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Le marchand d'antiquités prit une feuille de papier, écrivit nerveusement quelques lignes, signa et rejeta cet écrit dans sa caisse à la place des valeurs emportées par son fils. Puis il ferma la caisse en disant:

– Voilà ma vengeance! dès demain, j'enverrai cela à qui de droit.

Il se leva en chancelant et sortit du cabinet. Tout était calme dans le magasin, la porte laissée ouverte par Marc, battait doucement, poussée par l'air de la rue. Le feu s'était éteint de lui-même, la soupière demeurée intacte près du foyer, ne fumait plus depuis longtemps. L'avare ne songea pas à dîner ni à faire dîner sa petite-fille; il posa sa lampe sur le poêle refroidi et allant fermer la porte de la rue, il se prépara à aller se coucher.

CHAPITRE XII

Le quartier populeux habité par Nicolas commence à s'éveiller, les cloches des nombreuses chapelles et des couvents qui forment comme la garde d'honneur de la majestueuse cathédrale ont envoyé l'une après l'autre leurs tintements pieux dans l'air du matin. Le brouillard se dissipe sous le soleil et laisse apercevoir le miroitement du Clain le long du boulevard. Les saules, dont les branches dépouillées sont encore couvertes de la froide rosée de la nuit, trempent leurs extrémités dans ces eaux pailletées d'or par la lumière éclatante de la matinée. Au bord de la rivière, les roseaux reflètent dans cet humide miroir leurs touffes épaisses et sombres et déjà deux ou trois laveuses matinales travaillent à briser la légère couche de glace qui forme une frange argentée le long de la rive afin de commencer leur rude journée de travail.

Pourtant, le vieux marchand qui d'ordinaire précède tous ses voisins, n'a pas encore paru. Les contrevents blindés, seul luxe qu'il se soit permis pour protéger ses richesses, sont fermés, la maison reste silencieuse et Sarah ouvre les yeux, étonnée de n'avoir entendu aucun appel. Elle se jette à bas de sa pauvre couche en constatant que le soleil est déjà bien haut, puisqu'il lance un de ses rayons à travers les vieux carreaux verdâtres de sa fenêtre. Craignant d'être en retard, elle revêt à la hâte ses vêtements.

Nicolas est dur pour l'enfant comme pour lui-même; chaque matin, il l'appelle dès l'aurore afin de lui faire faire l'ouvrage de la maison, ouvrage trop pénible pour elle et après lequel elle se sent brisée quand vient la nuit.

A peine habillée, elle se rend dans le magasin, pensant y trouver son grand-père. Dans ces grandes pièces sombres, il ne se fait aucun mouvement, si ce n'est le brusque réveil du chat, qui a passé la nuit étendu sur un fauteuil et saute à terre à son approche pour venir se frotter contre elle en miaulant. Rien n'est ouvert et de minces filets de lumière pénètrent seuls à travers les interstices des contrevents. Il semble à l'enfant que quelque chose d'étrange flotte dans cet air humide comme celui d'une prison.

– Grand-père! appelle-t-elle.

Personne ne répond. Elle avance doucement, se frappant aux meubles qui élèvent leurs formes indécises dans l'ombre du magasin. Enfin, elle arrive à la dernière pièce et parvient à la porte de la rue que ses petites mains maigres ont peine à ouvrir.

Quand cette porte cède à ses efforts, un flot de lumière entre et un moment éblouie, Sarah se retourne en mettant la main sur ses yeux. Lorsqu'elle la laisse retomber, elle jette un cri. A quelques pas d'elle, son grand-père est étendu, rigide, la face congestionnée et les yeux grands ouverts. L'enfant porte de nouveau la main à son visage et s'élance dans la rue.

En quelques minutes, tous les voisins sont réunis, hommes et femmes, discutant sur l'évènement et jetant un regard curieux dans cette demeure où ils n'ont jamais pénétré.

Ce fut un brouhaha indescriptible au milieu duquel se croisaient les exclamations des femmes terrifiées, les explications qu'elles croyaient pouvoir donner sur cette mort inattendue et les empressements de quelques-unes d'entre elles, lesquelles n'ayant pas perdu tout espoir, coururent les unes chez un prêtre, les autres chez le docteur le plus proche. Les premières pensaient avec raison que le vieillard, s'il vivait encore, pouvait avoir un rude compte à rendre à Dieu avant de partir pour l'autre monde.

Mais tout fut inutile. Quand on releva Nicolas, il n'était plus qu'un cadavre et le docteur accouru en hâte, constata la mort, due à un de ces accidents que rien ne saurait faire prévoir et qui frappent les mieux constitués. Personne ne pouvait savoir quelle circonstance avait brisé subitement cette vie misérablement attachée aux richesses de ce monde. Sarah, seule avait vu l'étrange visiteur venu dans la soirée au magasin; retirée dans sa chambre sur l'ordre de Nicolas, elle avait d'abord écouté avec terreur l'éclat des voix s'élevant comme dans une discussion. Puis le bruit s'étant apaisé, elle s'était rassurée et avec l'insouciance de son âge, l'enfant s'était endormie, sans se douter du passage de la mort si près d'elle.

Ainsi, le vieux marchand était tombé victime de son avarice; sa douleur d'être dépouillé de ses trésors avait été d'une telle violence qu'elle avait rompu l'équilibre de sa vie. Tombé dans l'éternité sans peut-être en avoir conscience, il avait quitté les trésors amassés avec tant de soins et ses yeux subitement fermés de ce côté-ci de la tombe, s'étaient ouverts sur la vie éternelle, où notre seul trésor sera celui que les vers ne rongent point et que les voleurs ne sauraient dérober.

Sarah, épouvantée, se tenait à distance, osant à peine tourner les yeux vers le lit sur lequel on avait déposé son grand-père; elle regardait d'un air inquiet cette foule curieuse qui, maintenant, allait et venait devant la porte sans entrer, car un agent de police avait été appelé et avait fait évacuer la maison. Quelques femmes essayèrent de lui parler, mais repoussée de tous jusque-là à cause de son grand-père, elle se montra sauvage et reçut froidement ces consolations de deux ou trois voisines compatissantes.

Appuyée près de la fenêtre, les mains croisées, les traits sévères et comme empreints de la rigidité du cadavre, le coeur serré par une angoisse inconnue, la pauvre petite ne savait que devenir. Ses regards craintifs allaient du docteur à l'agent de police, sans comprendre les paroles qu'ils échangeaient. Enfin, ce dernier se tourna vers elle:

– C'était votre grand-père? demanda-t-il en indiquant du geste le corps étendu sur le lit.

L'enfant inclina la tête.

– Où sont votre père et votre mère?

– Ils sont morts.

– Avez-vous d'autres parents?

– Aucun.

– Connaissez-vous quelqu'un chez qui vous puissiez aller pour le moment?

– Non, répondit-elle, laconiquement.

L'impression qu'elle éprouvait lui serrait la gorge et lui permettait à peine ces courtes réponses.

L'homme de la police dit quelques mots au docteur et ils parurent se concerter sur ce qu'il y avait à faire. Un voisin et sa femme étaient seuls restés dans la maison pour le cas où l'on eût eu besoin de leurs services; le médecin, les connaissant, s'adressa à eux et leur demanda divers renseignements.

Durant cette conversation, Sarah jetait des regards effarouchés sur les interlocuteurs et paraissait chercher à saisir le sens de leurs paroles. Ils s'arrêtèrent enfin à une résolution dont ils ne firent point part à l'enfant. Le docteur et l'agent de police sortirent en fermant la porte derrière eux; la foule rassemblée dans la rue ne trouvant plus moyen de satisfaire sa curiosité, se dispersa et le silence se rétablit autour de la maison de Nicolas. La petite fille demeurait seule avec l'homme et la femme chargés de la lugubre toilette du mort.

La pauvre enfant se laissa alors tomber sur une chaise et y demeura immobile, pétrifiée par le sinistre spectacle qu'elle avait sous les yeux depuis son réveil.

A quoi pensait-elle? Qui le sait? Une enfant de douze ans, ayant vécu en dehors de tout rapport habituel avec ses semblables, a sans doute des idées bien peu arrêtées sur la vie. Trop intelligente pour s'engourdir dans ce milieu restreint où son grand-père l'avait retenue, elle avait vécu jusque-là en compagnie des souvenirs de sa petite enfance, souvenirs confusément mêlés aux élucubrations de sa jeune imagination. Son ignorance absolue avait fermé tout champ nouveau aux pensées de l'orpheline; aussi le moindre incident dans sa vie de recluse avait un retentissement dans cette âme frêle et naturellement impressionnable. Quelle ne dût donc pas être la secousse qu'elle éprouva de cette mort subite et des préparatifs dont elle fut le témoin muet, pendant les heures qui suivirent?

La chambre dans laquelle on avait transporté Nicolas était contiguë au magasin et paraissait en faire partie, car à part le lit sur lequel avait été déposé le corps, elle était remplie de meubles à vendre. Lorsqu'elle fut tranquille et quand tout fut remis en ordre, la femme chargée de ce soin s'approcha de Sarah:

– Il faut déjeûner, lui dit-elle. Vous êtes à jeun, sans doute?

La petite fille leva les yeux vers elle:

– Je n'ai pas faim.

– Voyons, reprenez courage. Si vous voulez, je vais vous apporter ce qu'il vous faut?

– Là? Oh! non.

Elle avait frémi, en jetant un regard du côté du lit.

– Alors, venez.

La voisine entraîna l'enfant et celle-ci éprouva un immense soulagement à quitter, ne fût-ce qu'un instant, le voisinage de ce lit et du triste fardeau qu'il portait. Tandis qu'elle essayait d'avaler le lait chaud présenté par cette femme, celle-ci la questionna:

– Vous n'avez donc plus personne de votre famille pour veiller sur vous?

Sarah secoua la tête avec indifférence. Ce qu'elle avait éprouvé depuis le matin, c'était la frayeur due à un événement si lugubre et auquel rien ne l'avait préparée, mais ce n'était pas le chagrin.

– Je n'ai pas de famille.

– Des amis?

 

– Je ne connais personne.

– Pas une âme au monde, alors, ne s'intéresse à vous?

La petite fille fixa son regard étonné sur son interlocutrice:

– Comment est-il possible d'être, à votre âge, si complètement seule ici-bas?

Il y avait tant de compassion dans le ton dont fut dite cette parole et l'enfant lut une pitié si profonde dans les yeux qui la regardaient que, soudain, elle comprit l'isolement fait autour d'elle par cette mort, isolement duquel à cause de sa jeunesse et de son ignorance, elle ne s'était pas rendu compte immédiatement. Lentement, ses yeux s'humectèrent, puis ses larmes se mirent à couler et tombèrent comme des perles dans la tasse qu'elle tenait. Quand elle l'eut remise entre les mains de celle qui la lui avait préparée, elle appuya son front sur ses deux mains et se mit à sangloter.

Pleurait-elle le vieillard qui avait fait de son enfance un long et morne désert? Regrettait-elle cette unique protection dans laquelle jamais elle n'avait senti une étincelle de tendresse?

Non, sans doute. Sarah était trop peu au courant de la vie pour comprendre ce que lui réservait son isolement. Mais la bonté visible dans les traits de cette pauvre femme avait fait déborder le coeur de l'enfant, ce coeur comprimé depuis des années; elle avait amené tout à coup une rosée bienfaisante qui devait le dilater et rendre moins sévère dans sa tristesse le visage enfantin sur lequel elle coulait.

Dans la soirée, les hommes d'affaires vinrent et prirent des dispositions pour sauvegarder les intérêts de l'unique héritière de Nicolas.

Bientôt, l'abandonnant à la personne qu'on avait chargée de prendre soin d'elle et de garder la maison du marchand d'antiquités, les habitants du quartier ne songèrent plus à Sarah, si ce n'est pour envier le riche héritage de la petite orpheline.

CHAPITRE XIII

A quelques jours de là, à l'heure où les boutiques commençaient à se fermer, la rue où se trouvait la maison de Nicolas était déserte. De loin en loin seulement, un cabaret borgne restait ouvert et l'on pouvait y voir à travers les vitres quelques hommes attablés, chantant ou discutant sur la politique, politique d'ivrogne aboutissant immanquablement à cette conclusion: Il faut gagner le plus d'argent possible et peu travailler.

Il faisait froid. La lune combattant les dernières clartés du jour, se levait et jetait sa lumière pâle dans la rue. La maison de Nicolas était silencieuse, plus encore qu'autrefois, semblait-il; elle était entièrement sombre à l'intérieur, mais ses fenêtres d'inégale grandeur recevaient quelques rayons de lune dans leurs petits carreaux épais.

Le docteur Martelac, en ce moment à Poitiers, passait par hasard en face de cette maison, et se trouvait dans l'ombre projetée jusqu'au milieu de la rue par les hauts bâtiments longés par le trottoir sur lequel son pas résonnait dans le silence. Le jeune homme marchait vite, activé par le froid, les mains cachées dans les poches de son pardessus et la tête inclinée par un mouvement naturel contre le vent glacé qui lui gelait la figure. Il songeait tout en marchant et nous pouvons croire, connaissant Robert, que ses pensées étaient sérieuses et l'absorbaient entièrement.

Pourtant, au moment de tourner l'angle du boulevard, il leva les yeux et s'arrêta étonné. Vis-à-vis lui, au coin de la maison de Nicolas, appuyée contre la borne, une ombre se détachait, petite, immobile et clairement dessinée par la lune. Le docteur chercha à deviner quel était l'être qui rêvait ainsi dehors par cette soirée glaciale. Il traversa doucement la rue et vit une enfant, les bras passés au-dessus de sa tête et les yeux fixés dans le vide, à travers les arbres du boulevard sur lequel se trouvait une des façades de la maison.

– Que fait là cette pauvre créature? pensa-t-il. Il fait bien froid pour une enfant si jeune, et vraiment un séjour dans la rue à pareille heure ne saurait avoir pour personne un grand attrait. Serait-ce la petite-fille du vieil avare?

En passant, il frôla les vêtements de l'enfant. Elle tourna la tête et il la reconnut:

– Que faites-vous là, Sarah?

Outre la visite qu'il lui avait faite lorsqu'elle était malade, le docteur avait eu quelquefois occasion de l'apercevoir pendant le séjour de Jacques Hilleret chez le marchand d'antiquités, et il avait partagé la compassion de son ami pour la triste vie de la petite-fille de Nicolas. Pour elle, elle le regarda sans le reconnaître. Le visage du jeune homme se trouvait dans l'ombre au moment où il lui parlait; d'ailleurs, son chapeau, enfoncé sur ses yeux et le collet de son pardessus relevé avec soin autour de son cou, ne laissaient guère voir ses traits.

– J'attends.

– Qu'attendez-vous? Votre grand-père?

Sarah ouvrit de grands yeux effrayés.

Certes, les joues de la pauvre enfant n'avaient même pas en ce moment les nuances délicates de la rose de Bengale et Jacques n'eût pu employer à son égard sa comparaison favorite. Sa figure semblait plus pâle et plus maigre qu'autrefois, et, dans ce visage d'une blancheur de cire, ses regards brillants, éclairés par la lune, avaient quelque chose de fantastique. On eût dit un être surnaturel: fée, lutin ou djinn, une de ces légères créations des peuples auxquelles ils prêtent un caractère étrange et capricieux. Toute la vie de Sarah semblait s'être concentrée dans son regard et sa personne diaphane s'amincissait encore sous cette clarté blanche. Ses vêtements étaient trop grands et formaient des plis flasques sur ses membres grêles. Pourtant, pour la première fois depuis qu'elle était dans la vieille maison, elle avait revêtu une robe faite pour elle, une robe de deuil payée par cet argent entassé par Nicolas, qui n'en avait jamais distrait un centime, afin d'habiller convenablement sa petite-fille. Un fichu noir encadrant sa figure était noué sous le menton, et les mèches de ses cheveux tombaient en désordre sur ses épaules frissonnantes de froid.

– Vous ne savez donc pas qu'il est mort? dit-elle. Comme cela, tout d'un coup! Et il était violet et tout froid quand je l'ai trouvé le matin.

Ce souvenir, empreint dans son imagination, la fit frissonner et elle ferma les yeux en détournant la tête, comme si elle voulait éloigner d'elle cet affreux spectacle dont le tableau la harcelait.

– J'ai peur dans la maison, maintenant; je n'ose pas y rester seule. Une voisine vient tous les jours; mais elle va chez elle dans la soirée pour faire le dîner de son mari et de ses enfants et elle rentre tard. Je l'attends dans la rue.

– Pauvre enfant! j'ignorais la mort de votre grand-père.

Est-il mort depuis longtemps?

– C'est le cinquième jour aujourd'hui.

– Vous n'aviez donc pas d'autres parents?

– Non, je n'en connais pas.

– Vous n'êtes pas de Poitiers, je crois?

– Non.

– Et vous n'avez pas de connaissances?

Ces questions, tous les lui posaient successivement avec un ton compatissant; cette fois encore Sarah répondit:

– Non, nous n'avions pas d'amis.

Des larmes coulaient sur sa joue, elle les essuya du revers de sa main:

Je suis si triste depuis ces quelques jours! Je suis seule presque toute la journée, car cette femme a sans cesse besoin d'aller chez elle. Alors, je n'ose pas remuer dans la maison, mes propres mouvements m'effraient; je reste tout le temps près de la fenêtre de la rue dont le bruit me rassure. Mais dès que la nuit arrive, je sors; je n'ose pas fixer l'endroit où je l'ai trouvé étendu. J'ai si peur! ajouta-t-elle en croisant des petites mains avec angoisse.

– Personne ne vient donc vous voir?

– Personne.

– Comment n'a-t-on pas pitié de votre âge et de votre solitude? demanda Robert comme s'il se parlait à lui-même.

Sarah secoua la tête doucement.

Elle n'avait jamais formé aucune relation avec le voisinage. Il régnait contre elle une sorte d'antipathie qui la tenait à distance, soit que ce sentiment fût dû au peu d'estime accordée à Nicolas, soit que l'enfant elle-même, naturellement fière et sauvage, inspirât de l'éloignement aux humbles familles du quartier.

– On m'appelle: la Juive! dit-elle avec amertume au bout d'un instant.

Elle ajouta, relevant ses yeux humides vers le jeune homme:

– Pourtant, je suis chrétienne, j'en suis sûre. Je me souviens d'avoir été à l'église avec ma mère et elle me faisait dire des prières comme en disent les enfants d'ici.

– Les dites-vous encore?

– Je ne sais plus.

Tous les isolements se trouvaient donc réunis autour de cette pauvre petite créature à laquelle on n'avait même pas appris à élever la voix vers le père qui est dans les cieux.

– Votre grand-père a dû laisser une certaine fortune? demanda

Robert.

– Oui, je crois. Le jour se sa mort, des messieurs sont venus mettre les scellés. Ils ont dit qu'il y avait dans la magasin des marchandises pour une somme importante et qu'ils reviendraient en faire l'inventaire.

– Au moins, vous serez à l'abri du besoin, ma pauvre enfant.

Sarah eut un geste d'indifférence.

– J'espère qu'on prendra soin de vous, mieux peut-être qu'on ne l'a fait jusqu'à présent.

– Qui cela?

– Les gens chargés de vos intérêts.

L'enfant parut peu sensible à cet espoir. Tout entière au moment présent, elle se préoccupait de sa gardienne et se penchait de temps en temps, afin de voir si elle venait. Quand un pas retentissait sur la terre glacée, elle tressaillait, mais le pas prenait une autre direction et Sarah retrouvait son attente anxieuse.

– Elle ne vient pas encore, murmura-t-elle après une de ces déceptions.

– Pourquoi n'allez-vous pas chez elle?

– Je n'ose plus.

– Pourquoi cela?

– J'y suis allée une fois et son mari s'est fâché.

– Comment, fâché?

– Il était ivre et j'ai peur de lui.

– Mais enfin, cette femme est payée, sans doute, pour prendre soin de vous?

– Oui, elle devrait être toujours avec moi dans la maison, mais, comme je vous l'ai dit; elle me laisse presque toute la journée seule; ce soir, elle est sortie de bonne heure afin de s'occuper de ses enfants.

– Le quartier est bien désert. Vous devriez rentrer chez vous en l'attendant.

Sarah eut un mouvement d'effroi:

– Je n'oserais jamais!

– Je ne veux pourtant pas vous laisser seule à cette heure.

Comment faire?

– J'aime mieux être dans la rue que de rentrer! reprit la petite fille, épouvantée par la pensée de se retrouver seule dans les ténèbres de cette grande maison. J'attendrai ici. Peut-être va-t-elle enfin venir.

Le jeune docteur la regardait avec pitié:

– Vous êtes bien pâle! Vous avez froid. Puis je vous trouve, il me semble, encore plus maigre qu'autrefois.

– Vous me connaissez? demanda-t-elle.

– Je vous ai vue chez votre grand-père.

– Cela m'explique comment vous m'avez appelée par mon nom, ce dont j'ai été étonnée.

Robert se nomma.

– Ah! je me souviens. Vous veniez voir votre ami, M. Hilleret, lorsqu'il était ici. Vous êtes venu me voir aussi un jour que j'étais malade et vous paraissiez très bon. J'ai bien regretté le départ de votre ami. Où est-il?

– Toujours en Algérie, où il est allé en quittant Poitiers.

Le docteur, debout près de Sarah, recevait en plein visage une bise froide qui le glaçait jusqu'aux os. Il commençait à perdre patience sans pouvoir, toutefois, se décider à abandonner l'enfant. Deux ivrognes passèrent en titubant et en se tenant bras-dessus bras-dessous, afin d'unir le peu d'équilibre qu'ils n'avaient pas laissé au fond de leurs verres. Ils chantaient un duo discordant, d'une voix à effrayer les corbeaux nichés dans les tours de la cathédrale, qu'on apercevait au-dessus des toits, perdues dans le ciel bleu. Sarah les suivait d'un oeil mélancolique.

– Nous ne pouvons passer la nuit ici où il fait un froid de tous les diables! reprit le docteur. Votre compagne vient-elle aussi tard tous les soirs?

– Jamais.

– Savez-vous où elle demeure?

– Oui, sur le boulevard, là-bas, un peu plus loin.

– Allons voir pourquoi elle ne vient pas.

Il tendit la main à la petite fille qui y mit la sienne en disant craintivement:

– Et son mari?

– Vous n'avez rien à craindre avec moi.