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CHAPITRE XVI

Deux années se passèrent ainsi. Sarah grandissait à peine, assez pourtant pour accuser ses quatorze ans. Son visage, aux teintes délicates, était éclairé par ses yeux noirs dans lesquels semblait, malgré la gaîté de son esprit, se refléter le vague souvenir des tristes années passées chez son grand-père. La vie laisse sa marque indélébile sur notre front et l'âme qui a souffert, fût-ce sans avoir conscience de sa souffrance, garde une empreinte mélancolique, surnageant parfois à travers les joies présentes et leur communiquant une puissance plus grande en accentuant par le souvenir leur contraste avec le passé. Un soir, assise devant une table sur laquelle étaient ses livres d'étude, la petite-fille du marchand d'antiquités apprenait ses leçons. Mme Martelac, placée près de la lampe, dont l'abat-jour rejetait la lumière sur ses cheveux blanchis et sur son front calme, travaillait en silence afin de ne pas la troubler.

Le salon avait gardé son apparence austère, la mère de Robert ayant tenu à ce que rien de la fortune de sa pupille ne vînt apporter le luxe dans son intérieur. Elle évaluait ses soins et son affection trop haut pour en retirer un avantage matériel et pensait en être payée par la tendresse de l'enfant et par la joie de la former à une vie utile et sérieuse. Sarah, indifférente à un confortable qu'elle n'avait jamais connu du vivant de son grand-père, acceptait avec reconnaissance la place qu'on lui faisait à ce foyer.

Quand elle sut ses leçons, appuyant le coude sur la table et le menton dans sa main, elle regarda sa compagne en silence. Aucun bruit ne troublait la tranquille soirée des deux femmes; dans la rue, des chants se faisaient entendre, adoucis par l'éloignement, et le cloches de l'église de Notre-Dame, sonnant le couvre-feu, dominaient les derniers bruits de la journée arrivée à sa fin. Mme Martelac et Sarah ne voyaient personne, elles sortaient rarement, sauf pour la promenade de chaque jour, conseillée par Robert pour la santé de l'enfant. La mère du docteur se donnait entièrement au devoir qu'elle avait accepté et, surveillant l'éducation de la petite fille, elle avait éloigné au moins pour quelques années les relations qui eussent pu la distraire de cette surveillance.

Sarah se trouvait parfaitement heureuse et n'ambitionnait aucune distraction nouvelle. Elle avait voué à sa protectrice une tendresse profonde qui s'était tout naturellement implantée dans son coeur au contact de cette âme élevée et douce.

Mme Martelac, levant les yeux et la voyant immobile, lui dit:

– A quoi pensez-vous, Sarah?

– Je pense, Madame, que le docteur, avec toute l'apparence de la force, vous ressemble par la douceur.

– A quel propos dites-vous cela?

– Je pensais à lui et je ne puis le faire sans songer à sa bonté à mon égard et à l'égard de tous ceux qui ont besoin de lui.

– Oui, il est bon, c'est vrai, dit Mme Martelac avec conviction.

– Il le prouve en toutes circonstances. Tenez, à son dernier voyage ici, il y a deux mois, je l'ai vu soigner Catherine lorsqu'elle s'est cassé le bras, j'ai été frappée de sa douceur en le soignant.

– Il aime beaucoup notre fidèle domestique.

En disant cela, la mère du docteur s'était remise à son travail.

– N'êtes-vous pas heureuse d'avoir un fils comme celui-ci? repartit Sarah.

Mme Martelac laissa son ouvrage appuyé sur ses genoux et releva la tête; un fier sourire éclairait son regard.

– Certainement, c'est un coeur excellent, noble et droit.

– Et un homme remarquable! reprit l'enfant avec chaleur. On dit qu'il est déjà célèbre.

A ce moment, un coup de sonnette fit tressaillir les deux femmes.

– Qui cela? s'écria Sarah.

Elle s'était levée brusquement, mais elle retomba sur son siège en voyant la porte s'ouvrir. Celui dont elle venait de parler entrait dans le salon.

– Toi, Robert! quelle bonne surprise!

Mme Martelac s'était levée et serrait le jeune homme dans ses bras.

La mère et le fils avaient toujours été intimement unis. Le docteur, arrivé à la maturité de l'âge, chérissait et respectait celle qui, demeurée veuve et dans une position précaire, avait su se sacrifier cependant de longues années pour lui fournir mes moyens de terminer ses études et de parvenir à la situation qu'il avait conquise. Il avait pour elle des égards attendris et touchants; la vieille dame se sentait récompensée de son amour par la profonde tendresse de ce fils, l'unique consolation de sa vie triste et isolée. Ses succès, dont le retentissement arrivait jusqu'à elle, lui faisaient éprouver ce légitime orgueil de l'heureuse mère d'un homme esclave du travail et du devoir et dont les hautes facultés sont noblement employées.

Les regards du docteur rayonnaient d'une joie sincère tandis qu'il tenait dans les siennes les mains de sa mère et lui disait tendrement:

– Je suis si heureux de cette occasion de vous revoir! J'ai été appelé à quelques lieues d'ici pour soigner un richissime vieillard qui a eu la malencontreuse idée de venir tomber malade à la campagne. A Paris, il est de mes clients et prétend être ici consciencieusement empoisonné par le médecin de son village, bien que le brave homme ait l'intention de le soulager et fasse de son mieux pour y arriver. Mais l'usage de la fortune rend parfois fantasques certains caractères, et mon malade est de ce nombre; il maltraite son docteur de campagne et me suppose le pouvoir de le rendre immortel. Bref, il m'a fait venir ce matin, espérant que je puisse lui rendre un peu de ce que les années en s'accumulant sur sa tête lui ont enlevé, c'est-à-dire les forces de l'âge mûr. Je me suis échappé de son château, où il m'a accueilli comme le Messie, car ce nabab a une peur horrible d'abandonner les biens de ce monde, et j'ai pu venir passer quelques heures avec vous.

Tandis qu'il parlait, Sarah n'avait pas fait un mouvement. Ses yeux fixés sur lui l'examinaient avec un curiosité admirative à laquelle, absorbé par la joie de revoir sa mère, il ne fit pas attention au premier abord. Quand enfin il se tourna vers elle, elle baissa la tête en rougissant.

– Eh bien! Sarah, vous ne me dites pas bonjour? dit-il en lui tendant la main.

Elle y mit la sienne avec un embarras visible. Son visage recevait en plein la lumière de la lampe et Mme Martelac remarqua cet embarras.

– Pourquoi rougissez-vous ainsi, mon enfant? demanda-t-elle étonnée.

– Redevenez-vous aussi sauvage que le jour où Jacques Hilleret et moi, nous vous avons inopinément surprise dans le magasin de votre grand-père? dit Robert en plaisantant. Ou m'avez-vous oublié au point de ne plus me reconnaître?

– Je ne vous ai point oublié! dit vivement la petite fille; je parlais de vous au moment où vous êtes arrivé. Mais… Elle s'arrêta et rougit.

– Mais quoi? reprit Mme Martelac en insistant et sans comprendre un accès de timidité peu ordinaire chez sa pupille.

La petite-fille de Nicolas avait en effet abandonné depuis longtemps l'attitude craintive qui lui était habituelle pendant sa vie chez le vieil avare. Heureuse et aimée depuis lors, elle avait facilement laissé s'ouvrir son esprit et son coeur; après avoir été comprimée durant son enfance, sa nature expansive avait maintenant de joyeux élans de confiance qui faisaient le charme de son intimité.

– Allons, qu'avez-vous? Regardez-moi.

Robert avait pris une chaise basse et s'était assis près de sa mère, en face de Sarah, qu'il examinait en lui parlant ainsi.

– Je n'ose pas, dit-elle, en détournant son regard devant ces yeux interrogateurs.

– Pourquoi?

Elle garda le silence.

– Ne sommes-nous plus amis?

Il lui tendait de nouveau la main.

– Oh! si, dit-elle avec un vague sourire et en baissant la tête.

– Eh bien, alors?

Il attendait la réponse, elle hésita un instant.

– Voilà! dit-elle enfin franchement, mais sans oser le regarder en face. Vous êtes, a-t-on dit l'autre jour devant moi, un homme illustre et cette pensée me rend maintenant timide en votre présence.

Une légère rougeur passa sur le visage de Robert. Si grand, si fort qu'il soit, le coeur humain reste sensible à la louange surtout lorsqu'elle sort de lèvres innocentes qu'on ne peut soupçonner de mesquins calculs. Le jeune docteur sourit, et ce sourire illuminant son regard y ajouta une nuance de bonté qui donnait à cet homme austère un attrait irrésistible.

– Illustre! Attendez mes cheveux blancs, chère enfant, pour croire à un pareil éloge, dit-il. Puis, quand cela serait, deviendrions-nous étrangers?

Il y avait dans son ton un léger reproche.

– Non, vous avez été trop bons pour moi, répondit Sarah, surmontant enfin le premier mouvement d'embarras. Votre mère et vous, je vous aimerai toujours.

– A la bonne heure! dit Mme Martelac, je vous retrouve comme à votre ordinaire; j'étais déroutée par cet accès inusité de timidité. Vous nous aimez, dites-vous, enfant? Vous avez bien raison, car nous vous le rendons de tout notre coeur.

– Quelle singulière personne vous faites! reprit Robert en riant. Vous êtes, je crois, seule de votre espèce.

– Ce n'est pas ma faute! répondit Sarah d'un air attristé.

– Oh! je n'ai pas l'intention, en faisant cette remarque, de vous adresser un reproche, repartit aussitôt le docteur. Au contraire, je suis heureux de constater en vous ces particularités; je déteste la banalité, et j'aime bien vous voir ainsi, pourvu que vous gardiez et développiez même, sous l'influence de ma mère, les charmantes qualités de votre esprit et de votre coeur.

– Ces nuances personnelles chez Sarah, et grâce auxquelles elle ne ressemble à aucune autre, tiennent sans doute, dit Mme Martelac, au milieu et à l'isolement à peu près complet où elle a été élevée; mais nous en ferons, tu verras, une très bonne et très aimable jeune fille.

 

Elle regardait avec une affectueuse indulgence l'enfant, dont la figure souriante gardait encore une teinte rosée, dernier vestige de timidité.

– Je n'en doute pas, répondit le docteur avec conviction, en fixant sur Sarah ce regard grave, qui semblait fouiller aussi profondément le coeur humain que son scalpel l'être physique de ses semblables.

Cette fois, la petite fille ne détourna pas les yeux et soutint l'examen de Robert avec cette confiante franchise de l'âme innocente et n'ayant rien à cacher.

– Comment va Anne? demanda Mme Martelac à son fils lorsque la conversation eut pris un autre cours.

– Bien, mais son mari est souffrant depuis quelque temps.

– La pauvre enfant! Sa vie est-elle ce qu'elle la désirait au moins?

– Non, je crois; elle est sévère et ne doit guère lui offrir les plaisirs qu'elle enviait. Même avant d'être malade, M. Tissier était d'humeur morose et retenait sa femme dans son intérieur, dont il lui permettait rarement de sortir et jamais sans être accompagnée par lui.

– Cela a dû lui sembler dur?

– Je le pense; d'après les idées énoncées par Anne jadis, elle ne devait pas être préparée à une semblable existence et a dû avoir de la peine à se faire à cette vie de recluse.

– Les vois-tu souvent?

Elle levait la tête vers Robert, afin d'examiner son visage, dont l'expression s'était attristée.

– Très rarement. Mes occupations ne me permettent pas de relations suivies.

– Est-elle toujours la même?

– Je la crois devenue plus sérieuse. Sans doute, l'atmosphère dans laquelle elle vit forcément influe sur son esprit. Son mari est loin d'être un homme ordinaire, et son contact oblige Anne à oublier un peu les petites vanités que vous lui reprochiez autrefois de tant aimer. Elle voit peu de monde et seulement de vieux savants, amis de M. Tissier.

– Que sont devenus ses rêves d'élégance et d'amusements? dit

Mme Martelac pensivement.

– Ils ont été cruellement déçus, au moins pour les amusements; car son mari ne lui refuse aucun luxe d'intérieur.

– Et ton ami, M. Hilleret, donne-moi de ses nouvelles? dit tout à coup la mère du docteur.

– Il vient d'être promu au grade de capitaine et persiste à rester loin de nous.

Puis il ajouta plus bas, et tandis que Sarah se levait pour aller chercher, à l'extrémité du salon, un travail qu'elle voulait continuer:

– J'ai souvent pensé qu'il eût mieux fait de ne pas partir.

Peut-être Anne n'eût-elle pas alors consenti à épouser M.

Tissier?

Mme Martelac secoua la tête.

– Peut-être. Il y avait certainement, entre elle et lui, un commencement de sympathie qui eût pu triompher de la vanité de ta cousine. Mais, à ce moment-là, le devoir de M. Hilleret vis-à-vis de toi était de partir. Il savait ta passion pour Anne et ton espoir de l'épouser. S'il eût eu la faiblesse de rester près d'elle, tu n'eusses pu t'empêcher de le blâmer…

– Et de lui garder malgré moi un peu de rancune, hélas! La nature humaine est bien mesquine, malheureusement!

– Pas toujours, reprit vivement la mère; et tu aurais su, je n'en doute pas, te montrer généreux comme Jacques lui-même a su le faire; car il a agi noblement.

– C'est vrai, répondit le jeune docteur, et je l'en estime et l'en aime davantage. Mais, aujourd'hui, je juge différemment la chose, et je comprends qu'il convenait mieux que moi au bonheur d'Anne.

Mme Martelac regardait son fils. Sur son large front, il y avait certainement un peu de mélancolie, mais non plus ce chagrin profond qu'elle y avait vu quelques années auparavant, lorsqu'il avait dû renoncer à épouser sa cousine. Elle avait craint de plus longs regrets et se félicita de le voir en voie de guérison.

– Pourquoi ne te marierais-tu pas à ton tour? lui dit-elle doucement.

Il tressaillit, comme si une telle pensée lui était douloureuse.

– Ma mère, ne me parlez jamais de cela! dit-il simplement et avec une expression de prière.

Sarah revenait prendre sa place, munie de son ouvrage; Mme Martelac baissa la tête sur le sien, ne voulant pas, devant l'enfant, continuer cette conversation.

– La blessure saigne encore, se dit-elle intérieurement. Comme il l'aimait!

Involontairement, elle en voulait à la jeune femme d'avoir méconnu un amour si sûr, et dont tant d'autres se fussent montrées fières; elle lui en voulait surtout de la souffrance imposée à son fils. Et pourtant, elle le sentait bien, Anne n'était pas la femme qu'il eût fallu à Robert, et non seulement elle lui eût pardonné, mais elle l'eût remerciée de l'avoir repoussé si le docteur s'était heureusement marié. De telles contradictions sont fréquentes dans le coeur des mères; leur amour exclusif n'admet pas que leurs enfants puissent n'être pas appréciés par tous comme ils le sont par elles-mêmes.

CHAPITRE XVII

Il pleut depuis plusieurs jours. Sarah, âgée maintenant de dix-huit ans, erre dans la maison, s'arrêtant à chaque fenêtre pour regarder tomber cette pluie diluvienne, qui voile l'horizon et forme une nappe unie et grise, d'un aspect fort peu récréatif, trouve-t-elle.

– Vraiment, les belles-filles de Noé étaient bien pardonnables si elles étaient animées de sentiments mélancoliques pendant leur séjour dans l'arche! s'écrie-t-elle enfin.

-Oui, mais elles devaient éprouver aussi une profonde reconnaissance envers Dieu, en se sentant, grâce à Lui, à l'abri d'une averse de quarante jours! répond en riant Mme Martelac, installée près de la fenêtre et essayant, avec le concours de ses lunettes, de lutter contre le jour obscurci par la pluie, pour exécuter une reprise difficile.

– C'est vrai. Absolument comme moi, je dois être reconnaissante d'avoir été recueillie dans cette chère vieille maison.

Sarah professe pour l'antique demeure si laide des Martelac un culte presque aussi respectueux et presque aussi ardent que celui du docteur.

– Songez donc! J'ai été bien heureuse de trouver cet asile au lieu de rester au dehors, où j'aurais été, pauvre petite abandonnée, submergée par cette grande mer du monde!

En disant cela, elle vient s'agenouiller devant Mme Martelac, et, d'un geste caressant, enserre dans les siennes la main qui travaillait, et dont elle arrête le mouvement.

La mère du docteur répond à cette caresse en baisant le front de la jeune fille.

– Que serais-je devenue sans vous, mon Dieu?

– La Providence, toujours bonne et compatissante, a mis Robert sur votre chemin.

– Et il m'a amenée à vous, qui m'avez si généreusement fait place à votre foyer et m'avez reçue ici comme votre enfant.

– Ce dont je suis bien récompensée par votre affection, Sarah!

Les deux femmes demeurent un instant silencieuses: la plus jeune, appuyée avec confiance sur le fauteuil de sa compagne, garde dans ses mains celle de Mme Martelac, et celle-ci passe doucement sa main restée libre sur les cheveux de sa fille d'adoption.

– Robert arrive ce soir, dit-elle enfin en tirant de sa poche une lettre reçue un instant auparavant.

La physionomie de Sarah s'éclaire d'un joyeux sourire.

– Etes-vous contente? demande la mère du docteur.

Sarah baisse légèrement la tête en répondant:

– Certes, oui, je suis heureuse de le revoir!

– C'est un de vos amis, n'est-ce pas?

– Le meilleur de tous! répond Sarah avec chaleur et en redressant son charmant visage, couvert en ce moment d'une vive rougeur.

Ses yeux se lèvent vers son interlocutrice, et celle-ci y lit sans doute quelque chose qui lui fait plaisir; car elle embrasse de nouveau la jeune fille et dit d'un ton bas et sérieux, comme se parlant à elle-même:

– Dieu mène tout à bien; confions-lui l'avenir.

– Quand je dis le meilleur, reprend Sarah sans remarquer ces paroles, je ne vous oublie pas pourtant; mais vous n'êtes même plus une amie pour moi, chère Madame. Il me semble être votre enfant.

– Vous avez raison. Je me sens une tendresse maternelle pour ma chère petite orpheline.

Ce dernier mot amène une expression pénible dans les grands yeux sombres de Sarah. Elle a appuyé ses deux mains croisées sur les genoux de sa protectrice et dit avec hésitation:

– Orpheline? Le suis-je? Les années ont beau s'écouler, j'attends et j'espère toujours.

– Hélas! ma pauvre enfant, vous le savez, toutes les démarches de Robert demeurent sans résultat. N'ayant aucun indice pour nous guider, ignorant absolument le lieu de votre naissance, nous ne trouvons rien. J'en ai peur, il faut vous résigner. Votre pauvre père est mort sans doute et Dieu l'aura, dans une vie meilleure, consolé de l'horrible injustice dont il a été victime dans celle-ci.

– Je ne puis le croire. Je désire tant le retrouver!

Mme Martelac n'insista pas. Elle savait combien, à l'âge de Sarah, il est difficile d'abandonner une espérance et de croire que la vie nous refusera la réalisation de nos souhaits les plus ardents.

A cet instant, la porte s'ouvrit et une jeune femme en deuil entra dans le salon. Sarah se leva vivement et vint à elle avec affection.

– Anne, combien vous êtes aimable de braver ce déluge pour venir nous voir! Vous ressemblez vraiment à la colombe de l'arche.

La nouvelle venue la regarda, étonnée de cette comparaison:

– Oui, il y a un instant, cette pluie persistante me faisait penser à la famille de Noé et j'essayais de me rendre compte des sentiments qu'elle a dû éprouver pendant quarante jours de réclusion. Venez-vous comme la colombe nous annoncer enfin la cessation de ce nouveau déluge?

Avec cette facilité d'impressions qui est l'apanage de la jeunesse, le visage attristé de Sarah a repris à l'arrivée d'Anne son expression souriante.

– Malheureusement non, dit celle-ci, le ciel est encore tout noir et ne semble pas disposé à fermer immédiatement ses cataractes; nous aurons, sans doute, plusieurs heures de pluie et je ne puis, malgré ma bonne volonté, vous donner aucun espoir sous ce rapport. Vous êtes donc condamnée à rester enfermée, à moins que, comme moi, vous n'affrontiez cette averse et ne vous hasardiez dans la rue malgré les ruisseaux qui y coulent.

– Mieux vaut rester ici alors, puisque vous avez eu le courage de venir nous trouver, répond Sarah en amenant la jeune femme à un fauteuil près de Mme Martelac. Nous profiterons de votre aimable visite et nous en jouirons en comparant notre sort à celui des belles-filles de Noé, lesquelles n'avaient pas une ressource de ce genre pour faire agréablement passer le temps.

S'installant ensuite sur une petite chaise entre Anne et sa tante, elle demeure comme absorbée devant la beauté de Mme Tissier, beauté en plein épanouissement et qui emprunte un éclat adouci au deuil dont elle est revêtue.

Anne, veuve depuis un an ou deux, est revenue habiter avec son père. Elle n'a point été heureuse au milieu de ce luxe, ambition de sa jeunesse, et a souvent regretté sa vie simple mais libre de la province. M. Tissier était un maître sévère qui la parait comme une idole à laquelle il refusait des adorateurs; il l'avait tenue dans un isolement absolu par jalousie et par égoïsme. Etant souffrant et d'humeur mélancolique, il ne permettait pas à sa femme d'aller chercher des distractions qu'il ne pouvait pas partager, si innocentes fussent-elles. Ces quelques années de ménage s'étaient donc passées pour Anne dans un somptueux appartement dont elle franchissait rarement le seuil.

Que fût devenue la jeune femme si elle n'eût trouvé aucune ressource contre l'ennui? Heureusement, si son coeur paraissait desséché par l'éducation, s'il était resté fermé aux bonnes et nobles inspirations, si la vanité, prenant la direction de sa vie, l'avait amenée aux bas calculs auxquels elle avait tout sacrifié, Anne était bien jeune encore et son esprit était bien peu formé au moment de son mariage avec M. Tissier. Celui-ci, homme instruit et grave, s'il n'avait pas su lui donner le bonheur, avait au moins eu l'avantage de l'élever à son contact.

Anne était intelligente, et, dans la sévère retraite à laquelle elle s'était subitement trouvée condamnée, elle avait réfléchi et avait compris le vide de ses aspirations vers le plaisir. Souvent, son mari l'avait priée de lui faire la lecture; elle s'y prêta d'abord à regret, son esprit n'ayant jamais eu l'habitude de s'arrêter à rien de sérieux; peu à peu, l'effort qu'elle était obligée de faire pour obéir fut moins pénible et elle finit par y prendre goût. Ces lectures variaient de sujets, mais généralement M. Tissier les choisissait graves et chrétiennes, car il appartenait à une famille sévèrement attachée à ses devoirs religieux et de laquelle il conservait pieusement les convictions.

 

Transportée dans un pareil milieu, la pauvre Anne avait longtemps pleuré ses illusions et avait, au premier abord, essayé de se révolter et d'imposer sa légèreté comme une loi dans la demeure de son mari; elle s'était heurtée à une volonté ferme de la part de celui-ci et avait dû courber la tête, regrettant en secret la folie de sa vanité. Puis, un jour, elle avait eu entre les mains un de ces ouvrages communs aujourd'hui qui racontent les sublimes dévoûments de quelques âmes vouées aux oeuvres de charité. Ane avait dévoré le livre; elle l'avait lu les larmes aux yeux et son âme, non pas morte, mais endormie, avait secoué son engourdissement. Le rayonnement de la charité avait renouvelé le miracle du Maître et réveillé dans son sommeil celle qui paraissait morte aux yeux de tous. La lumière se levant, elle était venue docilement vers la lumière.

Qui dira le bien accompli par l'exemple? Et quels ravissements donneront aux âmes des saints les cris de reconnaissance qui leur viendront de tous les siècles de la part de ceux qu'entraîne sur leurs traces le récit de leur vie!

Les côtés sérieux du caractère d'Anne prirent le dessus et la firent sortir de l'engourdissement où l'avaient assoupie l'orgueil de sa beauté et l'égoïsme de sa nature. Etonnée d'abord en découvrant un monde nouveau et dont son éducation ne lui avait pas laissé soupçonner l'existence, elle demeura comme aveuglée en face de l'horizon ouvert devant son intelligence. Puis, quand, jetant les yeux vers sa jeunesse pour y retrouver ses pensées et ses joies d'autrefois, la jeune femme se sentit humiliée d'avoir pu se contenter de pareils enfantillages, elle mesura le chemin parcouru, et comprit qu'il y a pour l'âme humaine un bonheur plus élevé et plus complet que l'amusement de la vanité et la distraction des futilités de la vie.

Quand son mari mourut, Anne abandonna sans regret Paris, où jadis elle rêvait de briller, et vint retrouver son père à Poitiers; l'immense fortune que lui avait léguée M. Tissier lui permit à son tour de faire du bien.

Sarah l'a souvent vue agenouillée à une messe matinale et priant avec ferveur; la jeune fille s'est prise d'amitié pour la belle et riche veuve, dont la vie semble désormais consacrée à la charité. Jamais, avant son mariage, Anne n'avait songé à se rapprocher de Dieu. L'imagination pleine de vanités, elle se contentait d'une religion superficielle. La Providence l'avait attendue au désenchantement éprouvé dans cette union et elle était devenue sérieuse et chrétienne, tout en conservant une teinte attristée, suite de la déception subie par sa jeunesse.

– Ne soyez jamais ambitieuse, avait-elle dit un jour à Sarah.

La fortune ne suffit pas au bonheur.

– N'avez-vous pas été heureuse, vous? demanda la jeune fille.

Anne soupira et dit avec regret:

– J'aurais pu l'être!

Quel souvenir avait alors mis des larmes dans les beaux yeux qui se détournaient pour les cacher?

Sarah n'osa questionner. Elle était bien enfant encore pour être la confidente de la jeune veuve, et, tout en lui donnant une sincère affection, la petite-fille de Nicolas Larousse se sentait parfois un peu intimidée en face de cette grande et belle personne, plus âgée qu'elle de plusieurs années.

– Savez-vous ce que je pense? dit-elle un peu après le départ d'Anne, quand celle-ci, voyant la pluie cesser un instant, en profita pour quitter sa tante et son amie.

La jeune fille, laissant retomber le rideau quelle avait soulevé pour regarder dans la rue, se tournait vers Mme Martelac.

– Je ne sais, petite, dit la vieille dame. Ce doivent être des choses bien graves, car, depuis le départ d'Anne, vous paraissez absorbée dans de sérieuses réflexions.

– Très graves, en effet! repartit Sarah en secouant le tête.

Il s'agit de l'avenir.

– Ah! seriez-vous prophète?

– Peut-être! En ceci, du moins.

– Vous m'intriguez. Et dites-moi, je vous prie, ce que découvre dans l'avenir votre jeune sagesse?

– Eh bien! Anne et le docteur se marieront, vous verrez.

– Chacun séparément, je le crois, répondit la mère de Robert en souriant; je l'espère pour mon fils, et Anne est jeune, riche et belle, cela en fera tout naturellement un parti très recherché.

– Non, pas séparément, mais ensemble!

La figure de Sarah avait une singulière expression, tandis qu'elle accentuait ces derniers mots; elle souriait, mais ses yeux, incapables de tromper, démentaient ce sourire.

– Pourquoi cela? demanda Mme Martelac.

– Elle est si belle!

La jeune fille ajouta en se rapprochant:

– Le croyez-vous?

Son interlocutrice arrêta un instant son travail pour la regarder et demanda:

– En seriez-vous contente?

Sarah rougit, hésita un instant et tourna brusquement la tête en disant:

– Pourquoi non? Je souhaite de tout mon coeur qu'il soit heureux.