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Le comte de Monte Cristo

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«Eh bien? firent ensemble Franz et les quatre matelots.

– Eh bien, dit-il, ce sont des contrebandiers espagnols; ils ont seulement avec eux deux bandits corses.

– Et que font ces deux bandits corses avec des contrebandiers espagnols?

– Eh! mon Dieu! Excellence, reprit Gaetano d’un ton de profonde charité chrétienne, il faut bien s’aider les uns les autres. Souvent les bandits se trouvent un peu pressés sur terre par les gendarmes ou les carabiniers, eh bien, ils trouvent là une barque, et dans cette barque de bons garçons comme nous. Ils viennent nous demander l’hospitalité dans notre maison flottante. Le moyen de refuser secours à un pauvre diable qu’on poursuit! Nous le recevons, et, pour plus grande sécurité, nous gagnons le large. Cela ne nous coûte rien et sauve la vie ou, tout au moins, la liberté à un de nos semblables qui, dans l’occasion, reconnaît le service que nous lui avons rendu en nous indiquant un bon endroit où nous puissions débarquer nos marchandises sans être dérangés par les curieux.

– Ah çà! dit Franz, vous êtes donc un peu contrebandier vous-même, mon cher Gaetano?

– Eh! que voulez-vous, Excellence! dit-il avec un sourire impossible à décrire, on fait un peu de tout; il faut bien vivre.

– Alors vous êtes en pays de connaissance avec les gens qui habitent Monte-Cristo à cette heure?

– À peu près. Nous autres mariniers, nous sommes comme les francs-maçons, nous nous reconnaissons à certains signes.

– Et vous croyez que nous n’aurions rien à craindre en débarquant à notre tour?

– Absolument rien, les contrebandiers ne sont pas des voleurs.

– Mais ces deux bandits corses… reprit Franz, calculant d’avance toutes les chances de danger.

– Eh mon Dieu! dit Gaetano, ce n’est pas leur faute s’ils sont bandits, c’est celle de l’autorité.

– Comment cela?

– Sans doute! on les poursuit pour avoir fait une peau, pas autre chose; comme s’il n’était pas dans la nature du Corse de se venger!

– Qu’entendez-vous par avoir fait une peau? Avoir assassiné un homme? dit Franz, continuant ses investigations.

– J’entends avoir tué un ennemi, reprit le patron, ce qui est bien différent.

– Eh bien, fit le jeune homme, allons demander l’hospitalité aux contrebandiers et aux bandits. Croyez-vous qu’ils nous l’accordent?

– Sans aucun doute.

– Combien sont-ils?

– Quatre, Excellence, et les deux bandits ça fait six.

– Eh bien, c’est juste notre chiffre; nous sommes même, dans le cas où ces messieurs montreraient de mauvaises dispositions, en force égale, et par conséquent en mesure de les contenir. Ainsi, une dernière fois, va pour Monte-Cristo.

– Oui, Excellence; mais vous nous permettrez bien encore de prendre quelques précautions?

– Comment donc, mon cher! soyez sage comme Nestor, et prudent comme Ulysse. Je fais plus que de vous le permettre, je vous y exhorte.

– Eh bien alors, silence!» fit Gaetano.

Tout le monde se tut.

Pour un homme envisageant, comme Franz, toute chose sous son véritable point de vue, la situation, sans être dangereuse, ne manquait pas d’une certaine gravité. Il se trouvait dans l’obscurité la plus profonde, isolé, au milieu de la mer, avec des mariniers qui ne le connaissaient pas et qui n’avaient aucun motif de lui être dévoués; qui savaient qu’il avait dans sa ceinture quelques milliers de francs, et qui avaient dix fois, sinon avec envie, du moins avec curiosité, examiné ses armes, qui étaient fort belles. D’un autre côté, il allait aborder, sans autre escorte que ces hommes, dans une île qui portait un nom fort religieux, mais qui ne semblait pas promettre à Franz une autre hospitalité que celle du Calvaire au Christ, grâce à ses contrebandiers et à ses bandits. Puis cette histoire de bâtiments coulés à fond, qu’il avait crue exagérée le jour, lui semblait plus vraisemblable la nuit. Aussi, placé qu’il était entre ce double danger peut-être imaginaire, il ne quittait pas ces hommes des yeux et son fusil de la main.

Cependant les mariniers avaient de nouveau hissé leurs voiles et avaient repris leur sillon déjà creusé en allant et en revenant. À travers l’obscurité Franz, déjà un peu habitué aux ténèbres, distinguait le géant de granit que la barque côtoyait; puis enfin, en dépassant de nouveau l’angle d’un rocher, il aperçut le feu qui brillait, plus éclatant que jamais, et autour de ce feu, cinq ou six personnes assises.

La réverbération du foyer s’étendait d’une centaine de pas en mer. Gaetano côtoya la lumière, en faisant toutefois rester la barque dans la partie non éclairée; puis, lorsqu’elle fut tout à fait en face du foyer, il mit le cap sur lui et entra bravement dans le cercle lumineux, en entonnant une chanson de pêcheurs dont il soutenait le chant à lui seul, et dont ses compagnons reprenaient le refrain en chœur.

Au premier mot de la chanson, les hommes assis autour du foyer s’étaient levés et s’étaient approchés du débarcadère, les yeux fixés sur la barque, dont ils s’efforçaient visiblement de juger la force et de deviner les intentions. Bientôt, ils parurent avoir fait un examen suffisant et allèrent, à l’exception d’un seul qui resta debout sur le rivage, se rasseoir autour du feu, devant lequel rôtissait un chevreau tout entier.

Lorsque le bateau fut arrivé à une vingtaine de pas de la terre, l’homme qui était sur le rivage fit machinalement, avec sa carabine, le geste d’une sentinelle qui attend une patrouille, et cria Qui vive! en patois sarde.

Franz arma froidement ses deux coups. Gaetano échangea alors avec cet homme quelques paroles auxquelles le voyageur ne comprit rien, mais qui le concernaient évidemment.

«Son Excellence, demanda le patron, veut-elle se nommer ou garder l’incognito?

– Mon nom doit être parfaitement inconnu; dites-leur donc simplement, reprit Franz, que je suis un Français voyageant pour ses plaisirs.»

Lorsque Gaetano eut transmis cette réponse, la sentinelle donna un ordre à l’un des hommes assis devant le feu, lequel se leva aussitôt, et disparut dans les rochers.

Il se fit un silence. Chacun semblait préoccupé de ses affaires: Franz de son débarquement, les matelots de leurs voiles, les contrebandiers de leur chevreau, mais, au milieu de cette insouciance apparente, on s’observait mutuellement.

L’homme qui s’était éloigné reparut tout à coup, du côté opposé de celui par lequel il avait disparu. Il fit un signe de la tête à la sentinelle, qui se retourna de leur côté et se contenta de prononcer ces seules paroles: S’accommodi.

Le s’accommodi italien est intraduisible; il veut dire à la fois, venez, entrez, soyez le bienvenu, faites comme chez vous, vous êtes le maître. C’est comme cette phrase turque de Molière, qui étonnait si fort le bourgeois gentilhomme par la quantité de choses qu’elle contenait.

Les matelots ne se le firent pas dire deux fois: en quatre coups de rames, la barque toucha la terre. Gaetano sauta sur la grève, échangea encore quelques mots à voix basse avec la sentinelle, ses compagnons descendirent l’un après l’autre; puis vint enfin le tour de Franz.

Il avait un de ses fusils en bandoulière, Gaetano avait l’autre, un des matelots tenait sa carabine. Son costume tenait à la fois de l’artiste et du dandy, ce qui n’inspira aux hôtes aucun soupçon, et par conséquent aucune inquiétude.

On amarra la barque au rivage, on fit quelques pas pour chercher un bivouac commode; mais sans doute le point vers lequel on s’acheminait n’était pas de la convenance du contrebandier qui remplissait le poste de surveillant, car il cria à Gaetano:

«Non, point par là, s’il vous plaît.»

Gaetano balbutia une excuse, et, sans insister davantage, s’avança du côté opposé, tandis que deux matelots, pour éclairer la route, allaient allumer des torches au foyer.

On fit trente pas à peu près et l’on s’arrêta sur une petite esplanade tout entourée de rochers dans lesquels on avait creusé des espèces de sièges, à peu près pareils à de petites guérites où l’on monterait la garde assis. Alentour poussaient, dans des veines de terre végétale quelques chênes nains et des touffes épaisses de myrtes. Franz abaissa une torche et reconnut, à un amas de cendres, qu’il n’était pas le premier à s’apercevoir du confortable de cette localité, et que ce devait être une des stations habituelles des visiteurs nomades de l’île de Monte-Cristo.

Quant à son attente d’événement, elle avait cessé; une fois le pied sur la terre ferme, une fois qu’il eut vu les dispositions, sinon amicales, du moins indifférentes de ses hôtes, toute sa préoccupation avait disparu, et, à l’odeur du chevreau qui rôtissait au bivouac voisin, la préoccupation s’était changée en appétit.

Il toucha deux mots de ce nouvel incident à Gaetano, qui lui répondit qu’il n’y avait rien de plus simple qu’un souper quand on avait, comme eux dans leur barque, du pain, du vin, six perdrix et un bon feu pour les faire rôtir.

«D’ailleurs, ajouta-t-il, si Votre Excellence trouve si tentante l’odeur de ce chevreau, je puis aller offrir à nos voisins deux de nos oiseaux pour une tranche de leur quadrupède.

– Faites, Gaetano, faites, dit Franz; vous êtes véritablement né avec le génie de la négociation.»

Pendant ce temps, les matelots avaient arraché des brassées de bruyères, fait des fagots de myrtes et de chênes verts, auxquels ils avaient mis le feu, ce qui présentait un foyer assez respectable.

Franz attendait donc avec impatience, humant toujours l’odeur du chevreau, le retour du patron, lorsque celui-ci reparut et vint à lui d’un air fort préoccupé.

«Eh bien, demanda-t-il, quoi de nouveau? on repousse notre offre?

– Au contraire, fit Gaetano. Le chef, à qui l’on a dit que vous étiez un jeune homme français, vous invite à souper avec lui.

 

– Eh bien, mais, dit Franz, c’est un homme fort civilisé que ce chef, et je ne vois pas pourquoi je refuserais; d’autant plus que j’apporte ma part du souper.

– Oh! ce n’est pas cela: il a de quoi souper, et au-delà, mais c’est qu’il met à votre présentation chez lui une singulière condition.

– Chez lui! reprit le jeune homme; il a donc fait bâtir une maison?

– Non; mais il n’en a pas moins un chez lui fort confortable, à ce qu’on assure du moins.

– Vous connaissez donc ce chef?

– J’en ai entendu parler.

– En bien ou en mal?

– Des deux façons.

– Diable! Et quelle est cette condition?

– C’est de vous laisser bander les yeux et de n’ôter votre bandeau que lorsqu’il vous y invitera lui-même.»

Franz sonda autant que possible le regard de Gaetano pour savoir ce que cachait cette proposition.

«Ah dame! reprit celui-ci, répondant à la pensée de Franz, je le sais bien, la chose mérite réflexion.

– Que feriez-vous à ma place? fit le jeune homme.

– Moi, qui n’ai rien à perdre, j’irais.

– Vous accepteriez?

– Oui, ne fût-ce que par curiosité.

– Il y a donc quelque chose de curieux à voir chez ce chef?

– Écoutez, dit Gaetano en baissant la voix, je ne sais pas si ce qu’on dit est vrai…»

Il s’arrêta en regardant si aucun étranger ne l’écoutait.

«Et que dit-on?

– On dit que ce chef habite un souterrain auprès duquel le palais Pitti est bien peu de chose.

– Quel rêve! dit Franz en se rasseyant.

– Oh! ce n’est pas un rêve, continua le patron, c’est une réalité! Cama, le pilote du Saint-Ferdinand, y est entré un jour, et il en est sorti tout émerveillé, en disant qu’il n’y a de pareils trésors que dans les contes de fées.

– Ah çà! mais, savez-vous, dit Franz, qu’avec de pareilles paroles vous me feriez descendre dans la caverne d’Ali-Baba?

– Je vous dis ce qu’on m’a dit, Excellence.

– Alors, vous me conseillez d’accepter?

– Oh! je ne dis pas cela! Votre Excellence fera selon son bon plaisir. Je ne voudrais pas lui donner un conseil dans une semblable occasion.»

Franz réfléchit quelques instants, comprit que cet homme si riche ne pouvait lui en vouloir, à lui qui portait seulement quelques mille francs; et, comme il n’entrevoyait dans tout cela qu’un excellent souper, il accepta. Gaetano alla porter sa réponse.

Cependant nous l’avons dit, Franz était prudent; aussi voulut-il avoir le plus de détails possible sur son hôte étrange et mystérieux. Il se retourna donc du côté du matelot qui, pendant ce dialogue, avait plumé les perdrix avec la gravité d’un homme fier de ses fonctions, et lui demanda dans quoi ses hommes avaient pu aborder, puisqu’on ne voyait ni barques, ni spéronares, ni tartanes.

«Je ne suis pas inquiet de cela, dit le matelot, et je connais le bâtiment qu’ils montent.

– Est-ce un joli bâtiment?

– J’en souhaite un pareil à Votre Excellence pour faire le tour du monde.

– De quelle force est-il?

– Mais de cent tonneaux à peu près. C’est, du reste un bâtiment de fantaisie, un yacht, comme disent les Anglais, mais confectionné, voyez-vous, de façon à tenir la mer par tous les temps.

– Et où a-t-il été construit?

– Je l’ignore. Cependant je le crois génois.

– Et comment un chef de contrebandiers, continua Franz, ose-t-il faire construire un yacht destiné à son commerce dans le port de Gênes?

– Je n’ai pas dit, fit le matelot, que le propriétaire de ce yacht fût un contrebandier.

– Non; mais Gaetano l’a dit, ce me semble.

– Gaetano avait vu l’équipage de loin, mais il n’avait encore parlé à personne.

– Mais si cet homme n’est pas un chef de contrebandiers, quel est-il donc?

– Un riche seigneur qui voyage pour son plaisir.»

«Allons, pensa Franz, le personnage n’en est que plus mystérieux, puisque les versions sont différentes.»

«Et comment s’appelle-t-il?

– Lorsqu’on le lui demande, il répond qu’il se nomme Simbad le marin. Mais je doute que ce soit son véritable nom.

– Simbad le marin?

– Oui.

– Et où habite ce seigneur?

– Sur la mer.

– De quel pays est-il?

– Je ne sais pas.

– L’avez-vous vu?

– Quelquefois.

– Quel homme est-ce?

– Votre Excellence en jugera elle-même.

– Et où va-t-il me recevoir?

– Sans doute dans ce palais souterrain dont vous a parlé Gaetano.

– Et vous n’avez jamais eu la curiosité, quand vous avez relâché ici et que vous avez trouvé l’île déserte, de chercher à pénétrer dans ce palais enchanté?

– Oh! si fait, Excellence, reprit le matelot, et plus d’une fois même; mais toujours nos recherches ont été inutiles. Nous avons fouillé la grotte de tous côtés et nous n’avons pas trouvé le plus petit passage. Au reste, on dit que la porte ne s’ouvre pas avec une clef, mais avec un mot magique.

– Allons, décidément, murmura Franz, me voilà embarqué dans un conte des Mille et une Nuits.

– Son Excellence vous attend», dit derrière lui une voix qu’il reconnut pour celle de la sentinelle. Le nouveau venu était accompagné de deux hommes de l’équipage du yacht. Pour toute réponse, Franz tira son mouchoir et le présenta à celui qui lui avait adressé la parole.

Sans dire une seule parole, on lui banda les yeux avec un soin qui indiquait la crainte qu’il ne commit quelque indiscrétion; après quoi on lui fit jurer qu’il n’essayerait en aucune façon d’ôter son bandeau.

Il jura. Alors les deux hommes le prirent chacun par un bras, et il marcha guidé par eux et précédé de la sentinelle. Après une trentaine de pas, il sentit, à l’odeur de plus en plus appétissante du chevreau, qu’il repassait devant le bivouac; puis on lui fit continuer sa route pendant une cinquantaine de pas encore, en avançant évidemment du côté où l’on n’avait pas voulu laisser pénétrer Gaetano: défense qui s’expliquait maintenant. Bientôt, au changement d’atmosphère, il comprit qu’il entrait dans un souterrain.; au bout de quelques secondes de marche, il entendit un craquement, et il lui sembla que l’atmosphère changeait encore de nature et devenait tiède et parfumée; enfin, il sentit que ses pieds posaient sur un tapis épais et moelleux; ses guides l’abandonnèrent. Il se fit un instant de silence, et une voix dit en bon français, quoique avec un accent étranger:

«Vous êtes le bienvenu chez moi, monsieur, et vous pouvez ôter votre mouchoir.»

Comme on le pense bien, Franz ne se fit pas répéter deux fois cette invitation; il leva son mouchoir, et se trouva en face d’un homme de trente-huit à quarante ans, portant un costume tunisien, c’est-à-dire une calotte rouge avec un long gland de soie bleue, une veste de drap noir toute brodée d’or, des pantalons sang de bœuf larges et bouffants des guêtres de même couleur brodées d’or comme la veste, et des babouches jaunes; un magnifique cachemire lui serrait la taille, et un petit cangiar aigu et recourbé était passé dans cette ceinture.

Quoique d’une pâleur presque livide, cet homme avait une figure remarquablement belle; ses yeux étaient vifs et perçants; son nez droit, et presque de niveau avec le front, indiquait le type grec dans toute sa pureté, et ses dents, blanches comme des perles, ressortaient admirablement sous la moustache noire qui les encadrait.

Seulement cette pâleur était étrange; on eût dit un homme enfermé depuis longtemps dans un tombeau, et qui n’eût pas pu reprendre la carnation des vivants.

Sans être d’une grande taille, il était bien fait du reste, et, comme les hommes du Midi, avait les mains et les pieds petits.

Mais ce qui étonna Franz, qui avait traité de rêve le récit de Gaetano, ce fut la somptuosité de l’ameublement.

Toute la chambre était tendue d’étoffes turques de couleur cramoisie et brochées de fleurs d’or. Dans un enfoncement était une espèce de divan surmonté d’un trophée d’armes arabes à fourreaux de vermeil et à poignées resplendissantes de pierreries; au plafond, pendait une lampe en verre de Venise, d’une forme et d’une couleur charmantes, et les pieds reposaient sur un tapis de Turquie dans lequel ils enfonçaient jusqu’à la cheville: des portières pendaient devant la porte par laquelle Franz était entré, et devant une autre porte donnant passage dans une seconde chambre qui paraissait splendidement éclairée.

L’hôte laissa un instant Franz tout à sa surprise, et d’ailleurs il lui rendait examen pour examen, et ne le quittait pas des yeux.

«Monsieur, lui dit-il enfin, mille fois pardon des précautions que l’on a exigées de vous pour vous introduire chez moi: mais, comme la plupart du temps cette île est déserte, si le secret de cette demeure était connu, je trouverais sans doute, en revenant, mon pied-à-terre en assez mauvais état, ce qui me serait fort désagréable, non pas pour la perte que cela me causerait, mais parce que je n’aurais pas la certitude de pouvoir, quand je le veux, me séparer du reste de la terre. Maintenant, je vais tâcher de vous faire oublier ce petit désagrément, en vous offrant ce que vous n’espériez certes pas trouver ici, c’est-à-dire un souper passable et d’assez bons lits.

– Ma foi, mon cher hôte, répondit Franz, il ne faut pas vous excuser pour cela. J’ai toujours vu que l’on bandait les yeux aux gens qui pénétraient dans les palais enchantés: voyez plutôt Raoul dans les Huguenots et véritablement je n’ai pas à me plaindre, car ce que vous me montrez fait suite aux merveilles des Mille et une Nuits.

– Hélas! je vous dirai comme Lucullus: Si j’avais su avoir l’honneur de votre visite, je m’y serais préparé. Mais enfin, tel qu’est mon ermitage, je le mets à votre disposition; tel qu’il est, mon souper vous est offert. Ali, sommes-nous servis?»

Presque au même instant, la portière se souleva, et un Nègre nubien, noir comme l’ébène et vêtu d’une simple tunique blanche, fit signe à son maître qu’il pouvait passer dans la salle à manger.

«Maintenant, dit l’inconnu à Franz, je ne sais si vous êtes de mon avis, mais je trouve que rien n’est gênant comme de rester deux ou trois heures en tête-à-tête sans savoir de quel nom ou de quel titre s’appeler. Remarquez que je respecte trop les lois de l’hospitalité pour vous demander ou votre nom ou votre titre; je vous prie seulement de me désigner une appellation quelconque, à l’aide de laquelle je puisse vous adresser la parole. Quant à moi, pour vous mettre à votre aise je vous dirai que l’on a l’habitude de m’appeler Simbad le marin.

– Et moi, reprit Franz, je vous dirai que, comme il ne me manque, pour être dans la situation d’Aladin, que la fameuse lampe merveilleuse, je ne vois aucune difficulté à ce que, pour le moment, vous m’appeliez Aladin. Cela ne nous sortira pas de l’Orient, où je suis tenté de croire que j’ai été transporté par la puissance de quelque bon génie.

– Eh bien, seigneur Aladin, fit l’étrange amphitryon, vous avez entendu que nous étions servis, n’est-ce pas? veuillez donc prendre la peine d’entrer dans la salle à manger; votre très humble serviteur passe devant vous pour vous montrer le chemin.»

Et à ces mots, soulevant la portière, Simbad passa effectivement devant Franz.

Franz marchait d’enchantements en enchantements; la table était splendidement servie. Une fois convaincu de ce point important, il porta les yeux autour de lui. La salle à manger était non moins splendide que le boudoir qu’il venait de quitter; elle était tout en marbre, avec des bas reliefs antiques du plus grand prix, et aux deux extrémités de cette salle, qui était oblongue, deux magnifiques statues portaient des corbeilles sur leurs têtes. Ces corbeilles contenaient deux pyramides de fruits magnifiques; c’étaient des ananas de Sicile, des grenades de Malaga, des oranges des îles Baléares, des pêches de France et des dattes de Tunis.

Quant au souper, il se composait d’un faisan rôti entouré de merles de Corse, d’un jambon de sanglier à la gelée, d’un quartier de chevreau à la tartare, d’un turbot magnifique et d’une gigantesque langouste. Les intervalles des grands plats étaient remplis par de petits plats contenant les entremets.

Les plats étaient en argent, les assiettes en porcelaine du Japon.

Franz se frotta les yeux pour s’assurer qu’il ne rêvait pas.

Ali seul était admis à faire le service et s’en acquittait fort bien. Le convive en fit compliment à son hôte.

«Oui, reprit celui-ci, tout en faisant les honneurs de son souper avec la plus grande aisance; oui, c’est un pauvre diable qui m’est fort dévoué et qui fait de son mieux. Il se souvient que je lui ai sauvé la vie, et comme il tenait à sa tête, à ce qu’il paraît, il m’a gardé quelque reconnaissance de la lui avoir conservée.»

Ali s’approcha de son maître, lui prit la main et la baisa.

 

«Et serait-ce trop indiscret, seigneur Simbad, dit Franz, de vous demander en quelle circonstance vous avez fait cette belle action?

– Oh! mon Dieu, c’est bien simple, répondit l’hôte. Il paraît que le drôle avait rôdé plus près du sérail du bey de Tunis qu’il n’était convenable de le faire à un gaillard de sa couleur; de sorte qu’il avait été condamné par le bey à avoir la langue, la main et la tête tranchées: la langue le premier jour, la main le second, et la tête le troisième. J’avais toujours eu envie d’avoir un muet à mon service; j’attendis qu’il eût la langue coupée, et j’allai proposer au bey de me le donner pour un magnifique fusil à deux coups qui, la veille, m’avait paru éveiller les désirs de Sa Hautesse. Il balança un instant, tant il tenait à en finir avec ce pauvre diable. Mais j’ajoutai à ce fusil un couteau de chasse anglais avec lequel j’avais haché le yatagan de Sa Hautesse; de sorte que le bey se décida à lui faire grâce de la main et de la tête, mais à condition qu’il ne remettrait jamais le pied à Tunis. La recommandation était inutile. Du plus loin que le mécréant aperçoit les côtes d’Afrique, il se sauve à fond de cale, et l’on ne peut le faire sortir de là que lorsqu’on est hors de vue de la troisième partie du monde.»

Franz resta un moment muet et pensif, cherchant ce qu’il devait penser de la bonhomie cruelle avec laquelle son hôte venait de lui faire ce récit.

«Et, comme l’honorable marin dont vous avez pris le nom, dit-il en changeant de conversation, vous passez votre vie à voyager?

– Oui; c’est un vœu que j’ai fait dans un temps où je ne pensais guère pouvoir l’accomplir, dit l’inconnu en souriant. J’en ai fait quelques-uns comme cela, et qui, je l’espère, s’accompliront tous à leur tour.»

Quoique Simbad eût prononcé ces mots avec le plus grand sang-froid, ses yeux avaient lancé un regard de férocité étrange.

«Vous avez beaucoup souffert monsieur?» lui dit Franz.

Simbad tressaillit et le regarda fixement.

«À quoi voyez-vous cela? demanda-t-il.

– À tout, reprit Franz: à votre voix, à votre regard, à votre pâleur, et à la vie même que vous menez.

– Moi! je mène la vie la plus heureuse que je connaisse, une véritable vie de pacha; je suis le roi de la création: je me plais dans un endroit, j’y reste; je m’ennuie, je pars; je suis libre comme l’oiseau, j’ai des ailes comme lui; les gens qui m’entourent m’obéissent sur un signe. De temps en temps, je m’amuse à railler la justice humaine en lui enlevant un bandit qu’elle cherche, un criminel qu’elle poursuit. Puis j’ai ma justice à moi, basse et haute, sans sursis et sans appel, qui condamne ou qui absout, et à laquelle personne n’a rien à voir. Ah! si vous aviez goûté de ma vie, vous n’en voudriez plus d’autre, et vous ne rentreriez jamais dans le monde, à moins que vous n’eussiez quelque grand projet à y accomplir.

– Une vengeance! par exemple», dit Franz.

L’inconnu fixa sur le jeune homme un de ces regards qui plongent au plus profond du cœur et de la pensée.

«Et pourquoi une vengeance? demanda-t-il.

– Parce que, reprit Franz, vous m’avez tout l’air d’un homme qui, persécuté par la société, a un compte terrible à régler avec elle.

– Eh bien, fit Simbad en riant de son rire étrange, qui montrait ses dents blanches et aiguës, vous n’y êtes pas; tel que vous me voyez, je suis une espèce de philanthrope, et peut-être un jour irai-je à Paris pour faire concurrence à M. Appert et à l’homme au Petit Manteau Bleu.

– Et ce sera la première fois que vous ferez ce voyage?

– Oh! mon Dieu, oui. J’ai l’air d’être bien peu curieux, n’est-ce pas? mais je vous assure qu’il n’y a pas de ma faute si j’ai tant tardé, cela viendra un jour ou l’autre!

– Et comptez-vous faire bientôt ce voyage?

– Je ne sais encore, il dépend de circonstances soumises à des combinaisons incertaines.

– Je voudrais y être à l’époque où vous y viendrez, je tâcherais de vous rendre, en tant qu’il serait en mon pouvoir, l’hospitalité que vous me donnez si largement à Monte-Cristo.

– J’accepterais votre offre avec un grand plaisir, reprit l’hôte; mais malheureusement, si j’y vais, ce sera peut-être incognito.»

Cependant, le souper s’avançait et paraissait avoir été servi à la seule intention de Franz, car à peine si l’inconnu avait touché du bout des dents à un ou deux plats du splendide festin qu’il lui avait offert, et auquel son convive inattendu avait fait si largement honneur.

Enfin, Ali apporta le dessert, ou plutôt prit les corbeilles des mains des statues et les posa sur la table.

Entre les deux corbeilles, il plaça une petite coupe de vermeil fermée par un couvercle de même métal.

Le respect avec lequel Ali avait apporté cette coupe piqua la curiosité de Franz. Il leva le couvercle et vit une espèce de pâte verdâtre qui ressemblait à des confitures d’angélique, mais qui lui était parfaitement inconnue.

Il replaça le couvercle, aussi ignorant de ce que la coupe contenait après avoir remis le couvercle qu’avant de l’avoir levé, et, en reportant les yeux sur son hôte, il le vit sourire de son désappointement.

«Vous ne pouvez pas deviner, lui dit celui-ci, quelle espèce de comestible contient ce petit vase, et cela vous intrigue, n’est-ce pas?

– Je l’avoue.

– Eh bien, cette sorte de confiture verte n’est ni plus ni moins que l’ambroisie qu’Hébé servait à la table de Jupiter.

– Mais cette ambroisie, dit Franz, a sans doute, en passant par la main des hommes, perdu son nom céleste pour prendre un nom humain; en langue vulgaire, comment cet ingrédient, pour lequel, au reste, je ne me sens pas une grande sympathie, s’appelle-t-il?

– Eh! voilà justement ce qui révèle notre origine matérielle, s’écria Simbad; souvent nous passons ainsi auprès du bonheur sans le voir, sans le regarder, ou, si nous l’avons vu et regardé, sans le reconnaître. Êtes-vous un homme positif et l’or est-il votre dieu, goûtez à ceci, et les mines du Pérou, de Guzarate et de Golconde vous seront ouvertes. Êtes-vous un homme d’imagination, êtes-vous poète, goûtez encore à ceci, et les barrières du possible disparaîtront; les champs de l’infini vont s’ouvrir, vous vous promènerez, libre de cœur, libre d’esprit, dans le domaine sans bornes de la rêverie. Êtes-vous ambitieux courez-vous après les grandeurs de la terre, goûtez de ceci toujours, et dans une heure vous serez roi, non pas roi d’un petit royaume caché dans un coin de l’Europe, comme la France, l’Espagne ou l’Angleterre mais roi du monde, roi de l’univers, roi de la création. Votre trône sera dressé sur la montagne où Satan emporta Jésus; et, sans avoir besoin de lui faire hommage, sans être forcé de lui baiser la griffe, vous serez le souverain maître de tous les royaumes de la terre. N’est-ce pas tentant, ce que je vous offre là dites, et n’est-ce pas une chose bien facile puisqu’il n’y a que cela à faire? Regardez.»

À ces mots, il découvrit à son tour la petite coupe de vermeil qui contenait la substance tant louée, prit une cuillerée à café des confitures magiques, la porta à sa bouche et la savoura lentement, les yeux à moitié fermés, et la tête renversée en arrière.

Franz lui laissa tout le temps d’absorber son mets favori, puis, lorsqu’il le vit un peu revenu à lui:

«Mais enfin, dit-il, qu’est-ce que ce mets si précieux?

– Avez-vous entendu parler du Vieux de la Montagne, lui demanda son hôte, le même qui voulut faire assassiner Philippe Auguste?

– Sans doute.

– Eh bien, vous savez qu’il régnait sur une riche vallée qui dominait la montagne d’où il avait pris son nom pittoresque. Dans cette vallée étaient de magnifiques jardins plantés par Hassen-ben-Sabah, et, dans ces jardins, des pavillons isolés. C’est dans ces pavillons qu’il faisait entrer ses élus, et là il leur faisait manger, dit Marco-Polo, une certaine herbe qui les transportait dans le paradis, au milieu de plantes toujours fleuries, de fruits toujours mûrs, de femmes toujours vierges. Or, ce que ces jeunes gens bienheureux prenaient pour la réalité, c’était un rêve; mais un rêve si doux, si enivrant, si voluptueux, qu’ils se vendaient corps et âme à celui qui le leur avait donné, et qu’obéissant à ses ordres comme à ceux de Dieu, ils allaient frapper au bout du monde la victime indiquée, mourant dans les tortures sans se plaindre à la seule idée que la mort qu’ils subissaient n’était qu’une transition à cette vie de délices dont cette herbe sainte, servie devant vous, leur avait donné un avant-goût.