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Création et rédemption, deuxième partie: La fille du marquis

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VIII

L'anniversaire du 10 août arrivait. Te rappelles-tu, mon bien-aimé Jacques, que ce fut ce jour-là même où parvinrent à Argenton les détails de cette terrible journée, de laquelle date notre séparation.

La date peut être glorieuse pour la révolution, mais, à coup sûr, elle est fatale pour moi…

Les nouvelles du dehors étaient mauvaises; les Anglais continuaient d'assiéger Dunkerque; les armées coalisées marchaient sur Paris; la fête se donnait sous les yeux des Prussiens et des Autrichiens; en quatre jours de marches forcées ils eussent pu y assister.

Les nouvelles de l'intérieur étaient pires. Marat mort, le journal le Père Duchesne avait succédé à l'Ami du peuple, et comme Hébert disposait du ministère de la guerre et de la Commune, il puisait à deux mains dans la double caisse, et, selon qu'il le jugeait nécessaire à ses intérêts, à sa haine ou à son amitié, faisait tirer son journal à six cent mille exemplaires.

À tout moment des incendies éclataient dans les ports; on les attribuait aux Anglais; Pitt vient d'être déclaré par la Convention l'ennemi du genre humain; les clubs ne parlent que de tuer. On va tuer la reine à la première occasion; on va tuer les girondins au premier caprice; on veut tuer la royauté jusque dans le passé; on vient d'ordonner la destruction des tombeaux de Saint-Denis.

Danton s'est épuisé à leur crier: Créez un gouvernement! Et, en effet, personne ne gouverne et tout le monde tue.

Danton est sombre et inquiet; il sent qu'il n'a plus les mêmes moyens d'action sur le peuple qu'il avait en 92, l'enthousiasme a disparu; il est vrai que le dévouement continue.

– Mais des hommes ne suffisent plus, dit Danton; il faut des soldats.

Nos fédérés de 93 n'ont rien à ce qu'il paraît des volontaires de 92; ils sont soucieux, mis humblement, ils donnent leurs bras, ils donnent leur vies, mais froidement, tristement, comme des hommes qui accomplissent un devoir.

Puis ce n'est plus cette entraînante Marseillaise qui les pousse en avant: c'est le Chant du départ qui les guide. La musique de Méhul est véritablement splendide; il y a dans ce chant des coups de trompette qui doivent percer l'Europe à jour.

On dit que la Convention a dépensé un million deux cent mille francs à la fête qu'elle vient de nous donner.

On a ouvert deux musées. Danton nous y a conduites, sa femme et moi.

L'un est celui du Louvre; le monde artiste tout entier a contribué à sa composition; l'école flamande et italienne surtout y sont richement représentées.

M. Danton, qui de son côté est un excellent juge, a bien voulu s'étonner de mes connaissances en peinture.

L'autre musée, celui des monuments français, est un admirable trésor archéologique. Les couvents, les églises, les palais, ont contribué à le peupler. David, l'ordonnateur de la fête, le même qui a fait le portrait de Marat mort dans sa baignoire, a classé toute cette grande chronologie de la France par siècle, presque par règne.

Tous ces dormeurs de marbre, étendus sur leurs tombes avec la double rigidité de la mort et du granit, offrant, de la croix de Dagobert jusqu'aux bas-reliefs de François Ier, l'histoire de douze siècles, parlent à l'imagination avec la voix de la science. Là encore, par ma connaissance exacte des costumes, j'ai mérité l'éloge de M. Danton. Il paraît que tu as fait de moi, cher bien-aimé, une femme plus complète que je ne croyais; la pauvre petite madame Danton, qui ne sait rien de tout cela et qui n'a jamais entendu parler d'art ni de sciences dans sa famille, est encore plus étonnée que son mari; elle me regarde presque avec admiration, ce qui me fait rougir, mais en même temps me rappelle que c'est à toi que je dois tout cela.

Je m'attendais à voir paraître dans la fête quelque effigie gigantesque de Marat. Je me trompais. Danton dit que c'est Robespierre qui s'y est opposé.

Je vais te raconter la fête telle que Danton me l'a expliquée.

Peut-être un jour liras-tu ce manuscrit. Alors tu sauras que je n'ai pas été un instant sans songer à toi.

Voici ce qu'il m'a dit:

David, pour cette occasion, s'est fait à la fois historien, architecte et auteur dramatique.

Il a fait une pièce en cinq actes de la Révolution.

D'abord, sur la place de la Bastille, il a dressé une statue colossale de la Nature, quelque chose comme une Isis aux cent mamelles, jetant par chacune d'elles, dans un bassin immense, l'eau de la régénération.

La liberté, colosse de la même taille, qu'il a mise sur la place de la Révolution.

Enfin un troisième Titan, le peuple, Hercule terrassant devant l'hôtel des Invalides le Fédéralisme sous les traits de la Discorde.

Pour arriver à ce dernier groupe, il faut passer sous un arc de triomphe tenant toute la largeur du boulevard d'Italie; puis, du groupe des Invalides, on va à l'autel de la Patrie, situé au milieu du Champ de Mars.

Sur chacun de ces points, désignés à l'avance comme des reposoirs le jour de la Fête-Dieu, s'arrêtait et accomplissait un acte patriotique le cortége parti de la place de la Bastille.

Danton, qui était obligé de marcher avec la Convention, nous avait remis sa femme et moi, pour ce jour-là, à la garde de Camille Desmoulins et de Lucile.

Camille Desmoulins, quoique membre de la Convention, ne tenait aucune place obligée dans toutes ces fêtes. Curieux comme un gamin de Paris, il voulait tout voir pour tout critiquer. Lucile riait comme une folle des saillies de son mari; moi, je l'avoue, ce spectacle avait un côté de grandeur qui m'impressionnait énormément.

C'est Hérault de Séchelles qui, en sa qualité de président de la Convention, menait la tête du cortège; si on l'avait choisi pour sa beauté, on ne pouvait faire un meilleur choix. C'est bien l'homme des cérémonies nationales, et je me le figurais avec la robe grecque ou avec la toge romaine; il monta sur les débris de la Bastille, tendit une coupe étrusque, la remplit d'eau, la porta à ses lèvres, et la passa aux quatre-vingt-six vieillards représentant les quatre-vingt-six départements, dont chacun portait une bannière, et chacun d'eux, buvant à son tour, disait après avoir bu:

– Nous nous sentons renaître avec le genre humain.

Le cortége descendit le boulevard; la terrible société des jacobins marchait en tête avec sa bannière, symbole de sa police universelle, montrant un œil ouvert dans les nuages. Derrière la société des jacobins marchait la Convention.

David, pour symboliser la fraternité du peuple avec ses mandataires, avait dépouillé les représentants de leur costume; habillés en bourgeois, il n'y avait aucune différence de vêtements entre eux et les gens qui les avaient nommés. Seulement ils étaient enfermés d'un ruban tricolore, que tenaient les envoyés des assemblées primaires.

Camille ne put s'empêcher de rire.

– Voyez donc, nous dit-il, la Convention menée en laisse par les jacobins!

Les seuls juges révolutionnaires portaient un panache noir, indice de leur terrible mission de deuil.

Tous les autres, la Commune, les ministres, les ouvriers, marchaient pêle-mêle. Seulement, comme parure et comme signe de la noblesse du travail, les ouvriers portaient leurs outils.

Les rois de la fête étaient les humbles et les malheureux de la société. Les aveugles, les vieillards, les enfants trouvés allaient sur des chars. Les tout petits qui ne pouvaient se tenir debout étaient traînés dans leurs berceaux. Deux vieillards, un homme et une femme, étaient, comme Cléobis et Biton, traînés dans une petite charrette par leurs quatre enfants.

Une urne sur un char était censée contenir les cendres des héros. Huit chevaux blancs avec des panaches rouges, relevant et secouant la tête à chaque coup de trompette, traînaient le char. Les parents de ceux qui avaient été tués dans cette grande journée marchaient derrière, le front joyeux et couronnés de fleurs, indiquant qu'ils ne sont point à regretter ceux-là qui sont morts pour la patrie.

Une charrette ressemblant à celle du bourreau emportait les trônes, les couronnes et les sceptres.

L'échafaud avait disparu de la place de la Révolution. Au pied de la statue de la Liberté, le président fit verser le tombereau contenant les insignes de la royauté. Le bourreau y mit le feu.

Trois mille oiseaux délivrés en même temps, s'envolèrent dans toutes les directions comme un joyeux nuage.

Deux colombes allèrent se reposer dans les plis de la robe de la Liberté.

Le lendemain, l'échafaud, de retour à son poste, devait les faire envoler.

De la place de la Révolution on se rendit au Champ de Mars; la statue d'Hercule écrasant le Fédéralisme était placée sur un rocher élevé devant lequel on avait ménagé une plate-forme. Au pied de la montagne était placé le niveau de l'égalité.

Tout le monde passa dessous.

Arrivés sur la plate-forme, les quatre-vingt-six vieillards remirent chacun à son tour, au président, la pique qu'ils tenaient à la main.

Le président les relia toutes avec un ruban tricolore, proclamant ainsi l'alliance des départements avec la capitale. Ils étaient debout, et à la vue de tous, et en face de l'autel fumant d'encens.

Hérault de Séchelles lut l'acceptation de la loi nouvelle, proclamant l'égalité.

À ses dernières paroles le canon éclata.

Mon ami, je ne suis qu'une femme, mais je vous jure qu'en ce moment j'éprouvai un si profond sentiment d'enthousiasme, que mes larmes coulèrent malgré moi. Ah! si vous eussiez été là! Oh! si j'eusse été appuyée à votre bras au lieu d'être appuyée à celui d'un étranger! Ah! comme je me serais jetée dans votre poitrine, et comme j'y eusse pleuré tout à mon aise!

La République française, fondée sur la base de l'égalité! Le char portant la cendre des victimes du 10 août s'avança jusqu'au temple qui était élevé à l'extrémité du Champ de Mars; là, on prit l'urne, on la déposa sur l'autel, et tous s'agenouillant, le président baisa l'urne et on l'entendit dire à haute voix ces paroles:

 

– Cendres chéries! urne sacrée, je vous embrasse au nom du peuple!

Un homme s'approcha de Camille Desmoulins et lui demanda:

– Citoyen, peux-tu me dire pourquoi je ne vois plus ici, comme en 92, ce glaive de justice couvert de crêpes que portaient des hommes couronnés de cyprès?

– Parce que, répondit Desmoulins, quand on sent le glaive partout, il est inutile de le montrer.

J'ai oublié de te dire, mon bien-aimé Jacques, que l'arc de triomphe des Italiens était consacré aux femmes des 5 et 6 octobre, qui ramenèrent de Versailles le roi, la reine et la royauté.

Seulement j'ai entendu raconter que ces héroïnes étaient de vraies mères de famille, qui s'étaient arrachées mourantes de faim à leurs enfants; de belles jeunes filles, chastes, qui n'osèrent parler lorsqu'elles se trouvèrent en face du roi, et qui s'évanouirent en face de la reine, tandis qu'ici le peintre les a remplacées par des modèles hardis et effrontés.

Les femmes de l'arc de triomphe des Italiens sont plus belles, mais les autres, j'en suis sûre, étaient plus touchantes.

Aux premières ombres du soir, toute la foule s'éparpilla; les uns, parmi ceux qui la composaient, entrèrent calmes et paisibles dans Paris; les autres, non moins calmes et paisibles, s'assirent sur l'herbe déjà flétrie du mois d'août et dînèrent en famille de ce qu'ils avaient apporté.

Nous étions à moitié chemin de Sèvres, où Danton devait nous rejoindre; Camille et Lucile y dînaient avec nous. Nous prîmes une voiture, et en une demi-heure, du Champ de Mars nous fûmes à la maison de campagne de Danton.

Danton ramena avec lui un homme que je ne connaissais pas, mais que tu dois connaître, toi; il se nomme Carnot; c'est un petit homme en culottes courtes, coiffé à la Jean-Jacques Rousseau, avec un habit gris. Il a l'air d'un sous-chef de ministère. C'est sur lui que l'on compte pour faire face à la fois aux Anglais qui sont devant Dunkerque et aux Prussiens qui ont pris Valenciennes, ou plutôt à qui Valenciennes a été livrée.

Par sa position au ministère de la guerre, il sait toutes les nouvelles, et les nouvelles sont déplorables à ce qu'il paraît. Danton a une grande confiance en lui; mais il paraît que Robespierre ne l'aime pas. C'est un travailleur obstiné, qui passe, quand il est à Paris, sa vie à aller de la rue Saint-Florentin aux Tuileries, où il fouille les anciens cartons. Quand il va à l'armée, il ôte son habit gris pour prendre un habit de général, puis la bataille gagnée, il reprend son habit gris et revient faire son plan à Paris.

Ce qui l'inquiète surtout c'est Valenciennes, qui est devenu un foyer de réaction et de fanatisme. On y chante, sur la terre de France, le Salvum fac imperatorem; les femmes pleurent de joie, remercient Dieu; les émigrés tirent leurs épées et crient: – À Paris! à Paris!

Je m'émerveille quand je pense que ce petit homme, qui a à peine cinq pieds deux pouces et qui ne boit que de l'eau, va aller avec sa culotte courte et son habit gris combattre le duc d'York, frère du roi d'Angleterre, qui a six pieds de haut et qui boit dix bouteilles de vin après son dîner. Il paraît qu'il aurait bien voulu rester tranquille à Valenciennes, n'aimant pas à se déranger; mais qu'il a été tellement tourmenté par les belles dames, qui raffolent de lui et par les émigrés qui le comparent à Marlborough, qu'il a fini par tirer son épée comme les autres et par crier: —or now, or never! Maintenant ou jamais!

Ses dernières nouvelles lui annonçaient que les avant-postes ennemis étaient à Saint-Quentin.

Danton a rédigé un décret de levée en masse que l'homme à l'habit gris proposera et fera adopter demain à la Convention, et qui me paraît un chef-d'œuvre.

Tous les Français sont en réquisition permanente… Les jeunes gens iront au combat, les hommes mariés forgeront des armes et transporteront des subsistances, les femmes feront des tentes, des habits et serviront les hôpitaux; les enfants feront la charpie; les vieillards, sur les places, animeront les guerriers, enseignant la haine des rois et l'unité de la république.

Dès demain nous nous mettons au travail, madame Danton et moi.

IX

Oh! mon bien-aimé, je suis brisée. Comment vivre? comment mourir? Mourir me paraît bien plus facile que de vivre, et ce n'est pas la première fois que l'envie me prend d'aller t'attendre ou d'aller te rejoindre à ce rendez-vous de la mort où nul n'a jamais manqué.

Ton nom vient d'être répété dix fois, vingt fois, cent fois; tu leur manquais pour leur chiffre; il leur fallait vingt-deux têtes. Ils ont remplacé la tienne par celle d'un certain Mainvielle, connu et célèbre par les assassinats de la Glacière, à Avignon. Toi, disent-ils, tu es mort de fatigue dans je ne sais quelle grotte du Jura avec Louvet, ou dévoré par les loups avec Roland.

Mais pour eux tu es mort, et ce n'est qu'à cette condition que tu n'as pas été jugé avec eux.

Oh! si j'étais sûre que ce fût vrai, comme j'en finirais vite au profit de l'âme avec cette maladie du corps qu'on appelle la vie!

Depuis quelque temps, je voyais Danton passer par des alternatives de douleur et de colère. Il avait toujours espéré que le procès des girondins n'aurait pas lieu. N'étaient-ce pas les girondins qui avaient pris l'initiative de la révolution? n'étaient-ce pas les girondins qui avaient fait le 10 août? n'étaient-ce point les girondins qui avaient déclaré la guerre à tous les rois!

Mais voilà que tout à coup, tandis que les Anglais, au nord, assiégent Dunkerque, voilà qu'au midi les royalistes livrent Toulon aux Anglais.

C'était trop de clémence envers la reine et envers les girondins. N'accusait-on pas les girondins de complicité avec la reine, et, par conséquent, avec les royalistes?

Le jour où l'on sut à Paris la prise de Toulon, Robespierre, maître de la situation, ordonna de commencer deux procès qu'on n'avait point osé attaquer jusque-là: le procès des girondins, le procès de la reine.

Aux Prussiens entrant en France par la Champagne on avait opposé le massacre des prisons.

Aux royalistes faisant la Vendée à l'ouest; aux Anglais achetant Toulon au midi, on opposait la tête de la reine et celles des vingt-deux girondins.

Comprends-tu, mon bien-aimé? quoique douze de tes amis seulement fussent aux mains du tribunal révolutionnaire, les autres étant ceux-ci morts, ceux-là en fuite, on avait promis au peuple les vingt-deux girondins, il fallait les lui donner.

On ajouta des députés qui n'avaient jamais voté avec la Gironde. On avait voulu faire entrer Danton au comité de salut public; en y entrant il sauvegardait sa vie. Qui eût osé toucher à un membre de ce terrible comité?

Oui, mais pour y entrer il fallait accepter deux conditions terribles:

La mort des girondins!

Les massacres de la Vendée!

Nous vîmes rentrer Danton, un soir, plus abattu que jamais.

– Je suis las de toutes ces boucheries d'hommes! nous dit-il.

Puis à sa femme:

– Prépare-toi à venir demain avec moi à Arcis-sur-Aube, lui dit-il.

Arcis-sur-Aube c'était son lieu de naissance. Comme Antée qui reprenait des forces en touchant sa terre natale, Danton allait redemander aux sources de sa vie sa vigueur perdue.

– Venez-vous avec nous? me demanda-t-il.

– Oh! non, lui répondis-je. Vous devez comprendre que si j'ai une chance d'apprendre quelque nouvelle de lui, ce sera en suivant minute à minute le procès des girondins.

– Nous avons tort tous les deux, me dit-il; je devrais rester; vous devriez partir.

Le même soir, Garat vint le voir. C'est celui, tu te le rappelles, qui a été ministre de la justice après lui.

Il le trouva malade; plus que malade, consterné.

Il fit tout ce qu'il put pour obtenir qu'il restât à Paris; il lui montra Robespierre profitant de son absence pour déraciner tour à tour Hébert et Chaumette; quand il reviendrait, ses amis seraient ceux de Robespierre et se tourneraient contre lui, comme les amis des Girondins s'étaient tournés contre eux.

– Ton départ, lui dit-il enfin, c'est tout simplement un suicide; tu n'oses pas te tuer, tu veux mourir.

– Peut-être! fit Danton. Mais la ruine de mon parti, mais la perte de mon influence, mais ma popularité anéantie! Tout cela n'est rien! Ce qui m'anéantit, ce qui me perce le cœur, c'est de ne pouvoir les sauver. Vergniaud, l'éloquence même; Péthion, l'honneur; Valazé, la loyauté; Ducos et Fonfrède, le dévouement.

Et de grosses larmes tombaient de ses yeux.

– Et c'est moi, dit-il, c'est moi qui, le 31 mai, ai frappé le coup terrible! Je voulais les écarter de mon chemin, je ne voulais pas les tuer.

Garat quitta son ami sans avoir rien obtenu de lui.

Camille et Lucile me restaient; mais j'étais bien loin d'être liée avec eux comme avec Danton et sa femme. J'avais pour Danton l'amitié confiante et respectueuse que l'on a pour l'homme de génie. Même dans ses faiblesses je le trouve immense.

Le 13 octobre il partit. Le volcan était éteint. Se rallumera-t-il jamais? J'en doute.

Le 16, la reine mourut sur l'échafaud.

Sa mort ne fit pas à Paris tout l'effet qu'on en pouvait attendre.

On savait que le général Jourdan livrait à Wattignies une bataille de laquelle dépendait le salut de la France.

Le petit homme à l'habit gris et à la culotte courte avait quitté Paris. Il était arrivé à l'armée; il avait mis son habit de général, s'était battu deux jours.

La première journée avait été perdue; mais avec son armée, que l'ennemi croyait en retraite, il avait attaqué l'ennemi et l'avait battu.

Puis il avait remis son habit gris, était revenu à Paris le 19, et avait annoncé que le général Jourdan venait de remporter une grande victoire.

De lui-même il n'avait pas un dit un mot.

Cette victoire donnait une force énorme à Robespierre, à qui, dans un moment de défaillance, Danton avait cédé la place, et qui, étant resté seul maître, s'était fait gouvernement.

Le lendemain de cette victoire, Fouquier-Tinville demanda les pièces pour faire le procès de tes malheureux amis. Toutes les mesures avaient été prises non-seulement pour les tuer, mais pour les déshonorer.

Leur procès vint immédiatement après celui d'un misérable nommé Perrin, voleur de deniers publics, condamné aux galères et à l'exposition, qu'il avait subies sur la guillotine. Entre lui et les nobles girondins on eut soin de ne trancher la tête à personne, il fallait que l'échafaud restât pilori.

On les avait d'abord enfermés à la prison des Carmes, encore toute sanglante des massacres de septembre; on les plaça dans un quartier distinct du reste de la prison. Un seul de ces cachots contenait dix-huit lits.

Vergniaud, déjà depuis plusieurs mois en prison, n'avait rien voulu demander à personne; ses vêtements tombaient en lambeaux et, depuis longtemps, son dernier assignat était passé dans la main d'un prisonnier plus pauvre que lui.

Son beau-frère, M. Alluaud, revint de Limoges, lui apportant un peu d'argent et des habits. Il obtint de voir Vergniaud, et entra dans sa prison avec son fils, enfant de dix ans.

L'enfant, en voyant son oncle traité comme un scélérat, le visage pâle et amaigri, les cheveux épars, la barbe inculte et les habits déchirés, se mit à pleurer et, au lieu d'aller embrasser son oncle qui lui tendait les bras, il se réfugia entre les genoux de son père.

Mais Vergniaud l'attira à lui, lui disant:

– Rassure-toi, et regarde-moi bien; quand tu seras grand, quand la France sera libre, quand on ne rencontrera plus dans les rues de Paris cette hideuse machine qu'on appelle la guillotine, tu diras:

– Quand j'étais enfant, j'ai vu Vergniaud, le fondateur de la République, dans le plus beau temps et dans le plus glorieux costume de sa vie; celui où, persécuté par des misérables, il se préparait à mourir pour les hommes libres.

Mais l'apôtre parmi eux, le martyr heureux du supplice, c'était Valazé, que son grade dans l'armée avait familiarisé avec la mort. Celui-là a la foi et prétend qu'à toutes les religions nouvelles il faut du sang. On sentait qu'il était heureux d'offrir le sien en sacrifice.

– Valazé, lui dit un jour Ducos, comme on te punirait si on ne te condamnait pas!

Le 22 octobre on leur communiqua leur acte d'accusation, le 26 leur procès commença.

À midi, ils furent introduits devant le tribunal révolutionnaire. Chacun d'eux avait un gendarme près de lui.

J'étais au bras de Camille, Lucile était au mien. Nous les vîmes tous s'asseoir l'un après l'autre au banc des accusés, ces nobles martyrs sur la figure desquels on eût cherché vainement un de ces signes qui font dire:

 

– Voilà un coupable!

Il n'y eut pas d'hypocrisie dans le procès au moins. Tout le monde vit bien que tout ce qui précéderait l'échafaud ne serait qu'une forme, et qu'il ne s'agissait que de tuer. Les accusateurs Hébert et Chaumette furent reçus comme témoins. Pas d'avocat pour les défendre.

On leur reprochait des choses étranges: les assassinats de septembre, dont ils avaient toujours poursuivi la punition; on leur reprochait d'avoir été les amis de Lafayette, de d'Orléans et de Dumouriez. Et cependant les juges avaient honte de condamner sur de pareilles accusations et sur de pareils témoignages.

Le procès dura sept jours, et le septième jour il était moins avancé que le premier.

Il fallut que les jacobins s'en mêlassent; une députation vint sommer l'assemblée de décréter que le troisième jour, ne le fût-il pas, le jury pouvait se déclarer suffisamment éclairé.

Camille m'a dit qu'on avait retrouvé la minute du décret tout entière écrite de la main de Robespierre, car Robespierre voulait leur mort à tout prix.

Le second jour du procès, et quand on vit clairement tout l'odieux de l'accusation, Garat, que j'avais vu chez Danton le soir de son départ, fit une démarche près de Robespierre pour sauver les girondins. Il avait préparé une espèce de plaidoyer pour la clémence; il le lui lut.

Il a raconté tout ce que Robespierre avait souffert pour l'écouter; son masque, si froid qu'on eût dit un parchemin tendu sur une tête de mort, était agité de frémissements musculaires; aux passages pressants, il se couvrait les yeux de sa main pour qu'on ne vît pas le poignard de la haine dans ses prunelles. Cependant il le laissa lire jusqu'au bout. Puis:

– C'est à merveille, dit-il, mais que voulez-vous que j'y fasse? je n'y puis rien, ni moi, ni personne. Vous dites qu'ils n'ont point d'avocat; ils n'en ont pas besoin, puisqu'ils le sont tous, avocats!

Le décret de la Convention fut apporté au tribunal révolutionnaire à huit heures du soir.

Grâce à ce décret, le jury se trouva éclairé tout à coup et déclara qu'il était inutile de continuer les débats. Les jurés ne firent qu'entrer et sortir dans la salle des délibérations. Le président, sur son âme et conscience, annonça que les vingt-deux girondins étaient condamnés à mort.

Je sentis frissonner le bras de Camille.

– Oh! malheureux que je suis, murmura-t-il tout bas, c'est mon livre qui les tue!

Il paraît que Camille avait écrit un livre contre les girondins.

Cette condamnation était si inattendue que les spectateurs n'y voulaient pas croire. Les condamnés poussèrent un cri de malédiction contre leurs juges. Les gendarmes étaient paralysés; chaque accusé eût pu tirer du fourreau le sabre du gendarme placé près de lui, et poignarder les juges sans que personne s'y opposât.

En ce moment Valazé sembla s'évanouir et glissa sur le parquet.

– Tu pâlis, Valazé? lui dit Brissot.

– Non, je meurs, répondit celui-ci.

Il venait de s'enfoncer la pointe d'un compas dans le cœur.

Il était onze heures du soir.

Après un moment donné à l'émotion du public, aux malédictions des condamnés, aux soins inutiles portés à Valazé, qui s'était tué roide, les condamnés se serrent l'un contre l'autre et crient:

– Nous mourons innocents! Vive la République!

Le mort et les vivants descendirent du tribunal et prirent l'escalier qui les conduisait à la Conciergerie. Ils avaient promis aux autres détenus de les informer de leur sort; ils trouvèrent un moyen bien simple: ils chantèrent le premier couplet de la Marseillaise, en changeant un seul mot au quatrième vers.

 
Allons enfants de la patrie!
Le jour de gloire est arrivé!
Contre nous de la tyrannie
Le couteau sanglant est levé!
 

Les autres prisonniers attendaient et écoutaient. Ce mot couteau substitué au mot étendard leur dit tout.

On entendit alors par tous les cachots des cris, des pleurs et des sanglots.

Eux ne pleuraient pas.

Un repas les attendait, envoyé par un ami.

Valazé, tout mort qu'il était, y assista. Le tribunal avait ordonné que le corps du suicidé serait réintégré dans la prison, conduit sur la même charrette au lieu du supplice, et inhumé avec eux.

Terrible tribunal, auquel on n'échappait point par la mort, et qui suppliciait la mort.

On dit que c'est le représentant Bailleul, proscrit comme eux, mais échappé à la proscription et caché dans Paris, qui leur a envoyé ce dernier repas qui leur a permis de faire ce que les chrétiens dévoués au cirque appelaient le repas libre.

Vergniaud avait été nommé président du repas; son visage resta calme et souriant.

– Ne vous en étonnez pas, dit-il, craignant d'humilier ses amis par sa sérénité. Je ne laisse derrière moi ni père, ni mère, ni épouse, ni enfants. J'étais seul dans la vie, je vais vous avoir tous pour frères dans la mort.

Comme personne n'a assisté à ce dernier repas, comme aucun des convives n'a survécu, on ne saurait dire sur quel sujet roula la conversation.

Cependant un geôlier entendit Ducos qui disait:

– Que ferons-nous demain à pareille heure?

– Notre journée sera faite, répondit Vergniaud, et nous dormirons.

Lorsque le jour descendant par une lucarne dans le cachot des girondins fit pâlir les bougies:

– Allons nous coucher, dit Ducos, la vie est si peu de chose qu'elle ne vaut pas l'heure de sommeil que nous perdons à la regretter.

– Veillons, dit Lassource, l'éternité est si redoutable que mille vies ne suffiraient pas à nous y préparer.

À dix heures, ceux qui dormaient furent réveillés par le bruit des verrous; ceux qui ne dormaient pas virent entrer les exécuteurs, qui venaient pour préparer leurs têtes au couteau.

Les uns après les autres ils vinrent alors, souriants et soumis, incliner leur tête sous les ciseaux et tendre leurs bras aux cordes.

On avait permis à un autre prisonnier, l'abbé Lambert, d'entrer près d'eux à ce moment suprême, pour préparer à la mort ceux qui demanderaient les secours de la religion.

Gensonné ramassa une boucle de ses cheveux noirs, et, la donnant à l'abbé:

– Dites à ma femme que c'est tout ce que je puis lui envoyer de mes restes, mais que je meurs en lui adressant toutes mes pensées.

Vergniaud tira sa montre, l'ouvrit et sur la boîte d'or grava un chiffre et la date du 30 avec la pointe d'une épingle; puis il chargea l'abbé Lambert de la remettre à une femme qu'il aimait, mademoiselle Candeille probablement.

Lorsque la toilette fut terminée, on fit descendre les condamnés vers la cour du palais.

Cinq charrettes les attendaient, entourées d'une foule immense. Le jour s'était levé, pâle et pluvieux, un de ces jours blafards qui ont toute la désespérance de l'hiver. On avait défendu de donner aucun cordial aux condamnés, espérant qu'ils resteraient au-dessous d'eux-mêmes.

Ils étaient quatre dans chaque charrette; dans la dernière seulement cinq et le cadavre de Valazé. Sa tête, cahotée par les secousses du pavé, ballotait sur les genoux de Vergniaud, destiné à mourir le dernier comme le plus coupable de tous, c'est-à-dire comme le plus éloquent, comme le plus brave.

Au moment où les cinq charrettes sortirent de la sombre arcade de la Conciergerie, ils entonnèrent tout d'une voix, et comme une marche funèbre, la première strophe de la Marseillaise:

Allons, enfants de la patrie!

Ce chant choisi par eux n'avait-il pas à la fois la double signification du patriotisme et du dévouement? Ne signifiait-il pas que partout où vous pousse la voix de la patrie, même à la mort, il fallait y aller en chantant.

Au pied de l'échafaud, la première charrette versa les quatre victimes. Ils s'embrassèrent en signe de communion dans la liberté, dans la vie, dans la mort.

Puis ils montèrent un à un, celui qui montait continuant de chanter comme les autres.

La pesante masse de fer étouffa seule sa voix.

Tous moururent en héros. Seulement le chœur allait diminuant au fur et à mesure que tombait la hache; les rangs s'éclaircissaient, la Marseillaise continuait toujours.