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Georges

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Chapitre XX – Le rendez-vous

Georges rentra chez lui beaucoup plus calme et beaucoup plus tranquille qu'on n'aurait pu le croire. C'était un de ces hommes que l'inaction tue et que la lutte grandit: il se contenta de préparer ses armes, en cas d'attaque imprévue, tout en se réservant une retraite vers les grands bois, qu'il avait parcourus dans sa jeunesse, et dont le murmure et l'immensité, mêlés au murmure et à l'immensité de la mer, avaient fait de lui l'enfant rêveur que nous avons vu.

Mais celui sur qui retombait réellement le poids de tous ces événements imprévus, c'était le pauvre père. Le désir de sa vie, depuis quatorze ans, avait été de revoir ses enfants; ce désir venait d'être accompli. Il les avait revus tous deux; mais leur présence n'avait fait que changer l'atonie habituelle de sa vie en une inquiétude sans cesse renaissante: l'un, capitaine négrier, en lutte éternelle avec les éléments et les lois; l'autre, conspirateur idéologue, en lutte avec les préjugés et les hommes; tous deux luttant contre ce qu'il y a de plus puissant au monde; tous deux pouvant être, d'un moment à l'autre, brisés par la tempête; tandis que lui, enchaîné par cette habitude d'obéissance passive, les voyait tous deux marcher au gouffre sans avoir la force de les retenir, et n'ayant pour toute consolation que ces mots, qu'il répétait sans cesse:

– Au moins, je suis sûr d'une chose, c'est de mourir avec eux.

Au reste, le temps qui devait décider de la destinée de Georges était court; deux jours seulement le séparaient de la catastrophe qui devait faire de lui un autre Toussaint-Louverture ou un nouveau Pétion. Son seul regret, pendant ces deux jours, était de ne pas pouvoir communiquer avec Sara. Il eût été imprudent à lui d'aller chercher à la ville son messager ordinaire, Miko-Miko. Mais d'un autre côté, il était rassuré, par cette conviction, que la jeune fille était sûre de lui, comme il était sûr d'elle. Il y a des âmes qui n'ont besoin que de croiser un regard et d'échanger une parole pour comprendre ce qu'elles valent, et qui, de ce moment, se reposent l'une sur l'autre avec la sécurité de la conviction. Puis il souriait à l'idée de cette grande vengeance qu'il allait tirer de la société, et de cette grande réparation que le sort allait lui faire. Il dirait en revoyant Sara: «Voilà huit jours que je ne vous ai vue; mais ces huit jours m'ont suffi comme à un volcan pour changer la face d'une île. Dieu a voulu tout anéantir par un ouragan, et il n'a pu; moi, j'ai voulu faire disparaître dans une tempête hommes, lois, préjugés; et, plus puissant que Dieu, moi j'ai réussi.»

Il y a, dans les dangers politiques et sociaux du genre de celui auquel s'exposait Georges, un enivrement qui éternisera les conspirations et les conspirateurs. Le mobile le plus puissant des actions humaines est, sans contredit, la satisfaction de l'orgueil; or, qu'y a-t-il de plus caressant pour nous autres, fils du péché, que l'idée de renouveler cette lutte de Satan avec Dieu, des Titans avec Jupiter? Dans cette lutte, on le sait bien, Satan a été foudroyé et Encelade enseveli. Mais Encelade, enseveli, remue une montagne toutes les fois qu'il se retourne. Satan, foudroyé, est devenu roi des enfers.

Il est vrai que c'étaient là de ces choses que ne comprenait pas le pauvre Pierre Munier.

Aussi, lorsque Georges, après avoir laissé sa fenêtre entrouverte, suspendu ses pistolets à son chevet et mis son sabre sous son oreiller, se fut endormi aussi tranquille que s'il ne dormait pas sur une poudrière, Pierre Munier armant cinq ou six nègres dont il était sûr, les avait placés en vedettes tout autour de l'habitation, et s'était mis lui-même en sentinelle sur la route de Moka. De cette façon, une retraite momentanée était du moins assurée à son Georges, et il ne courait plus le risque d'être surpris.

La nuit se passa sans alerte aucune. Au reste c'est le propre des conspirations qui s'ourdissent entre les nègres que le secret soit toujours scrupuleusement gardé. Les pauvres gens ne sont pas encore assez civilisés pour calculer ce que peut rapporter une trahison.

La journée du lendemain s'écoula comme la nuit précédente, et la nuit suivante comme la journée; rien n'arriva qui pût faire croire à Georges qu'il avait été trahi. Quelques heures seulement le séparaient donc encore de l'accomplissement de son dessein.

Vers les neuf heures du matin, Laïza arriva. Georges le fit entrer dans sa chambre: rien n'était changé aux dispositions générales; seulement, l'enthousiasme produit par la générosité de Georges allait croissant. À neuf heures, les dix mille conspirateurs devaient être réunis en armes sur les bords de la rivière des Lataniers; à dix heures, la conspiration devait éclater.

Tandis que Georges questionnait Laïza sur les dispositions de chacun, et établissait avec lui les chances de cette périlleuse entreprise, il aperçut de loin son messager Miko-Miko qui, portant toujours sur son épaule son bambou et ses paniers, marchait de son pas habituel et s'avançait vers l'habitation. Or, il était impossible que l'apparition arrivât plus à point. Depuis le jour des courses, Georges n'avait pas même aperçu Sara.

Si maître de lui-même que fût le jeune homme, il ne put s'empêcher d'ouvrir la fenêtre et de faire signe à Miko-Miko de doubler le pas, ce que l'honnête Chinois fit aussitôt. Laïza voulait se retirer; mais Georges le retint, en lui disant qu'il avait encore quelque chose à lui dire.

En effet, comme l'avait prévu Georges, Miko-Miko n'était pas venu à Moka de son propre mouvement: à peine entré, il tira un charmant billet plié de la façon la plus aristocratique, c'est-à-dire étroit et long, où une fine écriture de femme avait écrit pour toute adresse son prénom. À la seule vue de ce billet, le cœur battit violemment à Georges. Il le prit des mains du messager, et, pour cacher son émotion, pauvre philosophe qui n'osait pas être homme, il alla le lire dans un angle de la fenêtre.

La lettre était effectivement de Sara, et voici ce qu'elle disait:

«Mon ami,

Trouvez vous aujourd'hui, vers les deux heures de l'après-midi, chez lord Williams Murrey, et vous y apprendrez des choses que je n'ose vous dire, tant elles me rendent heureuse; puis, en sortant de chez lui, venez me voir, je vous attendrai dans notre pavillon.

Votre Sara.»

Georges relut deux fois cette lettre; il ne comprenait rien à ce double rendez-vous. Comment lord Murrey pouvait-il lui dire des choses qui rendaient Sara heureuse, et comment lui, en sortant de chez lord Murrey, c'est-à-dire vers trois heures de l'après-midi, en plein jour, à la vue de tous, pouvait-il se présenter chez M. de Malmédie?

Miko-Miko seul pouvait lui donner l'explication de tout cela; il appela donc le Chinois et commença de l'interroger; mais le digne négociant ne savait rien autre chose, sinon que mademoiselle Sara l'avait envoyé chercher par Bijou, qu'il n'avait pas reconnu d'abord, attendu que, dans sa lutte avec Télémaque, le pauvre diable avait perdu une partie de son nez déjà fort camard; il l'avait suivi, il avait été introduit près de la jeune fille, dans le pavillon où il était déjà entré deux fois, et, là elle avait écrit la lettre qu'il venait de remettre à Georges et que l'intelligent messager avait bien vite deviné être adressée à lui.

Puis elle lui avait donné une pièce d'or; il ne savait rien de plus.

Georges cependant continua d'interroger Miko-Miko, lui demandant si la jeune fille avait bien écrit devant lui; si elle était bien seule en écrivant, et si sa figure paraissait triste ou joyeuse. La jeune fille avait écrit en sa présence, personne n'était là; sa figure annonçait la sérénité la plus entière et le bonheur le plus parfait.

Pendant que Georges procédait à l'interrogatoire, on entendit le galop d'un cheval: c'était un courrier à la livrée du gouverneur; un instant après, il entra dans la chambre de Georges et lui remit une lettre de lord Williams. Cette lettre était conçue en ces termes:

«Mon cher compagnon de voyage,

Je me suis fort occupé de vous depuis que je ne vous ai vu, et crois ne pas avoir trop mal arrangé toutes vos petites affaires. Soyez assez aimable pour vous rendre chez moi aujourd'hui, à deux heures. J'aurai, je l'espère, de bonnes nouvelles à vous apprendre.

Tout à vous,

Lord W. Murrey.»

Ces deux lettres coïncidaient parfaitement l'une avec l'autre. Aussi, quelque danger qu'il y eût pour Georges à se présenter à la ville dans la situation où il se trouvait; quoique la prudence lui soufflât que s'aventurer à Port-Louis, et surtout chez le gouverneur, était chose téméraire, Georges n'écouta que son orgueil, qui lui disait que, refuser ce double rendez-vous, c'était presque une lâcheté, surtout ce double rendez-vous lui étant donné par les deux seules personnes qui eussent répondu, l'une à son amour, l'autre à son amitié. Aussi, se retournant vers le courrier, lui ordonna-t-il de présenter ses respects à milord, et de lui dire qu'il serait chez lui à l'heure convenue.

Le courrier partit avec cette réponse.

Alors, il se mit à une table, et écrivit à Sara.

Regardons par-dessus son épaule et suivons des yeux les quelques lignes qu'il traçait:

«Chère Sara,

D'abord, que votre lettre soit bénie! C'est la première que je reçois de vous, et quoique bien courte elle me dit tout ce que je voulais savoir, c'est que vous ne m'avez pas oublié, c'est que vous m'aimez toujours, c'est que vous êtes mienne comme je suis vôtre.

J'irai chez lord Murrey à l'heure que vous m'indiquez. Y serez-vous? Vous ne me le dites pas. Hélas! les seules nouvelles heureuses que je puisse attendre, ne peuvent venir que de votre bouche, puisque le seul bonheur que j'aspire au monde, c'est celui d'être votre mari. Jusqu'ici, j'ai fait tout ce que j'ai pu pour cela; tout ce que je ferai encore sera dans le même but. Restez donc forte et fidèle, Sara, comme je serai fidèle et fort; car, si près de nous que vous apparaisse le bonheur, j'ai bien peur que nous n'ayons encore l'un et l'autre, avant, de l'atteindre, de terribles épreuves à traverser.

 

N'importe, Sara, ma conviction est que rien ne résiste au monde à une volonté puissante et immuable, et à un amour profond et dévoué; ayez cet amour, Sara, et, moi, j'aurai cette volonté.

Votre Georges.»

Cette lettre écrite, Georges la remit à Miko-Miko, qui reprit son bambou et ses paniers et, de son pas habituel, repartit pour Port-Louis; il va sans dire que ce ne fut pas sans avoir reçu la nouvelle rétribution que ses fidèles services méritaient si bien.

Georges resta seul avec Laïza. Laïza avait à peu près tout entendu, et avait tout compris.

– Vous allez à la ville? demanda-t-il à Georges.

– Oui, répondit celui-ci.

– C'est imprudent, reprit le nègre.

– Je le sais; mais je dois y aller; et, à mes propres yeux, je serais un lâche si je n'y allais pas.

– C'est bien, allez-y donc; mais si, à dix heures, vous n'êtes pas arrivé à la rivière des Lataniers?..

– C'est que je serai prisonnier ou mort: alors, marchez sur la ville et délivrez-moi, ou vengez-moi.

– C'est bien, dit Laïza, comptez sur nous.

Et ces deux hommes qui s'étaient si bien compris, qu'un seul mot, qu'un seul geste, qu'un seul serrement de main leur suffisait pour être sûrs l'un de l'autre, se quittèrent sans échanger une promesse ou une recommandation de plus.

Il était dix heures du matin; on vint prévenir Georges que son père lui faisait demander s'il déjeunerait avec lui; Georges répondit en passant dans la salle à manger: il était calme comme si rien ne fût arrivé.

Pierre Munier jeta sur lui un regard où toute la sollicitude paternelle était peinte; mais, voyant le visage de son fils le même qu'il était d'habitude, reconnaissant sur ses lèvres le même sourire avec lequel il le saluait tous les jours, il se rassura.

– Dieu soit loué, mon cher enfant! dit le brave homme. En voyant ces messagers se succéder si rapidement, j'avais craint qu'ils ne t'apportassent de mauvaises nouvelles; mais ton air tranquille m'annonce que je m'étais trompé.

– Vous avez raison, mon père, répondit Georges, tout va bien; c'est toujours pour ce soir, à la même heure, la révolte, et ces messieurs m'apportaient deux lettres, l'une du gouverneur, qui me donne rendez-vous chez lui aujourd'hui, à deux heures, l'autre à Sara, qui me dit qu'elle m'aime.

Pierre Munier resta étourdi. C'était la première fois que Georges lui parlait de la révolte des noirs et de l'amitié du gouverneur; il avait su toutes ces choses indirectement, et il avait, le pauvre père, frissonné jusqu'au fond du cœur en voyant son enfant bien-aimé se jeter dans une pareille voie.

Il balbutia quelques observations; mais Georges l'arrêta.

– Mon père, lui dit-il en souriant, souvenez-vous du jour où après avoir fait des prodiges de valeur, après avoir délivré les volontaires après avoir conquis un drapeau, ce drapeau vous fut arraché par M. de Malmédie; ce jour-là, vous aviez été devant l'ennemi, grand, noble, sublime, ce que vous serez toujours, enfin, devant le danger; ce jour-là, je jurai qu'un jour hommes et choses seraient remis à leur place; ce jour est arrivé, je ne reculerai pas devant mon serment. Dieu jugera entre les esclaves et les maîtres, entre les faibles et les forts, entre les martyrs et les bourreaux; voilà tout.

Puis, comme Pierre Munier, sans force, sans puissance, sans objection contre une pareille volonté, s'affaissait sur lui-même, comme si le poids du monde eût pesé sur lui, Georges ordonna à Ali de seller les chevaux, et, après avoir achevé tranquillement son déjeuner, en fixant de temps en temps un regard triste sur son père, il se leva pour sortir.

Pierre Munier tressaillit et se dressa tout debout les bras tendus vers son fils.

Georges s'avança vers lui, prit sa tête entre ses deux mains, et avec une expression d'amour filial qu'il n'avait jamais laissé paraître, il rapprocha cette tête vénérable de lui, et baisa rapidement cinq ou six fois ses cheveux blancs.

– Mon fils, mon fils! s'écria Pierre Munier.

– Mon père, dit Georges, vous aurez une vieillesse respectée, ou j'aurai une tombe sanglante. Adieu!

Georges s'élança hors de la chambre, et le vieillard retomba sur sa chaise en poussant un profond gémissement.

Chapitre XXI – Le refus

À deux lieues à peu près de l'habitation de son père, Georges rejoignit Miko-Miko, qui revenait à Port-Louis; il arrêta son cheval, fit signe au Chinois de s'approcher de lui, lui dit à l'oreille quelques mots, auxquels Miko-Miko répondit par un signe d'intelligence, et il continua son chemin.

En arrivant au pied de la montagne de la Découverte, Georges commença à rencontrer des personnes de la ville; il interrogea des yeux avec soin le visage de ces promeneurs, mais il n'aperçut sur les différentes physionomies que le hasard amenait sur son chemin aucun symptôme qui pût lui faire croire que le projet de révolte qui devait être mis par lui à exécution le soir eût le moins du monde transpiré. Il continua sa route, traversa le camp des Noirs et entra dans la ville.

La ville était calme; chacun paraissait occupé de ses affaires personnelles; aucune préoccupation générale ne planait sur la population. Les bâtiments se balançaient calmés et abrités dans le port. La pointe aux Blagueurs était garnie de ses flâneurs habituels; un navire américain, arrivant de Calcutta, jetait l'ancre devant le Chien-de-Plomb.

La présence de Georges parut cependant faire une certaine sensation; mais il était évident que cette sensation se rattachait à l'affaire des courses, et à l'insulte inouïe faite par un mulâtre à un blanc. Plusieurs groupes cessèrent même évidemment, à l'aspect du jeune homme, de causer des affaires en ce moment sur le tapis pour suivre Georges du regard, et échanger tout bas quelques paroles d'étonnement sur cette audace qu'il avait de reparaître dans la ville; mais Georges répondit à leurs regards par un regard si hautain, à leurs chuchotements par un sourire si dédaigneux, que les regards se baissèrent, ne pouvant supporter le rayon d'amère supériorité qui tombait de ses yeux.

D'ailleurs, la crosse ciselée d'une paire de pistolets à deux coups sortait de chacune de ses fontes.

Ce furent les soldats et les officiers que Georges rencontra sur sa route qui furent surtout l'objet de son attention. Mais soldats et officiers avaient cette physionomie tranquillement ennuyée de gens transportés d'un monde dans un autre, et condamnés à un exil de quatre mille lieues. Certes, si les uns et les autres eussent su que Georges leur ménageait de l'occupation pour la nuit, ils eussent eu l'air, sinon plus joyeux, du moins plus affairés.

Toutes les apparences rassuraient donc Georges.

Il arriva ainsi à la porte du gouvernement, jeta la bride de son cheval aux mains d'Ali, et lui recommanda de ne point quitter la place. Puis il traversa la cour, monta le perron et entra dans l'antichambre.

L'ordre avait été donné d'avance aux domestiques d'introduire M. Georges Munier aussitôt qu'il se présenterait. Un domestique marcha donc devant le jeune homme, ouvrit la porte du salon et l'annonça.

Georges entra.

Dans ce salon étaient lord Murrey, M. de Malmédie et Sara.

Au grand étonnement de Sara, dont les yeux se portèrent immédiatement sur le jeune homme, la figure de Georges exprima plutôt à sa vue une sensation pénible que joyeuse; son front se plissa légèrement, ses sourcils se rapprochèrent, et un sourire presque amer glissa sur sa bouche.

Sara qui s'était levée vivement, sentit ses genoux plier sous elle, et retomba lentement sur son fauteuil.

M. de Malmédie se tint debout et immobile comme il était, se contentant d'incliner légèrement la tête; lord Williams Murrey fit deux pas vers Georges et lui présenta la main.

– Mon jeune ami, lui dit-il, je suis heureux de vous annoncer une nouvelle qui, je l'espère, comblera tous vos désirs; M. de Malmédie, jaloux d'éteindre toutes ces distinctions de couleur et toutes ces rivalités de castes qui, depuis deux cents ans, font le malheur, non seulement de l'île de France, mais des colonies en général, M. de Malmédie consent à vous accorder la main de sa nièce, mademoiselle Sara de Malmédie.

Sara rougit et leva imperceptiblement les yeux sur le jeune homme; mais Georges se contenta de s'incliner sans répondre. M. de Malmédie et lord Murrey le regardèrent avec étonnement.

– Mon cher monsieur de Malmédie, dit lord Murrey en souriant, je vois bien que notre incrédule ami ne s'en rapporte pas à ma seule parole; dites-lui donc que vous lui accordez la demande qu'il vous a faite, et que vous désirez que tout souvenir d'animosité, ancien et récent, soit oublié entre vos deux familles.

– C'est vrai, Monsieur, dit M. de Malmédie en s'imposant visiblement un grand effort sur lui-même, et M. le gouverneur vient de vous faire part de mes sentiments. Si vous avez quelque rancune de certain événement arrivé lors de la prise de Port-Louis, oubliez-la, comme mon fils oubliera, je vous le promets en son nom, l'injure bien autrement grave que vous lui avez faite récemment. Quant à votre union avec ma nièce, M. le gouverneur vous l'a dit, j'y donne mon consentement, et à moins que, aujourd'hui, ce ne soit vous qui refusiez…

– Oh! Georges! s'écria Sara emportée par un premier mouvement.

– Ne vous hâtez pas de me juger sur ma réponse, Sara, répondit le jeune homme, car ma réponse m'est, croyez-le bien, imposée par d'impérieuses nécessités. Sara, devant Dieu et devant les hommes, Sara, depuis la soirée du pavillon, depuis la nuit du bal, depuis le jour où je vous ai vue pour la première fois, Sara, vous êtes ma femme: aucune autre que vous ne portera un nom que vous n'avez pas dédaigné, malgré son abaissement; tout ce que je vais dire est donc une question de forme et de temps.

Georges se retourna vers le gouverneur.

– Merci, milord, continua-t-il, merci; je reconnais dans ce qui se passe aujourd'hui l'appui de votre généreuse philanthropie et de votre bienveillante amitié. Mais, du jour où M. de Malmédie m'a refusé sa nièce, où M. Henri m'a insulté pour la seconde fois, où j'ai cru devoir me venger de ce refus et de cette insulte par une injure publique, ineffaçable, infamante, j'ai rompu avec les blancs; il n'y a plus de rapprochement possible entre nous. M. de Malmédie peut faire, dans une combinaison, dans un calcul, dans une intention que je ne comprends pas, moitié du chemin mais je ne ferai pas l'autre. Si mademoiselle Sara m'aime, mademoiselle Sara est libre, maîtresse de sa main, maîtresse de sa fortune, c'est à elle de se grandir encore à mes propres yeux en descendant jusqu'à moi, et non à moi de m'abaisser aux siens en essayant de monter jusqu'à elle.

– Oh! monsieur Georges, s'écria Sara, vous savez bien…

– Oui, je sais, dit Georges, que vous êtes une noble jeune fille, un cœur dévoué, une âme pure. Je sais que vous viendrez à moi, Sara, malgré tous les obstacles, tous les empêchements, tous les préjugés. Je sais que je n'ai qu'à vous attendre et que je vous verrai un jour apparaître, et je sais cela justement parce que, le sacrifice étant de votre côté, vous avez déjà décidé, dans votre généreuse pensée, que vous me feriez ce sacrifice. Mais quant à vous, monsieur de Malmédie, quant à votre fils, quant à M. Henri, qui consent à ne pas se battre avec moi à la condition qu'il me fera fouetter par ses amis; oh! entre nous c'est une guerre éternelle, entendez-vous? c'est une haine mortelle qui ne s'éteindra de ma part que dans le sang ou dans le mépris: que votre fils choisisse donc.

– Monsieur le gouverneur, répondit alors M. de Malmédie avec plus de dignité qu'on n'aurait pu en attendre de sa part, vous le voyez, de mon côté, j'ai fait ce que j'ai pu: j'ai sacrifié mon orgueil, j'ai oublié l'ancienne injure et l'injure nouvelle, mais je ne puis convenablement faire d'avantage, et il faut que je m'en tienne à la déclaration de guerre que me fait Monsieur. Seulement, nous attendrons l'attaque en nous tenant sur la défensive. Maintenant Mademoiselle, continua M. de Malmédie en se tournant vers Sara, comme le dit Monsieur, vous êtes libre de votre cœur, libre de votre main, libre de votre fortune; faites donc à votre volonté: restez avec Monsieur, ou suivez-moi.

– Mon oncle, dit Sara, il est de mon devoir de vous suivre. Adieu, Georges! Je ne comprends rien à ce que vous avez fait aujourd'hui; mais sans doute que vous avez fait ce que vous deviez faire.

Et, faisant une révérence pleine de calme et de dignité au gouverneur, Sara sortit avec M. de Malmédie.

 

Lord Williams Murrey les accompagna jusqu'à la porte, sortit avec eux et rentra un instant après.

Son regard interrogateur rencontra le regard ferme de Georges, et il y eut un instant de silence entre ces deux hommes qui, grâce à leur nature élevée, se comprenaient si bien l'un l'autre.

– Ainsi, dit le gouverneur, vous avez refusé?

– J'ai cru devoir agir ainsi, milord.

– Pardon si j'ai l'air de vous interroger; mais puis-je savoir quel sentiment vous a dicté votre refus?

– Le sentiment de ma propre dignité.

– Ce sentiment est-il le seul? demanda le gouverneur.

– S'il y en a un autre, milord, permettez-moi de le tenir secret.

– Écoutez, Georges, dit le gouverneur avec cette espèce d'abandon qui avait d'autant plus de charme chez lui, qu'on sentait qu'il était complètement en dehors de sa nature froide et composée, écoutez: du moment où je vous ai rencontré à bord du Leycester, du moment où j'ai pu apprécier les hautes qualités qui vous distinguent, mon désir a été de faire de vous le lien qui réunirait dans cette île deux castes opposées l'une à l'autre. J'ai commencé par pénétrer vos sentiments, puis vous m'avez fait le confident de votre amour, et je me suis prêté à la demande que vous m'avez adressée d'être votre intermédiaire, votre parrain, votre second. Pour ceci, Georges, reprit lord Murrey répondant à l'inclination de tête que lui faisait Georges, pour ceci, mon jeune ami, vous ne me devez aucun remerciement; vous alliez vous-même au-devant de mes vœux; vous secondiez mon plan de conciliation; vous aplanissiez mes projets politiques. Je vous accompagnai donc chez M. de Malmédie, et j'appuyai votre demande de toute l'autorité de ma présence, de tout le poids de mon nom.

– Je le sais, milord, et je vous remercie. Mais, vous l'avez vu vous-même, ni le poids de votre nom, tout honorable qu'il est, ni l'autorité de votre présence, quelque flatteuse qu'elle dût être, ne purent m'épargner un refus.

– J'en ai souffert autant que vous, Georges. J'ai admiré votre calme, et j'ai compris à votre sang-froid que vous vous ménagiez une terrible revanche. Cette revanche, le jour des courses, vous l'avez prise en face de tous, et, de ce jour, j'ai encore compris que, selon toute probabilité, il me faudrait renoncer à mes projets de conciliation.

– Je vous avais prévenu en vous quittant, milord.

– Oui, je le sais; mais écoutez-moi: je ne me suis pas regardé comme battu; je me suis présenté hier chez M. de Malmédie, et, à force de prières et d'instances, et en abusant presque de l'influence que me donne ma position, j'ai obtenu du père qu'il oublierait sa vieille haine contre votre père, du fils, qu'il oublierait sa jeune haine contre vous, de tous deux, qu'ils consentiraient au mariage de mademoiselle de Malmédie.

– Sara est libre, milord, interrompit vivement Georges et, pour devenir ma femme, Dieu merci, elle n'a besoin du consentement de personne.

– Oui, j'en conviens, reprit le gouverneur; mais, quelle différence aux yeux de tous, je vous le demande, d'enlever furtivement une jeune fille de la maison de son tuteur ou de la recevoir publiquement de la main de sa famille! Consultez votre orgueil, monsieur Munier, et voyez si je ne lui avais pas ménagé une suprême satisfaction, un triomphe auquel lui-même ne s'attendait pas.

– C'est vrai répondit Georges. Malheureusement, ce consentement arrive trop tard.

– Trop tard! Et pourquoi cela, trop tard? reprit le gouverneur.

– Dispensez-moi de vous répondre sur ce point, milord. C'est mon secret.

– Votre secret, pauvre jeune homme! Eh bien, voulez-vous que je vous le dise, moi, ce secret que vous ne voulez pas me dire?

Georges regarda le gouverneur avec un sourire d'incrédulité.

– Votre secret! continua le gouverneur; voilà un secret bien gardé, qu'un secret confié à dix mille personnes.

Georges continua de regarder le gouverneur, mais cette fois sans sourire.

– Écoutez-moi, reprit le gouverneur: vous vouliez vous perdre, j'ai voulu vous sauver. J'ai été trouver l'oncle de Sara, je l'ai pris à part et je lui ai dit: «Vous avez mal apprécié M. Georges Munier, vous l'avez repoussé insolemment, vous l'avez forcé de rompre ouvertement avec nous, et vous avez eu tort, car M. Georges Munier était un homme distingué, au cœur élevé, à l'âme grande; il y avait quelque chose à faire de cette organisation-là, et la preuve, c'est que M. Georges Munier tient à cette heure notre vie à tous entre ses mains; c'est qu'il est le chef d'une vaste conspiration; c'est que, demain, à dix heures du soir c'était hier que je lui parlais ainsi, M. Georges Munier marchera sur Port-Louis à la tête de dix mille nègres. C'est que, comme nous n'avons que dix-huit cents hommes de troupes, à moins que le hasard ne m'envoie une de ces idées préservatrices comme il en arrive parfois aux hommes de génie, nous sommes tous perdus; c'est qu'après-demain, enfin, M. Georges Munier, que vous méprisez à cette heure comme descendant d'une foule d'esclaves, sera notre maître peut-être, et peut-être ne voudra pas de vous pour esclave à son tour. Eh bien, vous pouvez empêcher tout cela, Monsieur, lui ai-je dit, vous pouvez sauver la colonie; revenez sur le passé, accordez à M. Georges la main de votre nièce, que vous lui avez refusée, et, s'il accepte, s'il veut bien accepter, car, les rôles étant changés, les prétentions peuvent être changées aussi, eh bien, vous aurez sauvé non seulement votre vie, votre liberté, votre fortune, mais encore la liberté, la vie et la fortune de tous.»

Voilà ce que je lui ai dit; et alors, sur mes prières, sur mes instances, sur mes ordres, il a consenti. Mais ce que j'avais prévu est arrivé; vous étiez engagé trop avant, vous n'avez pas pu reculer.

Georges avait suivi le discours du gouverneur avec un étonnement progressif, et cependant avec un calme parfait.

– Ainsi, lui dit-il quand il eut fini, vous savez tout, milord?

– Mais vous le voyez, ce me semble, et je ne crois pas avoir rien oublié.

– Non, reprit Georges en souriant, non, vos espions sont bien instruits; et je vous fais mon compliment sur la façon dont votre police est faite.

– Eh bien, maintenant, dit le gouverneur, maintenant que vous connaissez le motif qui m'a fait agir, il en est temps encore: acceptez la main de Sara, réconciliez-vous avec sa famille, renoncez à vos projets insensés, et je ne sais rien, j'ignore tout, j'ai tout oublié.

– Impossible! dit Georges.

– Songez avec quelle espèce de gens vous êtes engagé.

– Vous oubliez, milord, que ces hommes, dont vous parlez avec tant de mépris, sont mes frères, à moi; que, méprisé par les blancs comme leur inférieur, ils m'ont reconnu, eux, pour leur chef; vous oubliez que, au moment où ces hommes m'ont fait l'abandon de leur vie, je leur ai, moi, voué la mienne.

– Ainsi, vous refusez?

– Je refuse.

– Malgré mes prières?

– Excusez-moi, milord, mais je ne puis les écouter.

– Malgré votre amour pour Sara, et malgré l'amour de Sara pour vous?

– Malgré toutes choses.

– Réfléchissez encore.

– C'est inutile, mes réflexions sont faites.

– C'est bien… Maintenant, Monsieur, dit lord Murrey, une dernière question.

– Dites.

– Si j'étais à votre place et que vous fussiez à la mienne, que feriez-vous?

– Comment cela?

– Oui; si j'étais Georges Munier, chef d'une révolte, et vous lord Williams Murrey, gouverneur de l'île de France; si vous me teniez dans vos mains comme je vous tiens dans les miennes, dites, je vous le demande une seconde fois, que feriez-vous?

– Ce que je ferais, milord? Je laisserais sortir d'ici celui qui y est venu sur votre parole, croyant être appelé à un rendez-vous et non être attiré dans un guet-apens; puis, le soir, si j'avais foi dans la justice de ma cause, j'en appellerais à Dieu, afin que Dieu décidât entre nous.