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Le comte de Monte Cristo

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La comtesse ne répondit pas; elle était absorbée dans une rêverie si profonde que ses yeux s’étaient fermés peu à peu. Le jeune homme, debout devant elle, la regardait avec cet amour filial plus tendre et plus affectueux chez les enfants dont les mères si jeunes et belles encore; puis, après avoir vu ses yeux se fermer, il l’écouta respirer un instant dans sa douce immobilité, et, la croyant assoupie, il s’éloigna sur la pointe du pied, poussant avec précaution la porte de la chambre où il laissait sa mère.

«Ce diable d’homme murmura-t-il en secouant la tête, je lui ai bien prédit là-bas qu’il ferait sensation dans le monde: je mesure son effet sur un thermomètre infaillible. Ma mère l’a remarqué, donc il faut qu’il soit bien remarquable.»

Et il descendit à ses écuries, non sans un dépit secret de ce que, sans y avoir même songé, le comte de Monte-Cristo avait mis la main sur un attelage qui renvoyait ses bais au numéro 2 dans l’esprit des connaisseurs.

«Décidément, dit-il, les hommes ne sont pas égaux; il faudra que je prie mon père de développer ce théorème à la Chambre haute.»

XLII. Monsieur Bertuccio

Pendant ce temps le comte était arrivé chez lui; il avait mis six minutes pour faire le chemin. Ces six minutes avaient suffi pour qu’il fût vu de vingt jeunes gens qui, connaissant le prix de l’attelage qu’ils n’avaient pu acheter eux-mêmes, avaient mis leur monture au galop pour entrevoir le splendide seigneur qui se donnait des chevaux de dix mille francs la pièce.

La maison choisie par Ali, et qui devait servir de résidence de ville à Monte-Cristo, était située à droite en montant les Champs-Élysées, placée entre cour et jardin; un massif fort touffu, qui s’élevait au milieu de la cour, masquait une partie de la façade, autour de ce massif s’avançaient, pareilles à deux bras, deux allées qui, s’étendant à droite et à gauche, amenaient à partir de la grille, les voitures à un double perron supportant à chaque marche un vase de porcelaine plein de fleurs. Cette maison, isolée au milieu d’un large espace, avait, outre l’entrée principale, une autre entrée donnant sur la rue de Ponthieu.

Avant même que le cocher eût hélé le concierge, la grille massive roula sur ses gonds; on avait vu venir le comte, et à Paris comme à Rome, comme partout, il était servi avec la rapidité de l’éclair. Le cocher entra donc, décrivit le demi-cercle sans avoir ralenti son allure, et la grille était refermée déjà que les roues criaient encore sur le sable de l’allée.

Au côté gauche du perron la voiture s’arrêta; deux hommes parurent à la portière: l’un était Ali, qui sourit à son maître avec une incroyable franchise de joie, et qui se trouva payé par un simple regard de Monte-Cristo.

L’autre salua humblement et présenta son bras au comte pour l’aider à descendre de la voiture.

«Merci, monsieur Bertoccio, dit le comte en sautant légèrement les trois degrés du marchepied; et le notaire?

– Il est dans le petit salon, Excellence, répondit Bertuccio.

– Et les cartes de visite que je vous ai dit de faire graver dès que vous auriez le numéro de la maison?

– Monsieur le comte, c’est déjà fait; j’ai été chez le meilleur graveur du Palais-Royal, qui a exécuté la planche devant moi; la première carte tirée a été portée à l’instant même, selon votre ordre, à M. le baron Danglars, député, rue de la Chaussée-d’Antin, n° 7; les autres sont sur la cheminée de la chambre à coucher de Votre Excellence.

– Bien.

– Quelle heure est-il?

– Quatre heures.»

Monte-Cristo donna ses gants, son chapeau et sa canne à ce même laquais français qui s’était élancé hors de l’antichambre du comte de Morcerf pour appeler la voiture, puis il passa dans le petit salon conduit par Bertuccio, qui lui montra le chemin.

«Voilà de pauvres marbres dans cette antichambre, dit Monte-Cristo, j’espère bien qu’on m’enlèvera tout cela.»

Bertuccio s’inclina.

Comme l’avait dit l’intendant, le notaire attendait dans le petit salon.

C’était une honnête figure de deuxième clerc de Paris, élevé à la dignité infranchissable de tabellion de la banlieue.

«Monsieur est le notaire chargé de vendre la maison de campagne que je veux acheter? demanda Monte-Cristo.

– Oui, monsieur le comte, répliqua le notaire.

– L’acte de vente est-il prêt?

– Oui, monsieur le comte.

– L’avez-vous apporté?

– Le voici.

– Parfaitement. Et où est cette maison que j’achète», demanda négligemment Monte-Cristo, s’adressant moitié à Bertuccio moitié au notaire.

L’intendant fit un geste qui signifiait: Je ne sais pas.

Le notaire regarda Monte-Cristo avec étonnement.

«Comment, dit-il, monsieur le comte ne sait pas où est la maison qu’il achète?

– Non, ma foi, dit le comte.

– Monsieur le comte ne la connaît pas?

– Et comment diable la connaîtrais-je? j’arrive de Cadix ce matin, je ne suis jamais venu à Paris, c’est même la première fois que je mets le pied en France.

– Alors c’est autre chose, répondit le notaire; la maison que monsieur le comte achète est située à Auteuil.»

À ces mots, Bertuccio pâlit visiblement.

«Et où prenez-vous Auteuil? demanda Monte-Cristo.

– À deux pas d’ici, monsieur le comte, dit le notaire, un peu après Passy, dans une situation charmante, au milieu du bois de Boulogne.

– Si près que cela! dit Monte-Cristo, mais ce n’est pas la campagne. Comment diable m’avez-vous été choisir une maison à la porte de Paris, monsieur Bertuccio?

– Moi! s’écria l’intendant avec un étrange empressement; non, certes, ce n’est pas moi que monsieur le comte a chargé de choisir cette maison; que monsieur le comte veuille bien se rappeler, chercher dans sa mémoire, interroger ses souvenirs.

– Ah! c’est juste, dit Monte-Cristo; je me rappelle maintenant! j’ai lu cette annonce dans un Journal, et je me suis laissé séduire par ce titre menteur: Maison de campagne.

– Il est encore temps, dit vivement Bertuccio, et si Votre Excellence veut me charger de chercher partout ailleurs, je lui trouverai ce qu’il y aura de mieux, soit à Enghien, soit à Fontenay-aux-Roses, soit à Bellevue.

– Non, ma foi, dit insoucieusement Monte-Cristo; puisque j’ai celle-là, je la garderai.

– Et monsieur a raison, dit vivement le notaire, qui craignait de perdre ses honoraires. C’est une charmante propriété: eaux vives, bois touffus, habitation confortable, quoique abandonnée depuis longtemps; sans compter le mobilier, qui, si vieux qu’il soit, a de la valeur, surtout aujourd’hui que l’on recherche les antiquailles. Pardon, mais je crois que monsieur le comte a le goût de son époque.

– Dites toujours, fit Monte-Cristo; c’est convenable, alors.

– Ah! monsieur, c’est mieux que cela, c’est magnifique!

– Peste! ne manquons pas une pareille occasion, dit Monte-Cristo; le contrat, s’il vous plaît, monsieur le notaire?»

Et il signa rapidement, après avoir jeté un regard à l’endroit de l’acte où étaient désignés la situation de la maison et les noms des propriétaires.

«Bertuccio, dit-il, donnez cinquante-cinq mille francs à monsieur.»

L’intendant sortit d’un pas mal assuré, et revint avec une liasse de billets de banque que le notaire compta en homme qui a l’habitude de ne recevoir son argent qu’après la purge légale.

«Et maintenant, demanda le comte, toutes les formalités sont-elles remplies?

– Toutes, monsieur le comte.

– Avez-vous les clefs?

– Elles sont aux mains du concierge qui garde la maison; mais voici l’ordre que je lui ai donné d’installer monsieur dans sa propriété.

– Fort bien.»

Et Monte-Cristo fit au notaire un signe de tête qui voulait dire:

«Je n’ai plus besoin de vous, allez-vous-en.»

«Mais, hasarda l’honnête tabellion, monsieur le comte s’est trompé, il me semble; ce n’est que cinquante mille francs, tout compris.

– Et vos honoraires?

– Se trouvent payés moyennant cette somme, monsieur le comte.

– Mais n’êtes-vous pas venu d’Auteuil ici?

– Oui, sans doute.

– Eh bien, il faut bien vous payer votre dérangement», dit le comte.

Et il le congédia du geste.

Le notaire sortit à reculons et en saluant jusqu’à terre; c’était la première fois, depuis le jour où il avait pris ses inscriptions, qu’il rencontrait un pareil client.

«Conduisez monsieur», dit le comte à Bertuccio.

Et l’intendant sortit derrière le notaire.

À peine le comte fut-il seul qu’il sortit de sa poche un portefeuille à serrure, qu’il ouvrit avec une petite clef attachée à son cou et qui ne le quittait jamais.

Après avoir cherché un instant, il s’arrêta à un feuillet qui portait quelques notes, confronta ces notes avec l’acte de vente déposé sur la table, et, recueillant ses souvenirs:

«Auteuil, rue de la Fontaine, n° 28; c’est bien cela, dit-il; maintenant dois-je m’en rapporter à un aveu arraché par la terreur religieuse ou par la terreur physique? Au reste, dans une heure je saurai tout. Bertuccio! cria-t-il en frappant avec une espèce de petit marteau à manche pliant sur un timbre qui rendit un son aigu et prolongé pareil à celui d’un tam-tam, Bertuccio!»

L’intendant parut sur le seuil.

«Monsieur Bertuccio, dit le comte, ne m’avez-vous pas dit autrefois que vous aviez voyagé en France?

– Dans certaines parties de la France, oui, Excellence.

– Vous connaissez les environs de Paris, sans doute?

– Non, Excellence, non, répondit l’intendant avec une sorte de tremblement nerveux que Monte-Cristo, connaisseur en fait d’émotions, attribua avec raison à une vive inquiétude.

– C’est fâcheux, dit-il, que vous n’ayez jamais visité les environs de Paris, car je veux aller ce soir même voir ma nouvelle propriété, et en venant avec moi vous m’eussiez donné sans doute d’utiles renseignements.

 

– À Auteuil? s’écria Bertuccio dont le teint cuivré devint presque livide. Moi, aller à Auteuil!

– Eh bien, qu’y a-t-il d’étonnant que vous veniez à Auteuil, je vous le demande? Quand je demeurerai à Auteuil, il faudra bien que vous y veniez, puisque vous faites partie de la maison.»

Bertuccio baissa la tête devant le regard impérieux du maître, et il demeura immobile et sans réponse.

«Ah çà! mais, que vous arrive-t-il. Vous allez donc me faire sonner une seconde fois pour la voiture?» dit Monte-Cristo du ton que Louis XIV mit à prononcer le fameux: «J’ai failli attendre!»

Bertuccio ne fit qu’un bond du petit salon à l’antichambre, et cria d’une voix rauque:

«Les chevaux de son Excellence!»

Monte-Cristo écrivit deux ou trois lettres; comme il cachetait la dernière, l’intendant reparut.

«La voiture de son Excellence est à la porte, dit-il.

– Eh bien, prenez vos gants et votre chapeau, dit Monte-Cristo.

– Est-ce que je vais avec monsieur le comte? s’écria Bertuccio.

– Sans doute, il faut bien que vous donniez vos ordres, puisque je compte habiter cette maison.»

Il était sans exemple que l’on eût répliqué à une injonction du comte; aussi l’intendant, sans faire aucune objection, suivit-il son maître, qui monta dans la voiture et lui fit signe de le suivre. L’intendant s’assit respectueusement sur la banquette du devant.

XLIII. La maison d’Auteuil

Monte-Cristo avait remarqué qu’en descendant le perron, Bertuccio s’était signé à la manière des Corses, c’est-à-dire en coupant l’air en croix avec le pouce, et qu’en prenant sa place dans la voiture il avait marmotté tout bas une courte prière. Tout autre qu’un homme curieux eût eu pitié de la singulière répugnance manifestée par le digne intendant pour la promenade méditée extra muros par le comte; mais, à ce qu’il paraît, celui-ci était trop curieux pour dispenser Bertuccio de ce petit voyage.

En vingt minutes on fut à Auteuil. L’émotion de l’intendant avait été toujours croissant. En entrant dans le village, Bertuccio, rencogné dans l’angle de la voiture, commença à examiner avec une émotion fiévreuse chacune des maisons devant lesquelles on passait.

«Vous ferez arrêter rue de la Fontaine, au n° 28», dit le comte en fixant impitoyablement son regard sur l’intendant, auquel il donnait cet ordre.

La sueur monta au visage de Bertuccio; cependant il obéit, et, se penchant en dehors de la voiture, il cria au cocher:

«Rue de la Fontaine, n° 28.»

Ce n° 28 était situé à l’extrémité du village. Pendant le voyage, la nuit était venue, ou plutôt un nuage noir tout chargé d’électricité donnait à ces ténèbres prématurées l’apparence et la solennité d’un épisode dramatique.

La voiture s’arrêta et le valet de pied se précipita à la portière, qu’il ouvrit.

«Eh bien, dit le comte, vous ne descendez pas, monsieur Bertuccio? vous restez donc dans la voiture alors? Mais à quoi diable songez-vous donc ce soir?»

Bertuccio se précipita par la portière et présenta son épaule au comte qui, cette fois, s’appuya dessus et descendit un à un les trois degrés du marchepied.

«Frappez, dit le comte, et annoncez-moi.»

Bertuccio frappa, la porte s’ouvrit et le concierge parut.

«Qu’est-ce que c’est? demanda-t-il.

– C’est votre nouveau maître, brave homme», dit le valet de pied.

Et il tendit au concierge le billet de reconnaissance donné par le notaire.

«La maison est donc vendue? demanda le concierge, et c’est monsieur qui vient l’habiter?

– Oui, mon ami, dit le comte, et je tâcherai que vous n’ayez pas à regretter votre ancien maître.

– Oh! monsieur, dit le concierge, je n’aurai pas à le regretter beaucoup, car nous le voyons bien rarement; il y a plus de cinq ans qu’il n’est venu, et il a, ma foi! bien fait de vendre une maison qui ne lui rapportait absolument rien.

– Et comment se nommait votre ancien maître? demanda Monte-Cristo.

– M. le marquis de Saint-Méran; ah! il n’a pas vendu la maison ce qu’elle lui a coûté, j’en suis sûr.

– Le marquis de Saint-Méran! reprit Monte-Cristo; mais il me semble que ce nom ne m’est pas inconnu, dit le comte; le marquis de Saint-Méran…

Et il parut chercher.

«Un vieux gentilhomme continua le concierge, un fidèle serviteur des Bourbons, il avait une fille unique qu’il avait mariée à M. de Villefort, qui a été procureur du roi à Nîmes et ensuite à Versailles.»

Monte-Cristo jeta un regard qui rencontra Bertuccio plus livide que le mur contre lequel il s’appuyait pour ne pas tomber.

«Et cette fille n’est-elle pas morte? demanda Monte-Cristo; il me semble que j’ai entendu dire cela.

– Oui, monsieur, il y a vingt et un ans, et depuis ce temps-là nous n’avons pas revu trois fois le pauvre cher marquis.

– Merci, merci, dit Monte-Cristo, jugeant à la prostration de l’intendant qu’il ne pouvait tendre davantage cette corde sans risquer de la briser; merci! Donnez-moi de la lumière, brave homme.

– Accompagnerai-je monsieur?

– Non, c’est inutile, Bertuccio m’éclairera.

Et Monte-Cristo accompagna ces paroles du don de deux pièces d’or qui soulevèrent une explosion de bénédictions et de soupirs.

«Ah! monsieur! dit le concierge après avoir cherché inutilement sur le rebord de la cheminée et sur les planches y attenantes, c’est que je n’ai pas de bougies ici.

– Prenez une des lanternes de la voiture, Bertuccio, et montrez-moi les appartements», dit le comte.

L’intendant obéit sans observation, mais il était facile à voir, au tremblement de la main qui tenait la lanterne, ce qu’il lui en coûtait pour obéir.

On parcourut un rez-de-chaussée assez vaste; un premier étage composé d’un salon, d’une salle de bain et de deux chambres à coucher. Par une de ces chambres à coucher, on arrivait à un escalier tournant dont l’extrémité aboutissait au jardin.

«Tiens, voilà un escalier de dégagement, dit le comte, c’est assez commode. Éclairez-moi, monsieur Bertuccio; passez devant, et allons où cet escalier nous conduira.

– Monsieur, dit Bertuccio, il va au jardin.

– Et comment savez-vous cela, je vous prie?

– C’est-à-dire qu’il doit y aller.

– Eh bien, assurons-nous-en.»

Bertuccio poussa un soupir et marcha devant. L’escalier aboutissait effectivement au jardin.

À la porte extérieure l’intendant s’arrêta.

«Allons donc, monsieur Bertuccio!» dit le comte.

Mais celui auquel il s’adressait était abasourdi, stupide, anéanti. Ses yeux égarés cherchaient tout autour de lui comme les traces d’un passé terrible, et de ses mains crispées il semblait essayer de repousser des souvenirs affreux.

«Eh bien? insista le comte.

– Non! non! s’écria Bertuccio en posant la main à l’angle du mur intérieur; non, monsieur, je n’irai pas plus loin, c’est impossible!

– Qu’est-ce à dire? articula la voix irrésistible de Monte-Cristo.

– Mais vous voyez bien, monsieur, s’écria l’intendant, que cela n’est point naturel; qu’ayant une maison à acheter à Paris, vous l’achetiez justement à Auteuil, et que l’achetant à Auteuil, cette maison soit le n° 28 de la rue de la Fontaine! Ah! pourquoi ne vous ai-je pas tout dit là-bas, monseigneur. Vous n’auriez certes pas exigé que je vinsse. J’espérais que la maison de monsieur le comte serait une autre maison que celle-ci. Comme s’il n’y avait d’autre maison à Auteuil que celle de l’assassinat!

– Oh! oh! fit Monte-Cristo s’arrêtant tout à coup, quel vilain mot venez-vous de prononcer là! Diable d’homme! Corse enraciné! toujours des mystères ou des superstitions! Voyons, prenez cette lanterne et visitons le jardin; avec moi vous n’aurez pas peur, j’espère!»

Bertuccio ramassa la lanterne et obéit.

La porte en s’ouvrant, découvrit un ciel blafard dans lequel la lune s’efforçait vainement de lutter contre une mer de nuages qui la couvraient de leurs flots sombres qu’elle illuminait un instant, et qui allaient ensuite se perdre, plus sombres encore, dans les profondeurs de l’infini.

L’intendant voulut appuyer sur la gauche.

«Non pas, monsieur, dit Monte-Cristo, à quoi bon suivre les allées? voici une belle pelouse, allons devant nous.»

Bertuccio essuya la sueur qui coulait de son front, mais obéit; cependant, il continuait de prendre à gauche. Monte-Cristo, au contraire, appuyait à droite. Arrivé près d’un massif d’arbres, il s’arrêta.

L’intendant n’y put tenir.

«Éloignez-vous, monsieur! s’écria-t-il, éloignez-vous, je vous en supplie, vous êtes justement à la place!

– À quelle place?

– À la place même où il est tombé.

– Mon cher monsieur Bertuccio, dit Monte-Cristo en riant, revenez à vous, je vous y engage; nous ne sommes pas ici à Sartène ou à Corte. Ceci n’est point un maquis, mais un jardin anglais, mal entretenu, j’en conviens, mais qu’il ne faut pas calomnier pour cela.

– Monsieur, ne restez pas là! ne restez pas là! je vous en supplie.

– Je crois que vous devenez fou, maître Bertuccio, dit froidement le comte; si cela est, prévenez-moi car je vous ferai enfermer dans quelque maison de santé avant qu’il arrive un malheur.

– Hélas! Excellence, dit Bertuccio en secouant la tête et en joignant les mains avec une attitude qui eût fait rire le comte, si des pensées d’un intérêt supérieur ne l’eussent captivé en ce moment et rendu fort attentif aux moindres expansions de cette conscience timorée. Hélas! Excellence, le malheur est arrivé.

– Monsieur Bertuccio, dit le comte, je suis fort aise de vous dire que, tout en gesticulant, vous vous tordez les bras, et que vous roulez des yeux comme un possédé du corps duquel le diable ne veut pas sortir; or, j’ai presque toujours remarqué que le diable le plus entêté à rester à son poste, c’est un secret. Je vous savais Corse, je vous savais sombre et ruminant toujours quelque vieille histoire de vendetta, et je vous passais cela en Italie, parce qu’en Italie ces sortes de choses sont de mise, mais en France on trouve généralement l’assassinat de fort mauvais goût: il y a des gendarmes qui s’en occupent, des juges qui le condamnent et des échafauds qui le vengent.»

Bertuccio joignit les mains et, comme en exécutant ces différentes évolutions il ne quittait point sa lanterne, la lumière éclaira son visage bouleversé.

Monte-Cristo l’examina du même œil qu’à Rome il avait examiné le supplice d’Andrea; puis, d’un ton de voix qui fit courir un nouveau frisson par le corps du pauvre intendant:

«L’abbé Busoni m’avait donc menti, dit-il, lorsque après son voyage en France, en 1829, il vous envoya vers moi, muni d’une lettre de recommandation dans laquelle il me recommandait vos précieuses qualités. Eh bien, je vais écrire à l’abbé; je le rendrai responsable de son protégé, et je saurai sans doute ce que c’est que toute cette affaire d’assassinat. Seulement, je vous préviens, monsieur Bertuccio, que lorsque je vis dans un pays, j’ai l’habitude de me conformer à ses lois, et que je n’ai pas envie de me brouiller pour vous avec la justice de France.

– Oh! ne faites pas cela, Excellence, je vous ai servi fidèlement, n’est-ce pas? s’écria Bertuccio au désespoir, j’ai toujours été honnête homme, et j’ai même, le plus que j’ai pu, fait de bonnes actions.

– Je ne dis pas non, reprit le comte, mais pourquoi diable êtes-vous agité de la sorte? C’est mauvais signe: une conscience pure n’amène pas tant de pâleur sur les joues, tant de fièvre dans les mains d’un homme…

– Mais, monsieur le comte, reprit en hésitant Bertuccio ne m’avez-vous pas dit vous-même que M. l’abbé Busoni, qui a entendu ma confession dans les prisons de Nîmes, vous avait prévenu, en m’envoyant chez vous, que j’avais un lourd reproche à me faire?

– Oui, mais comme il vous adressait à moi en me disant que vous feriez un excellent intendant, j’ai cru que vous aviez volé, voilà tout!

– Oh! monsieur le comte! fit Bertuccio avec mépris.

– Ou que, comme vous étiez Corse, vous n’aviez pu résister au désir de faire une peau, comme on dit dans le pays par antiphrase, quand au contraire on en défait une.

– Eh bien, oui, monseigneur, oui, mon bon seigneur, c’est cela! s’écria Bertuccio en se jetant aux genoux du comte; oui, c’est une vengeance, je le jure, une simple vengeance.

– Je comprends, mais ce que je ne comprends pas, c’est que ce soit cette maison justement qui vous galvanise à ce point.

– Mais, monseigneur, n’est-ce pas bien naturel, reprit Bertuccio, puisque c’est dans cette maison que la vengeance s’est accomplie?

– Quoi! ma maison!

– Oh! monseigneur, elle n’était pas encore à vous, répondit naïvement Bertuccio.

 

– Mais à qui donc était-elle? à M. le marquis de Saint-Méran, nous a dit, je crois, le concierge. Que diable aviez-vous donc à vous venger du marquis de Saint-Méran?

– Oh! ce n’était pas de lui, monseigneur, c’était d’un autre.

– Voilà une étrange rencontre, dit Monte-Cristo paraissant céder à ses réflexions, que vous vous trouviez comme cela par hasard, sans préparation aucune, dans une maison où s’est passée une scène qui vous donne de si affreux remords.

– Monseigneur, dit l’intendant, c’est la fatalité qui amène tout cela, j’en suis bien sûr: d’abord, vous achetez une maison juste à Auteuil, cette maison est celle où j’ai commis un assassinat; vous descendez au jardin juste par l’escalier où il est descendu; vous vous arrêtez juste à l’endroit où il reçut le coup; à deux pas, sous ce platane, était la fosse où il venait d’enterrer l’enfant: tout cela n’est pas du hasard, non, car en ce cas le hasard ressemblerait trop à la Providence.

– Eh bien, voyons, monsieur le Corse, supposons que ce soit la Providence; je suppose toujours tout ce qu’on veut, moi; d’ailleurs aux esprits malades il faut faire des concessions. Voyons, rappelez vos esprits et racontez-moi cela.

– Je ne l’ai jamais raconté qu’une fois, et c’était à l’abbé Busoni. De pareilles choses, ajouta Bertuccio en secouant la tête, ne se disent que sous le sceau de la confession.

– Alors, mon cher Bertuccio, dit le comte, vous trouverez bon que je vous renvoie à votre confesseur; vous vous ferez avec lui chartreux ou bernardin, et vous causerez de vos secrets. Mais, moi, j’ai peur d’un hôte effrayé par de pareils fantômes; je n’aime point que mes gens n’osent point se promener le soir dans mon jardin. Puis, je l’avoue, je serais peu curieux de quelque visite de commissaire de police; car, apprenez ceci, maître Bertuccio: en Italie, on ne paie la justice que si elle se tait, mais en France on ne la paie au contraire que quand elle parle. Peste! je vous croyais bien un peu Corse, beaucoup contrebandier, fort habile intendant, mais je vois que vous avez encore d’autres cordes à votre arc. Vous n’êtes plus à moi, monsieur Bertuccio.

– Oh! monseigneur! monseigneur! s’écria l’intendant frappé de terreur à cette menace; oh! s’il ne tient qu’à cela que je demeure à votre service, je parlerai, je dirai tout; et si je vous quitte, eh bien, alors ce sera pour marcher à l’échafaud.

– C’est différent alors, dit Monte-Cristo; mais si vous voulez mentir, réfléchissez-y: mieux vaut que vous ne parliez pas du tout.

– Non, monsieur, je vous le jure sur le salut de mon âme, je vous dirai tout! car l’abbé Busoni lui-même n’a su qu’une partie de mon secret. Mais d’abord, je vous en supplie, éloignez-vous de ce platane; tenez, la lune va blanchir ce nuage, et là, placé comme vous l’êtes, enveloppé de ce manteau qui me cache votre taille et qui ressemble à celui de M. de Villefort!…

– Comment! s’écria Monte-Cristo, c’est M. de Villefort…

– Votre excellence le connaît?

– L’ancien procureur du roi de Nîmes?

– Oui.

– Qui avait épousé la fille du marquis de Saint-Méran?

– Oui.

– Et qui avait dans le barreau la réputation du plus honnête, du plus sévère, du plus rigide magistrat.

– Eh bien, monsieur, s’écria Bertuccio, cet homme à la réputation irréprochable…

– Oui.

– C’était un infâme.

– Bah! dit Monte-Cristo, impossible.

– Cela est pourtant comme je vous le dis.

– Ah! vraiment! dit Monte-Cristo, et vous en avez la preuve?

– Je l’avais du moins.

– Et vous l’avez perdue, maladroit?

– Oui; mais en cherchant bien on peut la retrouver.

– En vérité! dit le comte, contez-moi cela, monsieur Bertuccio, car cela commence véritablement à m’intéresser.»

Et le comte, en chantonnant un petit air de la Lucia, alla s’asseoir sur un banc, tandis que Bertuccio le suivait en rappelant ses souvenirs.

Bertuccio resta debout devant lui.