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Le comte de Monte Cristo

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XXXVIII. Le rendez-vous

Le lendemain, en se levant, le premier mot d’Albert fut pour proposer à Franz d’aller faire une visite au comte; il l’avait déjà remercié la veille, mais il comprenait qu’un service comme celui qu’il lui avait rendu valait bien deux remerciements.

Franz, qu’un attrait mêlé de terreur attirait vers le comte de Monte-Cristo, ne voulut pas le laisser aller seul chez cet homme et l’accompagna; tous deux furent introduits dans le salon: cinq minutes après, le comte parut.

«Monsieur le comte, lui dit Albert en allant à lui, permettez-moi de vous répéter ce matin ce que je vous ai mal dit hier: c’est que je n’oublierai jamais dans quelle circonstance vous m’êtes venu en aide, et que je me souviendrai toujours que je vous dois la vie ou à peu près.

– Mon cher voisin, répondit le comte en riant, vous vous exagérez vos obligations envers moi. Vous me devez une petite économie d’une vingtaine de mille francs sur votre budget de voyage et voilà tout; vous voyez bien que ce n’est pas la peine d’en parler. De votre côté, ajouta-t-il, recevez tous mes compliments, vous avez été adorable de sans-gêne et de laisser-aller.

– Que voulez-vous, comte, dit Albert; je me suis figuré que je m’étais fait une mauvaise querelle et qu’un duel s’en était suivi, et j’ai voulu faire comprendre une chose à ces bandits: c’est qu’on se bat dans tous les pays du monde, mais qu’il n’y a que les Français qui se battent en riant. Néanmoins, comme mon obligation vis-à-vis de vous n’en est pas moins grande, je viens vous demander si, par moi, par mes amis et par mes connaissances, je ne pourrais pas vous être bon à quelque chose. Mon père, le comte de Morcerf, qui est d’origine espagnole, a une haute position en France et en Espagne, je viens me mettre, moi et tous les gens qui m’aiment, à votre disposition.

– Eh bien, dit le comte, je vous avoue, monsieur de Morcerf, que j’attendais votre offre et que je l’accepte de grand cœur. J’avais déjà jeté mon dévolu sur vous pour vous demander un grand service.

– Lequel?

– Je n’ai jamais été à Paris! je ne connais pas Paris…

– Vraiment! s’écria Albert, vous avez pu vivre jusqu’à présent sans voir Paris? c’est incroyable!

– C’est ainsi, cependant; mais je sens comme vous qu’une plus longue ignorance de la capitale du monde intelligent est chose impossible. Il y a plus: peut-être même aurais-je fait ce voyage indispensable depuis longtemps, si j’avais connu quelqu’un qui pût m’introduire dans ce monde où je n’avais aucune relation.

– Oh! un homme comme vous! s’écria Albert.

– Vous êtes bien bon, mais comme je ne me reconnais à moi-même d’autre mérite que de pouvoir faire concurrence comme millionnaire à M. Aguado ou à M. Rothschild, et que je ne vais pas à Paris pour jouer à la Bourse, cette petite circonstance m’a retenu. Maintenant votre offre me décide. Voyons, vous engagez-vous, mon cher monsieur de Morcerf (le comte accompagna ces mots d’un singulier sourire), vous engagez-vous, lorsque j’irai en France, à m’ouvrir les portes de ce monde où je serai aussi étranger qu’un Huron ou qu’un Cochinchinois?

– Oh! quant à cela, monsieur le comte, à merveille et de grand cœur! répondit Albert; et d’autant plus volontiers (mon cher Franz, ne vous moquez pas trop de moi!) que je suis rappelé à Paris par une lettre que je reçois ce matin même et où il est question pour moi d’une alliance avec une maison fort agréable et qui a les meilleures relations dans le monde parisien.

– Alliance par mariage? dit Franz en riant.

– Oh! mon Dieu, oui! Ainsi, quand vous reviendrez à Paris vous me trouverez homme posé et peut-être père de famille. Cela ira bien à ma gravité naturelle, n’est-ce pas? En tout cas, comte, je vous le répète, moi et les miens sommes à vous corps et âme.

– J’accepte, dit le comte, car je vous jure qu’il ne me manquait que cette occasion pour réaliser des projets que je rumine depuis longtemps.»

Franz ne douta point un instant que ces projets ne fussent ceux dont le comte avait laissé échapper un mot dans la grotte de Monte-Cristo, et il regarda le comte pendant qu’il disait ces paroles pour essayer de saisir sur sa physionomie quelque révélation de ces projets qui le conduisaient à Paris; mais il était bien difficile de pénétrer dans l’âme de cet homme, surtout lorsqu’il la voilait avec un sourire.

«Mais, voyons, comte, reprit Albert enchanté d’avoir à produire un homme comme Monte-Cristo, n’est-ce pas là un de ces projets en l’air, comme on en fait mille en voyage, et qui, bâtis sur du sable, sont emportés au premier souffle du vent?

– Non, d’honneur, dit le comte; je veux aller à Paris, il faut que j’y aille.

– Et quand cela?

– Mais quand y serez-vous vous-même?

– Moi, dit Albert; oh! mon Dieu! dans quinze jours ou trois semaines au plus tard; le temps de revenir.

– Eh bien, dit le comte, je vous donne trois mois; vous voyez que je vous fais la mesure large.

– Et dans trois mois, s’écria Albert avec joie, vous venez frapper à ma porte?

– Voulez-vous un rendez-vous jour pour jour, heure pour heure? dit le comte, je vous préviens que je suis d’une exactitude désespérante.

– Jour pour jour, heure pour heure, dit Albert; cela me va à merveille.

– Eh bien, soit. Il étendit la main vers un calendrier suspendu près de la glace. Nous sommes aujourd’hui, dit-il, le 21 février (il tira sa montre); il est dix heures et demie du matin. Voulez-vous m’attendre le 21 mai prochain, à dix heures et demie du matin?

– À merveille! dit Albert, le déjeuner sera prêt.

– Vous demeurez?

– Rue du Helder, n° 27.

– Vous êtes chez vous en garçon, je ne vous gênerai pas?

– J’habite dans l’hôtel de mon père, mais un pavillon au fond de la cour entièrement séparé.

– Bien.»

Le comte prit ses tablettes et écrivit: «Rue du Helder, n° 27, 21 mai, à dix heures et demie du matin.»

«Et maintenant, dit le comte en remettant ses tablettes dans sa poche, soyez tranquille, l’aiguille de votre pendule ne sera pas plus exacte que moi.

– Je vous reverrai avant mon départ? demanda Albert.

– C’est selon: quand partez-vous?

– Je pars demain, à cinq heures du soir.

– En ce cas, je vous dis adieu. J’ai affaire à Naples et ne serai de retour ici que samedi soir ou dimanche matin. Et vous, demanda le comte à Franz, partez-vous aussi, monsieur le baron?

– Oui.

– Pour la France?

– Non, pour Venise. Je reste encore un an ou deux en Italie.

– Nous ne nous verrons donc pas à Paris?

– Je crains de ne pas avoir cet honneur.

– Allons, messieurs, bon voyage», dit le comte aux deux amis en leur tendant à chacun une main.

C’était la première fois que Franz touchait la main de cet homme; il tressaillit, car elle était glacée comme celle d’un mort.

«Une dernière fois, dit Albert, c’est bien arrêté, sur parole d’honneur, n’est-ce pas? rue du Helder, n° 27, le 21 mai, à dix heures et demie du matin?

– Le 21 mai, à dix heures et demie du matin, rue du Helder, n° 27», reprit le comte.

Sur quoi les deux jeunes gens saluèrent le comte et sortirent.

«Qu’avez-vous donc? dit en rentrant chez lui Albert à Franz, vous avez l’air tout soucieux.

– Oui, dit Franz, je vous l’avoue, le comte est un homme singulier, et je vois avec inquiétude ce rendez-vous qu’il vous a donné à Paris.

– Ce rendez-vous… avec inquiétude! Ah çà! mais êtes-vous fou, mon cher Franz? s’écria Albert.

– Que voulez-vous, dit Franz, fou ou non, c’est ainsi.

– Écoutez, reprit Albert, et je suis bien aise que l’occasion se présente de vous dire cela, mais je vous ai toujours trouvé assez froid pour le comte, que, de son côté, j’ai toujours trouvé parfait, au contraire, pour nous. Avez-vous quelque chose de particulier contre lui?

– Peut-être.

– L’aviez-vous vu déjà quelque part avant de le rencontrer ici?

– Justement.

– Où cela?

– Me promettez-vous de ne pas dire un mot de ce que je vais vous raconter?

– Je vous le promets.

– Parole d’honneur?

– Parole d’honneur.

– C’est bien. Écoutez donc.

Et alors Franz raconta à Albert son excursion à l’île de Monte-Cristo, comment il y avait trouvé un équipage de contrebandiers, et au milieu de cet équipage deux bandits corses. Il s’appesantit sur toutes les circonstances de l’hospitalité féerique que le comte lui avait donnée dans sa grotte des Mille et une Nuits; il lui raconta le souper, le haschich, les statues, la réalité et le rêve, et comment à son réveil il ne restait plus comme preuve et comme souvenir de tous ces événements que ce petit yacht, faisant à l’horizon voile pour Porto-Vecchio.

Puis il passa à Rome, à la nuit du Colisée, à la conversation qu’il avait entendue entre lui et Vampa, conversation relative à Peppino, et dans laquelle le comte avait promis d’obtenir la grâce du bandit, promesse qu’il avait si bien tenue, ainsi que nos lecteurs ont pu en juger.

Enfin, il en arriva à l’aventure de la nuit précédente, à l’embarras où il s’était trouvé en voyant qu’il lui manquait pour compléter la somme six ou sept cents piastres; enfin à l’idée qu’il avait eue de s’adresser au comte, idée qui avait eu à la fois un résultat si pittoresque et si satisfaisant.

Albert écoutait Franz de toutes ses oreilles.

«Eh bien, lui dit-il quand il eut fini, où voyez-vous dans tout cela quelque chose à reprendre? Le comte est voyageur, le comte a un bâtiment à lui, parce qu’il est riche. Allez à Portsmouth ou à Southampton, vous verrez les ports encombrés de yachts appartenant à de riches Anglais qui ont la même fantaisie. Pour savoir où s’arrêter dans ses excursions, pour ne pas manger cette affreuse cuisine qui nous empoisonne, moi depuis quatre mois, vous depuis quatre ans pour ne pas coucher dans ces abominables lits où l’on ne peut dormir, il se fait meubler un pied-à-terre à Monte-Cristo: quand son pied-à-terre est meublé, il craint que le gouvernement toscan ne lui donne congé et que ses dépenses ne soient perdues, alors il achète l’île et en prend le nom. Mon cher, fouillez dans votre souvenir, et dites-moi combien de gens de votre connaissance prennent le nom des propriétés qu’ils n’ont jamais eues.

 

– Mais, dit Franz à Albert, les bandits corses qui se trouvent dans son équipage?

– Eh bien, qu’y a-t-il d’étonnant à cela? Vous savez mieux que personne, n’est-ce pas, que les bandits corses ne sont pas des voleurs, mais purement et simplement des fugitifs que quelque vendetta a exilés de leur ville ou de leur village; on peut donc les voir sans se compromettre: quant à moi, je déclare que si jamais je vais en Corse, avant de me faire présenter au gouverneur et au préfet, je me fais présenter aux bandits de Colomba, si toutefois on peut mettre la main dessus; je les trouve charmants.

– Mais Vampa et sa troupe, reprit Franz; ceux-là sont des bandits qui arrêtent pour voler; vous ne le niez pas, je l’espère. Que dites-vous de l’influence du comte sur de pareils hommes?

– Je dirai, mon cher, que, comme selon toute probabilité je dois la vie à cette influence, ce n’est point à moi à la critiquer de trop près. Ainsi donc, au lieu de lui en faire comme vous un crime capital, vous trouverez bon que je l’excuse, sinon de m’avoir sauvé la vie, ce qui est peut-être un peu exagéré mais du moins de m’avoir épargné quatre mille piastres, qui font bel et bien vingt-quatre mille livres de notre monnaie, somme à laquelle on ne m’aurait certes pas estimé en France; ce qui prouve, ajouta Albert en riant, que nul n’est prophète en son pays.

– Eh bien, voilà justement; de quel pays est le comte? quelle langue parle-t-il? quels sont ses moyens d’existence? d’où lui vient son immense fortune? quelle a été cette première partie de sa vie mystérieuse et inconnue qui a répandu sur la seconde cette teinte sombre et misanthropique? Voilà, à votre place, ce que je voudrais savoir.

– Mon cher Franz, reprit Albert, quand en recevant ma lettre vous avez vu que nous avions besoin de l’influence du comte, vous avez été lui dire: «Albert de Morcerf, mon ami, court un danger; aidez-moi à le tirer de ce danger!» n’est-ce pas?

– Oui.

– Alors, vous a-t-il demandé: «Qu’est-ce que M. Albert de Morcerf? d’où lui vient son nom? d’où lui vient sa fortune? quels sont ses moyens d’existence? quel est son pays? où est-il né?» Vous a-t-il demandé tout cela, dites?

– Non, je l’avoue.

– Il est venu, voilà tout. Il m’a tiré des mains de M. Vampa; où, malgré mes apparences pleines de désinvolture, comme vous dites, je faisais fort mauvaise figure, je l’avoue. Eh bien, mon cher, quand en échange d’un pareil service il me demande de faire pour lui ce qu’on fait tous les jours pour le premier prince russe ou italien qui passe par Paris, c’est-à-dire de le présenter dans le monde, vous voulez que je lui refuse cela! Allons donc vous êtes fou.»

Il faut dire que, contre l’habitude, toutes les bonnes raisons étaient cette fois du côté d’Albert.

«Enfin, reprit Franz avec un soupir, faites comme vous voudrez, mon cher vicomte; car tout ce que vous me dites là est fort spécieux, je l’avoue; mais il n’en est pas moins vrai que le comte de Monte-Cristo est un homme étrange.

– Le comte de Monte-Cristo est un philanthrope. Il ne vous a pas dit dans quel but il venait à Paris. Eh bien, il vient pour concourir aux prix Montyon; et s’il ne lui faut que ma voix pour qu’il les obtienne, et l’influence de ce monsieur si laid qui les fait obtenir, eh bien, je lui donnerai l’une et je lui garantirai l’autre. Sur ce, mon cher Franz, ne parlons plus de cela mettons-nous à table et allons faire une dernière visite à Saint-Pierre.»

Il fut fait comme disait Albert, et le lendemain, à cinq heures de l’après-midi, les deux jeunes gens se quittaient, Albert de Morcerf pour revenir à Paris, Franz d’Épinay pour aller passer une quinzaine de jours à Venise.

Mais, avant de monter en voiture, Albert remit encore au garçon de l’hôtel, tant il avait peur que son convive ne manquât au rendez-vous, une carte pour le comte de Monte-Cristo, sur laquelle au-dessous de ces mots: «Vicomte Albert de Morcerf», il y avait écrit au crayon:

21 mai, à dix heures et demie du matin, 27, rue du Helder.

XXXIX. Les convives

Dans cette maison de la rue du Helder, où Albert de Morcerf avait donné rendez-vous, à Rome, au comte de Monte-Cristo, tout se préparait dans la matinée du 21 mai pour faire honneur à la parole du jeune homme.

Albert de Morcerf habitait un pavillon situé à l’angle d’une grande cour et faisant face à un autre bâtiment destiné aux communs. Deux fenêtres de ce pavillon seulement donnaient sur la rue, les autres étaient percées, trois sur la cour et deux autres en retour sur le jardin.

Entre cette cour et ce jardin s’élevait, bâtie avec le mauvais goût de l’architecture impériale, l’habitation fashionable et vaste du comte et de la comtesse de Morcerf.

Sur toute la largeur de la propriété régnait, donnant sur la rue, un mur surmonté, de distance en distance, de vases de fleurs, et coupé au milieu par une grande grille aux lances dorées, qui servait aux entrées d’apparat; une petite porte presque accolée à la loge du concierge donnait passage aux gens de service ou aux maîtres entrant ou sortant à pied.

On devinait, dans ce choix du pavillon destiné à l’habitation d’Albert, la délicate prévoyance d’une mère qui, ne voulant pas se séparer de son fils, avait cependant compris qu’un jeune homme de l’âge du vicomte avait besoin de sa liberté tout entière. On y reconnaissait aussi, d’un autre côté, nous devons le dire, l’intelligent égoïsme du jeune homme, épris de cette vie libre et oisive, qui est celle des fils de famille, et qu’on lui dorait comme à l’oiseau sa cage.

Par les deux fenêtres donnant sur la rue, Albert de Morcerf pouvait faire ses explorations au-dehors. La vue du dehors est si nécessaire aux jeunes gens qui veulent toujours voir le monde traverser leur horizon, cet horizon ne fût-il que celui de la rue! Puis son exploration faite, si cette exploration paraissait mériter un examen plus approfondi, Albert de Morcerf pouvait, pour se livrer à ses recherches, sortir par une petite porte faisant pendant à celle que nous avons indiquée près de la loge du portier, et qui mérite une mention particulière.

C’était une petite porte qu’on eût dit oubliée de tout le monde depuis le jour où la maison avait été bâtie, et qu’on eût cru condamnée à tout jamais, tant elle semblait discrète et poudreuse, mais dont la serrure et les gonds, soigneusement huilés, annonçaient une pratique mystérieuse et suivie. Cette petite porte sournoise faisait concurrence aux deux autres et se moquait du concierge, à la vigilance et à la juridiction duquel elle échappait, s’ouvrant comme la fameuse porte de la caverne des Mille et une Nuits, comme la Sésame enchantée d’Ali-Baba, au moyen de quelques mots cabalistiques, ou de quelques grattements convenus, prononcés par les plus douces voix ou opérés par les doigts les plus effilés du monde.

Au bout d’un corridor vaste et calme, auquel communiquait cette petite porte et qui faisait antichambre, s’ouvrait, à droite, la salle à manger d’Albert donnant sur la cour, et, à gauche, son petit salon donnant sur le jardin. Des massifs, des plantes grimpantes s’élargissant en éventail devant les fenêtres, cachaient à la cour et au jardin l’intérieur de ces deux pièces, les seules placées au rez-de-chaussée comme elles l’étaient, où pussent pénétrer les regards indiscrets.

Au premier, ces deux pièces se répétaient, enrichies d’une troisième, prise sur l’antichambre. Ces trois pièces étaient un salon, une chambre à coucher et un boudoir.

Le salon d’en bas n’était qu’une espèce de divan algérien destiné aux fumeurs.

Le boudoir du premier donnait dans la chambre à coucher, et, par une porte invisible, communiquait avec l’escalier. On voit que toutes les mesures de précaution étaient prises.

Au-dessus de ce premier étage régnait un vaste atelier, que l’on avait agrandi en jetant bas murailles et cloisons, pandémonium que l’artiste disputait au dandy. Là se réfugiaient et s’entassaient tous les caprices successifs d’Albert, les cors de chasse, les basses, les flûtes, un orchestre complet, car Albert avait eu un instant, non pas le goût, mais la fantaisie de la musique; les chevalets, les palettes, les pastels, car à la fantaisie de la musique avait succédé la fatuité de la peinture; enfin les fleurets, les gants de boxe, les espadons et les cannes de tout genre; car enfin, suivant les traditions des jeunes gens à la mode de l’époque où nous sommes arrivés, Albert de Morcerf cultivait, avec infiniment plus de persévérance qu’il n’avait fait de la musique et de la peinture, ces trois arts qui complètent l’éducation léonine, c’est-à-dire l’escrime, la boxe et le bâton, et il recevait successivement dans cette pièce, destinée à tous les exercices du corps, Grisier, Cooks et Charles Leboucher.

Le reste des meubles de cette pièce privilégiée étaient de vieux bahuts du temps de François Ier, bahuts pleins de porcelaines de Chine, de vases du Japon, de faïences de Luca della Robbia et de plats de Bernard de Palissy; d’antiques fauteuils où s’étaient peut-être assis Henri IV ou Sully, Louis XIII ou Richelieu, car deux de ces fauteuils, ornés d’un écusson sculpté où brillaient sur l’azur les trois fleurs de lis de France surmontées d’une couronne royale sortaient visiblement des garde-meubles du Louvre ou tout au moins de celui de quelque château royal. Sur ces fauteuils aux fonds sombres et sévères, étaient jetées pêle-mêle de riches étoffes aux vives couleurs, teintes au soleil de la Perse ou écloses sous les doigts des femmes de Calcutta ou de Chandernagor. Ce que faisaient là ces étoffes, on n’eût pas pu le dire; elles attendaient, en récréant les yeux, une destination inconnue à leur propriétaire lui-même, et, en attendant, elles illuminaient l’appartement de leurs reflets soyeux et dorés.

À la place la plus apparente se dressait un piano, taillé par Roller et Blanchet dans du bois de rose, piano à la taille de nos salons de Lilliputiens, renfermant cependant un orchestre dans son étroite et sonore cavité, et gémissant sous le poids des chefs-d’œuvre de Beethoven, de Weber, de Mozart, d’Haydn, de Grétry et de Porpora.

Puis, partout, le long des murailles, au-dessus des portes, au plafond, des épées, des poignards, des criks, des masses, des haches, des armures complètes dorées, damasquinées, incrustées; des herbiers, des blocs de minéraux, des oiseaux bourrés de crin, ouvrant pour un vol immobile leurs ailes couleur de feu et leur bec qu’ils ne ferment jamais.

Il va sans dire que cette pièce était la pièce de prédilection d’Albert.

Cependant, le jour du rendez-vous, le jeune homme, en demi-toilette, avait établi son quartier général dans le petit salon du rez-de-chaussée. Là, sur une table entourée à distance d’un divan large et moelleux, tous les tabacs connus, depuis le tabac jaune de Pétersbourg, jusqu’au tabac noir du Sinaï, en passant par le maryland, le porto-rico et le latakiéh, resplendissaient dans les pots de faïence craquelée qu’adorent les Hollandais. À côté d’eux, dans des cases de bois odorant, étaient rangés, par ordre de taille et de qualité, les puros, les régalias, les havanes et les manilles; enfin dans une armoire tout ouverte, une collection de pipes allemandes, de chibouques aux bouquins d’ambre, ornées de corail, et de narguilés incrustés d’or, aux longs tuyaux de maroquin roulés comme des serpents, attendaient le caprice ou la sympathie des fumeurs. Albert avait présidé lui-même à l’arrangement ou plutôt au désordre symétrique qu’après le café, les convives d’un déjeuner moderne aiment à contempler à travers la vapeur qui s’échappe de leur bouche et qui monte au plafond en longues et capricieuses spirales.

À dix heures moins un quart, un valet de chambre entra. C’était un petit groom de quinze ans, ne parlant qu’anglais et répondant au nom de John, tout le domestique de Morcerf. Bien entendu que dans les jours ordinaires le cuisinier de l’hôtel était à sa disposition, et que dans les grandes occasions le chasseur du comte l’était également.

Ce valet de chambre, qui s’appelait Germain et qui jouissait de la confiance entière de son jeune maître, tenait à la main une liasse de journaux qu’il déposa sur une table, et un paquet de lettres qu’il remit à Albert.

Albert jeta un coup d’œil distrait sur ces différentes missives, en choisit deux aux écritures fines et aux enveloppes parfumées, les décacheta et les lut avec une certaine attention.

 

«Comment sont venues ces lettres? demanda-t-il.

– L’une est venue par la poste, l’autre a été apportée par le valet de chambre de Mme Danglars.

– Faites dire à Mme Danglars que j’accepte la place qu’elle m’offre dans sa loge… Attendez donc… puis, dans la journée, vous passerez chez Rosa; vous lui direz que j’irai, comme elle m’y invite, souper avec elle en sortant de l’Opéra, et vous lui porterez six bouteilles de vins assortis, de Chypre, de Xérès, de Malaga, et un baril d’huîtres d’Ostende… Prenez les huîtres chez Borel, et dites surtout que c’est pour moi.

– À quelle heure monsieur veut-il être servi?

– Quelle heure avons-nous?

– Dix heures moins un quart.

– Eh bien, servez pour dix heures et demie précises. Debray sera peut-être forcé d’aller à son ministère… Et d’ailleurs… (Albert consulta ses tablettes), c’est bien l’heure que j’ai indiquée au comte, le 21 mai, à dix heures et demie du matin, et quoique je ne fasse pas grand fond sur sa promesse, je veux être exact. À propos, savez-vous si Mme la comtesse est levée?

– Si monsieur le vicomte le désire, je m’en informerai.

– Oui… vous lui demanderez une de ses caves à liqueurs, la mienne est incomplète, et vous lui direz que j’aurai l’honneur de passer chez elle vers trois heures, et que je lui fais demander la permission de lui présenter quelqu’un.»

Le valet sorti, Albert se jeta sur le divan, déchira l’enveloppe de deux ou trois journaux, regarda les spectacles, fit la grimace en reconnaissant que l’on jouait un opéra et non un ballet, chercha vainement dans les annonces de parfumerie un opiat pour les dents dont on lui avait parlé, et rejeta l’une après l’autre les trois feuilles les plus courues de Paris, en murmurant au milieu d’un bâillement prolongé:

«En vérité, ces journaux deviennent de plus en plus assommants.»

En ce moment une voiture légère s’arrêta devant la porte, et un instant après le valet de chambre rentra pour annoncer M. Lucien Debray. Un grand jeune homme blond, pâle, à l’œil gris et assuré, aux lèvres minces et froides, à l’habit bleu aux boutons d’or ciselés, à la cravate blanche, au lorgnon d’écaille suspendu par un fil de soie, et que, par un effort du nerf sourcilier et du nerf zygomatique, il parvenait à fixer de temps en temps dans la cavité de son œil droit, entra sans sourire, sans parler et d’un air demi-officiel.

«Bonjour, Lucien… Bonjour! dit Albert. Ah! vous m’effrayez, mon cher, avec votre exactitude! Que dis-je? exactitude! Vous que je n’attendais que le dernier, vous arrivez à dix heures moins cinq minutes, lorsque le rendez-vous définitif n’est qu’à dix heures et demie! C’est miraculeux! Le ministère serait-il renversé, par hasard?

– Non, très cher, dit le jeune homme en s’incrustant dans le divan; rassurez-vous, nous chancelons toujours, mais nous ne tombons jamais, et je commence à croire que nous passons tout bonnement à l’inamovibilité, sans compter que les affaires de la Péninsule vont nous consolider tout à fait.

– Ah! oui, c’est vrai, vous chassez don Carlos d’Espagne.

– Non pas, très cher, ne confondons point, nous le ramenons de l’autre côté de la frontière de France, et nous lui offrons une hospitalité royale à Bourges.

– À Bourges?

– Oui, il n’a pas à se plaindre, que diable! Bourges est la capitale du roi Charles VII. Comment! vous ne saviez pas cela? C’est connu depuis hier de tout Paris, et avant-hier la chose avait déjà transpiré à la Bourse, car M. Danglars (je ne sais point par quel moyen cet homme sait les nouvelles en même temps que nous), car M. Danglars a joué à la hausse et a gagné un million.

– Et vous, un ruban nouveau, à ce qu’il paraît; car je vois un liséré bleu ajouté à votre brochette?

– Heu! ils m’ont envoyé la plaque de Charles III, répondit négligemment Debray.

– Allons ne faites donc pas l’indifférent, et avouez que la chose vous a fait plaisir à recevoir.

– Ma foi, oui, comme complément de toilette, une plaque fait bien sur un habit noir boutonné, c’est élégant.

– Et, dit Morcerf en souriant, on a l’air du prince de Galles ou du duc de Reichstadt.

– Voilà donc pourquoi vous me voyez si matin, très cher.

– Parce que vous avez la plaque de Charles III et que vous vouliez m’annoncer cette bonne nouvelle?

– Non; parce que j’ai passé la nuit à expédier des lettres: vingt-cinq dépêches diplomatiques. Rentré chez moi ce matin au jour, j’ai voulu dormir; mais le mal de tête m’a pris, et je me suis relevé pour monter à cheval une heure. À Boulogne, l’ennui et la faim m’ont saisi, deux ennemis qui vont rarement ensemble, et qui cependant se sont ligués contre moi: une espèce d’alliance carlos républicaine; je me suis alors souvenu que l’on festinait chez vous ce matin, et me voilà: j’ai faim, nourrissez-moi; je m’ennuie, amusez-moi.

– C’est mon devoir d’amphitryon, cher ami», dit Albert en sonnant le valet de chambre, tandis que Lucien faisait sauter, avec le bout de sa badine à pomme d’or incrustée de turquoise, les journaux dépliés. «Germain, un verre de xérès et un biscuit. En attendant, mon cher Lucien, voici des cigares de contrebande, bien entendu; je vous engage à en goûter et à inviter votre ministre à nous en vendre de pareils, au lieu de ces espèces de feuilles de noyer qu’il condamne les bons citoyens à fumer.

– Peste! je m’en garderais bien. Du moment où ils vous viendraient du gouvernement vous n’en voudriez plus et les trouveriez exécrables. D’ailleurs, cela ne regarde point l’intérieur, cela regarde les finances: adressez-vous à M. Humann, section des contributions indirectes, corridor A, n° 26.

– En vérité, dit Albert, vous m’étonnez par l’étendue de vos connaissances. Mais prenez donc un cigare!

– Ah! cher vicomte, dit Lucien en allumant un manille à une bougie rose brûlant dans un bougeoir de vermeil et en se renversant sur le divan, ah! cher vicomte, que vous êtes heureux de n’avoir rien à faire! En vérité, vous ne connaissez pas votre bonheur!

– Et que feriez-vous donc, mon cher pacificateur de royaumes, reprit Morcerf avec une légère ironie, si vous ne faisiez rien? Comment! secrétaire particulier d’un ministre, lancé à la fois dans la grande cabale européenne et dans les petites intrigues de Paris; ayant des rois, et, mieux que cela, des reines à protéger, des partis à réunir, des élections à diriger; faisant plus de votre cabinet avec votre plume et votre télégraphe, que Napoléon ne faisait de ses champs de bataille avec son épée et ses victoires; possédant vingt-cinq mille livres de rente en dehors de votre place; un cheval dont Château-Renaud vous a offert quatre cents louis, et que vous n’avez pas voulu donner; un tailleur qui ne vous manque jamais un pantalon; ayant l’Opéra, le Jockey-Club et le théâtre des Variétés, vous ne trouvez pas dans tout cela de quoi vous distraire? Eh bien, soit, je vous distrairai, moi.

– Comment cela?

– En vous faisant faire une connaissance nouvelle.

– En homme ou en femme?

– En homme.

– Oh! j’en connais déjà beaucoup!

– Mais vous n’en connaissez pas comme celui dont je vous parle.

– D’où vient-il donc? du bout du monde?

– De plus loin peut-être.

– Ah diable! j’espère qu’il n’apporte pas notre déjeuner?

– Non, soyez tranquille, notre déjeuner se confectionne dans les cuisines maternelles. Mais vous avez donc faim?

– Oui, je l’avoue, si humiliant que cela soit à dire. Mais j’ai dîné hier chez M. de Villefort; et avez-vous remarqué cela, cher ami? on dîne très mal chez tous ces gens du parquet; on dirait toujours qu’ils ont des remords.

– Ah! pardieu, dépréciez les dîners des autres, avec cela qu’on dîne bien chez vos ministres.

– Oui, mais nous n’invitons pas les gens comme il faut, au moins; et si nous n’étions pas obligés de faire les honneurs de notre table à quelques croquants qui pensent et surtout qui votent bien, nous nous garderions comme de la peste de dîner chez nous, je vous prie de croire.