous êtes homme de précaution, et vous avez envoyé vos malles en avant. Elles sont arrivées hier à l’hôtel des Princes, rue Richelieu. C’est là que vous avez retenu votre logement.

– Alors dans ces malles?

– Je présume que vous avez eu la précaution de faire enfermer par votre valet de chambre tout ce qu’il vous faut: habits de ville, habits d’uniforme. Dans les grandes circonstances, vous mettrez l’habit d’uniforme, cela fait bien. N’oubliez pas votre croix. On s’en moque encore en France, mais on en porte toujours.

– Très bien, très bien, très bien! dit le major qui marchait d’éblouissements en éblouissements.

– Et maintenant dit Monte-Cristo, que votre cœur est affermi contre les émotions trop vives, préparez-vous, cher monsieur Cavalcanti, à revoir votre fils Andrea.»

Et faisant un charmant salut au Lucquois, ravi, en extase, Monte-Cristo disparut derrière la tapisserie.

FIN DU TOME DEUXIÈME

TOME III

LVI. Andrea Cavalcanti

Le comte de Monte-Cristo entra dans le salon voisin que Baptistin avait désigné sous le nom de salon bleu, et où venait de le précéder un jeune homme de tournure dégagée, assez élégamment vêtu, et qu’un cabriolet de place avait, une demi-heure auparavant, jeté à la porte de l’hôtel. Baptistin n’avait pas eu de peine à le reconnaître; c’était bien ce grand jeune homme aux cheveux blonds, à la barbe rousse, aux yeux noirs, dont le teint vermeil et la peau éblouissante de blancheur lui avaient été signalés par son maître.

Quand le comte entra dans le salon, le jeune homme était négligemment étendu sur un sofa, fouettant avec distraction sa botte d’un petit jonc à pomme d’or.

En apercevant Monte-Cristo, il se leva vivement.

«Monsieur est le comte de Monte-Cristo? dit-il.

– Oui, monsieur, répondit celui-ci, et j’ai l’honneur de parler, je crois, à monsieur le vicomte Andrea Cavalcanti?

– Le vicomte Andrea Cavalcanti, répéta le jeune homme en accompagnant ces mots d’un salut plein de désinvolture.

– Vous devez avoir une lettre qui vous accrédite près de moi? dit Monte-Cristo.

– Je ne vous en parlais pas à cause de la signature, qui m’a paru étrange.

– Simbad le marin, n’est-ce pas?

– Justement. Or, comme je n’ai jamais connu d’autre Simbad le marin que celui des Mille et une Nuits

– Eh bien, c’est un de ses descendants, un de mes amis fort riche, un Anglais plus qu’original, presque fou, dont le véritable nom est Lord Wilmore.

 

– Ah! voilà qui m’explique tout, dit Andrea. Alors cela va à merveille. C’est ce même Anglais que j’ai connu… à… oui, très bien!… Monsieur le comte, je suis votre serviteur.

– Si ce que vous me faites l’honneur de me dire est vrai, répliqua en souriant le comte, j’espère que vous serez assez bon pour me donner quelques détails sur vous et votre famille.

– Volontiers, monsieur le comte, répondit le jeune homme avec une volubilité qui prouvait la solidité de sa mémoire. Je suis, comme vous l’avez dit, le vicomte Andrea Cavalcanti, fils du major Bartolomeo Cavalcanti descendant des Cavalcanti inscrits au livre d’or de Florence. Notre famille, quoique très riche encore puisque mon père possède un demi-million de rente, a éprouvé bien des malheurs, et moi-même, monsieur, j’ai été à l’âge de cinq ou six ans enlevé par un gouverneur infidèle; de sorte que depuis quinze ans je n’ai point revu l’auteur de mes jours. Depuis que j’ai l’âge de raison, depuis que je suis libre et maître de moi, je le cherche, mais inutilement. Enfin cette lettre de votre ami Simbad m’annonce qu’il est à Paris, et m’autorise à m’adresser à vous pour en obtenir des nouvelles.

– En vérité, monsieur, tout ce que vous me racontez là est fort intéressant, dit le comte, regardant avec une sombre satisfaction cette mine dégagée, empreinte d’une beauté pareille à celle du mauvais ange, et vous avez fort bien fait de vous conformer en toutes choses à l’invitation de mon ami Simbad, car votre père est en effet ici et vous cherche.»

Le comte, depuis son entrée au salon, n’avait pas perdu de vue le jeune homme, il avait admiré l’assurance de son regard et la sûreté de sa voix; mais à ces mots si naturels: Votre père est en effet ici et vous cherche, le jeune Andrea fit un bond et s’écria:

«Mon père! mon père ici?

– Sans doute, répondit Monte-Cristo, votre père, le major Bartolomeo Cavalcanti.»

L’impression de terreur répandue sur les traits du jeune homme s’effaça presque aussitôt.

«Ah! oui, c’est vrai, dit-il, le major Bartolomeo Cavalcanti. Et vous dites, monsieur le comte, qu’il est ici, ce cher père.

– Oui, monsieur. J’ajouterai même que je le quitte à l’instant, que l’histoire qu’il m’a contée de ce fils chéri, perdu autrefois, m’a fort touché; en vérité, ses douleurs, ses craintes, ses espérances à ce sujet composeraient un poème attendrissant. Enfin il reçut un jour des nouvelles qui lui annonçaient que les ravisseurs de son fils offraient de le rendre, ou d’indiquer où il était, moyennant une somme assez forte. Mais rien ne retint ce bon père; cette somme fut envoyée à la frontière du Piémont, avec un passeport tout visé pour l’Italie. Vous étiez dans le Midi de la France, je crois?

– Oui, monsieur, répondit Andrea d’un air assez embarrassé; oui, j’étais dans le Midi de la France.

– Une voiture devait vous attendre à Nice?

– C’est bien cela, monsieur; elle m’a conduit de Nice à Gênes, de Gênes à Turin, de Turin à Chambéry, de Chambéry à Pont-de-Beauvoisin, et de Pont-de-Beauvoisin à Paris.

– À merveille! il espérait toujours vous rencontrer en chemin, car c’était la route qu’il suivait lui-même; voilà pourquoi votre itinéraire avait été tracé ainsi.

– Mais, dit Andrea, s’il m’eût rencontré, ce cher père, je doute qu’il m’eût reconnu; je suis quelque peu changé depuis que je l’ai perdu de vue.

– Oh! la voix du sang, dit Monte-Cristo.

– Ah! oui, c’est vrai, reprit le jeune homme, je n’y songeais pas à la voix du sang.

– Maintenant, reprit Monte-Cristo, une seule chose inquiète le marquis Cavalcanti, c’est ce que vous avez fait pendant que vous avez été éloigné de lui; c’est de quelle façon vous avez été traité par vos persécuteurs; c’est si l’on a conservé pour votre naissance tous les égards qui lui étaient dus; c’est enfin s’il ne vous est pas resté de cette souffrance morale à laquelle vous avez été exposé, souffrance pire cent fois que la souffrance physique, quelque affaiblissement des facultés dont la nature vous a si largement doué, et si vous croyez vous-même pouvoir reprendre et soutenir dignement dans le monde le rang qui vous appartient.

– Monsieur, balbutia le jeune homme étourdi, j’espère qu’aucun faux rapport…

– Moi! J’ai entendu parler de vous pour la première fois par mon ami Wilmore, le philanthrope. J’ai su qu’il vous avait trouvé dans une position fâcheuse, j’ignore laquelle, et ne lui ai fait aucune question: je ne suis pas curieux. Vos malheurs l’ont intéressé, donc vous étiez intéressant. Il m’a dit qu’il voulait vous rendre dans le monde la position que vous aviez perdue, qu’il chercherait votre père, qu’il le trouverait; l’a cherché, il l’a trouvé, à ce qu’il paraît, puisqu’il est là; enfin il m’a prévenu hier de votre arrivée, en me donnant encore quelques autres instructions relatives à votre fortune; voilà tout. Je sais que c’est un original, mon ami Wilmore, mais en même temps, comme c’est un homme sûr, riche comme une mine d’or, qui, par conséquent, peut se passer ses originalités sans qu’elles le ruinent, j’ai promis de suivre ses instructions. Maintenant, monsieur, ne vous blessez pas de ma question: comme je serai obligé de vous patronner quelque peu, je désirerais savoir si les malheurs qui vous sont arrivés, malheurs indépendants de votre volonté et qui ne diminuent en aucune façon la considération que je vous porte, ne vous ont pas rendu quelque peu étranger à ce monde dans lequel votre fortune et votre nom vous appelaient à faire si bonne figure.

– Monsieur, répondit le jeune homme reprenant son aplomb au fur et à mesure que le comte parlait, rassurez-vous sur ce point: les ravisseurs qui m’ont éloigné de mon père, et qui, sans doute, avaient pour but de me vendre plus tard à lui comme ils l’ont fait ont calculé que, pour tirer un bon parti de moi, il fallait me laisser toute ma valeur personnelle, et même l’augmenter encore, s’il était possible; j’ai donc reçu une assez bonne éducation, et j’ai été traité par les larrons d’enfants à peu près comme l’étaient dans l’Asie Mineure les esclaves dont leurs maîtres faisaient des grammairiens, des médecins et des philosophes, pour les vendre plus cher au marché de Rome.»

Monte-Cristo sourit avec satisfaction; il n’avait pas tant espéré, à ce qu’il paraît, de M. Andrea Cavalcanti.

«D’ailleurs, reprit le jeune homme, s’il y avait en moi quelque défaut d’éducation ou plutôt d’habitude du monde, on aurait, je suppose, l’indulgence de les excuser, en considération des malheurs qui ont accompagné ma naissance et poursuivi ma jeunesse.

– Eh bien, dit négligemment Monte-Cristo, vous en ferez ce que vous voudrez, vicomte, car vous êtes le maître, et cela vous regarde; mais, ma parole, au contraire, je ne dirais pas un mot de toutes ces aventures, c’est un roman que votre histoire, et le monde, qui adore les romans serrés entre deux couvertures de papier jaune, se défie étrangement de ceux qu’il voit reliés en vélin vivant, fussent-ils dorés comme vous pouvez l’être. Voilà la difficulté que je me permettrai de vous signaler, monsieur le vicomte; à peine aurez-vous raconté à quelqu’un votre touchante histoire, qu’elle courra dans le monde complètement dénaturée. Vous serez obligé de vous poser en Antony, et le temps des Antony est un peu passé. Peut-être aurez-vous un succès de curiosité, mais tout le monde n’aime pas à se faire centre d’observations et cible à commentaires. Cela vous fatiguera peut-être.

– Je crois que vous avez raison, monsieur le comte, dit le jeune homme en pâlissant malgré lui, sous l’inflexible regard de Monte-Cristo; c’est là un grave inconvénient.

– Oh! il ne faut pas non plus se l’exagérer dit Monte-Cristo; car, pour éviter une faute, on tomberait dans une folie. Non, c’est un simple plan de conduite à arrêter; et, pour un homme intelligent comme vous, ce plan est d’autant plus facile à adopter qu’il est conforme à vos intérêts; il faudra combattre, par des témoignages et par d’honorables amitiés, tout ce que votre passé peut avoir d’obscur.»

Andrea perdit visiblement contenance.

«Je m’offrirais bien à vous comme répondant et caution, dit Monte-Cristo; mais c’est chez moi une habitude morale de douter de mes meilleurs amis, et un besoin de chercher à faire douter les autres; aussi jouerais-je là un rôle hors de mon emploi, comme disent les tragédiens, et je risquerais de me faire siffler, ce qui est inutile.

– Cependant, monsieur le comte, dit Andrea avec audace, en considération de Lord Wilmore qui m’a recommandé à vous…

– Oui, certainement, reprit Monte-Cristo; mais Lord Wilmore ne m’a pas laissé ignorer, cher monsieur Andrea, que vous aviez eu une jeunesse quelque peu orageuse. Oh! dit le comte en voyant le mouvement que faisait Andrea, je ne vous demande pas de confession; d’ailleurs, c’est pour que vous n’ayez besoin de personne que l’on a fait venir de Lucques M. le marquis Cavalcanti, votre père. Vous allez le voir, il est un peu raide, un peu guindé; mais c’est une question d’uniforme, et quand on saura que depuis dix-huit ans il est au service de l’Autriche, tout s’excusera; nous ne sommes pas, en général, exigeants pour les Autrichiens. En somme, c’est un père fort suffisant, je vous assure.