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Création et rédemption, deuxième partie: La fille du marquis

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IV

Oh! décidément, j'étais maudite avant ma naissance, et la malédiction écartée un instant par toi est retombée plus pesante sur ma tête.

J'arrive à Paris. Je m'arrête à l'hôtel même de la diligence. Je dépose mes malles dans ma chambre. Je cours à la Convention, je me précipite dans une tribune, je te cherche des yeux parmi les députés, je ne te vois pas; je demande où sont les girondins.

On me montre des bancs vides.

– C'est là qu'ils étaient, me dit-on.

– Qu'ils étaient?..

– Arrêtés! prisonniers! en fuite!

Je redescends avec l'intention d'interroger un député dont la physionomie m'inspirera quelque confiance.

Je croise un représentant dans le corridor: au moment où je le croise, une voix appelle: Camille!

Il se retourne.

– Citoyen, lui dis-je, on vient de vous appeler Camille.

– Oui, citoyenne, c'est mon nom de baptême.

– Seriez-vous le citoyen Camille Desmoulins, par hasard?

– Trop heureux si je pouvais vous être bon à quelque chose.

– Vous avez connu le représentant Jacques Mérey? lui demandai-je vivement.

– Quoiqu'il fût d'un parti opposé au mien, nous étions amis.

– Pouvez-vous me dire où il est?

– Savez-vous s'il est arrêté ou en fuite?

– Je ne savais pas même, il y a dix minutes, qu'il fût proscrit. J'arrive de Vienne. Je suis sa fiancée. Je l'aime!

– Ah! pauvre enfant! Vous avez été chez lui?

– Il y a huit mois que nous sommes séparés sans nouvelles l'un de l'autre, je ne sais pas même où il demeurait.

– Je le sais, moi. Voulez-vous prendre mon bras? nous irons à son hôtel; peut-être le propriétaire pourra-t-il nous donner des renseignements; il saura du moins s'il a été arrêté chez lui.

– Ah! vous me sauvez la vie! Allons.

Je pris le bras de Camille, nous traversâmes la place du Carrousel, nous entrâmes à l'hôtel de Nantes.

Nous demandâmes le propriétaire, Camille Desmoulins se nomma; on nous introduisit dans un petit cabinet dont le propriétaire referma avec soin la porte.

– Citoyen, lui dit Camille, tu logeais ici un député qui était mon ami à moi et le fiancé de la citoyenne.

– Le citoyen Jacques Mérey, dis-je vivement.

– Oui, à l'entresol; mais depuis le 2 juin il a disparu.

– Écoute, dit Desmoulins, nous ne sommes ni de la police, ni de la Commune, ni partisans du citoyen Marat, par conséquent tu peux te fier à nous.

– Je le ferais bien volontiers, dit le propriétaire, mais j'ignore complètement ce que le citoyen Mérey est devenu. Le soir du 2 juin, un gendarme est venu pour l'arrêter, et, voyant qu'il n'y était pas, il est resté dans sa chambre, en l'attendant toute la journée d'avant-hier et d'hier; mais, voyant qu'il faisait une faction inutile, il est parti.

– Depuis quand n'avez-vous pas revu Jacques Mérey?

– Depuis le 2 juin au matin. Il est sorti, comme d'habitude, pour aller à la Convention nationale.

– Je l'ai vu à son banc jusqu'à quatre heures, dit Camille.

– Et il n'a pas reparu chez vous? demanda Éva.

– Je ne l'ai pas revu.

– Si l'on vous en croyait, dit Éva, il serait parti sans vous payer, ce qui n'est pas probable.

– Le citoyen Jacques Mérey payait tous les matins sa dépense et son loyer de la veille, prévoyant justement le cas où viendrait le moment de fuir sans perdre une minute.

– Un homme qui prend ces précautions-là, dit Camille, ne les prend pas pour se laisser arrêter. Il se sera probablement dirigé vers Caen avec les autres proscrits.

– Avec lequel de ses amis de la Gironde était-il particulièrement lié?

– Avec Vergniaud, dit le maître de l'hôtel, c'est celui que j'ai vu venir le visiter le plus souvent.

– Vergniaud doit être arrêté, fit Camille; Vergniaud est trop paresseux pour avoir essayé de fuir.

– Comment s'assurer s'il est ou s'il n'est pas arrêté?

– C'est bien facile, dit Camille.

– Comment cela?

– Julie Candeille doit le savoir.

– Qu'est-ce que Julie Candeille?

– C'est une charmante actrice du Théâtre-Français qui a fait avec Vergniaud la Belle fermière.

– Mais mademoiselle Julie Candeille craindra probablement de se compromettre.

– Oh! pauvre fille, elle passerait dans le feu pour lui.

– Mais de compromettre Vergniaud.

– Je lui ferai cette simple question: Est-il ou n'est-il pas arrêté? Elle me répondra oui ou non, je ne vois rien là dedans qui puisse le compromettre.

– Allons chez mademoiselle Candeille.

Le propriétaire de l'hôtel appela un fiacre, nous montâmes dedans, Camille lui donna l'adresse de l'actrice. Cinq minutes après, il s'arrêtait devant le numéro 12 de la rue Bourbon-Villeneuve.

– Montez-vous avec moi, demanda Camille, ou demeurez-vous à m'attendre? Si rapide que je sois, je vous préviens que vous trouverez le temps long.

– Je monte avec vous. Mais ma présence ne l'inquiétera-t-elle point?

– Vous m'attendrez dans l'antichambre, dit Camille. Si je suis trop longtemps à revenir, vous ferez l'inconvenance d'entrer.

Nous montâmes rapidement un élégant escalier. Camille sonna. La femme de chambre vint ouvrir.

– Oh! s'écria-t-elle avant que Camille eût même ouvert la bouche; mademoiselle a défendu sa porte; elle a fait prévenir au Théâtre-Français qu'elle ne jouerait pas. Mademoiselle ne peut pas recevoir.

– Ma belle Marton, fit Camille sans s'inquiéter de la réponse, dites tout simplement à mademoiselle Candeille: Le citoyen Camille.

La femme de chambre entra, et presque aussitôt on entendit retentir ces mots:

– Oh! si c'est Camille, qu'il entre, qu'il entre!

Camille me fit un signe et passa dans la chambre de mademoiselle Candeille. Cinq minutes après on m'appela.

Elle était au lit, les yeux rougis de larmes; mais comme la coquetterie ne perd jamais ses droits chez la femme, elle y était dans un négligé charmant.

Jamais on n'avait mieux pris ses aises et ses avantages pour pleurer.

– Mademoiselle, me dit la belle artiste, j'apprends que nous souffrons des mêmes craintes, et que la souffrance nous rend sœurs; quoique bien malheureuse moi-même, puis-je quelque chose pour vous; alors ce sera un allégement à mes douleurs.

Et elle me fit signe de venir m'asseoir sur son lit.

J'y allai, elle me prit les deux mains.

– Et maintenant, parlez, dit-elle.

– Hélas! lui dis-je, je n'ai qu'une chose à vous demander. Il paraît que l'homme que j'aime était lié d'amitié avec l'homme que vous aimez; sont-ils arrêtés ensemble, ont-ils fui ensemble; en me donnant des nouvelles de l'un, pouvez-vous me donner des nouvelles de l'autre? L'homme que j'aime se nomme Jacques Mérey.

– Je le connais, madame; il m'a été présenté par Vergniaud comme un des hommes les plus distingués du parti. Le 1er juin, c'est-à-dire il y a quatre jours, il assista à la dernière séance où les girondins décidèrent de se retirer en province et de soulever les départements.

– Croyez-vous que Jacques ait adopté ce parti? Dans ce cas, je saurais presque où le retrouver.

– Je ne crois pas, car dans la discussion il a été d'un avis contraire; il a déclaré qu'il ne se croyait pas le droit de se faire à l'extérieur l'allié de l'Autriche, à l'intérieur celui de la Vendée. Cet avis a été aussi celui de Vergniaud.

– Et depuis lors vous n'avez eu aucune nouvelle?

– Aucune. Je m'attends seulement à apprendre d'un moment à l'autre que Vergniaud est arrêté.

Et mademoiselle Candeille porta à ses yeux, d'où coulaient de véritables larmes, un mouchoir de batiste brodé et parfumé.

– D'après ce que j'entends et d'après ce que je vois, ce qu'il y a de mieux à faire, dit Camille Desmoulins, c'est que mademoiselle – et il m'indiquait du regard – prenne un logement bien retiré pour ne point fixer les yeux sur elle. Comme fille d'émigré, comme fiancée d'un girondin, sa présence ne me paraît pas sans danger à Paris, et le tribunal révolutionnaire en a bientôt fini avec ceux qu'il soupçonne, et surtout avec ceux qu'il ne soupçonne pas. Moi, pendant qu'elle se tiendra bien tranquille, j'irai aux informations, et Lucile ou moi lui porterons des nouvelles.

Je regardai mademoiselle Candeille en l'interrogeant des yeux.

– C'est en effet ce qu'il y a de plus raisonnable à faire, à mon avis du moins, dit-elle; si je vois Vergniaud, ce dont je doute, non point que j'ignore où il est, mais la police doit avoir les yeux sur moi, et la conviction que j'en ai m'impose la plus grande circonspection; si je vois Vergniaud, je l'interrogerai, et, si j'apprends quelque chose, vous le saurez aussitôt, mon cher Camille; comptez sur moi dans la mesure de mes forces, ma jeune et belle amie, continua-t-elle en se tournant de mon côté. Notre cause est la même. Pour être née dans les larmes, notre amitié, je l'espère, n'en sera pas moins durable.

Et, m'embrassant une dernière fois, elle se laissa retomber dans une pose pleine de grâce sur son oreiller.

– Que décidez-vous? demanda Camille quand nous fûmes remontés dans notre fiacre.

– Je suivrai votre avis, lui répondis-je.

– Eh bien! alors, ne perdons point de temps à le mettre à exécution. Je connais, rue des Grès, un petit appartement qui, je l'espère, vous conviendra à merveille; prenez vos malles à la diligence et allons le voir.

– Mais s'il ne me convient pas?

– Nous en chercherons un autre et nous ne descendrons pas du fiacre que nous ne l'ayons trouvé. Dieu merci, les logements ne manquent point à Paris à cette heure.

Le logement de la rue des Grès me convenait à merveille: c'étaient deux petites chambres et un cabinet très propres, sur une cour; je m'y installai séance tenante.

Deux heures après j'avais la visite de Lucile, elle venait se mettre à ma disposition.

 

Le seul service que j'eusse à réclamer d'elle c'était de me trouver une femme de chambre sur laquelle je pusse compter. Le même soir elle m'envoya une paysanne d'Arcis-sur-Aube, dont la mère était sœur de lait de Danton; elle était venue à Paris se recommandant de lui; mais Danton était à Sèvres, tout entier à ses nouvelles amours. Le gladiateur prenait des forces pour les luttes futures.

Camille l'avait remplacé près de sa compatriote, et il la plaçait près de moi.

Comme elle s'appelait Marie de son nom de baptême, et Le Roy de son nom de famille, on avait cru par précaution en l'envoyant à Paris devoir changer ces deux noms, elle s'appelait Jacinthe Pommier.

Ces deux noms d'une innocence incontestable avaient remplacé les deux noms que les circonstances incriminaient.

C'était une bonne fille dont je n'eus jamais qu'à me louer.

Quelques jours après Camille vint me voir, il avait des nouvelles de Caen. Il savait que Guadet, Gensonné, Péthion, Barbaroux, et deux ou trois autres proscrits avaient trouvé asile dans cette ville; mais Jacques Mérey n'était point avec eux.

Quelques jours après, Jacinthe m'annonça Danton. Il était enfin revenu à Paris. Je savais qu'il avait été le meilleur ami de Jacques, et Camille Desmoulins m'avait même dit qu'il lui avait offert un asile qu'il avait refusé.

Je courus ouvrir moi-même la porte de la chambre où je me tenais d'habitude, mais, si bien que je fusse prévenue de cette laideur léonine de Danton, je fis un pas en arrière.

– Bon, dit-il en riant, c'est encore un tour de ma figure.

Et comme je voulais m'excuser.

– N'en faites rien, me dit-il, j'y suis habitué. Puis, en prenant la chaise que je lui offrais:

– Savez-vous, me dit-il, ce qui m'a rendu athée? c'est ma laideur. Je me suis dit que si Dieu entrait pour quelque chose, ne fût-ce que comme conseil, dans la composition de la race humaine, il y aurait trop d'injustice à vous faire, vous, si belle, et moi si laid. Non, j'aime mieux mettre cela sur le compte du hasard, c'est-à-dire de la matière inintelligente qui produit sans s'occuper de la production. Et quand on pense qu'il y a un homme plus laid que moi encore, c'est Marat; connaissez-vous Marat?

– Non, citoyen; je ne l'ai jamais vu.

– Voyez-le, et je vous réponds qu'après vous me recevrez sans broncher.

– Mais je vous jure, citoyen… lui dis-je en rougissant.

– Ne parlons plus de cela, parlons de Jacques Mérey.

– Vous venez m'en donner des nouvelles, m'écriai-je en lui pressant les mains.

– Ah! voilà que j'embellis, dit en riant Danton.

– Je vous en supplie, citoyen, dites-m'en ce que vous savez.

– Je n'en sais rien, sinon qu'il vous aime comme un fou, et il a, ma foi! bien raison, il n'y a rien de bon que l'amour. Tel que vous me voyez, et avec cette figure-là, je suis amoureux, amoureux de ma femme, que je viens d'épouser. Un ange comme vous, pas si belle que vous, mais digne cependant de porter avec vous la queue de la robe de la Vierge. Vous savez que pour me marier j'ai reconnu tout cela, la Vierge, le Saint-Esprit, Dieu le père, la sainte Trinité, tout le bataclan. Je me suis confessé des pieds à la tête. Si Marat savait cela, il y aurait de quoi me faire couper le cou; mais vous ne le lui direz point, n'est-ce pas, et en échange je vous dirai que, probablement à cette heure, s'il est parvenu à gagner la frontière, Jacques Mérey bouleverse Vienne pour vous trouver.

– Mais qui lui a dit que j'étais à Vienne?

– Moi. Josephplatz, maison nº 11. Était-ce bien cela?

– Oh! oui, mon Dieu!

– Eh bien, si vous aviez eu la patience de l'attendre, il est probable qu'à l'heure qu'il est il vous serrerait contre son cœur.

– Pour l'amour du ciel! citoyen Danton, m'écriai-je, mettez un peu d'ordre dans ce que vous me dites ou vous me rendrez folle.

– Eh bien! voyons, je ne demande pas mieux; vous connaissez la catastrophe du 31 mai.

– Vous voulez parler de la proscription des girondins.

– Qui n'a eu lieu en réalité que le 2 juin, n'est-ce pas?

– Oui.

– Eh bien! depuis longtemps Jacques m'avait confié son amour pour vous et m'avait prié de chercher à savoir où vous demeuriez. Il est inutile que je vous dise par quel moyen j'ai eu votre adresse; le 30 mai elle m'est arrivée; de sorte que le 2 juin, en prenant congé de lui et en lui offrant un asile chez moi, qu'il m'a refusé sous prétexte qu'il en avait un plus sûr, mais en réalité, je crois, pour ne pas me compromettre, j'ai pu, pour dernier adieu, lui laisser dans la main, Josephplatz, 11, Vienne.

– Et alors il est parti?

– Je le crois.

– Sauvé, alors?

– N'ayez pas trop grande confiance sous ce rapport; la Providence est bonne fille, mais elle a ses caprices; dans tous les cas nous n'avons aucune nouvelle de lui. Vous connaissez le proverbe, Pas de nouvelles, bonnes nouvelles.

– Mais, ajoutai-je en hésitant.

– Parler.

– Par le même moyen que vous vous êtes procuré l'adresse, pourra-t-on avoir des nouvelles?

– Je l'espère.

– Que dois-je faire?

– Ce que vous faisiez là-bas quand vous étiez là-bas et qu'il était ici, attendre.

– Attendre; c'est bien long d'attendre.

– Quel âge avez-vous?

– Pas encore dix-sept ans.

– Vous pouvez attendre un an ou deux, même trois, sans qu'il vous trouve trop vieille à son retour.

– Vous croyez donc que tout sera fini dans deux ou trois ans?

– Dame! quand il n'y aura plus personne à guillotiner, il faudra bien que cela finisse, et du train dont nous y allons, la besogne marche.

– Mais lui…

– Oui, je comprends, il n'y a que lui qui vous inquiète.

– Vous espérez qu'il aura gagné la frontière.

– Nous sommes aujourd'hui le 20 juin, s'il était pris, on le saurait; s'il était tué, et l'on ne se tue pas quand on aime, on le saurait encore. Il y a donc bien des chances pour qu'il ait gagné l'étranger. Je vais mettre ma police en campagne, et aux premières nouvelles vous me reverrez, à moins que…

Il se mit à rire.

– Monsieur Danton, lui dis-je, voulez-vous me laisser vous embrasser en récompense des bonnes nouvelles que vous m'avez apportées?

– Moi? fit-il tout étonné.

– Oui, vous.

Il approcha du mien son terrible visage, que j'embrassai sur les deux joues.

– Ah! par ma foi! dit-il, il faut que vous l'aimiez bien!

Et il sortit en riant.

Oh! oui, je t'aime, mon bien-aimé, et je ferais bien autre chose que d'embrasser Danton pour te revoir.

Quelques jours plus tard je vis entrer Danton.

Sa figure avait une expression remarquable de tristesse.

– Pauvre enfant! dit-il, aujourd'hui vous ne m'embrasseriez pas…

Je restai debout, muette et pâlissante.

Puis, après un effort:

– Oh mon Dieu! m'écriai-je, est-il mort?

– Non; mais il a quitté l'Europe. Il s'est embarqué à Stettin.

– Pour où?

– Pour l'Amérique.

– Il ne court plus aucun risque alors.

– Excepté celui d'être nommé président des États-Unis.

Je poussai un grand soupir, et, tendant la main à Danton.

– Puisque je n'ai plus rien à craindre pour sa vie, tout est bien, lui dis-je. Aujourd'hui je ne vous embrasserai pas, c'est vous qui m'embrasserez.

Deux larmes lui vinrent aux yeux.

Ah! mon bien-aimé Jacques, quel cœur il y a sous cette rude enveloppe!

V

Ô mon Jacques bien-aimé, je viens de voir une horrible chose qui me restera bien longtemps présente aux yeux et à la pensée!

Je t'ai dit que j'avais pris un petit logement rue des Grès.

La rue des Grès donne dans la rue des Fossés-Monsieur-le-Prince, qui donne elle-même dans la rue de l'École-de-Médecine.

Ce soir, comme Jacinthe venait de dresser la table et de servir mon souper, j'entendis un grand tapage dans la rue, et au milieu des cris de haine et de colère qui montaient jusqu'à moi.

– Les girondins! ce sont les girondins!

Je savais que Vergniaud et Valazé avaient été arrêtés. Je crus que de nouvelles arrestations venaient d'être faites; et, malgré ce que m'avait dit Danton, je te vis aux mains des gendarmes, traîné, déchiré, mis en morceaux par le peuple. Je descendis comme une folle, je me précipitai dans la rue, et je courus où l'on courait.

Un immense rassemblement était formé en face d'une grande et triste maison nº 20[*] de la rue de l'École-de-Médecine, attenant à celle de la tourelle qui fait le coin de la rue.

[note *: Aujourd'hui 18.]

Les cris furieux, les menaces sanglantes se croisaient; les cris de meurtre, d'assassinat faisaient retentir l'air. Tous les yeux étaient fixés sur les fenêtres du premier étage; mais les rideaux tirés avec soin empêchaient les regards curieux d'y pénétrer.

Tout à coup une des fenêtres s'ouvrit et une femme pâle, échevelée, furieuse, tachée de sang, parut à la fenêtre en criant:

– Plus d'espoir, il est mort! L'ami du peuple est mort! Marat est mort!.. Vengeance, vengeance!

– C'est Catherine Évrard, c'est madame Marat! cria la foule.

Et elle voulut forcer la porte que gardaient deux sentinelles.

Au milieu de tout ce tumulte, j'entendis sonner l'heure, le timbre vibra sept fois.

Les sentinelles allaient être forcées quand le commissaire de police arriva, avec six hommes pris au prochain corps-de-garde.

Un perruquier parut près de cette malheureuse créature qui continuait de crier en se tordant les bras.

– Tenez, dit-il en brandissant le couteau ensanglanté; tenez, voilà le couteau avec lequel elle l'a tué!

– Ce sont les girondins! cria la femme; elle vient de Caen! la malheureuse! ce sont eux qui l'ont envoyée pour l'égorger!

Cependant, par la fenêtre ouverte, les regards avaient plongé, et des exclamations s'échappaient de la foule.

– Oh! je le vois.

– Où?

– Dans sa baignoire.

– Mort?

– Oui, ses bras pendent; il est tout rouge de sang!

Puis, comme des rafales de vent, passaient des bouffées de voix furieuses criant:

– Mort aux girondins! mort aux traîtres! mort aux amis de Dumouriez!

La foule devenait tellement compacte que je commençais à avoir peur d'être étouffée, et que, voyant qu'il n'était pas question de toi et que tu ne courais aucun danger, je cherchais une issue par où me retirer, lorsque je sentis une main qui se posait sur mon épaule.

Je me retournai et reconnus Danton.

– Que faites-vous dans une pareille foule, me dit-il, vous voulez donc être écrasée?

– Non, lui dis-je tout bas, mais j'ai entendu crier: À mort les girondins! j'ai eu peur, et je suis accourue.

– Est-il vraiment mort? me demanda-t-il.

– Il paraît que oui. Cette femme a ouvert la fenêtre et a annoncé sa mort au peuple.

– C'est un grand événement que cette mort, dit Danton, et qui va nous replonger dans le sang.

– Mais il me semble qu'au contraire Marat ne demandait que cela.

– Non, il commençait à se lasser. D'autres vont venir qui prendront sa coupe vide et qu'il faudra abreuver à leur tour. Cette mort de Marat, voyez-vous, mon enfant, c'est notre mort à nous.

– Votre mort! m'écriai-je.

– La mienne surtout. Cet homme était entre moi et Robespierre. Robespierre frappait sur lui quand il n'osait frapper sur moi. J'en faisais autant de mon côté. Maintenant, plus de Marat, nous allons nous trouver en face, moi et l'incorruptible; plus personne pour recevoir les coups. Il faudra que l'un de nous deux tombe, et, quel que soit celui de nous deux qui tombera, la République est finie. Vous reverrez Jacques Mérey plus tôt que je ne croyais, mon enfant! En attendant, voulez-vous voir Marat?

– Grand Dieu! que me proposez-vous là?

– Vous avez tort, c'est un spectacle curieux que vous ne reverrez jamais. On dit qu'il a été assassiné par une jeune fille de votre âge, aussi belle que vous.

– Une jeune fille! m'écriai-je, impossible!

– Ne croyez-vous donc plus aux Judiths et aux Jahels.

– Une jeune fille! et quel motif a pu la porter à un pareil acte?

– L'amour de la patrie; elle a vu que la rance avait donné sa démission, elle a pris la place de la France. Venez, vous dis-je, je vous promets que vous ne vous en repentirez pas.

– Mais comment entrerez-vous?

– Comme entrent en ce moment Drouet, Chabot et Legendre; j'entrerai comme député.

– Et moi, comment entrerai-je?

– Vous entrerez comme étant au bras de Danton. Oh! avant que nous tombions l'un ou l'autre, Robespierre ou moi, nous avons encore à grandir tous les deux.

Danton fit un mouvement pour m'entraîner. Je frissonnai de tout mon corps.

 

– Oh! jamais! lui dis-je.

– Et moi, reprit-il, je veux que vous racontiez ce spectacle à votre, ou plutôt à notre ami, quand Robespierre et moi ne serons plus pour le lui raconter.

Je me laissai entraîner, j'étais prise d'une irrésistible curiosité.

Et cependant à la porte je fis un mouvement pour échapper à mon conducteur.

– Bon, dit Danton en riant, quand ce ne serait que pour vous assurer qu'il y a, – je me trompe, – qu'il y a eu au monde des hommes encore plus laids que moi!

Je me laissai entraîner. Je savais que ce que j'allais voir serait hideux; mais l'horrible a son vertige, l'horrible m'attirait.

Je montai dix-sept degrés, de ces escaliers moitié bois moitié brique, avec une grosse rampe carrée; puis nous nous trouvâmes sur le palier.

Deux soldats gardaient la porte de l'appartement. Nous traversâmes une première chambre, où avaient pénétré quelques curieux, chambre donnant par un dégagement sur des pièces obscures donnant sur la cour, et où l'on composait et pliait le journal.

– Tout droit, tout droit, me dit Danton, ça c'est le domaine du prote et des ouvriers.

De la première chambre nous passâmes dans un petit salon, non-seulement fort propre, mais fort coquet, qu'on était tout étonné de trouver chez Marat; il est vrai que ce salon n'était pas chez Marat, Marat n'avait point de chez lui; ce salon était à la pauvre créature qui lui donnait un asile. Cet homme de sang et de ténèbres, ce sombre oiseau de l'émeute qui ne faisait que glapir la mort sur tous les tons, tant Dieu est bon, tant la nature est immense, cet homme avait trouvé une femme qui l'aimait.

C'était elle qui avait ouvert la fenêtre pour crier malédiction sur son assassin.

Ce n'était point encore dans le salon qu'était Marat.

Dans le salon étaient les familiers de la maison, les protes, les compositeurs, les plieuses, les ouvriers qui vivaient de cet autre ouvrier plus pauvre qu'eux.

Puis enfin on arrivait à une pièce petite, obscure, éclairée par deux chandelles seulement et par un reste de jour blafard venant de la fenêtre.

Lorsque nous apparûmes sur le seuil, Danton, dominant tout de sa haute stature, moi appuyé à son bras, ta vieille femme s'élança vers nous les ongles en avant comme pour me déchirer le visage.

– Une femme! encore une femme! s'écria-t-elle, et jeune et belle! Sortez d'ici, ce n'est point votre place, péronnelle!

Je voulus fuir, Danton me retint en serrant mon bras sous le sien.

Puis écartant de la main cette furie qui, sentant depuis quelque temps la mort à la porte de Marat, n'avait laissé entrer Charlotte Corday qu'à son corps défendant.

– Je suis Danton, dit-il.

– Ah! vous êtes Danton, dit Catherine, et vous avez voulu voir, n'est-ce pas? Je comprends, le corps d'un ennemi mort sent toujours bon.

Et elle alla s'asseoir, brisée, dans un coin.

Alors je me trouvai en face de cet horrible spectacle qui m'avait attirée.

Sur une petite table placée à la tête de la baignoire, un peu à gauche, un greffier écrivait sous la dictée du commissaire de police, qui achevait de dresser son procès-verbal.

À la tête de la baignoire était une belle jeune fille de vingt-quatre à vingt-cinq ans, avec des cheveux superbes contenus par un ruban vert, coiffée du bonnet bien connu des femmes du Calvados: malgré une chaleur intense, malgré la lutte qu'elle venait de soutenir, sa poitrine était couverte d'un épais fichu de soie solidement renoué derrière la taille, sa robe était blanche, mais tachée d'un jet de sang. Deux soldats lui tenaient les mains, lui disant à demi-voix des injures et des menaces, qu'elle écoutait calme, les joues roses; plutôt avec le sourire de la femme contente d'elle qu'avec le calme mélancolique de la martyre.

Cette femme c'était l'assassin, c'était Charlotte Corday.

C'était à ses pieds, dans la baignoire, qu'était le spectacle hideux.

Marat dans sa baignoire, dont l'eau était devenue couleur de sang, Marat, recouvert à moitié d'un drap sale, la tête renversée en arrière, la bouche encore plus tordue que de coutume, le bras pendant hors de la baignoire, les cheveux coiffés d'une serviette grasse, Marat, avec sa peau jaune, ses membres grêles, semblait un de ces monstres sans nom que les bateleurs exposent dans les foires!

– Eh bien? me dit tout bas Danton.

– Silence! répondis-je. Écoutez.

Le greffier disait à l'accusée:

– Vous vous reconnaissez donc coupable de la mort de Jean-Paul Marat?

– Oui, monsieur, répondit la jeune fille d'une voix ferme, vibrante, presque enfantine.

– Qui vous inspira la haine que vous avez manifestée contre lui d'une si terrible façon?

– Personne. Je n'avais pas besoin de la haine des autres, j'avais assez de la mienne.

– Cet acte a dû vous être suggéré?

Charlotte secoua doucement la tête, et avec un sourire:

– On exécute mal, dit-elle, ce qu'on n'a pas conçu soi-même.

– Que haïssiez-vous dans le citoyen Marat?

– Ses crimes.

– Qu'entendez-vous par là?

– Les plaies de la France.

– Qu'espériez-vous en le tuant?

– Rendre la paix à mon pays.

– Croyez-vous donc avoir tué tous les Marats?

– Celui-là mort, les autres auront peur, peut-être!

– Depuis quand avez-vous formé ce dessein?

– Depuis le 31 mai.

– Racontez-nous les circonstances qui ont précédé l'assassinat?

– Aujourd'hui, en traversant le Palais-Royal, j'ai cherché un coutelier et j'ai acheté un couteau tout frais émoulu à manche d'ébène.

– Combien l'avez-vous payé?

– Deux francs.

– Qu'avez-vous fait ensuite?

– Je l'ai caché dans ma poitrine; j'ai pris une voiture rue Notre-Dame-des-Victoires, et je me suis fait conduire ici.

– Continuez.

– Cette femme ne voulait pas me laisser entrer.

– Oh! non, interrompit Catherine Évrard, j'avais comme un pressentiment. C'est lui, le pauvre homme, qui a crié: Laissez-la entrer, je veux qu'elle entre.

– Ah! continua-t-elle en sanglotant, on n'échappe pas à sa destinée.

Et elle se laissa retomber sur sa chaise.

– Pauvre femme! murmura Charlotte en la regardant tristement; j'ignorais qu'un pareil monstre pût être aimé.

– Que se passa-t-il, demanda le commissaire de police, entre vous et le citoyen Marat quand vous fûtes entrée?

– Je fus effrayée de la laideur de cet homme et je m'arrêtai près de la porte.

– C'est vous, me dit-il, qui m'avez écrit pour m'offrir des nouvelles de la Normandie?

– Oui, répondis-je.

– Approchez et donnez-m'en. Les girondins sont arrivés à Caen?

– Oui.

– Et ils y ont été bien reçus?

– À bras ouverts.

– Combien sont-ils?

– Sept.

– Nommez-les.

– Il y a Barbaroux, il y a Péthion, il y a Louvet, il y a Roland, il y a…

Il ne me laissa point achever.

– C'est bien, dit-il, avant huit jours ils iront à la guillotine.

Ce fut son arrêt de mort. Je le frappai. Il ne dit que ces mots:

– À moi! ma chère amie.

Et il expira.

– Vous avez frappé de haut en bas? demanda le commissaire de police.

– Ma position m'y forçait.

– Puis, ajouta le commissaire de police, en frappant horizontalement, vous pouviez rencontrer une côte et ne pas le tuer.

– Puis, dit avec son mauvais sourire le capucin Chabot qui était là, elle s'y était sans doute exercée à l'avance.

– Oh! le misérable moine, dit Charlotte, je crois qu'il me prend pour un assassin!

Les soldats crurent devoir venger Chabot et secouèrent cruellement Charlotte.

Danton fit un mouvement pour marcher sur eux. Je le retins.

– Venez, lui dis-je, vous avez vu tout ce que vous vouliez voir, n'est-ce pas?

– Et vous aussi? me répondit-il.

– Oh! moi, j'en ai vu plus que je ne voulais.

– Eh bien! allons-nous-en.

En regagnant la porte, sous vîmes Camille Desmoulins, qui était venu comme les autres curieux.

– Eh bien, lui dit à demi-voix Danton, que penses-tu de cela?

– Je pense, dit Camille en plaisantant selon son habitude, qu'il est bien malheureux de ne prendre qu'un bain dans sa vie et qu'il tourne si mal.

– Incorrigible! murmura Danton. Il ne se fera pas couper le cou pour un principe; il se fera couper le cou pour une plaisanterie.