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Le capitaine Paul

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À ces mots, la marquise sortit et reprit le chemin du château.

Chapitre VIII

– Oui, dit le vieillard en regardant s'éloigner la marquise; oui, je sais que vous avez un coeur de bronze, madame; insensible à toute espèce de crainte, hormis celle que Dieu vous a mise dans l'âme pour remplacer le remords. Mais celle-là suffit, n'est-ce pas? et c'est acheter bien cher une réputation de vertu que la payer le prix que vous la vend votre éternelle terreur! Il est vrai que celle de la marquise d'Auray est si bien établie que, si la vérité sortait de terre ou descendait du ciel, elle serait traitée de calomnie! Enfin, Dieu veut ce qu'il veut, et ce qu'il fait est écrit longtemps d'avance dans sa sagesse.

– Bien pensé, dit une voix jeune et sonore, répondant à la maxime religieuse que la résignation du vieillard venait de laisser échapper.

Sur ma parole, mon père, vous parlez comme l'Ecclésiaste!

Achard se retourna et aperçut Paul, qui était arrivé comme la marquise s'éloignait, si préoccupée de la scène que nous venons de raconter, qu'elle n'avait pas aperçu le jeune capitaine.

Celui-ci s'approchait à son tour voyant le vieillard seul, lorsqu'il entendit les derniers mots auxquels il répondit avec sa bonne humeur habituelle.

Achard, étonné de cette apparition inattendue, le regarda comme pour le prier de répéter.

– Je dis, continua Paul, qu'il y a plus de grandeur dans la résignation qui plie que dans la philosophie qui doute. C'est une maxime de nos quakers que, pour mon bonheur éternel, j'aurais voulu avoir moins souvent à la bouche et plus souvent dans le coeur.

– Pardon, monsieur, dit le vieillard en voyant notre aventurier qui le regardait, immobile, un pied posé sur le seuil de sa porte; mais puis je savoir qui vous êtes?

– Pour le moment, répondit Paul, donnant comme d'habitude l'essor à sa poétique et insoucieuse gaieté, je suis un enfant de la république de Platon, ayant le genre humain pour frère, le monde pour patrie, et ne possédant sur la terre que la place que je m'y suis faite moi-même.

– Et que cherchez-vous? continua le vieillard, souriant malgré lui à cet air de joyeuse humeur répandu sur tout le visage du jeune homme.

– Je cherche, répondit Paul, à trois lieues de Lorient, à cinq cents pas du château d'Auray, une maisonnette qui ressemble diablement à celle-ci, et dans laquelle je dois trouver un vieillard qui pourrait bien être vous.

– Et comment se nomme ce vieillard?

– Louis Achard.

– C'est moi-même.

– Alors que la bénédiction du ciel descende sur vos cheveux blancs! dit Paul d'une voix qui, changeant aussitôt d'accent, prit celui du sentiment et du respect; car voici une lettre que je crois de mon père, et qui dit que vous êtes un honnête homme.

– Cette lettre ne renferme-t-elle rien? s'écria le vieillard les yeux étincelants, et faisant un pas pour se rapprocher du jeune capitaine.

– Si fait, répondit celui-ci l'ouvrant et en tirant un sequin de Venise brisé par le milieu; quelque chose comme la moitié d'une pièce d'or dont j'ai un morceau et dont vous devez avoir l'autre.

Achard tendit machinalement la main en regardant le jeune homme.

– Oui, oui, dit le vieillard, et à chaque parole ses yeux se mouillaient de plus en plus de larmes; oui, c'est bien cela, et plus encore, c'est la ressemblance extraordinaire… Il ouvrit ses bras. Enfant… ô mon Dieu! mon Dieu!

– Qu'avez-vous? s'écria Paul étendant à son tour les bras pour soutenir le vieillard qui faiblissait sous le poids de son émotion.

– Oh! ne comprenez-vous pas, répondit celui-ci, ne comprenez-vous pas que vous êtes le portrait vivant de votre père, et que votre père, je l'aimais à lui donner mon sang, ma vie, comme je le ferais maintenant pour toi, si tu me les demandais, jeune homme!

– Alors embrasse-moi, mon vieil ami dit Paul en prenant le vieillard dans ses bras, car la chaîne des sentiments n'est pas rompue, crois-moi, entre la tombe du père et le berceau du fils. Quel qu'ait été mon père, s'il ne faut, pour lui ressembler, qu'une conscience sans reproche, un courage à toute épreuve et une mémoire qui se souvienne toujours du bienfait, quoiqu'elle oublie parfois l'injure, tu l'as dit, je suis son portrait vivant, et plus encore par l'âme que par le visage.

– Oui, il avait tout cela, votre père, répondit lentement le vieillard en scellant dans ses bras l'enfant qui lui revenait, et en le regardant tendrement à travers ses larmes: oui, il avait la même fierté dans la voix, la même flamme dans les yeux, la même noblesse dans le coeur.

Mais pourquoi ne t'ai-je pas revu plus tôt, jeune homme? Il y a eu dans ma vie des heures bien sombres que tu eusses éclairées par ta présence.

– Pourquoi?.. parce que cette lettre me disait de venir te trouver quand j'aurais vingt-cinq ans; et que je les ai eus il n'y a pas longtemps: il y a une heure.

Le vieillard baissa la tête d'un air pensif et garda un instant le silence, abîmé dans le souvenir du passé.

– Déjà, dit-il en relevant enfin la tête, il y a déjà vingt-cinq ans! et il me semble, mon Dieu! que ce fut hier que vous naquîtes dans cette maison, que vous ouvrîtes les yeux dans cette chambre!

Et le vieillard étendait la main vers une porte qui donnait dans un autre appartement.

Paul à son tour parut réfléchir; puis regardant autour de lui pour renforcer par la vue des objets qui s'offraient à ses yeux les souvenirs qui se présentaient en foule à sa mémoire.

– Dans cette chaumière? dans cette chambre? répéta-t-il; et je les ai habitées jusqu'à l'âge de cinq ans, n'est-ce pas?..

– Oui, murmura le vieillard comme tremblant de l'arracher aux sensations qui commençaient à s'emparer de lui.

– Eh bien! continua Paul en appuyant ses deux mains sur ses yeux pour concentrer tous ses souvenirs, laisse-moi un instant regarder à mon tour dans le passé, car je me rappelle une chambre que je croyais avoir vue en rêve. Si c'est celle-là… Écoute!.. Oh! c'est étrange comme tout me revient.

– Parle, mon enfant, parle! dit le vieillard.

– Si c'est celle-là, il doit y avoir à droite… en entrant … au fond… un lit… avec des tentures vertes?

– Oui.

– Un crucifix au chevet de ce lit?

– Oui.

– Une armoire en face, où il y avait des livres… une grande Bible, entre autres… avec des gravures allemandes?

– La voilà, dit le vieillard montrant le livre saint ouvert sur un prie Dieu.

– Oh! c'est elle! c'est elle! s'écria Paul en appuyant ses lèvres contre les feuillets.

– Oh! brave coeur! brave coeur! murmura le vieillard.

Merci, mon Dieu, merci!

– Puis, dit Paul en se relevant, dans cette chambre, une fenêtre d'où l'on distinguait la mer, et sur la mer, trois îles?

– Oui, celles d'Houat, d'Hoedic et de Belle-Isle-en-Mer.

– C'est donc bien cela! s'écria Paul en s'élançant vers la chambre; puis, voyant que le vieillard voulait l'y suivre: Non, non, lui dit-il en l'arrêtant, seul… laisse-moi y entrer seul. J'ai besoin d'y être seul. Et il entra, refermant la porte derrière lui.

Alors il s'arrêta un instant saisi de ce saint respect qui entoure les souvenirs d'enfance. La chambre était bien telle qu'il l'avait décrite, car la religion dévouée du vieux serviteur l'avait conservée pure de tout changement. Paul, chez qui un regard étranger eût sans doute arrêté la manifestation des sentiments qu'il éprouvait, certain d'être seul, s'y abandonna tout entier: il s'avança lentement et les mains croisées vers le crucifix d'ivoire, et, se laissant tomber à genoux comme il avait l'habitude de le faire soir et matin autrefois, il essaya de se rappeler une de ces naïves prières où l'enfant, sur le seuil de la vie encore, prie Dieu pour ceux qui lui en ont ouvert les portes. Que d'événements s'étaient succédés entre ces deux agenouillements, répétés à vingt ans de distance! Quels horizons variés et imprévus avaient succédé à ces horizons que caresse d'un si doux regard le soleil riant de nos jeunes années! Comme le vent capricieux qui soufflait dans les voiles de son vaisseau l'avait, en l'éloignant des passions privées, poussé au milieu des passions politiques!

Et voilà que croyant, insoucieux jeune homme, avoir oublié tout ce qui existait sur la terre, il se souvenait de tout! voilà que sa vie, libre et puissante comme l'Océan qui la berçait, allait se rattacher à des liens inconnus jusqu'alors qui la retiendraient peut-être en tel ou tel lieu, comme un vaisseau à l'ancre qui appelle le vent et que le vent appelle, et qui cependant se sent enchaîné, esclave captif de la veille, à qui la liberté passée rend plus amère encore sa servitude à venir! Paul s'abîma longtemps dans ces pensées, puis se releva lentement et alla s'accouder à la fenêtre. La nuit était calme et belle, la lune brillait au ciel et argentait le sommet des vagues. Les trois îles apparaissaient à l'horizon, bleuâtres comme des vapeurs flottant sur l'Océan.

Il se rappela combien de fois, dans sa jeunesse, il s'était appuyé à la même place, regardant le même spectacle, suivant des yeux quelque barque à la voile blanche, qui glissait silencieusement sur la mer, comme l'aile d'un oiseau de nuit. Alors son coeur se gonfla de souvenirs doux et tendres; il laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et des larmes muettes coulèrent le long de ses joues. En ce moment il sentit qu'on lui prenait la main: c'était le vieillard; il voulut cacher son émotion; mais, se repentant aussitôt de ne pas oser être homme, il se retourna de son côté, et lui montra franchement son visage tout mouillé de larmes.

– Tu pleures, enfant! dit le vieillard.

– Oui, je pleure, répondit Paul, et pourquoi le cacherais-je? oui, regarde-moi. J'ai cependant vu de terribles choses dans ma vie! J'ai vu l'ouragan faire tourbillonner mon vaisseau au sommet des vagues et au fond des abîmes, et j'ai senti qu'il ne pesait pas plus à l'aile de la tempête qu'une feuille sèche à la brise du soir! J'ai vu les hommes tomber autour de moi comme les épis mûrs sous la faucille du moissonneur. J'ai entendu les cris de détresse et de mort de ceux dont la veille j'avais partagé le repas! Pour aller recevoir leur dernier soupir, j'ai marché à travers une grêle de boulets et de balles, sur un plancher où je glissais à chaque pas dans le sang! Eh bien! mon âme est restée calme; mes yeux ne se sont pas mouillés. Mais cette chambre, vois-tu, cette chambre dont j'avais si saintement gardé le souvenir, cette chambre où j'ai reçu les premières caresses d'un père que je ne reverrai plus, et les derniers baisers d'une mère qui ne voudra peut-être plus me revoir; cette chambre, c'est quelque chose de sacré comme un berceau et comme une tombe. Je ne puis la reconnaître sans me laisser aller à mes émotions: il faut que je pleure, ou j'étoufferais!

 

Le vieillard le serra dans ses bras, Paul posa la tête sur son épaule, et, pendant un instant, on n'entendit que ses sanglots. Enfin le vieux serviteur reprit:

– Oui, tu as raison: cette chambre, c'est à la fois un berceau et une tombe; car c'est là que tu es né; il étendit le bras, et c'est là que tu as reçu les derniers adieux de ton père, continua-t-il en désignant du geste l'angle parallèle de l'appartement.

– Il est donc mort? dit Paul.

– Il est mort.

– Tu me diras comment.

– Je vous dirai tout!

– Dans un instant, ajouta Paul en cherchant de la main une chaise et en s'asseyant. Maintenant, je n'ai pas la force de t'écouter. Laisse-moi me remettre. Il appuya son coude sur la croisée, posa sa tête sur sa main, et jeta de nouveau les yeux sur la mer. La belle chose qu'une nuit de l'Océan lorsque la lune l'éclaire, comme elle le fait à cette heure! continua-t-il avec cet accent doux et mélancolique qui lui était habituel. Cela est calme comme Dieu; cela est grand comme l'éternité. Je ne crois pas qu'un homme qui a souvent étudié ce spectacle craigne de mourir. Mon père est mort avec courage, n'est-ce pas?

– Oh! certes! répondit Achard avec fierté.

– Cela devait être ainsi, continua Paul. Je me le rappelle, mon père, quoique je n'eusse que quatre ans lorsque je le vis pour la dernière fois.

– C'était un beau jeune homme comme vous, dit Achard regardant Paul avec tristesse; et justement de votre âge.

– Comment l'appelait-on?

– Le comte de Morlaix.

– Ainsi, moi aussi, je suis d'une noble et vieille famille! Moi aussi, j'ai mes armoiries et mon blason, comme tous ces jeunes seigneurs insolents qui me demandaient mes parchemins quand je leur montrais mes blessures!

– Attends, jeune homme, attends! ne te laisse pas prendre ainsi à l'orgueil car je ne t'ai pas dit encore le nom de celle à qui tu dois le jour, et tu ignores le terrible secret de ta naissance.

– Eh bien! soit! Je n'en entendrai pas moins avec respect et recueillement le nom de ma mère. Comment s'appelait ma mère?

– La marquise d'Auray, répondit lentement et comme à regret le vieillard.

– Que dis-tu là? s'écria Paul en se levant d'un seul bond et en lui saisissant les mains.

– La vérité, répondit-il avec tristesse.

– Alors, Emmanuel est mon frère! Alors, Marguerite est ma soeur!

– Les connaissez-vous donc déjà? s'écria à son tour le vieux serviteur étonné.

– Oh! tu avais bien raison, vieillard, dit le jeune marin en retombant sur sa chaise. Dieu veut ce qu'il veut, et ce qu'il fait est écrit longtemps d'avance dans sa sagesse.

Il y eut un moment de silence, et enfin Paul, relevant la tête, fixa des yeux résolus sur le vieillard, – Et maintenant, lui dit- il, je suis prêt à tout entendre.

Tu peux parler.

Chapitre IX

Le vieillard se recueillit un instant, puis il commença.

– Ils étaient fiancés l'un à l'autre. Je ne sais quelle haine mortelle divisa tout à coup leurs familles et les sépara. Le comte de Morlaix, le coeur brisé, ne put rester en France. Il partit pour Saint-Domingue, où son père possédait une habitation. Je l'accompagnai, car le marquis de Morlaix avait toute confiance en moi: j'étais le fils de celle qui l'avait nourri; j'avais reçu la même éducation que lui; il m'appelait son frère, et moi seul me souvenais de la distance que la nature avait mise entre nous. Le marquis se reposa sur moi du soin de veiller sur son fils, car je l'aimais de tout l'amour d'un père. Nous restâmes deux ans sous le ciel des tropiques. Pendant deux ans, votre père, perdu dans les solitudes de cette île magnifique, voyageur sans projet et sans but; chasseur à la course ardente et infatigable, essaya de guérir les douleurs de l'âme par les fatigues du corps. Mais, loin de réussir, on eût dit que son coeur s'allumait encore à ce soleil ardent.

Enfin, après deux ans de combats et de lutte, son amour insensé l'emporta: il fallait qu'il la revît ou qu'il mourût. Je cédai; nous partîmes. Jamais traversée ne fut plus belle et plus heureuse: la mer et le ciel nous souriaient: c'était à croire aux présages heureux. Six semaines après notre départ du Port-au- Prince, nous débarquions au Havre.

Mademoiselle de Sablé était mariée; le marquis d'Auray était à Versailles, remplissant près du roi Louis XV les devoirs de sa charge, et sa femme, trop souffrante pour le suivre, était restée dans ce vieux château d'Auray dont vous voyez d'ici les tourelles.

– Oui, oui, murmura Paul, je le connais; c'est bien: continuez.

– Quant à moi, reprit le vieillard, pendant notre voyage, un de mes oncles, ancien serviteur de la maison d'Auray, était mort et m'avait laissé cette petite maison et les terres qui en font partie.

J'en pris possession. Quant à votre père, il m'avait quitté à Vannes en me disant qu'il partait pour Paris, et, depuis un an que j'habitais cette maison, je ne l'avais pas revu.

Une nuit (il y a aujourd'hui vingt-cinq ans de cette nuit) on frappa à ma porte; j'allai ouvrir: votre père parut, portant dans ses bras une femme dont le visage était voilé; il entra dans cette chambre et la déposa sur ce lit; puis, revenant dans l'autre pièce où je l'attendais muet et immobile d'étonnement: Louis, me dit-il en me mettant la main sur l'épaule et en me regardant en homme qui implore, quoiqu'il sache qu'il a le droit de commander; Louis, tu peux faire plus que me sauver la vie et l'honneur, tu peux sauver la vie et l'honneur à celle que j'aime; monte à cheval, cours à la ville, et dans une heure sois ici avec un médecin. Il me parlait avec cette voix brève et puissante qui indique qu'il n'y a pas un instant à perdre: j'obéis. Le jour commençait à paraître lorsque nous revînmes. Le docteur fut introduit par le comte de Morlaix dans cette chambre, dont la porte se referma sur eux, ils y restèrent toute la journée; vers les cinq heures du soir, le médecin partit, et, la nuit venue, votre père sortit de la chambre à son tour, emportant de nouveau entre ses bras, et toujours voilée, cette femme mystérieuse qu'il avait apportée la veille. Je rentrai derrière eux dans la chambre, et je vous y trouvai; vous veniez de naître.

– Et comment sûtes-vous que cette femme était la marquise d'Auray? interrompit Paul, comme s'il cherchait à douter encore.

– Oh! répondit le vieillard, d'une manière aussi terrible qu'inattendue: j'avais offert au comte de Morlaix de vous garder avec moi; il avait accepté cette offre, et de temps en temps il venait passer une heure auprès de vous.

– Seul? demanda Paul avec anxiété.

– Toujours, répondit Achard. Seulement j'avais la permission de me promener avec vous dans le parc; alors il arrivait parfois que la marquise apparaissait au détour de quelque allée, comme si le hasard l'y eût conduite; elle vous faisait signe d'aller à elle, et elle vous embrassait comme un enfant étranger que l'on a plaisir à voir parce qu'il est beau. Quatre ans se passèrent ainsi; puis, une nuit, on frappa de nouveau à cette porte: c'était encore votre père. Il était plus calme, mais plus sombre peut-être que la première fois. «Louis, me dit-il, je me bats demain au point du jour avec le marquis d'Auray; c'est un duel à mort et qui n'aura de témoin que toi seul; la chose est convenue. Donne-moi donc l'hospitalité pour cette nuit et tout ce qu'il me faut pour écrire.» Il s'assit devant cette table, sur cette chaise où vous êtes. Paul se leva et continua de s'appuyer sur la chaise sans s'y asseoir davantage. Il veilla toute la nuit. Au point du jour, il entra dans ma chambre et me trouva debout. Je ne m'étais point couché. Quant à vous, pauvre enfant insoucieux encore des passions et des misères humaines, vous dormiez dans votre berceau.

– Après, après?

– Votre père se baissa lentement vers vous, s'appuyant contre le mur et vous regardant tristement: «Louis, me dit-il d'une voix sourde, si je suis tué, comme il pourrait arriver malheur à cet enfant, tu le remettras avec cette lettre à Fild, mon valet de chambre, qui est chargé de le conduire à Selkirk, en Écosse, et de l'y laisser entre des mains sûres. À vingt-cinq ans, il t'apportera l'autre moitié de cette pièce d'or, et te demandera le secret de sa naissance; tu le lui diras, car peut-être alors sa mère sera-t-elle seule et isolée.

Quant à ces papiers, qui la constatent, tu ne les lui remettras qu'après la mort du marquis. Maintenant, tout est convenu; partons, me dit-il, car il est l'heure.» Alors il s'appuya sur votre berceau, se pencha vers vous, et, quoique ce fût un homme, je vous le dis, je vis une larme tomber sur votre joue.

– Continuez, murmura Paul d'une voix étouffée.

– Le rendez-vous était dans une allée même du parc, à cent pas d'ici.

En arrivant, nous trouvâmes le marquis; il nous attendait depuis quelques minutes. Auprès de lui, sur un banc, étaient des pistolets tout chargés: les adversaires se saluèrent sans échanger une parole. Le marquis montra du doigt les armes; chacun s'empara de la sienne, et tous deux, car les conditions avaient été réglées d'avance, ainsi que me l'avait dit votre père, allèrent se placer, muets et sombres, à trente pas de distance, et commencèrent à marcher l'un contre l'autre. Oh! ce fut un moment terrible pour moi, je vous le jure, continua le vieillard aussi ému que s'il revoyait cette scène, que celui où je vis la distance diminuer graduellement entre ces deux hommes.

Lorsqu'il n'y eut plus que dix pas d'intervalle, le marquis s'arrêta et fit feu… Je regardais votre père. Pas un muscle de son visage ne bougea, de sorte que je crus qu'il était sain et sauf; il continua de marcher jusqu'au marquis, et, lui appuyant le canon du pistolet sur le coeur…

– Il ne le tua pas, j'espère! s'écria Paul en saisissant le bras du vieillard.

– Il lui dit: «Vos jours sont à moi, monsieur, et je pourrais les prendre; mais je veux que vous viviez pour me pardonner comme je vous pardonne.» À ces mots, il tomba mort: la balle du marquis lui avait traversé la poitrine.

– Oh! mon père! mon père! s'écria le jeune marin en se tordant les bras. Et il vit, cet homme qui a tué mon père! il vit, n'est- ce pas? il est encore jeune; il a encore la force de lever une épée ou un pistolet. Nous l'irons trouver… aujourd'hui, tout à l'heure. Tu lui diras: «C'est son fils, il faut que vous vous battiez avec lui.» Oh! cet homme… cet homme… Malheur à cet homme!

– Dieu s'est chargé de la vengeance, répondit Achard: cet homme est fou.

– C'est vrai, murmura Paul; je l'avais oublié.

– Et dans sa folie, continua Achard, il voit éternellement cette scène sanglante, et répète dix fois par jour ces paroles suprêmes qui lui furent adressées par votre père.

– Ah! voilà donc pourquoi la marquise ne le quitte pas d'une minute.

– Et voilà pourquoi, sous prétexte qu'il ne veut pas voir ses enfants, elle a éloigné de lui Emmanuel et Marguerite.

– Pauvre soeur! dit Paul avec un accent de tendresse infinie. Et maintenant elle veut la sacrifier en la mariant malgré elle à ce misérable Lectoure!

– Oui, mais ce misérable Lectoure, reprit Achard, emmène Marguerite à Paris, donne un régiment de dragons à son frère: la marquise ne craint plus la présence de ses enfants, son secret reste désormais entre elle et deux vieillards qui, demain, cette nuit, peuvent mourir… La tombe est muette.

– Mais, moi, moi!

– Vous! sait-on si vous existez même! avez-vous donné de vos nouvelles depuis quinze ans que vous vous êtes échappé de Selkirk! ne pouvez-vous pas, vous aussi, avoir rencontré sur votre chemin quelque accident qui vous empêche de vous trouver au rendez-vous où vous êtes heureusement venu? Certes, elle ne vous a pas oublié… mais elle espère…

– Oh! crois-tu que ma mère?..

 

– Pardon! c'est vrai, répondit Achard, je ne crois rien; j'ai tort; oubliez ce que j'ai dit.

– Oui, oui, parlons de toi, mon ami; parlons de mon père.

– Ai-je besoin d'ajouter que ses dernières volontés furent exécutées?

Fild vint vous chercher dans la journée. Vous partîtes.

Vingt et un ans se sont passés depuis cette époque, et, depuis cette époque, pas un jour ne s'est écoulé sans que j'aie fait des voeux pour vous revoir au jour dit. Ces voeux sont accomplis, continua le vieillard. Dieu merci! vous voilà, votre père revit en vous… Je le revois, je lui parle… je ne pleure plus, je suis consolé …

– Et il était mort?.. mort sans souffle, sans vie, sans espoir? mort sur le coup?

– Oui, mort!.. Je l'apportai ici… Je le déposai sur ce lit où vous étiez né. Je fermai la porte pour que personne n'entrât, et je m'en allai creuser sa tombe. Je passai toute la journée à ce pénible devoir; car, d'après le voeu même de votre père, personne ne devait être mis dans cette terrible confidence. Le soir, je revins chercher le cadavre. C'est une étrange chose que le coeur de l'homme, et combien l'espérance que Dieu y met est difficile à l'abandonner. Je l'avais vu tomber… j'avais senti ses mains se refroidir… j'avais baisé son visage glacé…je l'avais quitté pour aller creuser sa tombe, et, cette tombe creusée, ce devoir de mort accompli, je revenais le coeur bondissant, car il me semblait qu'en mon absence, quoiqu'il fallût pour cela un miracle de Dieu, la vie était revenue, et qu'il allait se soulever sur son lit et me parler. Je rentrai… Hélas! hélas! les temps évangéliques étaient passés… Lazare resta étendu sur sa couche… mort! mort! mort!

Et le vieillard resta un instant abattu, sans parole, sans voix; seulement des larmes coulaient silencieusement sur son visage ridé.

– Oui, oui, s'écria Paul éclatant en sanglots de son côté; oui, n'est-ce pas, et tu accomplis ta sainte mission! Noble coeur! laisse-moi baiser ces mains qui ont rendu le corps de mon père à la demeure éternelle. Et tu es demeuré fidèle à la tombe comme tu l'as été à la vie. Pauvre gardien du sépulcre! tu es resté près de lui pour que quelques larmes arrosassent l'herbe qui poussait sur la fosse ignorée. Oh! que ceux qui se croient grands, parce que leur nom retentit dans la tempête et dans la guerre plus haut que l'ouragan et la bataille, sont petits près de toi, vieillard au dévouement silencieux!.. Oh! bénis-moi, bénis-moi, s'écria Paul en tombant à genoux, puisque mon père n'est plus là pour me bénir.

– Dans mes bras, mon enfant, dans mes bras! dit le vieillard; car tu t'exagères cette action si simple et si naturelle. Puis, crois- moi, ce que tu appelles ma piété n'a pas, été sans enseignements pour moi; j'ai vu combien l'homme tenait peu de place sur la terre, et combien il était vite perdu dans le monde lorsque le Seigneur détournait les yeux de lui. Ton père était jeune, plein d'avenir, de courage; ton père était le dernier descendant d'une vieille lignée, il portait un noble nom, on eût cru voir d'avance son chemin tout tracé vers les honneurs, de la terre, il avait une famille, des amis. Eh bien! ton père disparut tout à coup, comme si la terre avait manqué sous ses pieds. Je ne sais si quelque regard en larmes chercha sa trace jusqu'à ce qu'il la perdît; mais ce que je sais, c'est que depuis vingt et un ans nul n'est venu sur cette tombe; nul ne sait qu'il est couché à l'endroit où l'herbe est plus verte et plus touffue. Et cependant, orgueilleux et insensé qu'il est, l'homme se croit quelque chose!

– Oh! ma mère n'y est jamais venue?

Le vieillard ne répondit pas.

– Eh bien! continua Paul, nous serons deux maintenant qui connaîtrons cette place. Viens me la montrer; car j'y retournerai, je te jure, toutes les fois que mon vaisseau touchera les côtes de France.

À ces mots, il entraîna Achard dans la première chambre; mais, comme ils ouvraient la porte, ils entendirent un léger bruit du côté du parc: c'était un domestique du château qui venait avec Marguerite.

Paul rentra précipitamment.

– C'est ma soeur, dit-il à Achard, c'est ma soeur. Laisse-moi seul un instant avec elle, j'ai besoin de parler à cette enfant…

J'ai un mot à lui dire qui lui fera passer une nuit heureuse.

Prenons pitié de ceux qui veillent et pleurent.

– Songez, dit Achard, que le secret que je viens de vous révéler est aussi celui de votre mère.

– Sois tranquille, mon vieil ami, dit-il en poussant Achard dans la seconde chambre. Sois tranquille, je ne lui parlerai que du sien.

En ce moment Marguerite entra.