Za darmo

Lettres de Mmes. de Villars, de Coulanges et de La Fayette, de Ninon de L'Enclos et de Mademoiselle Aïssé

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

LETTRE XII

Paris, 1726

La fortune est aveugle, et n'aime que les vilains. Si elle m'avoit donné les cent mille écus qu'elle prodigue à madame votre cousine, j'aurois fait un meilleur usage qu'elle de ce bien. Que de plaisirs je me procurerois! Vous seriez ici, Madame, avec M. votre mari et mademoiselle votre fille; je vous verrois heureux, et ce seroit par mon moyen; et comme je sais les liens183 qui vous retiennent à Genève, je ferois faire une litière bien fermée, bien étoffée, bien commode; j'y mettrois qui vous savez. Je l'amenerois ici, je lui procurerois des plaisirs qui lui feroient oublier le pays natal. Nous rassemblerions les gens célèbres de toute espèce, de tous talens pour le divertir: s'il falloit même quelques jolis visages, je ferois l'effort de lui en chercher. Voilà un vilain métier; mais quand on obtient ce qu'on aime, qu'importe à quel prix? Voilà ce que je ferois du bien de madame votre cousine. Pour parler d'autre chose, M. le duc de Gesvres est malade, il fait de très-grands remèdes. Il est à St. – Ouen, où toute la France va le voir; il est dans son lit, garni de rubans et de dentelles, les rideaux sont relevés, des fleurs répandues sur son lit, des découpures d'un côté, des nœuds de l'autre; et dans cet équipage il reçoit tout le monde. Vingt courtisans entourent son lit; et son père et son frère font les honneurs à la grande compagnie. Il y a toujours deux tables de vingt couverts chacune, et quelquefois trois: M. d'Épernon y est à demeure. On a établi des habits verts pour les complaisans, c'est-à-dire, qu'avec habit, bas, souliers, chapeaux verts, on peut avoir toujours les plus familières entrées chez M. le duc: il y a une trentaine d'habits verts de distribués. Le roi a dit sur cela, qu'il n'y avoit qu'à changer les justaucorps en robes de chambre, que l'habillement d'ailleurs seroit plus commode, ne se portant pas trop bien tous, et qu'ils seroient précisément comme à la Charité, où ils sont habillés de vert. Il y a quelques jours qu'une personne de ma connoissance y alla, et trouva le maître de la maison sur une duchesse d'étoffe verte, la robe de chambre verte, un couvre-pied d'une broderie admirable en vert, un chapeau gris bordé de vert, avec le plumet vert, et un gros bouquet de rue sur lui, faisant des nœuds. Le duc d'Épernon s'est pris de fantaisie pour la chirurgie, il saigne et trépane tout ce qu'il rencontre. Un cocher l'autre jour se cassa la tête, il le trépana. Je ne sais s'il auroit pu réchapper; mais ce qu'il y a de sûr, c'est que le pauvre homme fut bientôt expédié avec un pareil chirurgien. Ce n'est pas tout: ils ont voulu se procurer des fêtes champêtres; et M. le duc de Gesvres a doté une fille. M. d'Épernon souhaita de saigner le mari la nuit de ses noces: ce pauvre misérable ne le vouloit point; et pour obtenir de lui de se laisser saigner, M. le duc de Gesvres lui donna cent écus. Voilà, Madame, ce qui se passe sous nos yeux, à la face de tout l'univers, et sous un gouvernement très-sévère. Cependant on ne peut pas dire que les deux chefs ne soient très-sages, et même pieux. Il n'est pas possible que l'on ignore toujours ces vilenies; et tout ce qu'il y a de plus grand, de plus raisonnable, fait la cour assidument à ce monstre; et, pour excuser leurs bassesses, ils disent que cet homme est officieux et pense noblement. Ceux qui sont bien instruits, savent qu'il dessert bien mieux qu'il ne sert, et qu'il est généreux du bien de ses créanciers, et de l'argent d'un jeu qui est une chose ridicule dans un royaume. Ma bile s'échauffe; je vous en demande pardon. Pour la cour, elle est très-édifiante: on ne donne point de scène au public.

Voulez-vous cependant que je vous parle des gens de votre connoissance? M. de Ferriol est toujours le meilleur homme du monde; sa santé est de même, ses affaires aussi: dans une indifférence parfaite; mais il n'est point indifférent sur les Molinistes; il est d'un zèle outré pour eux. C'est avec fureur qu'il est passionné sur ce sujet. Il se met dans de grands emportemens, quand il trouve quelqu'un qui ne pense pas comme lui. Il est occupé de cela, au point de n'en pas dormir. Il sort à huit heures du matin, pour faire part de ses réflexions, ou de quelques riens qu'il aura ramassés; c'est à faire mourir de rire. Pour madame de Ferriol, sur cet article, elle est très-raisonnable, elle n'en parle que très-convenablement; mais, d'ailleurs, toujours les mêmes agitations. Elle est comme vous l'avez laissée, à la pesanteur près, qui a beaucoup augmenté: les mêmes incertitudes, et ne pouvant souffrir que les autres sachent se déterminer: le petit chien par-dessus tout, qui s'enfuit, quand elle l'appelle, et son vieux laquais, qui est toujours insolent et de mauvaise humeur, et qui la traite comme une misérable, jusqu'à lui dire qu'elle ne sait ce qu'elle dit ni ce qu'elle fait. Je suis prête à lui jeter un chenet à la tête, et elle souffre ses impertinences avec une patience à impatienter. Je crois, je vous jure, qu'il me battroit, s'il ne me craignoit pas. Pour les autres domestiques, ils sont très-mécontens d'être toujours grondés; mais ils ont pour elle le respect qu'ils lui doivent, et c'est la raison pourquoi elle est toujours après eux. Ils pleurent souvent, et je les console de mon mieux. Pour ses enfans, c'est toujours de même. On ne se plaint jamais de l'un184; il fait tout ce qu'il veut. Sa santé est délicate. C'est un très-bon garçon, qui a de l'esprit et de la finesse dans l'esprit, qui est aimé et qui mérite de l'être. D'Argental est fort occupé; il fait son métier avec application. Il est, tout le matin, au palais; il travaille après dîner, jusqu'à cinq heures. Les spectacles sont ses plus grands amusemens. Il n'est pas, je crois, amoureux, et pense plus en homme qui connoît le monde, qu'il ne le faisoit. Il est toujours poli avec les femmes, et point du tout gâté dans les propos. M. et madame Knight ont la fièvre tour à tour. La femme, à ce que je crois, aime mieux le mariage que son mari185. Elle est très-enfant gâté; elle n'aime pas à être contrariée. Tout ce mariage-là n'a pas l'air de durer long-temps. Elle pleure souvent; et, comme son mari est encore amoureux, elle a toujours raison. J'ai bien peur qu'elle ne lui donne du fil à retordre. N'allez pas dire ce que je vous dis-là; mais madame votre sœur a eu grand tort de gâter sa fille. Elle en auroit fait quelque chose de bon, si elle lui avoit donné une bonne éducation; mais elle l'a rendue insupportable; elle ne connoît que sa volonté et ses goûts; et, quand quelque chose s'y oppose, le mépris et la déraison s'emparent absolument d'elle. En vérité, c'est dommage; car elle étoit faite pour être aimable.

Madame de Tencin a de temps en temps la fièvre. On dit pourtant qu'elle est fort engraissée. Je continue à ne la point voir, et je crois que ce sera pour la vie, à moins que l'archevêque186, à son retour, ne le veuille. Je suis pourtant bien résolue à tenir bon. C'est une grande satisfaction pour moi de n'avoir point ce devoir pénible à remplir, et d'ailleurs plus de tracasseries; car il y en a toujours, quand on se voit et qu'on se déteste. Je ne vois plus M. Bertie187. A la vérité, je suis rarement au logis: il s'est rebuté d'y venir inutilement. Nous allons passer une partie de ce mois à Ablons. Je suis accablée de rhumatismes et de fluxions, et suis désespérée que vous ne voyiez point ma chambre. Vous ne la reconnoîtriez pas; elle est si jolie, et de plus ornée, pour ce que c'est, car il n'y a rien de magnifique que la jatte que vous m'avez donnée. La Mésangères, qui vint l'autre jour, me dit: Vous avez de bien belles porcelaines, et entr'autres cette jatte. Mes meubles sont tous des plus simples, mais faits par les meilleurs ouvriers. On la vient voir par curiosité. J'ai bien envie, à votre exemple, de gronder ceux qui y crachent. Voilà une grande et ennuyeuse lettre. Recevez mes plus tendres embrassemens.

 
/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\

LETTRE XIII

Paris, 13 août 1743

Madame votre fille, Madame, m'a dit le risque que vous aviez couru, qui m'a effrayée, comme si j'en avois été témoin. L'effroi ne vous a-t-il point fait de mal? Comment vous portez-vous? Faites-moi la grâce de m'écrire. Madame votre fille, madame Knight, et moi, nous parlons souvent de vous; vous savez qu'elles me sont chères. J'avois pensé avec Cabanne188 à trouver quelques moyens de rendre la situation de votre fille plus aisée; mais je n'ai jamais vu plus de délicatesse, plus de désintéressement, plus de douceur, plus d'opiniâtreté et plus de sentimens: elle est d'une vertu si outrée, qu'elle est à impatienter: je la trouvai si déraisonnable, en même temps si estimable, que l'admiration et la colère s'emparèrent de moi, et que je ne pus ni gronder, ni louer.

J'aurois été bien surprise, si vous aviez été quelques mois sans nouveaux chagrins. J'ai aussi été très-affligée de la mort de M. de Villars189. M. son fils fait une très-grande perte, d'autant plus qu'il la sent: il est parti sans que je l'aie vu; je n'en suis point trop fâchée; car je me serois sûrement beaucoup attendrie avec lui. Pouvez-vous dire, Madame, que le détail de vos peines m'ennuie? Oubliez-vous le tendre intérêt que je prends à tout ce qui vous regarde? vos malheurs me désespèrent, et ne m'ennuient point: je suis persuadée que le récit que vous m'en faites, vous fait du bien. Maintenant, il est temps que je vous parle du changement arrivé à ma fortune. Je tremble de réveiller une chose qui renouvellera quelques-uns de vos malheurs. Mes rentes viagères avoient été cruellement retranchées. Je vous ai envoyé la lettre que j'écrivis au cardinal190; je ne me flattois pas que l'on y eût égard, mais je ne voulois avoir rien à me reprocher. Je promis à ma pauvre Sophie, à qui j'avois mis une rente viagère de 300 liv. sur la tête, et qui avoit été réduite à 100 liv., que si on lui rendoit quelque chose, je lui remettrois son contrat, dont je devois, comme vous savez, avoir la jouissance. On lui a rendu 150 liv.: elle ne vouloit absolument point profiter de ce que je lui ai dit, et par son accommodement, je ne lui donnerai son contrat que dans deux ans; elle aime mieux que je paye mes dettes. Ce procédé n'est-il pas généreux de sa part? Je ne joue pas un beau rôle dans cette pièce. On m'a rendu 840 liv.: je jouis actuellement de 2,740 liv. Ma satisfaction sur cet événement a été bien troublée, en voyant la famille de M. de Ferriol oubliée. On a rendu à madame de Tencin 300 liv.; c'est très-peu de chose à proportion de ses rentes. Elle est furieuse; cependant elle avoit pris toutes les précautions imaginables; elle voyoit souvent M. de Machault; elle a écrit plusieurs fois au cardinal, et a fait agir ses amis, qui sont puissans; elle comptoit sur le rétablissement de tout, comme si elle le tenoit: elle est de bien mauvaise humeur; à ce qu'on dit, car je ne la vois point. Sa favorite, madame Doigny, commence à être dans la disgrâce.

Je ne vous parle point des conciles, car quoique née sous les yeux du chef191, je n'en ai jamais voulu entendre parler; cependant, si vous êtes bien curieuse, je vous enverrai toutes les écritures: en vérité, je ne vous conseille pas d'avoir cette curiosité, il vous en coûteroit bien de l'ennui. A l'exception d'une lettre de deux évêques qui est belle, tout le reste est pitoyable. Je vous renvoie à ce que disoit Madame Cornuel, qu'il n'y avoit point de héros pour les valets de chambre, et point de pères de l'église pour les contemporains. Ce que je vois, me donne de furieux doutes du passé. Ne parlons plus sur cette matière; j'ai déjà assez dit de sottises.

Les tracasseries de notre cour ne sont pas plus divertissantes. Les disputes sur l'alignement du roi et des princes, et les ricochets des ducs, n'ont produit que des mémoires détestables; et pour nous autres, parterre, nous voulons, pour notre argent, qu'on nous divertisse. Les belles dames sont, ou se vantent d'être dans la dévotion. Mesdames de Gontey, d'Alincourt, de Villars, mère et belle-fille, la maréchale d'Estrées, tout cela grimace la prude. Le roi est toujours sans maîtresse, M. le duc du Maine, fort ami du cardinal; ce dernier se porte très-bien; il vivra assez long-temps pour instruire notre jeune monarque: la reine est grosse de trois mois. Les spectacles vont très-mal. Thevenard et la Entie ont quitté l'opéra, parce qu'ils ont eu ordre de laisser jouer Chassé et la Pellissier. Madame la duchesse de Duras à qui on a attribué cet ordre, a été vilipendée sur l'escalier de l'opéra. Chassé avoit très-mal débuté; mais il fait mieux. Pour la Pellissier, elle fait horriblement mal dans ces opéras. Francine a quitté, et Destouches, comme je vous l'ai mandé, aura la direction de l'opéra. Nous reverrons alors la Le Maure. Francine a 15,000 liv. de pension, et, après sa mort, son fils en aura 8,000, et sa fille 6,000. Vous me demanderez pourquoi tant de libéralités? Je vous répondrai d'abord que ces pensions sont prises sur l'opéra, et en second lieu, que Francine a fait faire, à ses dépens, une partie des belles décorations, et qu'il les laisse. On a établi un concert spirituel deux fois la semaine.

Le frère de l'envoyé d'Alster s'est donné un coup de pistolet dans la tête, après avoir mis le feu dans trois endroits de la maison. Cette précaution étoit pour éviter que l'on sût que sa mort étoit volontaire.

L'envieuse miladi Gersay est très-souvent chez madame Knight: elle mange comme quatre louves, joue avec attention et avidité, ne dit pas quatre paroles, sans défaçonner sa bouche qui est toujours petite et plate. L'air et les paroles ne vont point ensemble; il semble que le miel sort de sa bouche, quand elle parle; mais c'est bien le fiel le plus croupi qu'il y ait au monde. Vous direz que je suis aussi médisante qu'elle aujourd'hui.

Bertie me boude de ce que je ne suis pas ici quand il y vient: quelqu'aimable qu'il soit, il y a apparence que j'aurai souvent ce tort là avec lui. C'est un reste de ses chimères, prétentions d'amant; il voudroit que je fusse comme Bérénice, à passer les jours à l'attendre, et les nuits à pleurer. Je suis parvenue à lui faire faire connoissance avec madame du Deffant; elle est belle, elle a beaucoup de grâces; il la trouve aimable. J'espère qu'il commencera un roman avec elle, qui durera toute la vie. On a député vers moi, croyant que j'avois encore quelque reste de crédit, pour obtenir de M. Bertie de couper un pied de chaque côté de sa perruque. Je veux bien tenter cette grande affaire, mais j'y échouerai; car, Madame, c'est dans ces magnifiques nœuds que gît toute l'importance, la capacité et la grâce de notre cher homme. Je ne me rebuterai pas, et lui en parlerai toutes les fois que je le verrai. A propos, (ou sans à propos, car cela ne va point du tout à la perruque de M. Bertie), madame votre cousine, à ce qu'on dit, ne peut épouser ce Hollandois, sans perdre une partie du bien dont son mari lui donne la jouissance. C'est une vilaine clause, et bien scandaleuse en vérité; le défunt avoit si bien fait les choses de son vivant, qu'il devoit bien continuer. Pour moi, si j'avois été de lui, pour me venger, je leur aurois donné mon bien aux conditions qu'ils se mariassent, et les aurois déshérités, en cas qu'ils ne le fissent pas. Le beau-frère tient des propos fort singuliers du défunt son très-cher frère. D'Argental me prie de ne pas l'oublier auprès de vous. Nous sommes très-amis; il est charmant, il est aimé de tout le monde, et le mérite bien; il a tous les principes de droiture: l'âge confirme ses vertus. Adieu, Madame, je vais partir pour Ablons; ma santé se rétablit tout doucement; j'ai vieilli de dix ans; si vous me voyiez, vous me trouveriez bien changée; mais d'honneur, cela ne me chagrine point du tout. Si toutes les femmes n'étoient pas plus affligées de voir partir leurs charmes, que moi d'avoir perdu le peu que j'en avois, elles seroient bien heureuses.

/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\

LETTRE XIV

Paris, juin 1727

Je viens, Madame, de recevoir votre lettre du 22 de ce mois. C'est un jour heureux pour moi, quand j'apprends par vous de vos nouvelles. Les assurances que vous me donnez de votre bonté, me sont toujours et bien nouvelles et bien chères; et je dis de vos lettres ce que M. de Fontenelle disoit d'une dame qui lui plaisoit, que le moment où il la voyoit, étoit le moment présent pour lui. Cette façon de s'exprimer a été fort critiquée; mais les gens grossiers ne connaissent qu'une jouissance dans ce monde; je les plains. Est-il un moment plus doux que celui où l'on reçoit les assurances d'amitié d'une personne que l'on aime et qu'on estime parfaitement? Il y a bien des gens qui ignorent la satisfaction d'aimer avec assez de délicatesse, pour préférer le bonheur de ce que nous aimons au nôtre propre. Remercions la providence de nous avoir donné un bon cœur, et à vous, de la vertu dans les malheurs que vous avez essuyés. Que seriez-vous devenue? Votre douceur, votre humanité, votre justice auroient été changées en désespoir, en cruauté et en injustice. Quelque grands que soient les malheurs du hasard, ceux qu'on s'attire sont cent fois plus cruels. Trouvez-vous qu'une religieuse défroquée, qu'un cadet cardinal, soient heureux, comblés de richesses192? Ils changeroient bien leur prétendu bonheur contre vos infortunes.

Vous me demandez si M. de Pont-de-Vesle est introducteur des ambassadeurs? Vous le sauriez avant ceux qui font la gazette. Il a été question de quelque chose; mais il falloit trouver à se défaire de sa charge avantageusement, et d'ailleurs sa santé est toujours fort délicate; je crains qu'à la fin nous ne le perdions. Je dis cela, le cœur serré; car c'est la plus grande perte que je puisse faire. C'est un homme qui a toutes les qualités les plus essentielles, beaucoup de mérite et d'esprit; ses procédés à mon égard sont d'un ange. Vous allez être bien surprise. Depuis que M. d'Argental est au monde, voici la première fois que nous nous sommes querellés, mais d'une façon si étrange, qu'il y a quatre jours que nous ne nous parlons. Le sujet de la querelle vient de ce qu'il ne vouloit pas souper avec madame sa mère, qui revenoit de la campagne, où elle avoit été huit jours. Elle lui avoit fait dire par tout le monde qu'elle seroit à Paris ce soir-là; et elle se plaignoit de ce qu'il n'avoit pas assez d'attentions pour elle. Je le lui dis; et nous nous échauffâmes là-dessus. Je lui soutins que le devoir devoit l'emporter sur le plaisir. En un mot, je m'emportai, sans jamais oublier la tendresse et l'amitié que j'avois pour lui; et c'est cette amitié qui m'engagea à lui parler avec cette sincérité. Il me répondit avec une sécheresse et une dureté qui m'assommèrent, comme si la foudre étoit tombée sur moi. La femme de chambre de madame en fut témoin. Il sortit de ma chambre: je restai un quart d'heure sans pouvoir parler, et je me mis à fondre en larmes.

 

M. de Pont-de-Vesle193 entra, et me demanda de quoi je pleurois: je ne pus me résoudre à le lui conter. La femme de chambre le fit: il fut bien surpris. Madame ignore notre bouderie. Elle en seroit charmée, parce qu'il y a quelques jours que j'eus une scène affreuse, parce que je le soutins contre les plaintes qu'elle m'en fit. Quand elle est arrivée, mon premier soin a été de lui faire des excuses de la part de son fils, de ce qu'il ne se trouvoit pas à la maison; que j'en étois cause, lui ayant dit qu'elle n'arriveroit que fort tard; et qu'il ne pouvoit se dispenser d'aller à un souper où il s'étoit engagé depuis huit jours, sur-tout connaissant très-peu les gens qui composoient cette partie. La femme de chambre se trouva derrière moi: je l'ignorois. Les larmes lui vinrent aux yeux d'étonnement et de joie. Elle me dit que je justifiois M. d'Argental, lorsque j'avois sujet de m'en plaindre. J'avois dit à Pont-de-Vesle que dorénavant je n'aimerois plus que pour moi M. d'Argental, et qu'assurément je ne l'aimerois plus pour lui-même. Concevez-vous, Madame, ma douleur? Au bout de vingt-sept ans, perdre un ami! Je le crois honteux de ce qui s'est passé. Il continue de me manquer, sûrement par cette raison. J'ai le cœur si gros, qu'il m'est impossible d'achever ma lettre: je la reprendrai quand je serai plus tranquille.

Du 28 août 1728

La bouderie a duré huit jours, et selon la règle, celui qui a raison a fait les avances. Je bus à sa santé, à table, et je l'embrassai le lendemain, sans explication. Depuis ce temps-là, nous sommes fort bien ensemble. Vous direz qu'il y a une furieuse distance d'une date à l'autre; mais j'ai eu des occupations qui m'ont empêchée de vous écrire, mais non pas d'être fort occupée de vous. Mademoiselle Bideau n'a pas fait tout ce qu'elle m'avoit promis. Je n'en suis pas trop fâchée: je crains les trop grandes obligations. Cabanne compte vous aller voir. Plût à Dieu que je fusse aussi libre que lui! je serois actuellement auprès de vous. Mais quelque chose qui arrive, j'irai, quand même je serois réduite à demander l'aumône, pour aller voir tout ce que j'aime le mieux en vérité, sans exception.

/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\/\
183Un parent vieux et riche dont madame Saladin devoit hériter.
184M. de Pont-de-Vesle, lecteur du roi.
185Prédiction qui s'est confirmée. C'étoit une femme de beaucoup de génie, d'esprit, et très-instruite. Elle parloit plusieurs langues; elle étoit sœur du fameux milord Bolingbrocke. (Note de M. de Voltaire).
186L'archevêque de Tencin, frère de madame de Tencin.
187M. Bertie, conseiller au parlement.
188Gentilhomme provençal.
189Villars-Chandieu, officier général en France, ayant un régiment Suisse.
190Le cardinal de Fleury imagina, sous de certains prétextes, de retrancher les rentes viagères. Cette opération ne fut pas faite impartialement; plusieurs trouvèrent le moyen, avec de l'argent, d'en être exempts. (Note de M. de Voltaire).
191Le cardinal de Tencin, qui présida le concile d'Embrun.
192Le cardinal de Tencin et sa sœur.
193Frère de M. d'Argental.