Za darmo

La femme au collier de velours

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Le vieillard reprit haleine et ajouta d'un ton plus doux:

– Je sais bien qu'il y a Viotti, un de mes élèves, un enfant plein de bonnes dispositions, mais impatient, mais dévergondé, mais sans règle. Quant à Giarnowicki, c'est un fat et un ignorant, et la première chose que j'ai dite à ma vieille Lisbeth, c'était, si elle entendait jamais ce nom-là prononcé à ma porte, de fermer ma porte avec acharnement. Il y a trente ans que Lisbeth est avec moi, eh bien, je vous le dis, jeune homme, je chasse Lisbeth si elle laisse entrer chez moi Giarnowicki; un Sarmate, un Welche, qui s'est permis de dire du mal du maître des maîtres, de l'immortel Tartini. Oh! à celui qui m'apportera la tête de Giarnowicki, je promets des leçons et des conseils tant qu'il en voudra. Quant à toi, mon garçon, continua le vieillard en revenant à Hoffmann, quant à toi, tu n'es pas fort; c'est vrai; mais Rode et Kreutzer, mes élèves, n'étaient pas plus forts que toi; quant à toi je disais donc qu'en venant chercher maître Gottlieb, qu'en t'adressant à maître Gottlieb, qu'en te faisant recommander à lui par un homme qui le connaît et qui l'apprécie, par ce fou de Zacharie Werner, tu prouves qu'il y a dans cette poitrine là un cœur d'artiste. Aussi maintenant, jeune homme, voyons, ce n'est plus un Antonio Stradivarius que je veux mettre entre tes mains; non, ce n'est même plus un Gramulo, ce vieux maître que l'immortel Tartini estimait si fort qu'il ne jouait jamais que sur des Gramulo; non, c'est sur un Antonio Amati, c'est sur l'aïeul, c'est sur l'ancêtre, c'est sur la tige première de tous les violons qui ont été faits, c'est sur l'instrument qui sera la dot de ma fille Antonia, que je veux t'entendre. C'est l'arc d'Ulysse, vois-tu, et qui pourra bander l'arc d'Ulysse est digne de Pénélope.

Et alors le vieillard ouvrit la boîte de velours toute galonnée d'or, et en tira un violon comme il semblait qu'il ne dût jamais avoir existé de violons, et comme Hoffmann seul peut-être se rappelait en avoir vu dans les concerts fantastiques de ses grands-oncles et de ses grandes-tantes.

Puis il s'inclina sur l'instrument vénérable, et le présentant à Hoffmann:

– Prends, dit-il, et tâche de ne pas être trop indigne de lui.

Hoffmann s'inclina, prit l'instrument avec respect, et commença une vieille étude de Jean-Sébastien Bach.

– Bach, Bach, murmura Gottlieb; passe encore pour l'orgue, mais il n'entendait rien au violon. N'importe.

Au premier son qu'Hoffmann avait tiré de l'instrument, il avait tressailli, car lui, l'éminent musicien, il comprenait quel trésor d'harmonie on venait de mettre entre ses mains.

L'archet, semblable à un arc, tant il était courbé, permettait à l'instrumentiste d'embrasser les quatre cordes à la fois, et la dernière de ces cordes s'élevait à des tons célestes si merveilleux, que jamais Hoffmann n'avait pu songer qu'un son si divin s'éveillât sous une main humaine.

Pendant ce temps, le vieillard se tenait près de lui, la tête renversée en arrière, les yeux clignotants, disant pour tout encouragement:

– Pas mal, pas mal, jeune homme; la main droite, la main droite! la main gauche n'est que le mouvement, la main droite c'est l'âme. Allons, de l'âme! de l'âme! de l'âme!!!

Hoffmann sentait bien que le vieux Gottlieb avait raison, et il comprenait, comme il lui avait dit à la première épreuve, qu'il fallait désapprendre tout ce qu'il avait appris; et, par une transition insensible, mais soutenue, mais croissante, il passait du pianissimo au fortissimo, de la caresse à la menace, de l'éclair à la foudre, et il se perdait dans un torrent d'harmonie qu'il soulevait comme un nuage, et qu'il laissait retomber en cascades murmurantes, en perles liquides, en poussière humide, et il était sous l'influence d'une situation nouvelle, d'un état touchant à l'extase, quand tout à coup sa main gauche s'affaissa sur les cordes, l'archet mourut dans sa main, le violon glissa de sa poitrine, ses yeux devinrent fixes et ardents.

La porte venait de s'ouvrir, et dans la glace devant laquelle il jouait, Hoffmann avait vu apparaître, pareille à une ombre évoquée par une harmonie céleste, la belle Antonia, la bouche entrouverte, la poitrine oppressée, les yeux humides.

Hoffmann jeta un cri de plaisir, et maître Gottlieb n'eut que le temps de retenir le vénérable Antonio Amati, qui s'échappait de la main du jeune instrumentiste.

CHAPITRE V
Antonia

Antonia avait paru mille fois plus belle encore à Hoffmann, au moment où il lui avait vu ouvrir la porte et en franchir le seuil, qu'au moment où il lui avait vu descendre les degrés de l'église.

C'est que, dans la glace où la jeune fille venait de réfléchir son image et qui était à deux pas seulement d'Hoffmann, Hoffmann avait pu rétablir d'un seul coup d'œil toutes les beautés qui lui avaient échappé à distance.

Antonia avait dix-sept ans à peine; elle était de taille moyenne, plutôt grande que petite, mais si mince sans maigreur, si flexible sans faiblesse, que toutes les comparaisons de lis se balançant sur leur tige, de palmier se courbant au vent, eussent été insuffisantes pour peindre cette morbidezza italienne, seul mot de la langue exprimant à peu près l'idée de douce langueur qui s'éveillait à son aspect. Sa mère était, comme Juliette, une des plus belles fleurs du printemps de Vérone, et l'on retrouvait dans Antonia, non pas fondues, mais heurtées, et c'est ce qui faisait le charme de cette jeune fille, les beautés des deux races qui se disputent la palme de la beauté. Ainsi, avec la finesse de peau des femmes du Nord, elle avait la matité de peaux des femmes du Midi; ainsi ses cheveux blonds, épais et légers à la fois, flottant au moindre vent, comme une vapeur dorée, ombrageaient des yeux et des sourcils de velours noir. Puis, chose singulière encore, c'était dans sa voix surtout que le mélange harmonieux des deux langues était sensible. Aussi, lorsque Antonia parlait allemand, la douceur de la belle langue où, comme dit Dante, résonne le si, venait adoucir la rudesse de l'accent germanique, tandis qu'au contraire, quand elle parlait italien, la langue un peu trop molle de Métastase et de Goldoni prenait une fermeté qui lui donnait la puissante accentuation de la langue de Schiller et de Goethe.

Mais ce n'était pas seulement au physique que se faisait remarquer cette fusion; Antonia était au moral un type merveilleux et rare de ce que peuvent réunir de poésie opposée le soleil de l'Italie et les brumes de l'Allemagne. On eût dit à la fois une muse et une fée, la Lorelei de la ballade et la Béatrice de La Divine Comédie.

C'est qu'Antonia, l'artiste par excellence, était fille d'une grande artiste. Sa mère, habituée à la musique italienne, s'était un jour prise corps à corps avec la musique allemande. La partition de l'Alceste de Gluck lui était tombée entre les mains, et elle avait obtenu de son mari, maître Gottlieb, de lui faire traduire le poème en italien, et, le poème traduit en italien, elle était venue le chanter à Vienne; mais elle avait trop présumé de ses forces, ou plutôt, l'admirable cantatrice, elle ne connaissait pas la mesure de sa sensibilité. À la troisième représentation de l'opéra qui avait eu le plus grand succès, à l'admirable solo d'Alceste:

 
Divinités du Styx, ministres de la mort,
Je n'invoquerai pas votre pitié réelle.
J'enlève un tendre époux à son funeste sort,
Mais je vous abandonne une épouse fidèle.
 

quand elle atteignit le , qu'elle donna à pleine poitrine, elle pâlit, chancela, s'évanouit; un vaisseau s'était brisé, dans cette poitrine si généreuse: le sacrifice aux dieux infernaux s'était accompli en réalité: la mère d'Antonia était morte.

Le pauvre maître Gottlieb dirigeait l'orchestre; de son fauteuil, il vit chanceler, pâlir, tomber celle qu'il aimait par-dessus toute chose; bien plus, il entendit se briser dans sa poitrine cette fibre à laquelle tenait sa vie, et il jeta un cri terrible qui se mêla au dernier soupir de la virtuose.

De là venait peut-être cette haine de maître Gottlieb pour les maîtres allemands; c'était le chevalier Gluck qui, bien innocemment, avait tué sa Térésa, mais il n'en voulait pas moins au chevalier Gluck mal de mort, pour cette douleur profonde qu'il avait ressentie, et qui ne s'était calmée qu'au fur et à mesure qu'il avait reporté sur Antonia grandissante tout l'amour qu'il avait pour sa mère.

Maintenant, à dix-sept ans qu'elle avait, la jeune fille en était arrivée à tenir lieu de tout au vieillard; il vivait par Antonia, il respirait par Antonia. Jamais l'idée de la mort d'Antonia ne s'était présentée à son esprit; mais, si elle se fût présentée, il ne s'en serait pas fort inquiété, attendu que l'idée ne lui fût pas même venue qu'il pouvait survivre à Antonia.

Ce n'était donc pas avec un sentiment moins enthousiaste qu'Hoffmann, quoique ce sentiment fût bien autrement pur encore, qu'il avait vu apparaître Antonia sur le seuil de la porte de son cabinet.

La jeune fille s'avança lentement; deux larmes brillaient à sa paupière; et, faisant trois pas vers Hoffmann, elle lui tendit la main.

Puis, avec un accent de chaste familiarité, et comme si elle eût connu le jeune homme depuis dix ans:

– Bonjour, frère, dit-elle.

Maître Gottlieb, du moment où sa fille avait paru, était resté muet et immobile; son âme, comme toujours, avait quitté son corps, et, voltigeant autour d'elle, chantait aux oreilles d'Antonia toutes les mélodies d'amour et de bonheur que chante l'âme d'un père à la vue de sa fille bien-aimée.

Il avait donc posé son cher Antonio Amati sur la table, et, joignant les deux mains comme il eût fait devant la Vierge, il regardait venir son enfant.

Quant à Hoffmann, il ne savait s'il veillait ou dormait, s'il était sur la terre ou au ciel, si c'était une femme qui venait à lui, ou un ange qui lui apparaissait.

 

Aussi fit-il presque un pas en arrière lorsqu'il vit Antonia s'approcher de lui et lui tendre la main en l'appelant son frère.

– Vous, ma sœur! dit-il d'une voix étouffée.

– Oui, dit Antonia: ce n'est pas le sang qui fait la famille, c'est l'âme. Toutes les fleurs sont sœurs par le parfum, tous les artistes sont frères par l'art. Je ne vous ai jamais vu, c'est vrai, mais je vous connais; votre archet vient de me raconter votre vie. Vous êtes poète, un peu fou, pauvre ami! Hélas, c'est cette étincelle ardente que Dieu enferme dans notre tête ou dans notre poitrine qui nous brûle le cerveau ou qui nous consume le cœur.

Puis, se tournant vers maître Gottlieb:

– Bonjour, père, dit-elle; pourquoi n'avez-vous pas encore embrassé votre Antonia? Ah! voilà, je comprends, Il Matrimonio segreto, le Stabat mater. Cimarosa, Pergolèse? Porpora! qu'est-ce qu'Antonia auprès de ces grands génies, une pauvre enfant qui vous aime, mais que vous oubliez pour eux.

– Moi, t'oublier! s'écria Gottlieb, le vieux Murr oublier Antonia! Le père oublier sa fille! Pourquoi! pour quelques méchantes notes de musique, pour un assemblage de rondes et de croches, de noires et de blanches, de dièses et de bémols! Ah bien oui! regarde comme je t'oublie!

En tournant sur sa jambe torse avec une agilité étonnante, de son autre jambe et de ses deux mains le vieillard fit voler les parties d'orchestration del Matrimonio segreto toutes prêtes à être distribuées aux musiciens de l'orchestre.

– Mon père! mon père! dit Antonia.

– Du feu! du feu! cria maître Gottlieb, du feu, que je brûle tout cela; du feu, que je brûle Pergolèse! du feu, que je brûle Cimarosa! du feu, que je brûle Pasiello! du feu, que je brûle mes Stradivarius! mes Gramulo! du feu, que je brûle mon Antonio Amati! Ma fille, mon Antonia n'a-t-elle pas dit que j'aimais mieux des cordes, du bois et du papier, que ma chair et mon sang! Du feu! du feu! du feu!!!

Et le vieillard s'agitait comme un fou et sautait sur sa jambe comme le diable boiteux, faisait aller ses bras comme un moulin à vent.

Antonia regardait cette folie du vieillard avec ce doux sourire d'orgueil filial satisfait. Elle savait bien, elle qui n'avait jamais fait de coquetterie qu'avec son père, elle savait bien qu'elle était toute-puissante sur le vieillard, que son cœur était un royaume où elle régnait en souveraine absolue. Aussi arrêta-t-elle le vieillard au milieu de ses évolutions, et l'attirant à elle, déposa-t-elle un simple baiser sur son front.

Le vieillard jeta un cri de joie, prit sa fille dans ses bras, l'enleva comme il eût fait d'un oiseau, et alla s'abattre, après avoir tourné trois ou quatre fois sur lui-même, sur un grand canapé où il commença de la bercer comme une mère fait de son enfant.

D'abord Hoffmann avait regardé maître Gottlieb avec effroi; en lui voyant jeter les partitions en l'air, en lui voyant enlever sa fille entre ses bras, il l'avait cru fou furieux enragé. Mais, au sourire paisible d'Antonia, il s'était promptement rassuré, et, ramassant respectueusement les partitions éparses, il les replaçait sur les tables et sur les pupitres, tout en regardant du coin de l'œil ce groupe étrange, où le vieillard lui-même avait sa poésie.

Tout à coup, quelque chose de doux, de suave, d'aérien, passa dans l'air, c'était une vapeur, c'était une mélodie, c'était quelque chose de plus divin encore: c'était la voix d'Antonia qui attaquait, avec sa fantaisie d'artiste, cette merveilleuse composition de Stradella qui avait sauvé la vie à son auteur, le Pieta, Signore.

Aux premières vibrations de cette voix d'ange, Hoffmann demeura immobile, tandis que le vieux Gottlieb, soulevant doucement sa fille de dessus ses genoux, la déposait, toute couchée comme elle était, sur le canapé; puis courant à son Antonio Amati, et accordant l'accompagnement avec les paroles, commença de son côté à faire passer l'harmonie de son archet sous le chant d'Antonia, et à le soutenir comme un ange soutient l'âme qu'il porte au ciel.

La voix d'Antonia était une voix de soprano, possédant toute l'étendue que la prodigalité divine peut donner, non pas à une voix de femme, mais à une voix d'ange. Antonia parcourait cinq octaves et demie; elle donnait avec la même facilité le contre-ut, cette note divine qui semble n'appartenir qu'aux concerts célestes, et l'ut de la cinquième octave des notes basses. Jamais Hoffmann n'avait entendu rien de si velouté que ces quatre premières mesures chantées sans accompagnement, Pieta, Signore, di me dolente. Cette aspiration de l'âme souffrante vers Dieu, cette prière ardente au Seigneur d'avoir pitié de cette souffrance qui se lamente, prenaient dans la bouche d'Antonia un pressentiment de respect divin qui ressemblait à la terreur. De son côté l'accompagnement, qui avait reçu la phrase flottant entre le ciel et la terre, qui l'avait, pour ainsi dire, prise entre ses bras, après le la expiré, et qui, piano, piano, répétait comme un écho de la plainte, l'accompagnement était en tout digne de la voix lamentable, et douloureux comme elle. Il disait, lui, non pas en italien, non pas en allemand, non pas en français, mais dans cette langue universelle qu'on appelle la musique:

«Pitié, Seigneur, pitié de moi, malheureuse, pitié, Seigneur, et, si ma prière arrive à toi, que la rigueur se désarme et que tes regards se retournent vers moi moins sévères et plus cléments!»

Et cependant, tout en suivant, tout en emboîtant la voix, l'accompagnement lui laissait toute sa liberté, toute son étendue; c'était une caresse et non pas une étreinte, un soutien et non une gêne; et quand, au premier sforzando, c'est-à-dire quand, lassée de l'effort, la voix retomba comme pour essayer de monter au ciel, l'accompagnement parut craindre alors de lui peser comme une chose terrestre, et l'abandonna presque aux ailes de la foi, pour ne la soutenir qu'au mi bécarre, c'est-à-dire au diminuendo, c'est-à-dire quand, lassée de l'effort, la voix retomba do, quand, sur le et les deux fa, la voix se souleva comme affaissée sur elle-même, et, pareille à la madone de Canova, à genoux, assise sur ses genoux, et chez laquelle tout plie, âme et corps, affaissés sous ce doute terrible que la miséricorde du Créateur soit assez grande pour oublier la faute de la créature.

Puis, quand d'une voix tremblante elle continua: Qu'il n'arrive jamais que je sois damnée et précipitée dans le feu éternel de ta vigueur, ô grand Dieu! Alors l'accompagnement se hasarda à mêler sa voix à la voix frémissante qui, entrevoyant les flammes éternelles, priait le Seigneur de l'en éloigner. Alors l'accompagnement pria de son côté, supplia, gémit, monta avec elle jusqu'au fa, descendit avec elle jusqu'à l'ut, l'accompagnant dans sa faiblesse, la soutenant dans sa terreur; puis, tandis que haletante et sans force, la voix mourait dans les profondeurs de la poitrine d'Antonia, l'accompagnement continua seul après la voix éteinte, comme après l'âme envolée et déjà sur la route du ciel, continuent murmurantes et plaintives les prières des survivants.

Alors aux supplications du violon de maître Gottlieb commença de se mêler une harmonie inattendue, douce et puissante à la fois, presque céleste. Antonia se souleva sur son coude, maître Gottlieb se tourna à moitié et demeura l'archet suspendu sur les cordes de son violon. Hoffmann, d'abord étourdi, enivré, en délire, avait compris qu'aux élancements de cette âme il fallait un peu d'espoir, et qu'elle se briserait si un rayon divin ne lui montrait le ciel, et il s'était élancé vers un orgue, et il avait étendu ses dix doigts sur les touches frémissantes, et l'orgue, poussant un long soupir, venait de se mêler au violon de Gottlieb et à la voix d'Antonia.

Alors ce fut une chose merveilleuse que ce retour du motif Pieta, Signore, accompagné par cette voix d'espoir, au lieu d'être poursuivi comme dans la prière partie par la terreur, et quand, pleine de foi dans son génie comme dans sa prière, Antonia attaqua avec toute la vigueur de sa voix, le fa du volgi, un frisson passa dans les veines d'Hoffmann, qui, écrasant l'Antonio Amati sous les torrents d'harmonie qui s'échappaient de son orgue, continua la voix d'Antonia après qu'elle eut expiré, et sur les ailes, non plus d'un ange, mais d'un ouragan, sembla porter le dernier soupir de cette âme aux pieds du Seigneur tout-puissant et tout miséricordieux.

Puis il se fit un moment de silence; tous trois se regardèrent, et leurs mains se joignirent dans une étreinte fraternelle, comme leurs âmes s'étaient jointes dans une commune harmonie.

Et, à partir de ce moment, ce fut non seulement Antonia qui appela Hoffmann son frère, mais le vieux Gottlieb Murr qui appela Hoffmann son fils!

CHAPITRE VI
Le serment

Peut-être le lecteur se demandera-t-il, ou plutôt nous demandera-t-il, comment, la mère d'Antonia étant morte en chantant, maître Gottlieb Murr permettait que sa fille, c'est-à-dire que cette âme de son âme, courût le risque d'un danger semblable à celui auquel avait succombé la mère.

Et d'abord, quand il avait entendu Antonia essayer son premier chant, le pauvre père avait tremblé comme la feuille près de laquelle chante un oiseau. Mais c'était un véritable oiseau qu'Antonia, et le vieux musicien s'aperçut bientôt que le chant était sa langue naturelle, aussi Dieu, en lui donnant une voix si étendue qu'elle n'avait peut-être pas son égale au monde, avait-il indiqué que sous ce rapport maître Gottlieb n'avait du moins rien à craindre: en effet, quand à ce don naturel du chant était jointe l'étude de la musique, quand les difficultés les plus exagérées du solfège avaient été mises sous les yeux de la jeune fille et vaincues aussitôt avec une merveilleuse facilité, sans grimaces, sans efforts, sans une seule corde au cou, sans un seul clignotement d'yeux, il avait compris la perfection de l'instrument, et, comme Antonia, en chantant les morceaux notés pour les voix les plus hautes, restait toujours en deçà de ce qu'elle pouvait faire, il s'était convaincu qu'il n'y avait aucun danger à laisser aller le doux rossignol au penchant de sa mélodieuse vocation.

Seulement maître Gottlieb avait oublié que la corde de la musique n'est pas la seule qui résonne dans le cœur des jeunes filles, et qu'il y a une autre corde bien autrement frêle, bien autrement vibrante, bien autrement mortelle: celle de l'amour!

Celle-là s'était éveillée chez la pauvre enfant au son de l'archet d'Hoffmann; inclinée sur sa broderie dans la chambre à côté de celle où se tenaient le jeune homme et le vieillard, elle avait relevé la tête au premier frémissement qui avait passé dans l'air. Elle avait écouté; puis peu à peu une sensation étrange avait pénétré dans son âme, avait couru en frissons inconnus dans ses veines. Elle s'était alors soulevée lentement, appuyant une main à sa chaise, tandis que l'autre laissait échapper la broderie de ses doigts entrouverts. Elle était restée un instant immobile; puis, lentement, elle s'était avancée vers la porte, et, comme nous l'avons dit, ombre évoquée de la vie matérielle, elle était apparue, poétique vision, à la porte du cabinet de maître Gottlieb Murr.

Nous avons vu comment la musique avait fondu à son ardent creuset ces trois âmes en une seule, et comment, à la fin du concert, Hoffmann était devenu commensal de la maison.

C'était l'heure où le vieux Gottlieb avait l'habitude de se mettre à table. Il invita Hoffmann à dîner avec lui, invitation qu'Hoffmann accepta avec la même cordialité qu'elle était faite.

Alors, pour quelques instants la belle et poétique vierge des cantiques divins se transforma en une bonne ménagère. Antonia versa le thé comme Clarisse Harlow, fit des tartines de beurre comme Charlotte, et finit par se mettre elle-même à table et par manger comme une simple mortelle.

Les Allemands n'entendent pas la poésie comme nous. Dans nos données de monde maniéré, la femme qui mange et qui boit se dépoétise. Si une jeune et jolie femme se met à table, c'est pour y fourrer ses gants, si toutefois elle ne conserve pas ses gants; si elle a une assiette, c'est pour y égrainer, à la fin du repas, une grappe de raisin, dont l'immatérielle créature consent parfois à sucer les grains les plus dorés, comme fait une abeille d'une fleur.

On comprend, d'après la façon dont Hoffmann avait été reçu chez maître Gottlieb, qu'il y revint le lendemain, le surlendemain et les jours suivants. Quant à maître Gottlieb, cette fréquence des visites d'Hoffmann ne paraissait aucunement l'inquiéter: Antonia était trop pure, trop chaste, trop confiante dans son père, pour que le soupçon vînt au vieillard que sa fille pût commettre une faute. Sa fille, c'était sainte Cécile, c'était la Vierge Marie, c'était un ange des cieux; l'essence divine l'emportait tellement en elle sur la matière terrestre, que le vieillard n'avait jamais jugé à propos de lui dire qu'il y avait plus de danger dans le contact de deux corps que dans l'union de deux âmes.

 

Hoffmann était donc heureux, c'est-à-dire aussi heureux qu'il est donné à une créature mortelle de l'être. Le soleil de la joie n'éclaire jamais entièrement le cœur, une tache sombre qui rappelle à l'homme que le bonheur complet n'existe pas en ce monde, mais seulement au ciel.

Mais Hoffmann avait un avantage sur le commun de l'espèce. Souvent l'homme ne peut pas expliquer la cause de cette douleur qui passe au milieu de son bien-être, de cette ombre qui se projette, obscure et noire, sur sa rayonnante félicité.

Hoffmann, lui, savait ce qui le rendait malheureux.

C'était cette promesse faite à Zacharias Werner d'aller le rejoindre à Paris; c'était ce désir étrange de visiter la France, qui s'effaçait dès qu'Hoffmann se trouvait en présence d'Antonia, mais qui reprenait tout le dessus aussitôt qu'Hoffmann se retrouvait seul; il y avait même plus: c'est qu'au fur et à mesure que le temps s'écoulait et que les lettres de Zacharias, réclamant la parole de son ami, étaient plus pressantes, Hoffmann s'attristait davantage.

En effet, la présence de la jeune fille n'était plus suffisante à chasser le fantôme qui poursuivait maintenant Hoffmann jusqu'aux côtés d'Antonia. Souvent, près d'Antonia, Hoffmann tombait dans une rêverie profonde. À quoi rêvait-il? à Zacharias Werner, dont il lui semblait entendre la voix. Souvent son œil, distrait d'abord, finissait par se fixer sur un point de l'horizon. Que voyait cet œil, ou plutôt que croyait-il voir? La route de Paris, puis, à un des tournants de cette route, Zacharias marchant devant lui et faisant signe de le suivre.

Peu à peu, le fantôme qui était apparu à Hoffmann à des intervalles rares et inégaux revint avec plus de régularité et finit par le poursuivre d'une obsession continuelle.

Hoffmann aimait Antonia de plus en plus. Hoffmann sentait qu'Antonia était nécessaire à sa vie, que c'était le bonheur de son avenir; mais Hoffmann sentait aussi qu'avant de se lancer dans ce bonheur, et pour que ce bonheur fût durable, il lui fallait accomplir le pèlerinage projeté, ou, sans cela, le désir renfermé dans son cœur, si étrange qu'il fût, le rongerait.

Un jour qu'assis près d'Antonia, pendant que maître Gottlieb notait dans son cabinet le Stabat de Pergolèse, qu'il voulait exécuter à la société philharmonique de Francfort, Hoffmann était tombé dans une de ses rêveries ordinaires, Antonia, après l'avoir regardé longtemps, lui prit les deux mains.

– Il faut y aller, mon ami, dit-elle.

Hoffmann la regarda avec étonnement.

– Y aller? répéta-t-il, et où cela?

– En France, à Paris.

– Et qui vous a dit, Antonia, cette secrète pensée de mon cœur, que je n'ose m'avouer à moi-même?

– Je pourrais m'attribuer près de vous le pouvoir d'une fée, Théodore, et vous dire: J'ai lu dans votre pensée, j'ai lu dans vos yeux, j'ai lu dans votre cœur; mais je mentirais. Non, je me suis souvenue, voilà tout.

– Et de quoi vous êtes-vous souvenue, ma bien-aimée Antonia?

– Je me suis souvenue que, la veille du jour où vous êtes venu chez mon père, Zacharias Werner y était venu et nous avait raconté votre projet de voyage, votre désir ardent de voir Paris; désir nourri depuis près d'un an, et tout prêt à s'accomplir. Depuis, vous m'avez dit ce qui vous avait empêché de partir. Vous m'avez dit comment, en me voyant pour la première fois, vous avez été pris de ce sentiment irrésistible dont j'ai été prise moi-même en vous écoutant, et maintenant il vous reste à me dire ceci: que vous m'aimez toujours autant.

Hoffmann fit un mouvement.

– Ne vous donnez pas la peine de me le dire, je le sais, continua Antonia, mais il y a quelque chose de plus puissant que cet amour, c'est le désir d'aller en France, de rejoindre Zacharias, de voir Paris enfin.

– Antonia! s'écria Hoffmann, tout est vrai dans ce que vous venez de dire, hors un point; c'est qu'il y avait quelque chose au monde de plus fort que mon amour! Non, je vous le jure, Antonia, ce désir-là, désir étrange auquel je ne comprends rien, je l'eusse enseveli dans mon cœur si vous ne l'en aviez tiré vous-même. Vous ne vous trompez donc pas. Antonia! Oui, il y a une voix qui m'appelle à Paris, une voix plus forte que ma volonté, et cependant, je vous le répète, à laquelle je n'eusse pas obéi; cette voix est celle de la destinée!

– Soit, accomplissons notre destinée, mon ami. Vous partirez demain. Combien voulez-vous de temps?

– Un mois, Antonia; dans un mois, je serai de retour.

– Un mois ne vous suffira pas, Théodore; en un mois vous n'aurez rien vu; je vous en donne deux; je vous en donne trois; je vous donne le temps que vous voudrez, enfin; mais j'exige une chose, ou plutôt deux choses de vous.

– Lesquelles, chère Antonia, lesquelles? dites vite.

– Demain, c'est dimanche; demain, c'est jour de messe; regardez par votre fenêtre comme vous avez regardé le jour du départ de Zacharias Werner, et, comme ce jour-là, mon ami, seulement plus triste, vous me verrez monter les degrés de l'église; alors venez me rejoindre à ma place accoutumée, alors asseyez-vous près de moi, et, au moment où le prêtre consacrera le sang de Notre-Seigneur, vous me ferez deux serments, celui de me demeurer fidèle, celui de ne plus jouer.

– Oh! tout ce que vous voudrez, à l'instant même, chère Antonia! je vous jure…

– Silence, Théodore, vous jurerez demain.

– Antonia, Antonia, vous êtes un ange!

– Au moment de nous séparer, Théodore, n'avez-vous pas quelque chose à dire à mon père?

– Oui, vous avez raison. Mais, en vérité, je vous avoue, Antonia, que j'hésite, que je tremble. Mon Dieu! que suis-je donc pour oser espérer?

– Vous êtes l'homme que j'aime, Théodore. Allez trouver mon père, allez.

Et, faisant à Hoffmann un signe de la main, elle ouvrit la porte d'une petite chambre transformée par elle en oratoire.

Hoffmann la suivit des yeux jusqu'à ce que la porte fût refermée, et, à travers la porte, il lui envoya, avec tous les baisers de sa bouche, tous les élans de son cœur.

Puis il entra dans le cabinet de maître Gottlieb.

Maître Gottlieb était si bien habitué au pas d'Hoffmann, qu'il ne souleva même pas les yeux de dessus le pupitre où il copiait le Stabat. Le jeune homme entra et se tint debout derrière lui.

Au bout d'un instant, maître Gottlieb n'entendant plus rien, même la respiration du jeune homme, maître Gottlieb se retourna.

– Ah! c'est toi, garçon, dit-il en renversant sa tête en arrière pour arriver à regarder Hoffmann à travers ses lunettes. Que viens-tu me dire?

Hoffmann ouvrit la bouche, mais il la referma sans avoir articulé un son.

– Es-tu devenu muet? demanda le vieillard; peste! ce serait malheureux; un gaillard qui en découd comme toi lorsque tu t'y mets ne peut pas perdre la parole comme cela, à moins que ce ne soit par punition d'en avoir abusé!

– Non, maître Gottlieb, non je n'ai point perdu la parole, Dieu merci! Seulement, ce que j'ai à vous dire…

– Eh bien!

– Eh bien!.. me semble chose difficile.

– Bah! est-ce donc bien difficile que de dire: maître Gottlieb, j'aime votre fille?

– Vous savez cela, maître Gottlieb?

– Ah ça! mais je serais bien fou, ou plutôt bien sot, si je ne m'en étais pas aperçu, de ton amour.

– Et cependant, vous avez permis que je continuasse de l'aimer.

– Pourquoi pas? puisqu'elle t'aime.

– Mais, maître Gottlieb, vous savez que je n'ai aucune fortune.

– Bah! les oiseaux du ciel ont-ils une fortune? Ils chantent, ils s'accouplent, ils bâtissent un nid, et Dieu les nourrit. Nous autres artistes, nous ressemblons fort aux oiseaux; nous chantons et Dieu vient à notre aide. Quand le chant ne suffira pas, tu te feras musicien. Je n'étais pas plus riche que toi quand j'ai épousé ma pauvre Térésa; eh bien! ni le pain, ni l'abri ne nous ont jamais fait faute. J'ai toujours eu besoin d'argent, et je n'en ai jamais manqué. Es-tu riche d'amour? voilà tout ce que je te demande; mérites-tu le trésor que tu convoites? voilà tout ce que je désire savoir. Aimes-tu Antonia plus que ta vie, plus que ton âme? alors je suis tranquille, Antonia ne manquera jamais de rien. Ne l'aimes-tu point? c'est autre chose; eusses-tu cent mille livres de rentes elle manquera toujours de tout.