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UN FAIT PERSONNEL

Parlons d'une lettre de moi qui a fait beaucoup plus de bruit que je ne désirais qu'elle en fit, et surtout qu'elle n'était appelée à en faire.

Un jour, un de mes amis vint me dire, tout indigné, que mademoiselle Augustine Brohan, correspondante du Figaro, sous le nom de Suzanne, venait sinon d'insulter, du moins d'attaquer Victor Hugo.

Je voudrais qu'une fois pour toutes on comprît bien le triple sentiment qui m'attache à Victor Hugo.

Je le connais depuis la soirée de Henri III, c'est-à-dire depuis le 11 février 1828; depuis ce jour, il est mon ami; depuis longtemps, j'étais son admirateur: je le suis toujours.

Seulement, aujourd'hui à ces deux sentiments s'en joint un troisième, pour lequel je cherche inutilement un nom. C'est au coeur de le comprendre; mais la langue ne peut l'exprimer.

Victor Hugo est proscrit.

Qu'éprouve de plus, pour un homme proscrit, celui qui déjà l'aime et l'admire?

Quelque chose comme une religion.

Eh bien, c'était contre cette religion que, à mon avis, venait d'être commis un acte qui ressemblait à un sacrilége, surtout de la part d'une artiste dramatique, surtout de la part d'une actrice qui a joué dans les pièces de Hugo, surtout de la part d'une femme!

Le coup qui ne pouvait atteindre Hugo me frappa profondément.

Je pris la plumé, et, sans intention aucune de publicité, j'écrivis à

M. le directeur du Théâtre-Français la lettre suivante:

« Monsieur,

» J'apprends que le courrier du Figaro, signé Suzanne, est de mademoiselle Augustine Brohan.

» J'ai pour M. Victor Hugo une telle amitié et une telle admiration, que je désire que la personne qui l'attaque au fond de son exil ne joue plus dans mes pièces.

» Je vous serai, en conséquence, obligé de retirer du répertoire Mademoiselle de Belle-Isle et les Demoiselles de Saint-Cyr, si vous n'aimez mieux distribuer à qui vous voudrez les deux rôles qu'y joue mademoiselle Brohan.

» Veuillez agréer, etc.

» ALEX. DUMAS. »

Je savais parfaitement que je n'avais pas le droit de retirer mes pièces du répertoire; je savais parfaitement que je n'avais pas le droit de retirer mes rôles à mademoiselle Brohan.

Je protestais, voilà tout.

Si j'eusse eu le droit de retirer pièces ou rôles, je les eusse retirés par huissier, et n'eusse point écrit au directeur.

Je crus, en effet, un instant, que l'on avait accédé à ma prière. On joua les Demoiselles de Saint-Cyr, et mademoiselle Fix avait repris le rôle de mademoiselle Brohan.

Mais on joua Mademoiselle de Belle-Isle, et mademoiselle Brohan avait conservé son rôle.

C'est alors seulement que je crus que ma lettre devait être publiée, et que je la publiai.

Cette lettre fit un effet auquel j'étais loin de m'attendre. Je n'y avais vu qu'un acte d'amitié: on y vit un acte, – à peine oserai-je le dire – un acte de courage.

De courage, bon Dieu! on est courageux à bon marché, par le temps qui court!

La lettre eut un écho rapide dans un grand nombre de coeurs.

Je reçus cinquante cartes, je reçus vingt lettres.

Je me contenterai de citer trois de ces lettres.

« Monsieur Alexandre Dumas,

» Ce sont d'obscurs citoyens inconnus de vous, inconnus de M. Victor Hugo, qui, au nom de la gloire et de l'infortune insultées par une femme, viennent, dans toute l'effusion de leur coeur, vous remercier de votre noble lettre à M. Empis.

» Général TRAVAILLAUD; AUGUSTE OLLIER; SALVADOR BER; J. GAUDARD. »

« Cher Dumas,

» Du fond de notre chartreuse, où votre souvenir est vivant comme partout où nous vivons, je vous embrasse avec la plus vive tendresse; c'est un élan de soeur qui vous remercie de vous ressembler toujours, fidèle ami du malheur. Pauline a bondi pour m'apprendre cette sublime et simple protestation qui soude ensemble les deux plus grands coeurs du monde et nos deux plus chères gloires: la sienne s'appelle Souffrance et la vôtre Bonté,

» Merci pour nous tous de la part du bon Dieu.

» MARCELINE [Footnote: Madame Desbordes-Valmere.].»

« Cher Dumas,

» Les journaux belges m'apportent, avec tous les commentaires glorieux que vous méritez, la lettre que vous venez d'écrire au directeur du Théâtre-Français.

» Les grands coeurs sont comme les grands astres: ils ont leur lumière et leur chaleur en eux; vous n'avez donc pas besoin de louanges; vous n'avez donc pas même besoin de remerciments; mais j'ai besoin de vous dire, moi, que je vous aime tous les jours davantage, non-seulement parce que vous êtes un des éblouissements de mon siècle, mais aussi parce que vous êtes une de ses consolations.

» Je vous remercie.

» Mais venez donc à Guernesey; vous me l'avez promis, vous savez. Venez y chercher le serrement de main de tous ceux qui m'entourent, et qui ne se presseront pas moins filialement autour de vous qu'autour de moi.

» Votre frère,

» VICTOR HUGO. »

N'est-ce pas trop, en vérité, de trois lettres pareilles, en récompense d'avoir accompli un simple devoir, cédé à un premier mouvement de coeur?

Ah! monsieur de Talleyrand, vous avez proféré un grand blasphème, quand vous avez dit: « Ne cédez pas à votre premier mouvement, car c'est le bon. »

Mais, comme vous vous êtes enlevé une grande joie en le mettant en pratique, j'espère que Dieu ne vous a pas imposé d'autre punition en l'autre monde que celle que vous vous étiez faite à vous-même en celui-ci.

Le choeur de désapprobation qui s'était élevé contre mademoiselle

Augustine Brohan était tel, qu'elle crut devoir me répondre.

Un matin, on m'apporta le Constitutionnel, et j'y lus cette lettre:

« Monsieur le Rédacteur,

» J'ai lu, dans l'Indépendance belge, une lettre par laquelle M. Alexandre Dumas père invite M. l'administrateur général de la Comédie-Française à retirer du répertoire les pièces de Mademoiselle de Belle-Isle et des Demoiselles de Saint-Cyr, ou à distribuer à une autre artiste les rôles dont je suis chargée dans ces ouvrages.

» M. Dumas sait très-bien qu'il n'a le droit, ni de retirer les pièces du répertoire, ni d'en changer la distribution.

» Il doit savoir également que, depuis plus d'un an, j'ai spontanément renoncé, en faveur de mademoiselle Fix, au rôle, un peu trop jeune pour moi, de la pensionnaire de Saint-Cyr.

» Ce qu'il ignore, peut-être, c'est que je n'ai joué le rôle secondaire de la marquise de Prie dans Mademoiselle de Belle-Isle, pour les débuts de mademoiselle Stella Colas, qu'à regret et sur les instances réitérées de M. Empis.

» J'y renoncerai avec empressement, le jour où le jugera convenable M. l'administrateur du Théâtre-Français, à qui j'ai été heureuse de prouver en cette occasion mon désir de lui plaire.

» Quant à la leçon que M. Dumas prétend me donner, je ne saurais l'accepter. J'ai pu, dans un moment inopportun peut-être, porter un jugement consciencieux sur des actes et des écrits que leur auteur lui-même livrait au public; je ne blessais ni d'anciennes amitiés, ni même d'anciennes admirations. Mais, dans ces questions délicates, moins qu'à personne il appartient de prendre la parole à l'homme qui n'a pas su respecter dans ses anciens bienfaiteurs un exil doublement sacré.

» Agréez, etc.,

» A. BROHAN. »

Nous ne sommes de l'avis de mademoiselle Brohan, ni sur le rôle de mademoiselle Mauclerc, ni sur celui de madame de Prie.

Mademoiselle Augustine Brohan, âgée de trente-sept ans à peine, et toujours jolie, pouvait parfaitement jouer la pensionnaire de Saint-Cyr, puisque mademoiselle Mars, à cinquante, jouait celui de la duchesse de Guise, et, à cinquante-huit, celui de mademoiselle de Belle-Isle.

Quant au rôle secondaire de madame de Prie, qu'elle a joué par complaisance, dit-elle, peut-être est-il devenu un rôle secondaire aujourd'hui; mais, du temps de mademoiselle Mante, c'était un premier rôle; j'en appelle à tous ceux qui l'ont vu jouer à cette éminente actrice.

Passons à mon ingratitude envers mes bienfaiteurs.

Je ne discuterai pas avec mademoiselle Brohan la signification multiple de ce mot bienfaiteur. Je le prends dans son sens ordinaire et moral. Donc, quant à mon ingratitude envers mes bienfaiteurs, je remercie mademoiselle Augustine Brohan de me placer sur ce terrain. Je vois que, malgré ma lettre, elle est toujours restée mon amie.

Attaqué, je dois répondre.

Ceux qui ont lu mes Mémoires savent qu'entré dans les bureaux du duc d'Orléans, en 1823, sur la recommandation du général Foy, j'y restai sept ans:

Une année, comme expéditionnaire, à 1,200 francs;

Trois ans, comme employé au secrétariat, à 1,500 francs;

Deux ans, comme commis d'ordre, à 2,000 francs;

Deux ans, comme bibliothécaire adjoint, à 1,200 francs.

Là se sont bornés à mon égard les bienfaits du duc d'Orléans (Louis-Philippe), bienfaits en échange desquels je lui consacrais neuf heures de mon temps par jour.

En 1830, je donnai ma démission de bibliothécaire adjoint, afin d'avoir le droit non-seulement d'avoir une opinion, mais encore de la dire tout haut.

Je perdis immédiatement la protection de mon bienfaiteur couronné, et jamais depuis je ne la reconquis, ni n'essayait de la reconquérir.

Mais, en compensation, je conservai une amitié bien précieuse: celle du prince royal.

Ah! celui-là fut mon véritable bienfaiteur.

J'obtins de lui la grâce d'un homme condamné aux galères.

J'obtins de lui la vie d'un homme condamné à mort.

Aussi, envers celui-là, ma reconnaissance ne s'est point démentie: je l'ai aimé et respecté vivant; mort, je le vénère.

Racontons en deux mots comment se nouèrent plus tard les relations que j'eus l'honneur d'avoir avec M. le duc de Montpensier.

 

C'était à la première représentation des Mousquetaires, à l'Ambigu, le 27 octobre 1845.

La pièce en était au huitième ou dixième tableau, et était en train de conquérir le succès qui se traduisit par cent cinquante ou cent soixante représentations consécutives.

Le duc de Montpensier assistait à la représentation.

Pasquier, son chirurgien, vint frapper à ma loge.

– Le duc de Montpensier te demande, me dit-il.

– Pour quoi faire?

– Mais pour te faire ses compliments.

– Je ne le connais pas.

– Vous ferez connaissance.

– Je suis en redingote et en cravate noire.

– Un jour de triomphe, on n'y regarde pas de si près.

Je suivis Pasquier.

Trois mois après, la direction du Théâtre-Historique était accordée à

M. Hostein.

Un an plus tard, le Théâtre-Historique jouait la Reine Margot, comme pièce d'ouverture.

Je paye aujourd'hui deux cent mille francs ce bienfait de M. le duc de Montpensier; mais je ne lui en suis pas moins reconnaissant.

Et la preuve, c'est que, le 4 mars 1848, c'est-à-dire sept jours après la révolution de février, au milieu de l'effervescence républicaine qui remplissait les rues de bruit et de clameurs, j'écrivis cette lettre dans le journal la Presse:

À monseigneur le duc de Montpensier.

« Prince,

» Si je savais où trouver Votre Altesse, ce serait de vive voix, ce serait en personne que j'irais lui offrir l'expression de ma douleur pour la grande catastrophe qui l'atteint personnellement.

» Je n'oublierai jamais que, pendant trois ans, en dehors de tout sentiment politique et contrairement aux désirs du roi, qui connaissait mes opinions, vous avez bien voulu me recevoir et me traiter presque en ami.

» Ce titre d'ami, monseigneur, quand vous habitiez les Tuileries, je m'en vantais; aujourd'hui que vous avez quitté la France, je le réclame.

» Au reste, monseigneur, Votre Altesse, j'en suis certain, n'avait point besoin de cette lettre pour savoir que mon coeur est un de ceux qui lui sont acquis.

» Dieu me garde de ne pas conserver dans toute sa pureté la religion de la tombe et le culte de l'exil.

» J'ai l'honneur d'être avec respect,

» Monseigneur, de Votre Altesse royale,

» Le très-humble et très-obéissant serviteur,

» ALEX. DUMAS. »

À cette époque, et pendant le moment d'effervescence où l'on se trouvait, il y avait quelque danger à écrire une pareille lettre.

Et vous allez le voir, chers lecteurs.

Le lendemain ou le surlendemain du jour où cette lettre parut, il y avait, à la Bastille, inhumation des citoyens tués pendant les trois jours de 1848.

Ils allaient rejoindre les patriotes de 1789 et de 1830.

J'assistai à cette fête, avec mon costume de commandant de la garde nationale de Saint-Germain.

Je revenais de la Bastille.

Depuis quelque temps, j'entendais une rumeur grossissante derrière moi.

À l'entrée de la rue de la Grange-Batelière, je crus m'apercevoir que j'étais l'objet de cette rumeur, et je me retournai.

En effet, un homme avait ameuté une cinquantaine d'individus et me suivait avec eux.

En voyant que je me retournais, cet homme vînt à moi.

– C'est donc toi, citoyen Alexandre Dumas, me dit-il, qui appelle

Montpensier monseigneur?

– Monsieur, lui répondis-je avec ma politesse accoutumée, j'appelle toujours un exilé monseigneur; c'est une mauvaise habitude peut-être; mais, que voulez-vous! elle est prise ainsi.

– Eh bien, tiens, continua le citoyen X… voilà pour ta peine.

Et, à ce mot, il tira un pistolet de dessous son paletot, et me le mit sur la poitrine.

Un jeune homme que je ne connaissais pas, M. Émile Mayer, qui demeure aujourd'hui rue de Buffaut, n° 17, releva avec son bras le pistolet du citoyen X…

Le pistolet partit en l'air.

J'avais tiré mon sabre du fourreau; je pouvais le passer au travers du corps du citoyen X…; je jugeai la reprêsaille inutile; je rentrai chez moi.

L'événement se passa en plein jour et devant deux cents personnes; il est donc incontestable, et, s'il était contesté, vingt témoins seraient là pour affirmer ce que je raconte.

Le bruit n'en est pas venu jusqu'à mademoiselle Brohan.

Cela n'a rien d'étonnant; on faisait tant de bruit à cette époque, surtout au Théâtre-Français, où mademoiselle Rachel chantait la Marseillaise.

Mais le bruit en vint jusqu'à M. le prince de Joinville.

Lorsqu'il fut question de former l'Assemblée constituante, un de ses aides de camp vint me trouver de sa part.

C'était un capitaine de frégate.

– Monsieur Dumas, me dit-il, le prince de Joinville désire se mettre sur les rangs pour la députation.

Je m'inclinai, attendant la suite de l'ouverture.

Le capitaine continua.

– Il me charge de vous demander votre avis sur la façon dont doit être rédigée sa profession de foi.

– Ah! répondis-je, monsieur, c'est bien simple! Et je pris une feuille de papier, et j'écrivis:

« Saint-Jean d'Ulloa. – Tanger. – Mogador.

» Retour des cendres de Sainte-Hélène.

» JOINVILLE. »

– Voilà, dis-je en remettant la feuille de papier au capitaine, la meilleure profession de foi que, à mon avis, puisse faire M. le prince de Joinville.

Le prince de Joinville adopta une autre rédaction.

Je crois qu'il eut tort.

L'Assemblée nationale réunie, on discuta la loi d'exil.

J'avais alors un traité avec le journal la Liberté. J'y étais entré au mois de mars, lorsqu'il tirait à douze ou treize mille exemplaires.

Au 15 mai suivant, il tirait à quatre-vingt-quatre mille.

La Liberté était devenue une puissance.

C'était un M. Lepoitevin Saint-Alme qui en était rédacteur en chef.

Je crus devoir protester contre la loi d'exil, qui frappait tous les membres de la famille d'Orléans.

J'apportai ma protestation à M. Lepoitevin Saint-Alme, qui refusa de l'insérer.

Je rompis mon traité avec la Liberté.

Puis j'allai porter ma protestation de journal en journal.

Tous refusèrent.

J'allai à la Commune de Paris, c'est-à-dire dans la gueule du lion.

J'attaquais tous les jours Sobrier et Blanqui.

La Commune de Paris fit ce qu'aucun journal n'avait osé faire, elle inséra ma protestation.

Ce n'est pas tout.

Lorsque le prince Louis-Napoléon fut nommé président de la République, je lui adressai, le 19 décembre 1848, une lettre sur le même sujet, et qui fut publiée par le Journal l'Événement.

Étrange coïncidence, l'Événement, dans lequel je demandais le rappel de tous les exilés, était le journal de Victor Hugo!

Ceux qui désireront lire cette lettre la trouveront à la date du 19 décembre.

Enfin, lorsque le roi Louis-Philippe mourut, je fis le voyage de Paris à Claremont pour assister à son convoi, comme, dix ans auparavant, j'avais fait le voyage de Florence à Dreux pour assister à celui du duc d'Orléans.

Selon toute probabilité, ces différents faits ne sont point parvenus à la connaissance de mademoiselle Augustine Brohan.

Il n'y a rien là d'étonnant; à cette époque, mademoiselle Augustine

Brohan n'était pas encore journaliste.

Une dernière anecdote.

On se rappelle que c'est sous l'influence du duc de Montpensier que le

Théâtre-Historique s'était ouvert.

Le duc de Montpensier avait sa loge au Théâtre-Historique.

La révolution de février terminée, le duc de Montpensier parti, sa loge, dont il n'avait pas renouvelé la location, se trouvait vacante.

J'allai trouver M. Hostein et le priai de ne louer cette loge à personne, la prenant pour mon compte.

M. Hostein y consentit.

Pendant près d'un an, la loge du duc de Montpensier resta vide, et éclairée aux premières représentions, comme si elle l'attendait.

Il y a plus: le duc de Montpensier, à chaque première représentation, recevait, avec une lettre de moi, son coupon de loge à Seville.

Au bout d'un an, son secrétaire intime, M. Latour, vint faire un voyage à Paris.

À peine arrivé, il accourut chez moi.

Il venait me faire des compliments de la part du prince.

Après avoir causé de beaucoup de choses, – les sujets de conversation ne manquaient point à cette époque, – nous en arrivâmes au Théâtre-Historique.

– À propos, me dit-il, ai-je encore mes entrées?

– Où cela?

– Au Théâtre-Historique.

– Parbleu!

– Je veux dire mes entrées sur la scène.

– Avez-vous toujours votre clef de communication?

– Oui.

– Eh bien, cher ami, servez-vous-en ce soir; les révolutions changent les gouvernements, mais elles ne changent pas les serrures. Seulement, à mon tour. – À propos…

– Quoi?

– Le prince reçoit ses coupons de loge, n'est-ce pas?

– Certainement.

– Qu'a-t-il dit quand il a reçu le premier?

– Il s'est mis à rire en disant: «Ce farceur de Dumas!»

– Tiens, c'est singulier, répondis-je; à sa place, je me serais mis à pleurer.

J'allai à mon bureau.

– Vous écrivez? me demanda Latour.

– Oh! rien, un mot.

J'écrivais, en effet.

J'écrivais à M. Hostein:

« Mon cher Hostein,

» Vous pouvez, à partir de demain, disposer de l'avant-scène de

M. le duc de Montpensier. Je trouve que c'est un peu trop cher, de

payer une loge à l'année pour faire rire un prince.

» Tout à vous,

» ALEX. DUMAS. »

COMMENT J'AI FAIT JOUER À MARSEILLE LE DRAME DES FORESTIERS

Un jour, – il y a dix-huit mois de cela, – je reçus une lettre de Clarisse Miroy. Vous vous rappelez bien Clarisse Miroy, n'est-ce pas? vous l'avez assez applaudie dans la Grâce de Dieu et dans laBergère des Alpes.

L'excellente artiste me priait de lui envoyer, pour elle et pour Jenneval, dont elle me vantait le talent, un Antony censuré.

Le préfet dès Bouches-du-Rhône, ignorant que l'on jouât Antony à Paris, refusait de le laisser jouer à Marseille.

J'avais beaucoup entendu parler du talent de Jenneval, qui a une grande réputation en province. Je venais d'écrire les derniers mots d'un drame tiré d'un roman anglais, Jane Eyre; j'eus l'idée, au lieu d'envoyer Antony à Clarisse et à Jenneval, de leur offrir Jane Eyre.

Peut-être la pièce ne valait-elle pas Antony, qui, du temps de l'école idéaliste, passait pour une assez bonne pièce; mais, en tout cas, c'était moins connu. Jenneval et Clarisse acceptèrent. Ils allèrent trouver MM. Tronchet et Lafeuillade, les directeurs des deux théâtres, et leur firent part de ma proposition.

Poste pour poste, je reçus de ces messieurs prière de leur envoyer mes conditions.

J'étais fatigué, j'avais un énorme besoin de cette grande amie à moi que l'on nomme la solitude, je résolus de porter mes conditions moi-même.

Je sautai en wagon; vingt-deux heures après, j'étais à Marseille.

Avec des ambassadeurs comme Jenneval et Clarisse, qui tenaient les recettes du théâtre de Marseille entre leurs mains, les conditions ne furent pas longues à débattre.

Le jour de la lecture aux acteurs fut fixé.

À mon grand étonnement, je trouvai chez M. Tronchet, l'un des deux directeurs, non-seulement les artistes qui devaient jouer dans l'ouvrage, mais encore une partie de la presse et une fraction du conseil municipal.

Vous jugez si cette solennité m'effraya, moi, l'homme le moins solennel du monde.

Enfin, je tirai mon manuscrit de Jane Eyre, et lus, tant bien que mal, le prologue et les trois premiers actes.

Par malheur ou par bonheur, – vous allez voir combien les desseins de Dieu sont impénétrables, – le copiste qui m'avait promis de m'apporter les deux derniers actes de mon drame me manqua de parole.

Je fus donc obligé de faire à l'honorable société un discours dans lequel je lui exposais la situation, en l'invitant à revenir le samedi suivant.

L'honorable société fut de bonne composition; elle m'assura qu'elle s'était trop amusée aux trois premiers actes pour ne pas revenir aux deux derniers, et partit, en apparence fort satisfaite.

C'est ce qu'il nous faut, à nous, qui ne vivons que d'apparences.

Mais, pendant ces deux jours, il devait se passer un grand événement.

Une artiste mécontente de son rôle, et qui, par conséquent, désirait que la pièce ne fut pas jouée, vint trouver Jenneval et, en confidence, lui glissa tout bas que ma pièce avait déjà été jouée à Bruxelles.

 

J'avoue qu'à cette ouverture de Jenneval, mon étonnement fut grand.

J'allai aux sources; voici ce qui était arrivé:

J'avais lu le roman de miss Currer Bell sur l'original. J'ignorais qu'il eût été traduit, et, par suite, j'ignorais que deux jeunes Belges de beaucoup de talent, ce qui n'arrangeait pas mon affaire, en avaient fait un drame pour le théâtre des galeries Saint-Hubert.

C'était ce drame que l'on m'accusait tout simplement de vouloir faire jouer sous mon nom à Marseille. L'accusation était absurde. Mais vous connaissez l'axiome, chers lecteurs: Credo quia absurdum.

À l'instant même, mon parti fut pris; je remerciai l'artiste de sa bienveillante démarche à mon égard, j'arrivai à la réunion du samedi, je demandai la parole et je racontai toute l'histoire, déclarant qu'il m'était impossible de laisser jouer maintenant Jane Eyre.

Ce fut un concert de désolation. Comme il paraissait sincère:

– Messieurs et mesdames, demandai-je, car il y avait des dames, voulez-vous me permettre de vous raconter une histoire?

Ma proposition souleva une tempête.

– Ce n'est pas une histoire que nous voulons, me fut-il répondu de tous côtés, c'est un drame, ou, tout au moins, une comédie.

– Laissez-moi toujours vous raconter l'histoire, insistai-je.

On me fit cette concession, mais bien en rechignant, je vous jure.

– Messieurs, dis-je, il n'est point que vous n'ayez entendu parler d'un grand légiste nommé Cambacérès, qui avait l'honneur d'être archichancelier sous Napoléon Ier.

La plupart des personnes qui se trouvaient là, de si mauvaise humeur qu'elles fussent, furent obligées de convenir qu'elles retrouvaient dans leurs souvenirs quelque chose qui n'était aucunement en désaccord avec ce que je disais.

Je continuai.

– Il n'est point que vous n'ayez entendu dire encore que cet archichancelier, que Napoléon tourmentait tant avec son vote du 20 janvier 1793, était non-seulement un grand légiste, mais encore un grand gastronome, chose bien autrement rare; car on peut être un grand légiste avec une bonne mémoire, mais on ne peut être un grand gastronome qu'avec un bon estomac. Or, Son Excellence l'archiehancelier, ayant été doublement doué, et d'une bonne mémoire et d'un bon estomac, était donc à la fois un grand légiste et un grand gastronome…

Ici, je fus interrompu pour tout de bon.

– Qui êtes-vous? demandai-je, un jour que je mettais en scène le drame des Girondins au Théâtre-Historique, à un homme que je trouvais constamment entre mes jambes, et dont la figure, sans m'être complètement inconnue, ne m'était pas tout à fait étrangère, et pourquoi êtes-vous toujours là?

– Parce que j'ai le droit d'y être, monsieur, me répondit-il, comme un homme sûr de son droit.

– Qui êtes-vous donc?

– Je suis le premier murmure,

J'inclinai la tête sous cette réponse. Cet homme, mon chef de comparses, était, en effet, le premier murmure.

Que de fois je l'avais déjà entendu, ce malheureux premier murmure, qui a toujours le droit d'être là! que de fois je devais l'entendre encore!

– Ah! lui répondis-je, je te connais, tu es l'esclave qui suivait à Rome le char du triomphateur, et qui lui criait, au milieu des couronnes, des fanfares, des bravos, des applaudissements, des palmes: « César, souviens-toi que tu es mortel!» Seulement, tu ne t'appelles pas le premier murmure, tu t'appelles l'Envie; seulement, tu n'es pas un homme, tu es un serpent!

Eh bien, ce premier murmure, je venais de l'entendre derrière moi, à cette seconde période de mon histoire de Cambacérès.

– Messieurs, dis-je, par grâce, laissez-moi achever.

On concéda.

– Un jour, continuai-je, que ce grand légiste donnait un de ces dîners dont lui seul et son cuisinier avaient le secret, il reçut un si magnifique poisson, que cuisinier et maître restèrent en admiration devant lui.

– Oh! nous connaissons l'anecdote, dit une voix:

Et le turbot fut mis à la sauce piquante.

– Messieurs, vous vous trompez: ce n'était point un turbot, c'était un saumon, et il fut mangé, non pas avec une sauce piquante, mais avec une sauce hollandaise.

Le silence se rétablit; l'interrupteur avait vu qu'il était dans son tort.

– Mais, au moment, continuai-je, où maître et cuisinier étaient en admiration, voilà que l'on annonce un second saumon. On le déballa négligemment, et seulement à cause de la longueur de sa bourriche, qui semblait exagérée. L'étonnement fut grand lorsqu'on le mettant à côté du premier, on vit qu'il avait trente-deux centimètres de plus, et lorsqu'on le placant dans une balance, on reconnut qu'il l'emportait sur l'autre de deux livres et demie. Jamais on n'avait vu saumon de pareille taille.

– Pardon, monsieur, me dit une voix, mais il me semble que vous vous éloignez de plus en plus de la question.

– Au contraire, je m'en rapproche. Laissez-moi dire, et vous verrez.

Le premier murmure devint second murmure.

Je fis comme on fait au bal de l'Opéra; je lui dis: « Je te connais, beau masque,» et je continuai.

– Que faire de deux pareils poissons? L'archichancelier en était presque à regretter le second, qui le mettait dans un pareil embarras. Enfin il se frappa le front, un sourire s'épanouit sur ses lèvres éloquentes et gourmandes:

» – Le dîner a lieu demain, dit-il au maître d'hôtel; faites cuire les deux poissons, vous recevrez des ordres subséquents.

» Oh était habitué à ne plus s'inquiéter de rien en politique et en cuisine, quand l'archichancelier avait dit:

» – Soyez tranquille.

» On ne s'inquiéta plus de rien.

» Le même soir, les ordres furent donnés.

» Le lendemain, à six heures précises, les convives étaient à table.

» Pendant le potage, qui était une bisque aux écrevisses, on leur avait annoncé le saumon comme un monstre marin dont ils n'avaient aucune idée.

» Les convives de Cambacérès, qui avaient vu ce qu'il y a de mieux en poissons de tout genre, et qui croyaient naturellement n'avoir plus rien à voir sous ce rapport, attendaient donc avec une dédaigneuse confiance l'apparition du prétendu monstre.

» On n'avait pas longtemps à l'attendre, il devait venir en relevé de potage.

» Au moment solennel, la porte de la salle à manger s'ouvrit, on entendit résonner dans le lointain la marche des Samnites. – Un chef parut, un candélabre à la main, suivi de quatre marmitons en costume d'une entière blancheur, portant sur leurs épaules une planche de cinq pieds de long sur laquelle, au milieu d'une mer d'herbes odoriférantes, dormait le saumon attendu.

» Quoique ce fût le moins grand des deux, sa vue excita une clameur universelle.

» Les convives, pour mieux voir, se levèrent; les plus petits montèrent sur leur chaise, et la procession commença sa promenade autour de la salle à manger.

» On en était au plus fort de l'admiration, quand un marmiton maladroit glisse et tombe, entraînant son compagnon dans sa chute.

» Il n'y eut qu'un cri, cri de terreur, non pas pour les deux marmitons, – qui s'inquiétait de deux pareils drôles! – mais pour le saumon.

» Le saumon, en effet, était cuit trop à point pour supporter impunément une pareille chute.

» Il se brisa en dix morceaux.

» – Ah! firent les convives d'un seul cri, mais en modulant leur sensation sur vingt tons différents qui remplirent la gamme de la douleur, depuis le soupir jusqu'au sanglot.

» Au milieu de ce concert de désolation, on entendit une voix qui disait:

» – Que voulez-vous, messieurs! c'est un petit malheur.

» Chacun se retourna vers celui qui venait de prononcer ce blasphème.

» C'était le maître de la maison, qui, au milieu de ce désastre, était resté le front calme et le visage souriant.

» Tous les bras devinrent des points d'interrogation et se dressèrent vers lui.

» – Qu'on en apporte un autre! dit-il d'un air impératif et avec un geste de commandement qui rappelait le grand Condé.

» Chacun resta stupéfait.

» Au même instant, la musique, qui avait cessé comme si elle eût été frappée du même coup que les convives, reprit plus animée que jamais.

» On entendit le piétinement d'une nouvelle procession.

» Un nouveau chef entra, portant deux candélabres au lieu d'un.

» Il était suivi, non plus de quatre, mais de huit marmitons, portant, non plus une planche de six pieds, mais de dix, et sur cette planche gisait, non plus au milieu du cerfeuil, de la pimprenelle et du persil, mais sur un lit des fleurs les plus rares, le véritable colosse, le véritable monstre, le saumon gigantesque destiné à être mangé, et dont l'autre n'était que la miniature.

» L'esprit des gourmands est ordinairement d'une grande finesse.

» Il n'y eut pas un des convives qui ne comprît l'admirable comédie culinaire qui venait d'être jouée devant lui.

» Toutes les voix éclatèrent en un seul cri:

» – Vive monseigneur l'archichancelicr! vive le soutien de l'Empire!

» Cambacérès se rassit modestement et ne dit que ces deux mots:

» – Messieurs, mangeons.

– Eh bien, me demanda une voix, que signifie votre histoire?

– Cela signifie, messieurs, que le saumon de cinq pieds a fait une chute, et que l'on va vous en servir un de sept. Voulez-vous vous trouver ici jeudi prochain? D'ici là, je ferai une autre pièce, que j'aurai l'honneur de vous lire.