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CHAPITRE X

Le docteur était venu plusieurs fois à Poitiers depuis le départ de Jacques. Etonné de la subite résolution de son ami, il avait causé de lui avec sa mère, et, sur les remarques de cette dernière, il était facilement arrivé à soupçonner le véritable motif de la fuite du lieutenant. Robert avait senti s'accroître son affection pour lui de toute sa reconnaissance pour ce généreux sacrifice.

Quand à Anne, elle avait été froissée du départ du jeune homme comme d'une injure personnelle, d'autant plus pénible qu'elle ne pouvait s'en plaindre à personne. Seule, Mme Martelac avait pu se douter du commencement de sympathie née entre elle et Jacques, et Mlle Duplay était assez fière pour garder le silence sur la déconvenue qu'elle subissait. La coquetterie l'avait, il est vrai, poussée à essayer son pouvoir sur le jeune officier et à vaincre l'éloignement qu'elle avait lu dans ses yeux à l'énoncé de ses projets ambitieux de fortune. Mais une âme humaine est si complexe! Peut-être y avait-il au fond du sentiment d'irritation qu'elle éprouvait quelque chose comme un regret.

Il y eut à cet instant une sorte d'hésitation dans sa vie; pendant plusieurs jours, son beau visage fut grave et ses yeux bleus parurent retenir des larmes. Etait-ce orgueil froissé, ou son coeur était-il atteint? Dans ce dernier cas, la blessure fut peu grave, et le balancement entre le bien et le mal fut de courte durée. Le soir du départ de Jacques, agenouillée sur son prie-Dieu, le front dans ses mains, elle demeura longtemps pensive, et ses lèvres murmurèrent même une prière; mais cette prière ne sortait pas du fond du coeur, et l'impression sous laquelle elle jaillissait devait être fugitive. Mélangée d'orgueil plus que de véritable souffrance, elle ne pouvait s'élever jusqu'au ciel et s'éteignit subitement dans une révolte d'égoïsme; ce bon mouvement n'eut aucune suite.

Refoulant la tristesse qui menaçait de ternir son regard et cédant à la légèreté naturelle de son caractère, la jeune fille se releva rayonnante, et le regret, s'il exista, l'aveugla davantage.

Prise d'une frénésie de vanité, elle oublia toute raison, la lueur à peine née dans son coeur fut étouffée immédiatement, et, s'élançant étourdiment vers l'avenir, elle se jura de n'avoir, désormais, d'autre objectif qu'un mariage riche. Ayant résolûment fermé son esprit à toute pensée grave, le bonheur de son cousin et l'amour qu'il lui témoignait depuis son enfance ne pouvaient entrer dans ses calculs. Elevée par un père insouciant qui mettait au premier rang des choses désirables les aises de la vie et le confortable donné par la fortune, Anne avait distancé à ce sujet les idées paternelles. Elle oublia donc promptement le léger trouble apporté dans son coeur par la présence de Jacques, et se dit que le luxe devant lui faire goûter le bonheur rêvé par son imagination, elle l'achèterait en s'aidant de sa beauté par un riche mariage.

Hé! mon Dieu! qui donc en ce monde si délicat aurait droit de se dire sans pêché sous ce rapport? Un riche mariage! N'est-ce pas le rêve de toutes les mères qui sèchent sur pied en attendant qu'il se présente pour leur fille? Et quel père ne se rengorge fièrement quand un gendre nanti de nombreux et solides titres de rentes vient solliciter une main qu'on tremble de joie en lui accordant? Peut-être la jeune fille isolée et laissée à elle-même serait-elle inaccessible au désir d'un mariage brillant. Mais sitôt qu'elle a mis le pied dans ce qu'on appelle le monde, sitôt qu'elle a été initiée par lui à l'éblouissement de l'or, pour elle aussi le mariage riche miroite à l'horizon, et elle parvient à comprendre comment tout est sacrifié pour y arriver. Elle se prête alors de tout son pouvoir aux combinaisons qui ont pour but de la vendre le plus cher possible au candidat désiré par toute sa famille.

Jacques est en Algérie depuis plusieurs mois lorsque nous retrouvons Robert et Anne dans le salon de Mme Martelac.

La conversation est engagée entre eux depuis un certain temps, et, sans doute, elle est pénible pour le docteur, car son visage est triste. Debout près de sa cousine, dont la figure exprime un peu d'ennui, il a pris dans les siennes la main de la jeune fille et demande:

– Ne m'aimez-vous pas assez pour attendre? Je vous le jure, dans quelques années, ma position sera telle que vous n'auriez rien à envier à personne.

– Quelques années! reprend Anne avec un peu d'ironie. Vous n'y songez pas? J'ai vingt ans sonnés!

– Rien ne presse, il me semble! fait observer Robert avec un léger sourire.

– Je suis lasse de ma vie retirée. Je veux en finir, et j'ai la prétention de ne pas me morfondre à attendre.

– Vous n'êtes pas malheureuse pourtant. Votre père fait tout ce qui vous plaît et vous laisse toute liberté.

– C'est vrai; mais je suis décidée à changer de position, et le plus tôt sera le mieux.

– Pourquoi tant vous presser?

– Parce que j'en ai assez de cette vie monotone! répond-elle avec un peu d'impatience.

Ses regards, fixés à travers la fenêtre près de laquelle elle est placée, se détournent de Robert. Evidemment, il y a, au fond de son âme, une résolution prise; mais il lui coûte de la faire connaître à son cousin.

Sans avoir une idée bien nette de sa conduite, un vague instinct lui dit qu'elle fait mal, et elle éprouve une certaine honte à exprimer avec une si triste franchise des sentiments que tant d'autres prennent beaucoup de peine à voiler d'apparences trompeuses. Il faut être bien inexpérimenté ou bien blasé pour faire, devant un de nos semblables, abstraction complète des sentiments généralement estimés autour de nous.

Toutefois, Anne prit son parti. Comme les gens timides, qui exagèrent l'audace quand une fois ils ont résolu d'aller en avant, elle tourna la tête vers son cousin, et, lorsque celui-ci lui dit presque humblement:

– Anne, vous n'avez donc aucune affection pour moi? Pourtant, il y a quelques années, vous sembliez m'aimer; l'avez-vous complètement oublié?

Elle eut un geste irrité.

– Je vous voyais sans cesse alors, dans l'intimité de la famille. Est-ce qu'une jeune fille n'a pas toujours quelque cousin qu'elle s'imagine aimer?

A cette dure repartie, Robert avait tressailli. Une flamme, traversant son regard, parut illuminer subitement la blessure faite à cette âme par les paroles d'Anne. Elle eut un instant de remords et dit sur un ton moins acerbe et comme une excuse:

– Vous le savez bien, je ne suis pas romanesque; ainsi, ne faisons pas de sentiment, n'est-ce pas?

– Pas romanesque, non, Anne. Moi non plus, je ne le suis pas, et je crois qu'il n'y a pas une heure de ma vie qui ait jamais été livrée à ces rêves sans but, auxquels se laissent aller les esprits romanesques. Mais, quoique vous en disiez, il me faut bien faire du sentiment, puisque vous appelez ainsi vous parler de cette affection profonde, sérieuse, et, si vous le vouliez, immortelle, qui remplit mon coeur depuis tant d'années! Dépend-il de moi de lui imposer silence, et ne puis-je essayer de la défendre à vos yeux? Puis-je oublier tout à coup l'amour dont mon coeur a vécu jusqu'ici, le seul qui l'ait fait battre et ait répandu son chaud rayon sur ma jeunesse laborieuse, cet amour unique pour lequel j'ai gardé avec une fière jalousie toutes les tendresses de mon âme? Vous n'avez donc pas compris que mon bonheur dépend de vous, et que je suis prêt à tout pour vous donner celui auquel vous aspirez?

– Même à sacrifier le vôtre?

Elle levait les yeux vers lui avec une expression singulière.

– Oui, Anne, même cela! dit-il doucement, sentant sa pensée sans qu'elle l'eût exprimée.

Un mouvement attendri se fit sur la belle physionomie de la jeune fille.

Un instant, il la crut touchée; mais elle se raidit contre cette impression involontaire et reprit froidement:

– Nous ne saurions trouver le bonheur dans les mêmes éléments. Vous êtes un homme supérieur, dit-on; je ne le nie pas. Mais je ne suis pas la compagne qu'il vous faut.

Il parut accorder peu d'attention à cet aveu, et, croisant avec supplication ses mains, qui tenaient celle de la jeune fille, il dit:

– Donnez-moi seulement deux ou trois années.

– Rien que cela! s'écria-t-elle.

– Ce serait bien court si vous m'aimiez, et que cette attente dût aboutir au bonheur!

– Je languirais si longtemps dans l'ennui d'une vie de recluse! Car enfin, mon père a beau faire, il ne peut me donner les plaisirs coûteux, et il me faut compter avec sa modeste fortune.

– Un peu de patience, et je vous donnerai une vie plus en rapport avec vos goûts.

Anne secoua la tête avec incrédulité.

– Vous êtes trop raisonnable! dit-elle avec conviction. Et puis, cette fortune dont vous parlez peut vous faire défaut.

– Je travaillerai tant pour vous voir heureuse suivant vos désirs!

Elle hésita un instant, regardant son cousin en silence, et reprit tout à coup:

– Savez-vous, mon pauvre Robert, que j'ai là, sous la main, des millions qui m'attendent? Je n'ai qu'à dire oui pour en jouir.

Enfin, l'ambitieuse jeune fille dévoilait la vérité! C'étaient ces millions dont les scintillements aveuglaient sa vanité et lui faisaient dédaigner l'amour sérieux et fidèle du jeune homme.

– Qui? demanda celui-ci, sans prendre la peine d'expliquer sa pensée.

– M. Tissier.

– Un vieillard!

– Qu'importe?

– Comment, qu'importe! Vous ne ferez pas un tel marché? Car c'est un marché cela, Anne, un marché honteux! Donner votre jeunesse, votre beauté, votre amour, pour de l'or!

– Oh! de l'amour! Il n'en demande pas tant. Il n'exige rien.

– Il le dit; il sait bien qu'à son âge il serait ridicule en prétendant vous inspirer une passion. Mais, quand vous serez sa femme, savez-vous de quelles chaînes sa jalouse surveillance vous entourera? Avez-vous songé aux difficultés et parfois aux douleurs d'une union si disproportionnée?

 

– Nous verrons! dit Anne en levant les épaules, comme pour nier les difficultés de l'esclavage qu'elle acceptait si légèrement.

Gâtée et élevée sans religion, Mlle Duplay ne savait et ne voulait savoir qu'une seule chose: c'est qu'ayant reçu en partage une beauté remarquable, elle avait, sur ceux qui l'entouraient, un très grand ascendant. Dans son aveugle vanité, elle ne doutait pas de prendre facilement le même empire sur son mari. Cet ensemble séduisant, formé par la pureté parfaite des lignes du visage et de la personne, le charme de deux grands yeux limpides et brillants, le sourire qui ajoute une grâce indéfinissable à la fraîcheur de la jeunesse, tout cela constitue une royauté, éphémère sans doute, mais non moins réelle, et Anne savait bien qu'elle portait au front cette couronne dont le prestige soumet les hommes à son empire.

Depuis un instant, Robert avait laissé retomber la main de sa cousine et regardait les feuilles se détacher des arbres du jardin et tomber à travers les plates-bandes, dans lesquelles les chrysanthèmes secouaient leur fleurs mélancoliques. Dans ce coeur fort et fidèle, il se faisait un déchirement profond, vaguement redouté peut-être depuis un certain temps, mais d'autant plus cruel que les sentiments du jeune docteur ne pouvaient être que sérieux.

Peut-être toutefois, la crainte de s'être attaché à un être indigne de son amour est-elle plus douloureuse pour une âme droite et fière que celle de n'être pas aimé? Aussi, quand Robert tourna de nouveau la tête vers la jeune fille, il la regarda avec une tristesse mêlée d'amertume en disant:

– Anne, je crois qu'il est des âmes dans lesquelles un premier amour jette des racines que rien ne saurait arracher complètement. Je tâcherai pourtant d'oublier, puisque mes rêves ou plutôt ceux que nous avions faits autrefois ensemble ne sauraient vous donner le bonheur. Vous le cherchez ailleurs, et, je le crains, vous êtes dans une erreur terrible à ce sujet. Dieu vous garde et vous éclaire! Croyez-le toutefois, vous trouverez toujours en moi un ami! Puissiez-vous ne jamais vous repentir du mariage que vous méditez de faire!

Sa voix tremblait en faisant ce dernier souhait, et son regard sérieux enveloppa un instant sa cousine, comme s'il eût cherché, sous cette radieuse enveloppe terrestre, à pénétrer jusqu'au coeur. Il crut voir sur ses traits une lueur d'émotion, contre laquelle elle réagit de nouveau en disant brusquement:

– Bah! suivons chacun notre voie! Je regrette la peine que vous fait ma détermination; mais peut-être, avant peu, regretterais-je aussi de m'être laissé aller à un moment d'attendrissement. Vous m'oublierez facilement, je l'espère; et, quand vous n'aurez plus souvenir des enfantillages de notre jeunesse, vous épouserez une femme digne de bous. Quant à moi, soyez tranquille, la fortune seule me rendra heureuse. J'ai besoin de luxe, et je ne saurais me contenter d'une vie bourgeoisement économe, comme celle qu'il m'a fallu mener jusqu'ici.

Robert ne répondit rien; il baissa la tête devant cette obstination et accepta sans reproches la décision qui brisait ainsi toutes les chères espérances de son coeur.

Quelques mois plus tard, Anne se jetait, tête baissée, dans cet avenir dont le reflet doré avait séduit son imagination. Elle épousait, à vingt et un ans, M. Tissier, qui en avait près de soixante et possédait plusieurs millions.

Les nouveaux époux quittèrent immédiatement Poitiers et allèrent s'installer à Paris. Fière du luxe princier dont elle se vit entourée, la jeune femme oublia et dédaigna même les mesquins projets d'alliance qu'elle avait pu former autrefois. Elle dit adieu à Mme Martelac avec une expression triomphante qui fit sourire la vieille dame. Au fond du coeur, la mère de Robert, tout en prenant part à la cruelle déception de son fils, ne pouvait regretter pour lui la femme frivole qui avait orgueilleusement tout sacrifié afin de s'assurer cette existence de millionnaire.

Le jeune docteur se dispensa de venir assister au mariage de sa cousine et eut recours au prétexte tout trouvé d'une vie absorbée par le travail lorsque M. et Mme Tissier cherchèrent à l'attirer, à Paris, dans leur intimité.

CHAPITRE XI

Sarah, assise près de la porte du magasin d'antiquités et cachée derrière le rideau, qu'elle a relevé en partie, afin d'y voir plus clair, travaille. Elle semble éprouver cette difficulté des enfants inhabiles quand ils tiennent une aiguille qu'ils ne sont point habitués à manier.

La tête baissée, rouge et fatiguée par cette application inusitée, elle raccommode un vêtement à son grand-père. C'est une vieille redingote usée, râpée, verdie par le temps et l'usage; la trame, visible tout le long des coutures, semble prête à céder sous l'aiguille, et Sarah redouble de soin, tout en faisant des reprises aux mille sinuosités. Si l'étoffe venait à craquer, elle aurait une augmentation de travail et se verrait forcée de faire coutures sur coutures, Nicolas lui ayant déclaré qu'il comptait porter ce vêtement pendant un an ou deux encore.

Le vieil avare se résigne à changer de paletot seulement lorsque celui qui couvre ses épaules pointues se réduit en lambeaux. Encore gémit-il alors sur la mauvaise qualité des étoffes d'aujourd'hui, bien que, généralement, il leur ait demandé un usage beaucoup au-dessus de l'ordinaire.

Il n'y a personne en ce moment dans la rue remplie d'une brume épaisse et glaciale. Le ciel est gris et semble toucher les toitures, tant ce brouillard remplit l'atmosphère de sa masse légèrement bleutée. La petite fille, afin de terminer son ouvrage avant la nuit, se décide à ouvrir la porte et à s'installer sur le seuil, car elle n'y voit plus assez dans l'intérieur du magasin; impatiente de finir ce raccommodage très difficile à son avis, elle fait courir sur l'étoffe ses petites mains rougies, sans se soucier du froid humide dont elle est pénétrée.

Absorbée par ses reprises, fort irrégulières il faut l'avouer, elle ne voit pas tourner à l'angle du boulevard un homme qui marche d'un pas alourdi et traînant. Ce doit être un ouvrier voyageur; du moins il en a l'apparence. Vêtu d'une blouse grise souillée de poussière, d'un pantalon de velours à côtes usé et dont la couleur primitive est méconnaissable tant il a été traîné à la pluie depuis de longs mois, coiffé d'un chapeau de paille qu'il rabat sur ses yeux, il porte sur son épaule un bâton au bout duquel se balance le léger paquet composé de ses effets. Il semble fatigué, car, en arrivant devant la maison de Nicolas, il ôte son bâton de dessus son épaule, prend d'une main le mouchoir à carreaux bleus et jaunes qui renferme son mince trousseau et s'appuie de l'autre sur le bâton.

Péniblement, il fait encore quelques pas et s'arrête contre une fenêtre en face de Sarah, qu'il regarde longtemps sans remuer.

C'est un homme grand et mince, courbé par la fatigue, épuisé par l'inconduite et par la misère venue à sa suite. Son visage pâle entouré d'un collier de barbe inculte a une expression peu rassurante, et le regard de ses yeux noirs et éraillés est arrêté sur la petite fille avec persistance. Ce regard brille d'une façon inquiétante au milieu de sa figure jaunie; il offre un mélange de ruse et de volonté qui tiendrait en arrêt un agent de la police si le hasard en amenait un dans la rue en ce moment. Mais personne, par ce brouillard intense et à pareille heure de la soirée, n'est là pour observer le voyageur. Il examine la maison depuis ses toits enfoncés et couverts de mousse jusqu'au bas des murs lézardés et se dit à voix basse:

– C'est ici.

Est-ce l'intuition du regard attaché sur elle ou simplement la conscience d'avoir fait tout le travail possible dans le vêtement de son grand-père? Toujours est-il que Sarah se lève tout à coup, et ses yeux s'étant arrêtés sur l'étranger, elle éprouve un moment de peur irraisonnée, ramasse précipitamment son ouvrage, prend sa chaise et rentre dans le magasin en fermant la porte derrière elle. Dans l'intérieur de la maison, il commence à faire nuit et l'enfant allume sa petite lampe afin de s'occuper du dîner. Nicolas, retiré dans son cabinet, fait ses comptes de la journée; mais lui aussi n'y voit plus, et, ne voulant pour rien au monde entretenir deux lampes, si modestes soient-elles, il quitte son travail et vient retrouver Sarah dans le réduit où elle fait sa cuisine et où elle va et vient avec une activité et une entente bien au-dessus de son âge. Assis devant le feu, les jambes croisées, le marchand siffle entre ses dents, tout en regardant tomber dans la soupière les tranches de pain que l'enfant taille pour la soupe.

La petite lampe jette sa clarté sur ce groupe et combat avec peine le crépuscule envahissant le magasin. Elle laisse dans une nuit profonde les nombreux recoins formés par les grandes armoires qui entourent la cuisine et la séparent seules du reste de la salle, repoussant la lumière sur le visage pointu du vieux marchand dont l'ombre danse à la lueur fantasque de la flamme du foyer.

– Inutile! inutile! s'écrie-t-il avec empressement en voyant

Sarah s'apprêter à couper un mince petit morceau de beurre pour le mettre dans le potage. Apprends donc à être économe!

Tu ne seras jamais riche!

– Qui sait? dit brusquement une voix étrangère. Ne doit-elle pas hériter de vous comme moi-même?

La petite fille venait de se pencher pour déposer la soupière à terre, afin d'y verser le contenu du vase placé devant le feu. Elle se releva subitement et poussa une exclamation de terreur en apercevant devant elle l'homme qu'elle avait vu dans la rue. Nicolas s'était retourné sur son siège. Il hésita un instant, les yeux fixés sur la tête qui émergeait de l'ombre entre deux meubles et dont la pâleur cadavérique et les prunelles luisantes comme des charbons avaient quelque chose de fantastique.

– Pas vous, sûrement! dit-il en devenant blême quand il reconnu celui qui avait parlé. D'où venez-vous?

Sa voix tremblait. On ne saurait dire si c'était de colère ou d'effroi.

– De loin, comme vous voyez, répondit le nouveau venu sans se troubler.

Il montrait ses vêtements et ses chaussures souillées de poussière et de boue.

– Je vous croyais mort, n'entendant plus parler de vous.

– Vous caressiez cet honnête espoir! Mais pour le cas où j'eusse vécu encore, vous aviez pris vos précautions! Quelle peine j'ai eue à retrouver vos traces! Et quand enfin je vous rencontre, grâce à des recherches si longues, vous me recevez ainsi! Vraiment, la fibre paternelle est chez vous d'une sensibilité merveilleuse! reprend son interlocuteur, ironiquement. Quel accueil! l'Enfant Prodigue ne pouvait en recevoir un plus tendre!

– Monte dans ta chambre et restes-y jusqu'à ce que je t'appelle, dit durement Nicolas, se retournant vers Sarah, immobile et terrifiée par cette apparition.

La petite fille obéit sans dire un mot.

– Il ne vous plaît pas de faire connaître notre parenté? Non, n'est-ce pas? Pourtant, je me sens au coeur un certain besoin de la vie de famille et voilà pourquoi vous me voyez ce soir.

En disant cela, l'étranger prend un siège et s'assied aussi paisiblement que s'il s'installait pour passer la soirée. Le visage parcheminé du marchand d'antiquités exprimait une violente colère.

– Marc, s'écrie-t-il, dis tout de suite pourquoi tu es revenu?

Tu m'avais juré de ne plus remettre les pieds en France!

– Ah! vous reprenez le tutoiement des anciens jours? Vrai, cela m'attendrit! dit hypocritement celui auquel il s'adresse. Au fond, voyez-vous, je ne suis pas mauvais et j'ai l'esprit de famille, au point même de croire tout commun entre père et fils, n'est-ce pas?

Ses petits yeux pétillèrent d'ironique douceur et glissent entre ses paupières à demi fermées leurs regards menteurs vers Nicolas.

– Je vous répondrai qu'à ce moment-là j'avais mes raisons pour vous quitter. J'emportais un petit magot dont la perte vous arrachait des larmes, mais, en même temps, consolait mon amour filial de l'obligation où j'étais de m'éloigner de vous. Hélas! la faim, dit-on, chasse le loup du bois et le besoin ramène d'Amérique ceux qui laissent en France un héritage à surveiller.

– Ton serment de disparaître pour toujours m'avait seul amené à faire ce que j'ai fait.

– Votre haine y trouvait aussi un bon moyen de se satisfaire, avouez-le? Où, diable, aviez-vous la tête quand vous avez consenti à ce mariage?

– Consenti! consenti! répliqua le vieillard, tu en parles à ton aise. Je n'ai pas pu en empêcher. Marguerite était comme ensorcelée!

– Ca n'a pas duré longtemps!

– Non.

– Un coup de tête, quoi?

 

– Il a coûté cher!

Revenant subitement à la situation présente:

– Enfin, que veux-tu?

– Mon bon père, répond Marc d'un ton mielleux, je viens d'avoir le plaisir de vous le dire: je reviens vous voir.

Le bonhomme murmure entre ses dents quelques mots qu'on peut supposer n'être en rien des compliments de bienvenue.

– Je voulais avoir de vos nouvelles.

– Et de celles de ma bourse?

Debout en face l'un de l'autre, le père et le fils louvoient à qui mieux mieux, reculant le plus possible le moment que chacun d'eux sait inévitable. Marc joue avec Nicolas comme le chat avec la souris; sûr de le tenir entre ses griffes, il se fait un cruel plaisir de prolonger les angoisses clairement visibles dans le regard de l'avare. Celui-ci, connaissant son fils, ne doute pas du motif auquel il doit sa visite; mais il essaie de gagner du temps, comptant sur il ne sait quelle circonstance impossible pour sauver son trésor menacé.

– Celles-là, répond Marc, vous ne les donnez pas volontiers, il faut les prendre violemment. Quelle peine vous m'avez imposée la dernière fois, hein?

A ces paroles, le vieillard se met à trembler, et regarde avec terreur le grimaçant sourire de son fils.

– Rassurez-vous, mon bon père, dit celui-ci, je ne tiens pas à vous forcer. Vous vous exécuterez généreusement et de bonne volonté, j'en suis sûr.

Le ricanement dont sont accompagnées ces paroles augmente le tremblement qui a succédé chez Nicolas au premier accès de colère.

– Le ciel m'a pourvu d'un père riche d'économies. Car il n'y a pas à dire, la somme enlevée jadis à votre caisse ne représentait qu'une modeste partie de votre fortune, je le sais bien! Depuis, le reste a dû faire la boule de neige, et c'est pitié de voir le fils d'un richard comme vous courir le monde dans cet accoutrement! Vous devriez avoir honte de moi.

Il s'approchait davantage de la lampe, afin d'éclairer sa toilette en piteux état.

– Tu pouvais travailler, hasarda le marchand.

– Travailler? Moi! Allons donc! Quand vous avez de bonnes et belles rentes qui font de vous un Crésus! D'ailleurs, ajouta-t-il complaisamment, je suis un fils de famille et je ne me sens pas né pour le travail. C'est pourquoi l'auteur de mes jours doit se charger de fournir à mes dépenses et pourquoi j'ai de nouveau résolu d'avoir recours à lui.

Il paraît avec un audacieux cynisme qui faisait de plus en plus blêmir le visage de Nicolas.

– Dis ce que tu demandes, balbutia ce dernier.

– Voyez-vous! j'aime à vous voir ainsi; vous parlez doucement comme un bon père parle à son fils de retour après une longue absence. Songez donc! Onze ans passés depuis notre dernière entrevue! C'est navrant de rester séparés si longtemps. Il n'en sera plus ainsi, j'espère.

– Espères-tu revenir encore? dit le vieillard avec effroi.

J'aimerais mieux te dénoncer à la police.

– Oh! que non pas! Vous n'irez pas livrer votre fils; ce serait horrible! Et puis vous me causeriez une peine inutile. L'autre a fait son temps et il est revenu.

– Où est-il?

Marc haussa les épaules avec indifférence.

– Le sais-je? J'ai pris la peine de vous chercher et je suis parvenu à vous rencontrer, y trouvant un grand intérêt; mais lui? Je n'ai rien de bon à attendre de sa connaissance! Il est mort de faim, sans doute. C'est ce qu'il avait de mieux à faire. Ah! comme vous l'aimiez! Et ma pauvre soeur, quelle tendresse conjugale! C'est si touchant de voir une pareille union exister dans une famille!

Le misérable passa sur ses yeux, comme pour y essuyer des larmes, la manche déchirée et sale de sa blouse; puis, tout à coup; il se mit à éclater de rire.

– Ah! ah! Vous avez joliment débrouillé mon affaire! Avec quel aplomb vous avez affirmé l'avoir reconnu et comme vous avez bien su persuader à Marguerite qu'il était coupable! Elle ne demandait pas mieux, il est vrai, de s'en débarrasser, ma chère petite soeur. Et elle ignorait mon retour en France; sans cela, peut-être m'eût-elle soupçonné, car elle n'a jamais eu pour moi l'estime dont j'étais digne.

– Je me suis repenti bien des fois de t'avoir sauvé! dit

Nicolas avec rancune.

– Pourquoi donc l'avez-vous fait?

– Parce que…

Il hésitait.

– Tu étais mon fils et je t'avais toujours aimé.

– Jusqu'à la bourse, oui! dit Marc en riant. La preuve, c'est que j'ai été obligé d'en venir à cette extrémité pour me procurer un à-compte sur votre héritage.

– Enfin, combien demandes-tu pour me délivrer de ta présence?

– Combien me donnerez-vous? Ou plutôt, combien avez-vous en caisse!

– Rien, ou presque rien, répondit vivement Nicolas. Les affaires ne vont pas, et je ne me suis jamais relevé de la perte que tu m'as fait subir.

Marc leva les épaules avec ironie.

– A d'autres, mon père, dit-il. Conduisez-moi où est votre argent, nous allons être promptement renseignés sur votre franchise. Je vais vous éclairer.

En disant cela, Marc se lève et prend la lampe dans sa main.

Le vieux marchand hésite.

Allons! vous me connaissez! dit son fils.

La menace contenue dans ces paroles triompha des dernières hésitations de l'avare. Jugeant la résistance dangereuse, il se dirigea vers son cabinet, et, d'une main tremblante, ouvrit sa caisse. Marc, ébloui, entassa avec empressement dans ses poches les piles d'or et les billets. Tout y passa, et l'air navré de Nicolas, dont les yeux sortaient de leurs orbites à la vue de ce pillage, n'y fit rien.

Anéanti, comme pétrifié par ce spectacle, le vieillard, appuyé sur le dossier d'une chaise, contemplait avec horreur son fils le dépouillant ainsi des épargnes de son avarice. Ses jambes flageolaient, le sang lui montait aux joues, une sueur froide s'amassait en gouttelettes sur ses tempes desséchées, et, s'il ne se fût cramponné à la chaise, il serait tombé, car tout dansait devant ses yeux, et un bourdonnement effrayant secouait son cerveau affolé. Il essaya à plusieurs reprises d'étendre la main pour arrêter le voleur, mais le geste qu'il crut faire, il ne le fit pas; ses membres lui refusaient le service, et les paroles qu'il crut prononcer ne sortirent pas de son gosier. Un son inarticulé parvint seul à Marc, qui haussa les épaules tout en continuant son opération. Quand tout ce qu'il pouvait prendre fut enlevé, il se retourna vers son père:

– Adieu et merci maintenant. Vous ne vous rendez pas de bon coeur à mes demandes, et vous semblez ahuri du soulagement apporté à votre caisse trop pleine! Mais je me contente de votre manière de faire. Je me sauve maintenant. Bonne nuit! ajouta-t-il ironiquement.

Nicolas ne répondit pas et demeura immobile, les mains crispées sur le dossier de la chaise contre laquelle il s'appuyait. Quand il revint enfin à lui, Marc avait disparu, il se trouva seul en face de sa caisse vide et murmura avec désespoir:

– Misérable! Gredin! Bandit!

Et autres aménités à l'adresse de celui qui ne s'en souciait nullement et venait de s'installer dans un wagon de chemin de fer où, seul et ricanant dans sa barbe, il comptait sans aucun remords et entassait dans son portefeuille les billets soustraits à l'avarice paternelle.

Le marchand s'assit devant la caisse ouverte et passa ses mains jaunes et ridées à travers ses cheveux gris avec un geste désespéré. A présent qu'il ne sentait plus peser sur lui la terrifiante présence de son fils, la colère lui montait de nouveau à la tête.

– Ah! voleur, va, tu ne l'emporteras pas en paradis! Disait-il, je te dénoncerai et tu expieras ton crime cette fois! Ai-je été fou de lui substituer un remplaçant!

Ses mains agitées de mouvements convulsifs retombaient sur les bras du fauteuil dans lequel il s'était assis, et ses ongles crochus s'enfonçaient dans le crin laissé à découvert par l'étoffe en lambeaux. Son visage pointu, dont le profil semblait découpé dans une lame d'acier tant la maigre chère à laquelle il s'astreignait l'avait desséché, exprimait en ce moment un tel désir de vengeance que ce masque dur et sournois eût effrayé Marc lui-même. Peut-être le digne fils d'un tel père eût-il jugé prudent pour sa liberté d'avoir recours à un moyen extrême, moyen devant lequel il avait reculé jusque-là, grâce à la crainte inspirée à Nicolas qui le savait capable de l'employer.