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Le comte de Monte Cristo

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Albert attribuait à l’absence de son ami l’extrême bonté qu’avait eue la belle paysanne de soulever son masque.

On comprend que Franz n’était pas assez égoïste pour arrêter Albert au milieu d’une aventure qui promettait à la fois d’être si agréable pour sa curiosité et si flatteuse pour son amour-propre. Il connaissait assez la parfaite indiscrétion de son digne ami pour être sûr qu’il le tiendrait au courant des moindres détails de sa bonne fortune; et comme, depuis deux ou trois ans qu’il parcourait l’Italie en tous sens, il n’avait jamais eu la chance même d’ébaucher semblable intrigue pour son compte, Franz n’était pas fâché d’apprendre comment les choses se passaient en pareil cas.

Il promit donc à Albert qu’il se contenterait le lendemain de regarder le spectacle des fenêtres du palais Rospoli.

En effet, le lendemain il vit passer et repasser Albert. Il avait un énorme bouquet que sans doute il avait chargé d’être le porteur de son épître amoureuse. Cette probabilité se chargea en certitude quand Franz revit le même bouquet, remarquable par un cercle de camélias blancs, entre les mains d’une charmante paillassine habillée de satin rose.

Aussi le soir ce n’était plus de la joie, c’était du délire. Albert ne doutait pas que la belle inconnue ne lui répondit par la même voie. Franz alla au-devant de ses désirs en lui disant que tout ce bruit le fatiguait, et qu’il était décidé à employer la journée du lendemain à revoir son album et à prendre des notes.

Au reste, Albert ne s’était pas trompé dans ses prévisions: le lendemain au soir Franz le vit entrer d’un seul bond dans sa chambre, secouant machinalement un carré de papier qu’il tenait par un de ses angles.

«Eh bien, dit-il, m’étais-je trompé?

– Elle a répondu? s’écria Franz.

– Lisez.»

Ce mot fut prononcé avec une intonation impossible à rendre. Franz prit le billet et lut:

«Mardi soir, à sept heures, descendez de votre voiture en face de la via dei Pontefici, et suivez la paysanne romaine qui vous arrachera votre moccoletto. Lorsque vous arriverez sur la première marche de l’église de San-Giacomo, ayez soin, pour qu’elle puisse vous reconnaître, de nouer un ruban rose sur l’épaule de votre costume de paillasse.

«D’ici là vous ne me verrez plus.

«Constance et discrétion.»

«Eh bien, dit-il à Franz, lorsque celui-ci eut terminé cette lecture, que pensez-vous de cela, cher ami?

– Mais je pense, répondit Franz, que la chose prend tout le caractère d’une aventure fort agréable.

– C’est mon avis aussi, dit Albert, et j’ai grand peur que vous n’alliez seul au bal du duc de Bracciano.»

Franz et Albert avaient reçu le matin même chacun une invitation du célèbre banquier romain.

«Prenez garde, mon cher Albert, dit Franz, toute l’aristocratie sera chez le duc; et si votre belle inconnue est véritablement de l’aristocratie, elle ne pourra se dispenser d’y paraître.

– Qu’elle y paraisse ou non, je maintiens mon opinion sur elle, continua Albert. Vous avez lu le billet?

– Oui.

– Vous savez la pauvre éducation que reçoivent en Italie les femmes du mezzo cito?»

On appelle ainsi la bourgeoisie.

«Oui, répondit encore Franz.

– Eh bien, relisez ce billet, examinez l’écriture et cherchez-moi une faute ou de langue ou d’orthographe.»

En effet, l’écriture était charmante et l’orthographe irréprochable.

«Vous êtes prédestiné, dit Franz à Albert en lui rendant pour la seconde fois le billet.

– Riez tant que vous voudrez, plaisantez tout à votre aise, reprit Albert, je suis amoureux.

– Oh! mon Dieu! vous m’effrayez! s’écria Franz, et je vois que non seulement j’irai seul au bal du duc de Bracciano, mais encore que je pourrais bien retourner seul à Florence.

– Le fait est que si mon inconnue est aussi aimable qu’elle est belle, je vous déclare que je me fixe à Rome pour six semaines au moins. J’adore Rome, et d’ailleurs j’ai toujours eu un goût marqué pour l’archéologie.

– Allons, encore une rencontre ou deux comme celle-là, et je ne désespère pas de vous voir membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.»

Sans doute Albert allait discuter sérieusement ses droits au fauteuil académique, mais on vint annoncer aux deux jeunes gens qu’ils étaient servis. Or, l’amour chez Albert n’était nullement contraire à l’appétit. Il s’empressa donc, ainsi que son ami, de se mettre à table, quitte à reprendre la discussion après le dîner.

Après le dîner, on annonça le comte de Monte-Cristo. Depuis deux jours les jeunes gens ne l’avaient pas aperçu. Une affaire, avait dit maître Pastrini, l’avait appelé à Civita-Vecchia. Il était parti la veille au soir, et se trouvait de retour depuis une heure seulement.

Le comte fut charmant; soit qu’il s’observât, soit que l’occasion n’éveillât point chez lui les fibres acrimonieuses que certaines circonstances avaient déjà fait résonner deux ou trois fois dans ses amères paroles, il fut à peu près comme tout le monde. Cet homme était pour Franz une véritable énigme. Le comte ne pouvait douter que le jeune voyageur ne l’eût reconnu; et cependant, pas une seule parole, depuis leur nouvelle rencontre ne semblait indiquer dans sa bouche qu’il se rappelât l’avoir vu ailleurs. De son côté, quelque envie qu’eut Franz de faire allusion à leur première entrevue, la crainte d’être désagréable à un homme qui l’avait comblé, lui et son ami, de prévenances, le retenait; il continua donc de rester sur la même réserve que lui.

Il avait appris que les deux amis avaient voulu faire prendre une loge dans le théâtre Argentina, et qu’il leur avait répondu que tout était loué.

En conséquence, il leur apportait la clef de la sienne; du moins c’était le motif apparent de sa visite.

Franz et Albert firent quelques difficultés, alléguant la crainte de l’en priver lui-même, mais le comte leur répondit qu’allant ce soir-là au théâtre Palli, sa loge au théâtre Argentina serait perdue s’ils n’en profitaient pas.

Cette assurance détermina les deux amis à accepter.

Franz s’était peu à peu habitué à cette pâleur du comte qui l’avait si fort frappé la première fois qu’il l’avait vu. Il ne pouvait s’empêcher de rendre justice à la beauté de sa tête sévère, dont la pâleur était le seul défaut ou peut-être la principale qualité. Véritable héros de Byron, Franz ne pouvait, nous ne dirons pas le voir, mais seulement songer à lui sans qu’il se représentât ce visage sombre sur les épaules de Manfred ou sous la toque de Lara. Il avait ce pli du front qui indique la présence incessante d’une pensée amère, il avait ces yeux ardents qui lisent au plus profond des âmes; il avait cette lèvre hautaine et moqueuse qui donne aux paroles qui s’en échappent ce caractère particulier qui fait qu’elles se gravent profondément dans la mémoire de ceux qui les écoutent.

Le comte n’était plus jeune; il avait quarante ans au moins, et cependant on comprenait à merveille qu’il était fait pour l’emporter sur les jeunes gens avec lesquels il se trouverait. En réalité, c’est que, par une dernière ressemblance avec les héros fantastiques du poète anglais, le comte semblait avoir le don de la fascination.

Albert ne tarissait pas sur le bonheur que lui et Franz avaient eu de rencontrer un pareil homme. Franz était moins enthousiaste, et cependant il subissait l’influence qu’exerce tout homme supérieur sur l’esprit de ceux qui l’entourent.

Il pensait à ce projet qu’avait déjà deux ou trois fois manifesté le comte d’aller à Paris, et il ne doutait pas qu’avec son caractère excentrique, son visage caractérisé et sa fortune colossale le comte n’y produisit le plus grand effet.

Et cependant il ne désirait pas se trouver à Paris quand il y viendrait.

La soirée se passa comme les soirées se passent d’habitude au théâtre en Italie, non pas à écouter les chanteurs, mais à faire des visites et à causer. La comtesse G… voulait ramener la conversation sur le comte, mais Franz lui annonça qu’il avait quelque chose de beaucoup plus nouveau à lui apprendre, et, malgré les démonstrations de fausse modestie auxquelles se livra Albert, il raconta à la comtesse le grand événement qui, depuis trois jours, formait l’objet de la préoccupation des deux amis.

Comme ces intrigues ne sont pas rares en Italie, du moins s’il faut en croire les voyageurs, la comtesse ne fit pas le moins du monde l’incrédule, et félicita Albert sur les commencements d’une aventure qui promettait de se terminer d’une façon si satisfaisante.

On se quitta en se promettant de se retrouver au bal du duc de Bracciano, auquel Rome entière était invitée.

La dame au bouquet tint sa promesse: ni le lendemain ni le surlendemain elle ne donna à Albert signe d’existence.

Enfin arriva le mardi, le dernier et le plus bruyant des jours du carnaval. Le mardi, les théâtres s’ouvrent à dix heures du matin; car, passé huit heures du soir, on entre dans le carême. Le mardi, tout ce qui, faute de temps, d’argent ou d’enthousiasme, n’a pas pris part encore aux fêtes précédentes, se mêle à la bacchanale, se laisse entraîner par l’orgie, et apporte sa part de bruit et de mouvement au mouvement et au bruit général.

Depuis deux heures jusqu’à cinq heures, Franz et Albert suivirent la file, échangeant des poignées de confetti avec les voitures de la file opposée et les piétons qui circulaient entre les pieds des chevaux, entre les roues des carrosses, sans qu’il survînt au milieu de cette affreuse cohue un seul accident, une seule dispute, une seule rixe. Les Italiens sont le peuple par excellence sous ce rapport. Les fêtes sont pour eux de véritables fêtes. L’auteur de cette histoire, qui a habité l’Italie cinq ou six ans, ne se rappelle pas avoir jamais vu une solennité troublée par un seul de ces événements qui servent toujours de corollaire aux nôtres.

Albert triomphait dans son costume de paillasse. Il avait sur l’épaule un nœud de ruban rose dont les extrémités lui tombaient jusqu’aux jarrets. Pour n’amener aucune confusion entre lui et Franz celui-ci avait conservé son costume de paysan romain.

 

Plus la journée s’avançait, plus le tumulte devenait grand; il n’y avait pas sur tous ces pavés, dans toutes ces voitures, à toutes ces fenêtres, une bouche qui restât muette, un bras qui demeurât oisif, c’était véritablement un orage humain composé d’un tonnerre de cris et d’une grêle de dragées, de bouquets, d’œufs, d’oranges, de fleurs.

À trois heures, le bruit de boites tirées à la fois sur la place du Peuple et au palais de Venise, perçant à grand-peine cet horrible tumulte, annonça que les courses allaient commencer.

Les courses, comme les moccoli, sont un des épisodes particuliers des derniers jours du carnaval. Au bruit de ces boites, les voitures rompirent à l’instant même leurs rangs et se réfugièrent chacune dans la rue transversale la plus proche de l’endroit où elles se trouvaient.

Toutes ces évolutions se font, au reste, avec une inconcevable adresse et une merveilleuse rapidité, et cela sans que la police se préoccupe le moins du monde d’assigner à chacun son poste ou de tracer à chacun sa route.

Les piétons se collèrent contre les palais, puis on entendit un grand bruit de chevaux et de fourreaux de sabre.

Une escouade de carabiniers sur quinze de front parcourait au galop et dans toute sa largeur la rue du Cours, qu’elle balayait pour faire place aux barberi. Lorsque l’escouade arriva au palais de Venise, le retentissement d’une autre batterie de boites annonça que la rue était libre.

Presque aussitôt, au milieu d’une clameur immense, universelle, inouïe, on vit passer comme des ombres sept ou huit chevaux excités par les clameurs de trois cent mille personnes et par les châtaignes de fer qui leur bondissent sur le dos; puis le canon du château Saint-Ange tira trois coups: c’était pour annoncer que le numéro trois avait gagné.

Aussitôt sans autre signal que celui-là, les voitures se remirent en mouvement, refluant vers le Corso, débordant par toutes les rues comme des torrents un instant contenus qui se rejettent tous ensemble dans le lit du fleuve qu’ils alimentent, et le flot immense reprit, plus rapide que jamais, son cours entre les deux rives de granit.

Seulement un nouvel élément de bruit et de mouvement s’était encore mêlé à cette foule: les marchands de moccoli venaient d’entrer en scène.

Les moccoli ou moccoletti sont des bougies qui varient de grosseur, depuis le cierge pascal jusqu’au rat de cave, et qui éveillent chez les acteurs de la grande scène qui termine le carnaval romain deux préoccupations opposées:

1 Celle de conserver allumé son moccoletto;

2 Celle d’éteindre le moccoletto des autres.

Il en est du moccoletto comme de la vie: l’homme n’a encore trouvé qu’un moyen de la transmettre; et ce moyen il le tient de Dieu.

Mais il a découvert mille moyens de l’ôter; il est vrai que pour cette suprême opération le diable lui est quelque peu venu en aide.

Le moccoletto s’allume en l’approchant d’une lumière quelconque.

Mais qui décrira les mille moyens inventés pour éteindre le moccoletto, les soufflets gigantesques, les éteignoirs monstres, les éventails surhumains?

Chacun se hâta donc d’acheter des moccoletti, Franz et Albert comme les autres.

La nuit s’approchait rapidement; et déjà, au cri de: Moccoli! répété par les voix stridentes d’un millier d’industriels, deux ou trois étoiles commencèrent à briller au-dessus de la foule. Ce fut comme signal.

Au bout de dix minutes, cinquante mille lumières scintillèrent descendant du palais de Venise à la place du Peuple, et remontant de la place du Peuple au palais de Venise.

On eût dit la fête des feux follets.

On ne peut se faire une idée de cet aspect si on ne l’a pas vu.

Supposez toutes les étoiles se détachant du ciel et venant se mêler sur la terre à une danse insensée.

Le tout accompagné de cris comme jamais oreille humaine n’en a entendu sur le reste de la surface du globe.

C’est en ce moment surtout qu’il n’y a plus de distinction sociale. Le facchino s’attache au prince, le prince au Transtévère, le Transtévère au bourgeois chacun soufflant, éteignant, rallumant. Si le vieil Éole apparaissait en ce moment, il serait proclamé roi des moccoli, et Aquilon héritier présomptif de la couronne.

Cette course folle et flamboyante dura deux heures à peu près; la rue du Cours était éclairée comme en plein jour, on distinguait les traits des spectateurs jusqu’au troisième et quatrième étage.

De cinq minutes en cinq minutes Albert tirait sa montre; enfin elle marqua sept heures.

Les deux amis se trouvaient justement à la hauteur de la via dei Pontefici; Albert sauta à bas de la calèche, son moccoletto à la main.

Deux ou trois masques voulurent s’approcher de lui pour l’éteindre ou le lui arracher, mais, en habile boxeur, Albert les envoya les uns après les autres rouler à dix pas de lui en continuant sa course vers l’église de San-Giacomo.

Les degrés étaient chargés de curieux et de masques qui luttaient à qui s’arracherait le flambeau des mains. Franz suivait des yeux Albert, et le vit mettre le pied sur la première marche; puis presque aussitôt un masque, portant le costume bien connu de la paysanne au bouquet, allongea le bras, et, sans que cette fois il fît aucune résistance, lui enleva le moccoletto.

Franz était trop loin pour entendre les paroles qu’ils échangèrent, mais sans doute elles n’eurent rien d’hostile, car il vit s’éloigner Albert et la paysanne bras dessus, bras dessous.

Quelque temps il les suivit au milieu de la foule, mais à la via Macello il les perdit de vue.

Tout à coup le son de la cloche qui donne le signal de la clôture du carnaval retentit, et au même instant tous les moccoli s’éteignirent comme par enchantement. On eût dit qu’une seule et immense bouffée de vent avait tout anéanti.

Franz se trouva dans l’obscurité la plus profonde.

Du même coup tous les cris cessèrent, comme si le souffle puissant qui avait emporté les lumières emportait en même temps le bruit.

On n’entendit plus que le roulement des carrosses qui ramenaient les masques chez eux; on ne vit plus que les rares lumières qui brillaient derrière les fenêtres.

Le carnaval était fini.

XXXVII. Les catacombes de Saint-Sébastien

Peut-être, de sa vie, Franz n’avait-il éprouvé une impression si tranchée, un passage si rapide de la gaieté à la tristesse, que dans ce moment; on eût dit que Rome, sous le souffle magique de quelque démon de la nuit, venait de se changer en un vaste tombeau. Par un hasard qui ajoutait encore à l’intensité des ténèbres, la lune, qui était dans sa décroissance ne devait se lever que vers les onze heures du soir; les rues que le jeune homme traversait étaient donc plongées dans la plus profonde obscurité. Au reste, le trajet était court; au bout de dix minutes, sa voiture ou plutôt celle du comte s’arrêta devant l’hôtel de Londres.

Le dîner attendait; mais comme Albert avait prévenu qu’il ne comptait pas rentrer de sitôt, Franz se mit à table sans lui.

Maître Pastrini, qui avait l’habitude de les voir dîner ensemble, s’informa des causes de son absence; mais Franz se contenta de répondre qu’Albert avait reçu la surveille une invitation à laquelle il s’était rendu. L’extinction subite des moccoletti, cette obscurité qui avait remplacé la lumière, ce silence qui avait succédé au bruit, avaient laissé dans l’esprit de Franz une certaine tristesse qui n’était pas exempte d’inquiétude. Il dîna donc fort silencieusement malgré l’officieuse sollicitude de son hôte, qui entra deux ou trois fois pour s’informer s’il n’avait besoin de rien.

Franz était résolu à attendre Albert aussi tard que possible. Il demanda donc la voiture pour onze heures seulement, en priant maître Pastrini de le faire prévenir à l’instant même si Albert reparaissait à l’hôtel pour quelque chose que ce fût. À onze heures, Albert n’était pas rentré. Franz s’habilla et partit, en prévenant son hôte qu’il passait la nuit chez le duc de Bracciano.

La maison du duc de Bracciano est une des plus charmantes maisons de Rome; sa femme, une des dernières héritières des Colonna, en fait les honneurs d’une façon parfaite: il en résulte que les fêtes qu’il donne ont une célébrité européenne. Franz et Albert étaient arrivés à Rome avec des lettres de recommandation pour lui; aussi sa première question fut-elle pour demander à Franz ce qu’était devenu son compagnon de voyage. Franz lui répondit qu’il l’avait quitté au moment où on allait éteindre les moccoli, et qu’il l’avait perdu de vue à la via Macello.

«Alors il n’est pas rentré? demanda le duc.

– Je l’ai attendu jusqu’à cette heure, répondit Franz.

– Et savez-vous où il allait?

– Non, pas précisément; cependant je crois qu’il s’agissait de quelque chose comme un rendez-vous.

– Diable! dit le duc, c’est un mauvais jour, ou plutôt c’est une mauvaise nuit pour s’attarder, n’est-ce pas, madame la comtesse?»

Ces derniers mots s’adressaient à la comtesse G… qui venait d’arriver, et qui se promenait au bras de M. Torlonia, frère du duc.

«Je trouve au contraire que c’est une charmante nuit, répondit la comtesse; et ceux qui sont ici ne se plaindront que d’une chose, c’est qu’elle passera trop vite.

– Aussi, reprit le duc en souriant, je ne parle pas des personnes qui sont ici, elles ne courent d’autres dangers, les hommes que de devenir amoureux de vous, les femmes de tomber malades de jalousie en vous voyant si belle; je parle de ceux qui courent les rues de Rome.

– Eh! bon Dieu, demanda la comtesse, qui court les rues de Rome à cette heure-ci, à moins que ce ne soit pour aller au bal?

– Notre ami Albert de Morcerf, madame la comtesse, que j’ai quitté à la poursuite de son inconnue vers les sept heures du soir, dit Franz, et que je n’ai pas revu depuis.

– Comment! et vous ne savez pas où il est?

– Pas le moins du monde.

– Et a-t-il des armes?

– Il est en paillasse.

– Vous n’auriez pas dû le laisser aller, dit le duc à Franz, vous qui connaissez Rome mieux que lui.

– Oh! bien oui, autant aurait valu essayer d’arrêter le numéro trois des barberi qui a gagné aujourd’hui le prix de la course, répondit Franz; et puis, d’ailleurs, que voulez-vous qu’il lui arrive?

– Qui sait! la nuit est très sombre, et le Tibre est bien près de la via Macello.»

Franz sentit un frisson qui lui courait dans les veines en voyant l’esprit du duc et de la comtesse si bien d’accord avec ses inquiétudes personnelles.

«Aussi ai-je prévenu à l’hôtel que j’avais l’honneur de passer la nuit chez vous, monsieur le duc, dit Franz, et on doit venir m’annoncer son retour.

– Tenez, dit le duc, je crois justement que voilà un de mes domestiques qui vous cherche.»

Le duc ne se trompait pas; en apercevant Franz, le domestique s’approcha de lui:

«Excellence, dit-il, le maître de l’hôtel de Londres vous fait prévenir qu’un homme vous attend chez lui avec une lettre du vicomte de Morcerf.

– Avec une lettre du vicomte! s’écria Franz.

– Oui.

– Et quel est cet homme?

– Je l’ignore.

– Pourquoi n’est-il point venu me l’apporter ici?

– Le messager ne m’a donné aucune explication.

– Et où est le messager?

– Il est parti aussitôt qu’il m’a vu entrer dans la salle du bal pour vous prévenir.

– Oh! mon Dieu! dit la comtesse à Franz, allez vite. Pauvre jeune homme, il lui est peut-être arrivé quelque accident.

– J’y cours, dit Franz.

– Vous reverrons-nous pour nous donner des nouvelles? demanda la comtesse.

– Oui, si la chose n’est pas grave; sinon, je ne réponds pas de ce que je vais devenir moi-même.

– En tout cas, de la prudence, dit la comtesse.

– Oh! soyez tranquille.»

Franz prit son chapeau et partit en toute hâte. Il avait renvoyé sa voiture en lui donnant l’ordre pour deux heures; mais, par bonheur, le palais Bracciano, qui donne d’un côté rue du Cours et de l’autre place des Saints-Apôtres, est à dix minutes de chemin à peine de l’hôtel de Londres. En approchant de l’hôtel, Franz vit un homme debout au milieu de la rue, il ne douta pas un seul instant que ce ne fût le messager d’Albert. Cet homme était lui-même enveloppé d’un grand manteau. Il alla à lui; mais au grand étonnement de Franz, ce fut cet homme qui lui adressa la parole le premier.

«Que me voulez-vous, Excellence? dit-il en faisant un pas en arrière comme un homme qui désire demeurer sur ses gardes.

 

– N’est-ce pas vous, demanda Franz, qui m’apportez une lettre du vicomte de Morcerf?

– C’est Votre Excellence qui loge à l’hôtel de Pastrini?

– Oui.

– C’est Votre Excellence qui est le compagnon de voyage du vicomte?

– Oui.

– Comment s’appelle Votre Excellence?

– Le baron Franz d’Épinay.

– C’est bien à Votre Excellence alors que cette lettre est adressée.

– Y a-t-il une réponse? demanda Franz en lui prenant la lettre des mains.

– Oui, du moins votre ami l’espère bien.

– Montez chez moi, alors, je vous la donnerai.

– J’aime mieux l’attendre ici, dit en riant le message.

– Pourquoi cela?

– Votre Excellence comprendra la chose quand elle aura lu la lettre.

– Alors je vous retrouverai ici?

– Sans aucun doute.»

Franz rentra; sur l’escalier il rencontra maître Pastrini.

«Eh bien? lui demanda-t-il.

– Eh bien quoi? répondit Franz.

– Vous avez vu l’homme qui désirait vous parler de la part de votre ami? demanda-t-il à Franz.

– Oui, je l’ai vu, répondit celui-ci, et il m’a remis cette lettre. Faites allumer chez moi, je vous prie.»

L’aubergiste donna l’ordre à un domestique de précéder Franz avec une bougie. Le jeune homme avait trouvé à maître Pastrini un air effaré, et cet air ne lui avait donné qu’un désir plus grand de lire la lettre d’Albert: il s’approcha de la bougie aussitôt qu’elle fut allumée, et déplia le papier. La lettre était écrite de la main d’Albert et signée par lui. Franz la relut deux fois, tant il était loin de s’attendre à ce qu’elle contenait.

La voici textuellement reproduite:

«Cher ami, aussitôt la présente reçue, ayez l’obligeance de prendre dans mon portefeuille, que vous trouverez dans le tiroir carré du secrétaire, la lettre de crédit; joignez-y la vôtre si elle n’est pas suffisante. Courez chez Torlonia, prenez-y à l’instant même quatre mille piastres et remettez-les au porteur. Il est urgent que cette somme me soit adressée sans aucun retard.

«Je n’insiste pas davantage, comptant sur vous comme vous pourriez compter sur moi.

«P.– S. I believe now to italian banditti.

«Votre ami,

«ALBERT DE MORCERF.»

Au-dessous de ces lignes étaient écrits d’une main étrangère ces quelques mots italiens:

«Se alle sei della mattina le quattro mille piastre non sono nelle mie mani, alle sette il comte Alberto avrà cessato. di vivere[1].

«LUIGI VAMPA.»

Cette seconde signature expliqua tout à Franz, qui comprit la répugnance du messager à monter chez lui; la rue lui paraissait plus sûre que la chambre de Franz. Albert était tombé entre les mains du fameux chef de bandits à l’existence duquel il s’était si longtemps refusé de croire.

Il n’y avait pas de temps à perdre. Il courut au secrétaire, l’ouvrit, dans le tiroir indiqué trouva le portefeuille, et dans le portefeuille la lettre de crédit: elle était en tout de six mille piastres, mais sur ces six mille piastres Albert en avait déjà dépensé trois mille. Quant à Franz, il n’avait aucune lettre de crédit; comme il habitait Florence, et qu’il était venu à Rome pour passer sept à huit jours seulement, il avait pris une centaine de louis, et de ces cent louis il en restait cinquante tout au plus.

Il s’en fallait donc de sept à huit cents piastres pour qu’à eux deux Franz et Albert pussent réunir la somme demandée. Il est vrai que Franz pouvait compter, dans un cas pareil, sur l’obligeance de MM. Torlonia.

Il se préparait donc à retourner au palais Bracciano sans perdre un instant, quand tout à coup une idée lumineuse traversa son esprit.

Il songea au comte de Monte-Cristo. Franz allait donner l’ordre qu’on fît venir maître Pastrini, lorsqu’il le vit apparaître en personne sur le seuil de sa porte.

«Mon cher monsieur Pastrini, lui dit-il vivement, croyez-vous que le comte soit chez lui?

– Oui, Excellence, il vient de rentrer.

– A-t-il eu le temps de se mettre au lit?

– J’en doute.

– Alors, sonnez à sa porte, je vous prie, et demandez-lui pour moi la permission de me présenter chez lui.

Maître Pastrini s’empressa de suivre les instructions qu’on lui donnait; cinq minutes après il était de retour.

«Le comte attend Votre Excellence», dit-il.

Franz traversa le carré, un domestique l’introduisit chez le comte. Il était dans un petit cabinet que Franz n’avait pas encore vu, et qui était entouré de divans. Le comte vint au-devant de lui.

«Eh! quel bon vent vous amène à cette heure, lui dit-il; viendriez-vous me demander à souper, par hasard? Ce serait pardieu bien aimable à vous.

– Non, je viens pour vous parler d’une affaire grave.

– D’une affaire! dit le comte en regardant Franz de ce regard profond qui lui était habituel; et de quelle affaire?

– Sommes-nous seuls?

Le comte alla à la porte et revint.

«Parfaitement seuls», dit-il.

Franz lui présenta la lettre d’Albert.

«Lisez», lui dit-il.

Le comte lut la lettre.

«Ah! ah! fit-il.

– Avez-vous pris connaissance du post-scriptum?

– Oui, dit-il, je vois bien:

«Se alle sei della mattina le quattro mille piastre non sono nelle mie mani, alle sette il comte Alberto avrà cessato di vivere.

«LUIGI VAMPA.»

«Que dites-vous de cela? demanda Franz.

– Avez-vous la somme qu’on vous a demandée?

– Oui, moins huit cents piastres.»

Le comte alla à son secrétaire, l’ouvrit, et faisant glisser un tiroir plein d’or:

«J’espère, dit-il à Franz, que vous ne me ferez pas l’injure de vous adresser à un autre qu’à moi?

– Vous voyez, au contraire, que je suis venu droit à vous, dit Franz.

– Et je vous en remercie; prenez.»

Et il fit signe à Franz de puiser dans le tiroir.

«Est-il bien nécessaire d’envoyer cette somme à Luigi Vampa? demanda le jeune homme en regardant à son tour fixement le comte.

– Dame! fit-il, jugez-en vous-même, le post-scriptum est précis.

– Il me semble que si vous vous donniez la peine de chercher, vous trouveriez quelque moyen qui simplifierait beaucoup la négociation, dit Franz.

– Et lequel? demanda le comte étonné.

– Par exemple, si nous allions trouver Luigi Vampa ensemble, je suis sûr qu’il ne vous refuserait pas la liberté d’Albert?

– À moi? et quelle influence voulez-vous que j’aie sur ce bandit?

– Ne venez-vous pas de lui rendre un de ces services qui ne s’oublient point?

– Et lequel?

– Ne venez-vous pas de sauver la vie à Peppino?

– Ah! ah! qui vous a dit cela?

– Que vous importe? Je le sais.»

Le comte resta un instant muet et les sourcils froncés.

«Et si j’allais trouver Vampa, vous m’accompagneriez?

– Si ma compagnie ne vous était pas trop désagréable.

– Eh bien, soit; le temps est beau, une promenade dans la campagne de Rome ne peut que nous faire du bien.

– Faut-il prendre des armes?

– Pour quoi faire?

– De l’argent?

– C’est inutile. Où est l’homme qui a apporté ce billet?

– Dans la rue.

– Il attend la réponse?

– Oui.

– Il faut un peu savoir où nous allons; je vais l’appeler.

– Inutile, il n’a pas voulu monter.

– Chez vous, peut-être; mais, chez moi, il ne fera pas de difficultés.»

Le comte alla à la fenêtre du cabinet qui donnait sur la rue, et siffla d’une certaine façon. L’homme au manteau se détacha de la muraille et s’avança jusqu’au milieu de la rue.

«Salite!» dit le comte, du ton dont il aurait donné un ordre à un domestique.

Le messager obéit sans retard, sans hésitation, avec empressement même, et, franchissant les quatre marches du perron, entra dans l’hôtel. Cinq secondes après, il était à la porte du cabinet.

«Ah! c’est toi, Peppino!» dit le comte.

Mais Peppino, au lieu de répondre, se jeta à genoux, saisit la main du comte et y appliqua ses lèvres à plusieurs reprises.

«Ah! ah! dit le comte, tu n’as pas encore oublié que je t’ai sauvé la vie! C’est étrange, il y a pourtant, aujourd’hui huit jours de cela.

– Non, Excellence, et je ne l’oublierai jamais, répondit Peppino avec l’accent d’une profonde reconnaissance.

– Jamais, c’est bien long! mais enfin c’est déjà beaucoup que tu le croies. Relève-toi et réponds.»

Peppino jeta un coup d’œil inquiet sur Franz.

«Oh! tu peux parler devant Son Excellence, dit-il, c’est un de mes amis.

«Vous permettez que je vous donne ce titre, dit en français le comte en se tournant du côté de Franz; il est nécessaire pour exciter la confiance de cet homme.

1Si, à six heures du matin, les quatre mille piastres ne sont point entre mes mains, à sept heures, le vicomte Albert de Morcerf aura cessé d’exister.