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Le Malais se leva, jeta un regard de côté sur les hommes qui avaient applaudi il n'y avait qu'un instant à ses persécutions, et qui applaudissaient maintenant à son châtiment, et sortit du hangar.

– Frère, dit Nazim à Laïza, prends garde à toi, je le connais, il te jouera quelque mauvais tour.

– Veille plutôt sur toi-même Nazim car, de s'attaquer à moi, il n'oserait pas.

– Eh bien donc, je veillerai sur toi et tu veilleras sur moi, dit Nazim. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit maintenant, et nous avons, tu le sais, à parler d'autre chose.

– Oui, mais pas ici.

– Sortons donc.

– Tout à l'heure: quand chacun sera occupé à son repas, personne ne fera attention à nous.

– Tu as raison, frère.

Et les deux nègres se mirent à causer ensemble à voix basse et de choses indifférentes; mais, dès que les tranches furent grillées, dès que les morceaux de filet furent rôtis, profitant de la préoccupation qui préside toujours à la première partie d'un repas assaisonné d'un bon appétit, ils sortirent tous deux à leur tour, sans que, effectivement, comme l'avait prévu Laïza, le reste de la société parût même remarquer leur disparition.

Chapitre VIII – La toilette du nègre marron

Il était à peu près dix heures du soir; la nuit, sans lune, était belle et étoilée comme le sont d'ordinaire les nuits des tropiques vers la fin de l'été: on apercevait au ciel quelques unes de ces constellations qui nous sont familières depuis notre enfance, sous le nom de la Petite Ourse, du Baudrier, d'Orion et des Pléiades mais dans une position si différente de celle dans laquelle nous sommes habitués à les voir, qu'un Européen aurait eu peine à les reconnaître; en échange, au milieu d'elles brillait la Croix du Sud, invisible dans notre hémisphère boréal. Le silence de la nuit n'était troublé que par le bruit que faisaient, en rongeant l'écorce des arbres, les nombreux tanrecs dont les quartiers de la rivière Noire sont peuplés, par le chant des figuiers bleus et des fondi-jala, ces fauvettes et ces rossignols de Madagascar, et par le cri presque insensible de l'herbe déjà séchée qui pliait sous les pieds des deux frères.

Les deux nègres marchaient en silence, regardant de temps en temps autour d'eux d'un air inquiet, s'arrêtant pour écouter, puis reprenant leur chemin; enfin, parvenus dans un endroit plus touffu, ils entrèrent dans une espèce de petit bois de bambous, et, parvenus à son centre, s'arrêtèrent écoutant encore et regardant de nouveau autour d'eux. Sans doute le résultat de cette dernière investigation fut encore plus rassurant que les autres car ils échangèrent un regard de sécurité, et s'assirent tous deux au pied d'un bananier sauvage, qui étendait ses larges feuilles, comme un éventail magnifique, au milieu des feuilles grêles des roseaux qui l'environnaient.

– Eh bien, frère? demanda le premier, Nazim, avec ce sentiment d'impatience que Laïza avait déjà modéré, quand il avait voulu le questionner au milieu des autres nègres.

– Tu conserves donc toujours la même résolution, Nazim? dit Laïza.

– Plus que jamais, frère. Je mourrais ici, vois-tu. J'ai pris sur moi de travailler jusqu'à présent, moi, Nazim, moi, fils de chef, moi, ton frère; mais je me lasse de cette vie misérable: il faut que je retourne à Anjouan ou que je meure.

Laïza poussa un soupir.

– Il y a loin d'ici à Anjouan, dit-il.

– Qu'importe? répondit Nazim.

– Nous sommes dans le temps des grains.

– Le vent nous poussera vite.

– Mais si la barque chavire?

– Nous nagerons tant que nous aurons de forces; puis, lorsque nous ne pourrons plus nager, nous regarderons une dernière fois le ciel où nous attend le Grand-Esprit, et nous nous engloutirons dans les bras l'un de l'autre.

– Hélas! dit Laïza.

– Cela vaut mieux que d'être esclave, dit Nazim.

– Ainsi tu veux quitter l'île de France?

– Je le veux.

– Au risque de la vie?

– Au risque de la vie.

– Il y a dix chances contre une que tu n'arrives point à Anjouan.

– Il y en a une sur dix pour que j'y arrive.

– C'est bien, dit Laïza; qu'il soit fait comme tu le veux, frère. Cependant, réfléchis encore.

– Il y a deux ans que je réfléchis. Quand le chef des Mongallos m'a pris à mon tour dans un combat, comme toi-même avais été pris quatre ans auparavant, et qu'il m'a vendu à un capitaine négrier, comme toi-même avais été vendu, j'ai pris mon parti à l'instant même. J'étais enchaîné, j'ai essayé de m'étrangler avec mes chaînes, on m'a rivé à la cale. Alors j'ai voulu me briser la tête le long de la muraille du vaisseau, on a étendu de la paille sous ma tête; alors j'ai voulu me laisser mourir de faim, on m'a ouvert la bouche, et, ne pouvant me faire manger, on m'a forcé de boire. Il fallait me vendre bien vite, on m'a débarqué ici, on m'a donné à moitié prix, et c'était bien cher encore; car j'étais résolu de me précipiter du premier morne que je gravirais. Tout à coup, j'ai entendu ta voix, frère; tout à coup, j'ai senti mon cœur contre ton cœur; tout à coup, j'ai senti tes lèvres contre mes lèvres, et je me suis trouvé si heureux, que j'ai cru que je pourrais vivre. Cela a duré un an. Puis, pardonne-moi, frère, ton amitié ne m'a plus suffi. Je me suis rappelé notre île, je me suis rappelé mon père, je me suis rappelé Irna. Nos travaux m'ont paru lourds, puis humiliants, puis impossibles. Alors je t'ai dit que je voulais fuir, retourner à Anjouan, revoir Irna, revoir mon père, revoir notre île; et toi, tu as été bon comme toujours, tu m'as dit: «Repose-toi, Nazim, toi qui es faible, et je travaillerai, moi qui suis fort. Alors tu es sorti tous les soirs, depuis quatre jours, et tu as travaillé pendant que je me reposais. N'est-ce pas, Laïza?

– Oui, Nazim; écoute, cependant: mieux vaudrait attendre encore, reprit Laïza en relevant le front. Aujourd'hui esclaves, dans un mois, dans trois mois, dans une année, maîtres peut-être!

– Oui, dit Nazim; oui, je connais tes projets; oui, je sais ton espoir.

– Alors, comprends-tu ce que ce serait, reprit Laïza, que de voir ces blancs si fiers et si cruels, humiliés et suppliants à leur tour? comprends-tu ce que ce serait que de les faire travailler douze heures par journée à leur tour? comprends-tu ce que ce serait que de les battre, que de les fouetter de verges, que de les briser sous le bâton à leur tour? Ils sont douze mille et nous quatre-vingt mille. Et, le jour où nous nous compterons, ils seront perdus.

– Je te dirai ce que tu m'as dit, Laïza; il y a dix chances contre une pour que tu ne réussisses pas.

– Mais je te répondrai ce que tu m'as répondu, Nazim: il y en a une sur dix pour que je réussisse. Restons donc…

– Je ne le puis, Laïza, je ne le puis… J'ai vu l'âme de ma mère; elle m'a dit de revenir dans le pays.

– Tu l'as vue? dit Laïza.

– Oui; depuis quinze jours, tous les soirs, un fondi-jala vient se percher au-dessus de ma tête: c'est le même qui chantait à Anjouan sur sa tombe. Il a traversé la mer avec ses petites ailes et il est venu: j'ai reconnu son chant; écoute, le voici.

Effectivement, au moment même, un rossignol de Madagascar perché sur la plus haute branche du massif d'arbres au pied duquel étaient couchés Laïza et Nazim, commença sa mélodieuse chanson au dessus de la tête des deux frères. Tous deux écoutèrent, le front mélancoliquement penché, jusqu'au moment où le musicien nocturne s'interrompit, et, s'envolant dans la direction de la patrie des deux esclaves, fit entendre les mêmes modulations à cinquante pas de distance; puis, s'envolant encore, toujours dans la même direction, il répéta une dernière fois son chant, lointain écho de la patrie, mais dont à peine, à cette distance, on pouvait saisir les notes les plus élevées; puis enfin il s'envola encore, mais cette fois, si loin, si loin, que les deux exilés écoutaient vainement; on n'entendait plus rien.

– Il est retourné à Anjouan, dit Nazim, et il reviendra ainsi m'appeler et me montrer le chemin jusqu'à ce que j'y retourne moi-même.

– Pars donc, dit Laïza.

– Ainsi? demanda Nazim.

– Tout est prêt. J'ai, dans un des endroits les plus déserts de la rivière Noire, en face du morne, choisi un des plus grands arbres que j'aie pu trouver; j'ai creusé un canot dans sa tige, j'ai taillé deux avirons dans ses branches; je l'ai scié au-dessus et au-dessous du canot, mais je l'ai laissé debout de peur qu'on ne s'aperçût que sa cime manquait au milieu des autres cimes; maintenant, il n'y a plus qu'à le pousser pour qu'il tombe, il n'y a plus qu'à traîner le canot jusqu'à la rivière, il n'y a plus qu'à le laisser aller au courant, et, puisque tu veux partir, Nazim, eh bien, cette nuit tu partiras.

– Mais toi, frère, ne viens-tu donc pas avec moi? demanda Nazim.

– Non, dit Laïza: moi, je reste.

Nazim poussa à son tour un profond soupir.

– Et qui t'empêche donc, demanda Nazim après un moment de silence, de retourner avec moi au pays de nos pères?

– Ce qui m'empêche, Nazim, je te l'ai dit: depuis plus d'un an, nous avons résolu de nous révolter, et nos amis m'ont choisi pour chef de la révolte. Je ne puis pas trahir nos amis en les quittant.

– Ce n'est pas cela qui te retient, frère, dit Nazim en secouant la tête, c'est autre chose encore.

– Et quelle autre chose penses-tu donc qui puisse me retenir, Nazim?

– La rose de la rivière Noire, répondit le jeune homme en regardant fixement Laïza.

Laïza tressaillit; puis, après un moment de silence:

– C'est vrai, dit-il, je l'aime.

– Pauvre frère! reprit Nazim. Et quel est ton projet?

– Je n'en ai pas.

– Quel est ton espoir?

– De la voir demain, comme je l'ai vue hier, comme je l'ai vue aujourd'hui.

– Mais; elle, sait-elle que tu existes?

– J'en doute.

 

– T'a-t-elle jamais adressé la parole?

– Jamais.

– Alors, la patrie?

– Je l'ai oubliée.

– Nessali?

– Je ne m'en souviens plus.

– Notre père?

Laïza laissa tomber sa tête dans ses mains. Puis, au bout d'un instant:

– Écoute, lui dit-il, tout ce que tu pourrais me dire pour me faire partir serait aussi inutile que tout ce que je t'ai dit pour te faire rester. Elle est tout pour moi, famille et patrie! J'ai besoin de sa vue pour vivre, comme j'ai besoin de l'air qu'elle respire pour respirer. Suivons donc chacun notre destin, Nazim, retourne à Anjouan; moi, je reste ici.

– Mais que dirai-je à mon père quand il me demandera pourquoi Laïza n'est pas revenu?

– Tu lui diras que Laïza est mort, répondit le nègre d'une voix étouffée.

– Il ne me croira pas, dit Nazim en secouant la tête.

– Et pourquoi?

– Il me dira: «Si mon fils était mort, j'aurais vu l'âme de mon fils; l'âme de Laïza n'a pas visité son père: Laïza n'est pas mort.»

– Eh bien, tu lui diras que j'aime une fille blanche, dit Laïza, et il me maudira. Mais, quant à quitter l'île tant qu'elle y sera, jamais!

– Le Grand-Esprit m'inspirera, frère, répondit Nazim en se levant; conduis-moi où est le canot.

– Attends, dit Laïza.

Et le nègre s'avança vers la tige creuse d'un mapou, en tira un tesson de verre et une gargoulette pleine d'huile de coco.

– Qu'est-ce que cela? demanda Nazim.

– Écoute, frère, dit Laïza: il est possible qu'à l'aide d'un bon vent et de tes avirons, tu atteignes, en huit ou dix jours, ou Madagascar, ou même la Grande-Terre. Mais il est possible que, demain ou après-demain, un grain te rejette à la côte. Alors on saura ton départ, alors ton signalement aura été donné pour toute l'île, alors tu seras obligé de te faire marron, et de fuir de bois en bois, de rochers en rochers.

– Frère, on m'appelait le cerf d'Anjouan, comme on t'en appelait le lion, dit Nazim.

– Oui; mais, comme le cerf, tu peux tomber dans un piège. Alors il faut qu'ils n'aient aucune prise contre toi; il faut que tu glisses entre leurs mains. Voici du verre pour couper tes cheveux, voici de l'huile de coco pour graisser tes membres. Viens, frère, que je te fasse la toilette du nègre marron.

Nazim et Laïza gagnèrent une clairière, et, à la lueur des étoiles, Laïza commença, à l'aide de son tesson de bouteille, à couper les cheveux à son frère aussi promptement et aussi complètement qu'aurait pu le faire avec le meilleur rasoir le plus habile barbier. Puis, cette opération terminée, Nazim jeta son langouti, et son frère lui versa sur les épaules une portion de l'huile de coco que contenait la gourde, et le jeune homme l'étendit avec la main sur toutes les parties de son corps. Ainsi oint des pieds à la tête, le beau nègre d'Anjouan semblait un athlète antique se préparant au combat.

Mais il fallait une épreuve pour tranquilliser tout à fait Laïza. Laïza, comme Alcidamas, arrêtait un cheval par les pieds de derrière, et le cheval essayait vainement de s'échapper de ses mains. Laïza, comme Milon de Crotone, prenait un taureau par les cornes et le chargeait sur ses épaules ou l'abattait à ses pieds. Si Nazim lui échappait, à lui, Nazim échapperait à tout le monde. Laïza saisit Nazim par le bras, et raidit ses doigts de toute la force de ses muscles de fer. Nazim tira son bras à lui, et son bras glissa entre les doigts de Laïza comme une anguille dans la main du pêcheur; Laïza saisit Nazim à bras-le-corps, le serrant contre sa poitrine comme Hercule avait serré Antée; Nazim appuya ses mains sur les épaules de Laïza, et glissa entre ses bras et sa poitrine comme un serpent glisse entre les griffes d'un lion. Alors seulement, le nègre fut tranquille; Nazim ne pouvait plus être pris par surprise, et, à la course, Nazim lui-même eût lassé l'animal dont il avait pris le nom.

Alors Laïza donna à Nazim la gourde aux trois quarts pleine d'huile de coco, lui recommandant de la conserver plus précieusement que les racines de manioc qui devaient apaiser sa faim, et que l'eau qui devait étancher sa soif. Nazim passa la gourde dans une courroie et attacha la courroie à sa ceinture.

Puis les deux frères interrogèrent le ciel, et, voyant à la position des étoiles qu'il devait être au moins minuit, ils prirent le chemin du morne de la rivière Noire, et disparurent bientôt dans les bois qui couvrent la base des Trois-Mamelles; mais derrière eux, et à vingt pas du massif de bambous où avait eu lieu entre les deux frères toute la conversation que nous venons de rapporter, un homme que jusque-là, à son immobilité, on eût pu prendre pour un des troncs d'arbre parmi lesquels il était couché, se leva lentement, glissa comme une ombre dans le fourré, apparut un instant à la lisière de la forêt, et, poursuivant les deux frères d'un geste de menace s'élança, aussitôt qu'ils eurent disparu, dans la direction de Port-Louis.

Cet homme c'était le Malais Antonio, qui avait promis de se venger de Laïza et de Nazim, et qui allait tenir sa parole.

Et maintenant, si vite qu'il aille sur ses longues jambes, il faut, si nos lecteurs le permettent, que nous le précédions dans la capitale de l'île de France.

Chapitre IX – La rose de la rivière noire

Après avoir payé à Miko-Miko l'éventail chinois dont, à son grand étonnement, Georges lui avait dit le prix, la jeune fille que nous avons entrevue un instant sur le seuil de la porte, était, tandis que son nègre aidait le marchand à recharger sa marchandise, rentrée chez elle toujours suivie de sa gouvernante; et, toute joyeuse de son acquisition du jour, dont la destinée était d'être oubliée le lendemain, elle avait été, avec cette démarche flexible et nonchalante qui donne tant de charme aux femmes créoles, se coucher nonchalamment sur un large canapé, dont la destination bien visible, était de servir de lit aussi bien que de siège. Ce meuble était placé au fond d'un charmant petit boudoir, tout bariolé de porcelaines de la Chine et de vases du Japon; la tapisserie qui en recouvrait les murailles était faite de cette belle indienne que les habitants de l'île de France tirent de la côte de Coromandel, et qu'ils appellent patna. Enfin, comme c'est l'habitude dans les pays chauds, les chaises et les fauteuils étaient en cannes, et deux fenêtres qui s'ouvraient en face l'une de l'autre, l'une sur une cour toute plantée d'arbres, l'autre sur un vaste chantier, laissaient, à travers les nattes de bambou qui servaient de persiennes, passer la brise de la mer et le parfum des fleurs. À peine la jeune fille était-elle étendue sur le canapé qu'une petite perruche verte à tête grise, grosse comme un moineau, s'envola de son bâton, et, se posant sur son épaule s'amusa à becqueter le bout de l'éventail, que sa maîtresse, par un mouvement machinal, s'amusait de son côté à ouvrir et à fermer.

Nous disons par un mouvement machinal, parce qu'il était visible que ce n'était déjà plus à son éventail, tout charmant qu'il était, et quelque désir qu'elle eût manifesté de l'avoir, que pensait en ce moment la jeune fille. En effet, ses yeux, en apparence fixés sur un point de l'appartement où aucun objet remarquable ne motivait cette fixité, avaient évidemment cessé de voir les objets présents pour suivre quelque rêve de sa pensée. Il y a plus: sans doute ce rêve avait pour elle toutes les apparences de la réalité; car, de temps en temps, un léger sourire passait sur son visage, et ses lèvres s'agitaient, répondant par un muet langage à quelque muet souvenir. Cette préoccupation était trop en dehors des habitudes de la jeune fille, pour qu'elle ne fût pas bientôt remarquée de sa gouvernante; aussi, après avoir suivi pendant quelques instants en silence le jeu de physionomie de son élève:

– Qu'avez-vous donc, ma chère Sara? demanda ma mie Henriette.

– Moi? Rien, répondit la jeune fille en tressaillant comme une personne qu'on éveille en sursaut. Je joue, comme vous voyez, avec ma perruche et mon éventail, voilà tout.

– Oui, je le vois bien vous jouez avec votre perruche et votre éventail; mais, à coup sûr, au moment où je vous ai tirée de votre rêverie, vous ne pensiez ni à l'une ni à l'autre.

– Oh! ma mie Henriette, je vous jure…

– Vous n'avez pas l'habitude de mentir, Sara, et surtout avec moi, interrompit la gouvernante; pourquoi commencer aujourd'hui?

Les joues de la jeune fille se couvrirent d'une vive rougeur; puis, après un moment d'hésitation:

– Vous avez raison, chère bonne, lui dit-elle; je pensais à tout autre chose.

– Et à quoi pensiez-vous?

– Je me demandais quel pouvait être ce jeune homme qui est passé là si à propos pour nous tirer d'embarras. Je ne l'ai jamais aperçu avant aujourd'hui, et, sans doute, il est arrivé avec le vaisseau qui a amené le gouverneur. Est ce donc un mal que de penser à ce jeune homme?

– Non, mon enfant, ce n'est point un mal d'y penser; mais c'était un mensonge de me dire que vous pensiez à autre chose.

– J'ai eu tort, dit la jeune fille, pardonne-moi.

Et elle avança sa charmante tête vers sa gouvernante, qui, de son côté, se pencha vers elle et l'embrassa au front.

Toutes deux demeurèrent en silence pendant un instant; mais, comme ma mie Henriette, en Anglaise sévère qu'elle était, ne voulait pas laisser l'imagination de son élève s'arrêter trop longtemps sur le souvenir d'un jeune homme, et que Sara, de son côté, éprouvait un certain embarras à se taire, toutes deux ouvrirent la bouche en même temps pour entamer un autre sujet de conversation. Mais leurs premières paroles se choquèrent en quelque sorte, et chacune s'étant arrêtée pour laisser parler l'autre, il résulta du conflit des mots trop pressés un autre moment de silence. Cette fois, ce fut Sara qui le rompit.

– Que vouliez-vous dire, ma mie Henriette? demanda la jeune fille.

– Mais, vous-même, Sara, vous disiez quelque chose. Que disiez-vous?

– Je disais que je voudrais bien savoir si notre nouveau gouverneur est un jeune homme.

– Et, dans ce cas, vous en seriez fort aise, n'est-ce pas, Sara?

– Sans doute. Si c'est un jeune homme, il donnera des dîners, des fêtes, des bals, et cela animera un peu notre malheureux Port-Louis, qui est si triste. Oh! les bals surtout! s'il pouvait donner des bals!

– Vous aimez donc bien la danse, mon enfant?

– Oh! si je l'aime! s'écria la jeune fille.

Ma mie Henriette sourit.

– Y a-t-il donc aussi du mal à aimer la danse? demanda Sara.

– Il y a du mal, Sara, à faire toutes choses comme vous les faites, avec passion.

– Que veux-tu, chère bonne, dit Sara d'un petit air câlin plein de charme qu'elle savait prendre dans l'occasion, je suis ainsi faite: j'aime ou je hais, et je ne sais cacher ni ma haine ni mon amour. Ne m'as-tu pas dit souvent que la dissimulation était un vilain défaut?

– Sans doute; mais, entre dissimuler ses sensations et s'abandonner sans cesse à ses désirs, je dirais presque à son instinct, répondit la grave Anglaise, que les raisonnements primesautiers de son élève embarrassaient quelquefois autant que les élans de sa nature primitive l'inquiétaient en d'autres moments, il y a une grande différence.

– Oui, je sais que vous m'avez souvent dit cela, ma mie Henriette. Je sais que les femmes d'Europe, celles qu'on appelle les femmes comme il faut, du moins, ont trouvé un admirable milieu entre la franchise et la dissimulation: c'est le silence de la voix et l'immobilité de la physionomie. Mais, pour moi, chère bonne, il ne faut pas être trop exigeante; je ne suis pas une femme civilisée, je suis une petite sauvage, élevée au milieu des grands bois et au bord des grandes rivières. Si ce que je vois me plaît, je le désire, et, si je le désire, je le veux. Puis on m'a un peu gâtée, vois-tu, ma mie Henriette, et toi comme les autres; cela m'a rendue volontaire. Quand j'ai demandé, on m'a donné presque toujours; et, quand on m'a refusé par hasard, j'ai pris, et on m'a laissé prendre.

– Et comment cela s'arrangera-t-il, lorsque, avec ce beau caractère, vous serez la femme de M. Henri?

– Oh! Henri est un bon garçon; il est déjà convenu entre nous, dit Sara avec la plus parfaite innocence, que je lui laisserai faire ce qu'il voudra, et que, moi, je ferai ce que je voudrai. N'est-ce pas, Henri? continua Sara en se tournant vers la porte, qui s'ouvrait en ce moment pour donner passage à M. de Malmédie et à son fils.

– Qu'y a-t-il, ma chère Sara? demanda le jeune homme en s'approchant d'elle et en lui baisant la main.

– N'est-ce pas que, lorsque nous serons mariés, vous ne me contrarierez jamais, et que vous me donnerez tout ce qui me fera plaisir?

– Peste! dit M. de Malmédie, j'espère que voilà une petite femme qui fait ses conditions d'avance!

 

– N'est-ce pas, continua Sara, que, si j'aime toujours les bals, vous m'y conduirez toujours et que vous y resterez tant que je voudrai, tout au contraire de ces vilains maris qui s'en vont après la septième ou huitième contredanse? n'est-ce pas que je pourrai pécher tant que je voudrai? n'est-ce pas que, si j'ai envie d'un beau chapeau de France, vous me l'achèterez? d'un beau châle de l'Inde, vous me l'achèterez? d'un beau cheval anglais ou arabe, vous me l'achèterez?

– Sans doute, dit Henri en souriant. Mais, à propos de chevaux arabes, nous en avons vu deux bien beaux aujourd'hui, et je suis aise que vous ne les ayez pas vus, vous Sara; car, comme ils ne sont probablement pas à vendre si par hasard vous en aviez eu envie, je n'aurais pas pu vous les donner.

– Je les ai vus aussi, dit Sara; n'appartiennent-ils pas à un jeune homme de vingt-cinq à vingt-six ans, à un étranger brun, avec de beaux cheveux et des yeux superbes?

– Diable! Sara, dit Henri, il paraît que vous avez encore plus fait attention au cavalier qu'aux chevaux?

– C'est tout simple, Henri: le cavalier s'est approché de moi et m'a parlé, tandis que je n'ai vu les chevaux qu'à une certaine distance, et ils n'ont pas même henni!

– Comment, ce jeune fat vous a parlé, Sara? Et à quelle occasion? reprit Henri.

– Oui, à quelle occasion? demanda M. de Malmédie.

– D'abord, dit Sara, je ne me suis pas aperçue le moins du monde de sa fatuité, et voilà ma mie Henriette qui était avec moi et qui ne s'en est pas aperçue non plus; ensuite, à quelle occasion il m'a parlé? Oh! mon Dieu, rien de plus simple: je rentrais de l'église, lorsque j'ai trouvé, m'attendant sur le pas de la porte, un Chinois avec ses deux paniers tout pleins d'étuis, d'éventails, de portefeuilles et d'une multitude d'autres choses encore. Je lui ai demandé le prix de cet éventail… Voyez comme il est joli, Henri?

– Eh bien, après? demanda M. de Malmédie. Tout cela ne nous dit point comment ce jeune homme vous a parlé.

– J'y viens, mon oncle, j'y viens, répondit Sara. Je lui demandais donc le prix; mais il y avait un inconvénient à ce qu'il me le dit: le brave homme ne parlait que chinois. Nous étions donc très embarrassées, ma mie Henriette et moi, demandant à ceux qui nous entouraient pour voir les jolis objets que le marchand avait étalés, s'il n'y avait pas parmi les assistants quelqu'un qui pût nous servir d'interprète, lorsque le jeune homme s'est avancé, et, se mettant à notre disposition, a parlé au marchand dans sa langue, et, se retournant de notre côté, nous a dit: «Quatre-vingts piastres.» Ce n'est pas cher, n'est-ce pas, mon oncle?

– Hum! fit M. de Malmédie; c'est le prix qu'on payait un nègre avant que les Anglais défendissent la traite.

– Mais ce monsieur parle donc chinois? demanda Henri avec étonnement.

– Oui, répondit Sara.

– Oh! mon père, s'écria Henri en éclatant de rire; oh! vous ne savez pas: il parle chinois!

– Eh bien, qu'y a-t-il de si risible à cela? demanda Sara.

– Oh! rien du tout, reprit Henri en continuant de s'abandonner à son hilarité. Comment donc! mais c'est un charmant talent que possède là le bel étranger, et c'est un homme bien heureux. Il peut causer avec les boîtes à thé et les paravents.

– Le fait est que le chinois est une langue peu répandue, répondit M. de Malmédie.

– C'est quelque mandarin, dit Henri continuant de s'égayer aux dépens du jeune étranger, dont le hautain regard lui était demeuré sur le cœur.

– En tout cas, répondit Sara, c'est un mandarin lettré car, après avoir parlé chinois au marchand, il m'a parlé français à moi, et anglais à ma mie Henriette.

– Diable! il parle donc toutes les langues, ce gaillard-là? dit M. de Malmédie. Il me faudrait un homme comme cela dans mes comptoirs.

– Malheureusement, mon oncle, dit Sara, celui dont vous parlez me paraît avoir été à un service qui l'aura dégoûté de tous les autres.

– Et auquel?

– À celui du roi de France. N'avez-vous pas vu qu'il porte à la boutonnière le ruban de la Légion d'honneur, et un autre ruban encore.

– Oh! à l'heure qu'il est, tous ces rubans-là se donnent sans que celui qui les reçoit ait besoin d'avoir été militaire.

– Mais encore, en général, faut-il que celui à qui on les donne soit un homme distingué, reprit Sara, piquée sans savoir pourquoi, et défendant l'étranger par cet instinct si naturel aux cœurs simples, de défendre ceux qu'on attaque injustement.

– Eh bien, dit Henri, il aura été décoré parce qu'il connaît le chinois! Voilà tout.

– D'ailleurs, nous saurons tout cela, reprit M. de Malmédie avec un accent qui prouvait qu'il ne s'apercevait aucunement de la pique qui avait eu lieu entre les deux jeunes gens; car il est arrivé sur le bâtiment du gouverneur, et, comme on ne vient pas à l'île de France pour en partir le lendemain, nous aurons, sans aucun doute, l'avantage de le posséder quelque temps.

En ce moment, un domestique entra, apportant une lettre au cachet du gouverneur, et qu'on venait d'apporter de la part de lord Murrey. C'était une invitation pour M. de Malmédie, pour Henri et pour Sara, au dîner qui avait lieu le lundi suivant, et au bal qui devait suivre ce dîner.

Les irrésolutions de Sara étaient fixées à l'endroit du gouverneur. C'était un fort galant homme, que celui qui débutait par une invitation de dîner et de bal; aussi Sara poussa-t-elle un cri de joie à l'idée de passer toute une nuit à danser; cela tombait d'autant mieux que le dernier vaisseau venu de France lui avait apporté de délicieuses garnitures de robe en fleurs artificielles qui ne lui avaient pas fait la moitié du plaisir qu'elles auraient dû lui faire, attendu qu'elle ne savait pas, en les recevant, quand l'occasion se présenterait de les montrer.

Quant à Henri, cette nouvelle, malgré la dignité avec laquelle il la reçut, ne lui fut pas indifférente au fond; Henri se regardait, à raison d'ailleurs, comme un des plus beaux garçons de la colonie, et, tout convenu qu'était son mariage avec sa cousine, tout son promis qu'il était, enfin, il ne se faisait pas faute, en attendant, de coqueter avec les autres femmes. La chose lui était facile, au reste, Sara n'ayant jamais, soit insouciance, soit habitude, manifesté à cet égard la moindre jalousie.

Pour M. de Malmédie, il se rengorgea fort à la vue de cette invitation, qu'il relut trois fois, et qui lui donna une plus haute idée encore de son importance, puisque, deux ou trois heures à peine après l'arrivée du gouverneur, il se trouvait déjà invité à dîner avec lui, honneur qu'il ne faisait, selon toute probabilité, qu'aux plus considérables de l'île.

Au reste, cela changea quelque chose aux dispositions prises par la famille Malmédie. Henri avait arrêté une grande chasse aux cerfs pour le dimanche et le lundi suivants, dans le quartier de la Savane, qui, à cette époque, étant encore désert, abondait en grand gibier; et, comme c'était en partie sur les propriétés de son père que la chasse devait avoir lieu, il avait invité une douzaine de ses amis à se trouver, le dimanche matin, à une charmante maison de campagne qu'il possédait sur les bords de la rivière Noire, l'un des quartiers les plus pittoresques de l'île. Or, il était impossible de maintenir les jours indiqués, attendu que l'un de ces jours était celui désigné par le gouverneur pour son bal; il devenait donc urgent d'avancer la partie de vingt-quatre heures, et non pas pour MM. de Malmédie seulement, mais encore pour une partie de leurs invités, qui devaient naturellement être appelés à l'honneur de dîner chez lord Murrey. Henri rentra donc chez lui pour écrire une douzaine de lettres, que le nègre Bijou fut chargé de porter à leurs adresses respectives, et qui annonçaient aux chasseurs la modification apportée au premier projet.

M. de Malmédie, de son côté, prit congé de Sara, sous le prétexte d'un rendez-vous d'affaires; mais, en réalité, pour annoncer à ses voisins que, dans trois jours, il pourrait leur dire franchement son opinion sur le nouveau gouverneur attendu que, le lundi suivant, il dînait avec lui.