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CHAPITRE VIII

Le docteur Martelac est retourné à Paris et n'a pas pu le quitter depuis trois mois, car une violente épidémie y sévit et Robert n'est pas homme à déserter son poste à l'heure du danger. Jacques a peu à peu pris l'habitude de venir passer la soirée avec la mère de son ami. Celle-ci lui témoigne une véritable affection par suite de sa liaison avec son fils et à cause aussi des qualités naturelles du jeune homme, qualités qu'elle a été à même d'apprécier depuis son arrivée à Poitiers.

Le lieutenant rencontre souvent Anne Duplay chez Mme Martelac, et peut-être le prétexte de venir distraire la vieille dame ne suffirait-il pas absolument sans cela à expliquer l'assiduité de ses visites.

Les deux jeunes gens, sans s'en rendre compte, s'habituent à se voir, mais il n'entre pas dans leur pensée que ces réunions journalières eussent pu inquiéter Robert s'il les eût connues. Leurs relations sont d'ailleurs peu sympathiques en apparence, et s'il s'opère un changement sous ce rapport, il est si lent qu'il demeure presque invisible aux yeux des indifférents.

L'été est venu. Ils passent maintenant leurs soirées dans le jardin rempli d'arbres et ressemblant à un immense bouquet de verdure. Les clématites, les jasmins et les chèvrefeuilles font disparaître les murs sous leur feuillage, d'où s'échappent mille parfums, et ce petit enclos garde une fraîcheur délicieuse à respirer après les journées brûlantes. Ce n'est pas qu'il ait rien emprunté aux modes d'aujourd'hui; mais avec son apparence de forêt vierge en miniature et son air un peu abandonné, il offre, au centre de la ville et dans ce quartier populeux, quelque chose du charme de la campagne. L'allée principale s'allonge toute droite entre deux bordures de lavande dont les fleurs violettes dégagent une suave odeur; à son extrémité, un talus, couvert de verdure et garni de bancs, s'élève contre le mur et permet de dominer la rue.

Anne vient d'arriver; elle a dit bonjour à sa tante, occupée dans la maison par quelque soin de ménage, et est venue l'attendre sur ce talus où déjà se trouve le jeune lieutenant. Celui-ci s'est levé pour lui céder la place, et elle regarde dans la rue, où les marchands se reposent et respirent l'air du soir en causant sur le seuil des magasins.

– Il fait à peine frais en ce moment, dit-elle en tournant la tête vers Jacques, placé plus bas qu'elle, sur la pente du talus, où il s'appuie contre un arbre.

– Le pauvre Robert, enfermé dans Paris, doit beaucoup souffrir de cette chaleur.

Depuis quelque temps, Jacques redouble de zèle pour rappeler son ami au souvenir de la jeune fille. On dirait qu'il se raidit contre un danger imminent et se rattache en désespéré à la pensée du docteur. Tout l'y ramène, surtout lorsqu'il se trouve avec Anne.

Celle-ci lève légèrement les épaules.

– Sans doute! murmure-t-elle avec indifférence.

Ils demeurent un instant silencieux. Madame Martelac agit sans cérémonie avec l'un comme avec l'autre, et obligée de combiner avec Catherine certains arrangements de maison, elle ne se presse pas de venir les retrouver.

La nuit tombe, enveloppant de ses ombres mystérieuses les allées au-dessus desquelles les arbres se rejoignent et laisse seulement les dernières clartés du jour se jouer sur les cimes des quatre vieux ifs taillés en pointe depuis un temps immémorial. On entend dans l'air les cris aigus des martinets se poursuivant en cercle autour des toits et le bourdonnement lointain des bruits de la ville. Tout auprès des deux jeunes gens, un grillon blotti dans l'herbe envoie vers eux sa chanson monotone, et le ciel, embrasé pendant tout le jour, atténue son éclat et se revêt d'azur, pâli vers le couchant par l'adieu du soleil, disparu derrière des nuages d'or.

Anne, tournée vers Jacques, fixe de ses beaux yeux au regard clair les ombres feuillues du jardin; ses traits s'estompent sous la brume descendant rapidement et le lieutenant ne peut s'empêcher de remarquer qu'en adoucissant sa fière beauté, ce demi-jour la rend plus séduisante. Faisant effort pour rompre ce dangereux silence, il reprend:

– C'est le plus noble coeur que je connaisse!

– Qui? demande Anne.

– Robert. Je pensais à lui.

La jeune fille eut un mouvement d'impatience.

– Vous l'aimez beaucoup?

– Oui. Et vous aussi, vous l'aimez?

– Oh! moi, cela dépend des jours! dit-elle en secouant la tête.

– Il vous aime tant?

– Oui, je crois, répondit-elle nonchalamment.

– C'est pour vous qu'il tient à la fortune.

– Il le sait. Je ne pourrais m'en passer.

– Et pourtant, je doute qu'il y arrive. De si tôt, du moins!

L'amour du gain est antipathique à sa nature.

– Alors!

– Alors, quoi? dit Jacques.

– Eh bien! dans ce cas, prononce Anne lentement, j'en épouserai un autre.

Jacques tressaille. Il ne distingue presque plus le visage de la jeune fille, mais le son de sa voix le glace. Cette voix a quelque chose de métallique en harmonie avec les sentiments qu'elle exprime.

– Vous ne l'aimez pas?

Un instant, il est sur le point d'ajouter:

– Vous êtes indigne de lui!

Mais il se retient et Anne répond froidement:

– Pas comme vous le comprenez, non. Oh! je ne suis pas romanesque, moi!

Non certes, elle ne l'est pas. Cette enfant de vingt ans le crie bien haut, elle calcule! Son coeur n'existe pas. Ne l'ayant jamais senti battre, elle le nie, et dans son erreur orgueilleuse, elle se donne tout entière à l'or et à la vanité. Est-elle franche en parlant ainsi? Aveuglée sur ce qui se passe au fond de son âme, ne force-t-elle point elle-même le côté mauvais de sa nature? Peut-être. Tant de femmes valent mieux que leurs paroles! Et s'il était possible parfois d'ouvrir leur âme et de les forcer à y regarder, ne comprendraient-elles pas qu'elles se font un stupide plaisir d'étouffer leurs aspirations élevées pour complaire au monde et s'abaisser à son niveau?

– Je ne puis me passer de fortune, bien que je doive en avoir peu moi-même, reprend la jeune fille. Mon père ne m'a jamais rien refusé et je n'entends pas me marier pour être en proie à ces affreux tiraillements d'argent que je vois dans certains ménages. Je serais malheureuse si je ne me sentais entourée du confortable le plus élégant, et si Robert ne m'apporte pas la fortune, je ne puis songer à lui faire subir le contre-coup de mon malheur.

– Il méritait un amour plus désintéressé.

– Je n'en disconviens pas.

– C'est un homme remarquable.

– Trop peut-être! dit Anne en tournant un instant la tête du côté de la rue.

Mais ce mouvement, s'il est destiné à cacher sa pensée, est inutile; le crépuscule ne permet pas de lire sur ses traits l'explication ce cette parole.

– Il arrivera un jour à cette position exceptionnelle que vous désirez, reprend Jacques.

– Quand?

– Il est déjà sur le chemin de la célébrité.

– On le dit. Mais il faut attendre que cette célébrité entraîne la fortune et je ne veux pas attendre.

– Je le plains, murmure le lieutenant.

– De s'être attaché à moi?

– Oui.

Cette dure franchise échappe à son indignation contre la jeune fille qui fait si bon marché du bonheur d'un homme comme son ami.

– Tant d'autres femmes seraient fières de son amour!

– Ma tante ne vient pas nous rejoindre, rentrons-nous? demande Anne en se levant sans répondre au reproche contenu dans les paroles du jeune officier.

L'ont-elles froissée? On ne peut rien lire sur son visage et elle ne juge pas à propos de le laisser paraître. Au fond, peut-être reconnaît-elle la justesse des remarques de Jacques et se sent-elle indigne de son cousin.

– Si vous voulez, répond le lieutenant. La lune se lève et vous ne devez guère aimer les rêveries protégées par cet astre! ajouta-t-il d'un ton un peu ironique.

– Non, je suis positive.

Elle descend le talus gazonné et reprend le chemin de la maison pour aller retrouver sa tante. Il la suit à quelques pas, considérant sa silhouette gracieuse avec une expression dans laquelle perce un peu de rancune.

Pourtant, lorsque, rentré dans sa chambre chez Nicolas, Jacques songe à cette conversation, il sent l'indulgence succéder dans son esprit à l'indignation éprouvée au premier abord. Après tout, Robert, cet homme grave, bon certainement, mais un peu austère, a-t-il raison de vouloir unir à sa vie cette compagne élégante, toute pétrie extérieurement de grâce et de légèreté féminine? Qui sait si les rêves luxueux d'Anne eussent tenu devant un amour moins élevé et moins fort que celui de son cousin?

Il s'endort dans ces pensées et la radieuse image de Mademoiselle Duplay passe dans ses rêves, non pas revêtue de cet orgueilleux égoïsme qu'elle ne songe même pas à cacher, mais à travers la lumière adoucie dont s'entoure à nos yeux l'idole de notre coeur. Hélas! cette indulgence tient à une cause que le pauvre garçon cherche à se cacher à lui-même.

Insensiblement, Anne change vis-à-vis de lui, il le voit, il le sent; lui-même perd une à une ses idées premières sur la jeune fille. Il trouve des excuses à ses défauts et s'explique comme Robert et plus que lui peut-être que cette femme si belle désire un cadre magnifique à sa beauté. Lorsque le soir, à son entrée chez Mme Martelac, il ne voit pas se lever vers lui les yeux bleus de Mlle Duplay, lorsque la vieille dame est seule, le front courbé sur son ouvrage ou sur un livre, le jeune officier éprouve une déception contre laquelle il réagit de son mieux en redoublant de gaîté. Mais il sent bien vite l'ennui le gagner, abrège la soirée et rentre chez Nicolas ou erre dans les rues comme une âme en peine.

Anne semble elle-même éprouver ces singuliers symptômes. En s'adressant à lui, sa voix prend des inflexions dont s'étonne le jeune homme; elle paraît éprouver parfois un besoin de soumission, elle, si indépendante et si entière vis-à-vis de tout autre!

 

Lentement, à coups imperceptibles, elle se glisse dans les pensées de Jacques. Le poison s'infiltre sans que le lieutenant en ait conscience; Robert est parti depuis quelques mois à peine et ses pressentiments sont réalisés. Toutefois, ce qui eût été évident à ses yeux si ses occupations ne l'eussent retenu si longtemps à Paris, est encore ignoré de son ami lui-même. Une circonstance bien minime en apparence va faire tomber le voile placé sur ses yeux.

Un soir, il s'était comme de coutume rendu chez Mme Martelac. La pluie tombant depuis plusieurs heures avait empêché la vieille dame de rester dans le jardin; un instant, Jacques et elle causèrent sur le seuil de la maison, regardant la verdure courbée sous les rafales du vent et les fleurs chargées d'eau se jetant follement les unes sur les autres dans les deux massifs cultivés avec soin par la mère de Robert. Le petit jardin, un peu desséché par la chaleur de l'été, semblait renaître sous cette averse, et il s'échappait de la terre longtemps privée d'eau une fraîcheur qui présageait un renouveau dans sa végétation et faisait sourire sa propriétaire. Celle-ci se décida enfin à rentrer, et, voulant travailler, elle fit allumer une lampe, bien qu'au dehors il fît encore presque jour.

Le jeune homme semblait distrait, il écoutait les bruits de la rue; évidemment, il attendait quelqu'un et son visage exprimait le désappointement en ne voyant rien venir. S'en rendait-il compte? Peut-être non. Le coeur humain a des détours infinis même dans les plus franches natures.

Un coup de sonnette le fit tressaillir. Un instant après, Anne, superbe dans une toilette claire, entrait dans la petite pièce où se tenaient sa tante et Jacques.

– Oh! que tu es belle, aujourd'hui! s'écria Mme Martelac, au moment où la jeune fille s'avançait vers elle pour lui dire bonjour.

– Vous ressemblez à une princesse! dit Jacques en souriant et en la regardant avec admiration.

– Voyons les détails de cette toilette, reprit Madame Martelac en ajustant ses lunettes.

Anne se plaça devant elle et Jacques souleva complaisamment la lampe pour permettre à la vieille dame de satisfaire sa curiosité.

– Ce costume te va à ravir et me semble du meilleur goût, dit la mère de Robert. Jacques a raison, tu jouerais au naturel les rôles de princesses!

La jeune fille relevait fièrement sa belle tête couronnée de cheveux châtains, et une expression de vanité satisfaite parut sur sa physionomie et dans ses yeux bleus et brillants comme des saphirs. Ses lèvres, un peu dédaigneuses, s'épanouirent dans un sourire, et une nuance plus rosée, passant sur ses joues, leur donna un nouvel éclat. Blanche, mince et élancée, elle ressemblait à un grand lys, ou, comme le disaient sa tante et Jacques, à une jeune reine. N'avait-elle point, en effet, reçu en partage la fragile couronne de la beauté?

Quelques mois plus tôt, le jeune officier eût vu, dans l'étalage de cette beauté, une coquetterie puérile; mais il était devenu complaisant et se contenta de sourire.

– Je vais passer la soirée chez une de mes amies qui a du monde, dit Anne. Mon père doit m'y rejoindre; il était retardé par une affaire. Je me suis sauvée, ayant l'intention de m'arrêter en passant pour vous dire bonsoir.

– Assieds-toi un instant, dit sa tante.

– Oh! cinq minutes seulement. La voiture m'attend à la porte et doit retourner chercher mon père lorsqu'elle m'aura conduite chez mon amie.

Anne était venue chercher une satisfaction de vanité en se montrant ainsi parée; elle ne pouvait douter d'avoir réussi devant le regard admiratif du lieutenant. Cette rayonnante beauté dans tout son éclat avait soudain illuminé le petit appartement, dans lequel, avant son entrée, on n'entendait que le bruit du vent jetant la pluie contre les vitres et les rares paroles échangées entre la maîtresse de la maison et son visiteur.

Lorsque Anne se leva pour partir, Jacques alla la reconduire jusqu'à la porte de la rue. Au moment de monter dans la voiture, elle se retourna pour lui tendre la main. Il serra cette petite main gantée et leva les yeux vers ce beau visage éclairé par la lampe, qu'il venait de déposer près de lui, sur un meuble. Quelque chose d'attendri, que le jeune officier ne lui connaissait pas, passa dans le regard de la jeune fille. Ce sourire ému répondait-il à l'émotion inconsciente de Jacques? Il n'eût pu le dire. Mais, fasciné par ces yeux bleus qui le fixaient, il se baissa et posa ardemment ses lèvres sur la main qu'on lui tendait.

Un instant après, la voiture roulait sur le pavé de la rue, et le lieutenant, seul dans le vestibule de la vieille maison, se frappait le front en murmurant:

– Robert!

L'éclair, en entr'ouvrant le coeur d'Anne et le sien, avait, du même coup, éclairé son âme. Il le savait maintenant. La beauté d'Anne avait jeté ses lacets autour de lui, et un amour, jusque-là inconscient dans sons coeur, avait jailli sous l'étincelle de ces yeux bleus.

Le réveil venait à temps pour rappeler le jeune homme au serment fait à son ami.

CHAPITRE IX

Quelques semaines plus tard, Jacques quittait Poitiers. Il avait demandé à un ami, en garnison à Alger, de permuter avec lui; le jeune homme auquel il s'adressa, regrettant son éloignement, accepta avec joie sa proposition. Les démarches nécessaires pour obtenir ce changement furent promptement faites, et, durant les derniers jours passés à Poitiers, le lieutenant évita, sous prétexte d'occupations, de venir le soir chez Mme Martelac.

La chambre occupée par lui chez Nicolas allait donc se trouver de nouveau vacante. Bien que ses relations avec son propriétaire eussent été peu fréquentes, son départ fut un vrai chagrin pour Sarah; la petite fille se sentait moins isolée en l'entendant aller et venir.

Le prisonnier concentre toutes ses pensées sur le peu de vie qui s'agite autour de lui. Le pas de la sentinelle, dont la surveillance le sépare de la liberté, lui est une distraction; le mouvement de l'insecte qui suspend sa toile aux barreaux de fer de sa fenêtre, moins que cela, la tige grêle d'une giroflée se faisant place à travers les fentes de la pierre, tout attache son âme et intéresse son esprit. Pour la petite-fille du vieux marchand, le magasin sombre et froid, dans lequel les grands meubles obstruaient le passage de la lumière, ressemblait à une prison. L'air y était lourd et rarement renouvelé; le silence y régnait habituellement, rompu parfois, subitement, par les craquements produits dans le bois de quelque armoire plus neuve que les autres; chacune des fenêtres se trouvait partagée et protégée en même temps par une barre de fer garnie de piquants, comme pour garder les habitants contre les tentations du dehors.

Tandis que l'ordonnance de Jacques faisait descendre les malles du jeune homme et veillait aux apprêts du départ, Sarah, ayant, avec un coin de son mouchoir légèrement mouillé, nettoyé un petit espace de la vitre, encrassée depuis longtemps, regardait s'opérer ce déménagement qui lui serrait le coeur. Désormais, elle retombait avec son grand-père dans la solitude, et cette pensée lui était pénible, sans qu'elle sût bien définir son impression.

Quand, la dernière caisse étant disparue, la porte se referma, la petite fille se retourna vers Nicolas, assis dans le magasin et explorant attentivement un tas de vêtements jetés à terre devant lui. Il sondait avec soin chaque poche, chaque doublure, comme s'il eût craint qu'une fortune fût cachée dans leurs profondeurs. Dieu sait si le vice ou la misère, auxquels avaient appartenu ces vêtements, y avaient jamais rien déposé de semblable!

Sarah vint s'asseoir près de lui et le regarda faire cette opération.

Ayant trouvé quelques menus objets qui lui parurent valoir la peine d'être gardés, il chercha autour de lui un meuble où il pût les serrer, et, tout étant rempli, il prit une malle placée sous une table et allait les y déposer quand Sarah s'écria, en se penchant vers la malle ouverte et en saisissant une petite peinture sans cadre, qui s'y trouvait:

– Qu'est-ce que cela, grand-père?

Le vieillard prit le portrait, et, ses regards étant tombés sur ce visage, auquel un peintre habile avait su donner une apparence de vie, il tressaillit et le rejeta de côté sans répondre. Mais, cette peinture ayant intéressé l'enfant, elle insista:

– Dites-moi de qui est ce portrait?

– Que t'importe?

Le ton de Nicolas était dur et irrité.

– J'ai tant envie de le savoir!

– Tu es bien curieuse!

– Je vous en prie, grand-père, dites-le-moi?

– Le sais-je? Il y a comme cela tant d'autres peintures dans le magasin!

Sarah eut une sorte d'intuition qu'il ne disait pas la vérité en prétendant ignorer ce qu'elle désirait savoir. Elle reprit:

– Vous paraissez le connaître, et, si c'était un portrait à vendre, vous le mettriez en évidence. On vous l'achèterait. Cela me semble aussi joli que ceux que vous vendez tous les jours bien chers. Pourquoi n'en tirez-vous pas de l'argent?

Elle connaissait bien son aïeul, et le seul fait de garder inutilement cette peinture, sans chercher à s'en défaire avantageusement, lui faisait soupçonner quelque mystère.

Son insinuation parut frapper le vieillard, cette idée de gain le faisant réfléchir. Il prit le portrait et le regarda avec hésitation; mais il le laissa retomber en disant:

– C'est un misérable!

– Comment se nomme-t-il?

– Tu ne le sauras jamais, j'espère! Notre malheur a été de l'avoir connu.

– Il a pourtant une jolie figure, dit Sarah timidement, n'osant contredire ouvertement son grand-père et baissant les yeux vers la peinture, qui, du fond de la malle ouverte, la regardait en souriant.

Nicolas leva les épaules.

– Sottises! Rien n'est menteur comme ces visages de grands seigneurs!

– C'est donc un grand seigneur?

A vrai dire, Sarah ne se rendait pas un compte exact de ce que signifiait cette expression. Ne causant guère avec personne, si ce n'est parfois avec son grand-père, la pauvre enfant ignorait la signification d'un grand nombre de mots. Le vieux marchand la regarda avec des yeux dans lesquels brillait une haineuse colère.

– Oui, oui, grand seigneur! Il s'en vantait et regrettait son mariage. Mais aujourd'hui, il est bien au-dessous de ceux qu'il méprisait alors.

– Où est-il?

– Assez! Interrompit brusquement Nicolas, mettant fin à cet interrogatoire. Cet homme n'a jamais existé pour toi. Ne t'en occupe plus. J'ai déjà trop complaisamment répondu à tes questions. Va veiller à ton dîner.

Sarah n'osa répliquer; le ton et le regard de son grand-père l'effrayaient. Elle se dirigea vers le réchaud sur lequel chauffait la maigre pitance qui devait composer leur repas et l'examina soigneusement, comme s'il se fût agi d'un mets délicat confié à son talent culinaire.

A cet instant, Jacques entra, venant faire ses adieux au propriétaire de la maison.

– Où est Sarah? demanda-t-il, voulant revoir l'enfant avant son départ.

– Elle veille au dîner, répondit Nicolas.

– Elle est bien jeune pour pareille besogne!

– Ah! dame! mon cher Monsieur, les pauvres gens sont obligés d'employer leurs enfants de bonne heure.

Jacques pensa aux piles d'or dont leur avait parlé la petite-fille de l'avare.

– Elle semble si délicate!

– Délicate! Elle! Mais non; je vous assure. Depuis que votre ami le docteur Martelac m'a ruiné en remèdes et en visites pour elle, elle se porte très bien.

– En remèdes et en visites! reprit Jacques d'un ton moqueur. Il ne lui a jamais fait qu'une visite, et encore, pour la modique somme de cinq francs, vous avez su lui extorquer une consultation pour vous! Quant aux remèdes, ils sont, je le parie, encore chez le pharmacien!

Le bonhomme sourit d'un air malin.

– Une personne riche comme vous! reprit Jacques.

– Puisqu'elle se porte bien sans cela, c'était inutile d'aller manger de l'argent si difficile à gagner!

– Ah! vous ne le dépensez pas inutilement, j'en réponds!

– C'est une qualité, une grande qualité! reprit Nicolas avec aplomb.

– Hum! Enfin, je n'entreprendrai pas votre conversion sous ce rapport, vous êtes trop endurci. Mais je voudrais au moins obtenir quelque chose pour Sarah. Si vous vouliez, elle pourrait mener une vie gaie, heureuse, comme il convient à une enfant. Ma pauvre petite Rose de Bengale!

– Pourquoi l'appelez-vous ainsi?

– Parce qu'elle a dans toute sa personne quelque chose de gracieux, de distingué, une délicatesse de teint, de manières et d'extérieur qui la fait paraître dépaysée dans le milieu où elle est. Ne le trouvez-vous pas? Cela m'a frappé dès mon arrivée ici et je lui ai donné ce surnom.

 

Nicolas leva les épaules en grommelant:

– Quelles absurdités! Sarah est ma petite-fille et ne déroge point en faisant le ménage, ajouta-t-il d'un air mécontent.

– Que faisait son père?

– Son père était un pauvre homme sans le sou.

Cette phrase fut prononcée avec une expression de profond mépris, tel que pouvait l'éprouver, à l'égard d'une personne en de pareilles conditions, un avare comme le marchand d'antiquités.

– Ma fille l'a épousé dans un jour de folie, et cela n'a pas duré longtemps, du reste. Elle a vite compris quelle sottise elle avait faite.

Au moment où le vieillard disait ces mots, Jacques, levant les yeux, vit la figure ébouriffée de Sarah paraître entre un bahut antique et le haut dossier d'un siège moyen âge, ressemblant à un trône avec son écusson sculpté et ses bras formés de deux lévriers couchés. Les yeux profonds de la petite fille se fixaient pensivement sur son grand-père, et les boucles de ses cheveux accentuaient leur expression par l'ombre qu'elles jetaient sur le haut de son visage penché en avant. Elle avait entendu causer dans le magasin et avait quitté le réduit où elle préparait le dîner, afin de voir qui était là.

Jacques lui fit signe d'approcher et lui remit un paquet de bonbons dont il s'était muni à son intention.

– Ah! Monsieur Hilleret, quelle perte est pour moi votre départ! disait Nicolas. Quand louerai-je votre chambre? Le loyer, si modique qu'il fût, nous aidait à vivre, Sarah et moi; il nous fera défaut maintenant.

Le jeune homme parut prendre peu d'intérêt à ces doléances. Il se contenta de dire quelques paroles amicales à l'enfant, dont le visage attristé exprimait son chagrin de ce départ, et, avant de s'éloigner, il serra avec un sentiment de répulsion la main du vieil avare. L'avarice est, d'ordinaire, le sentiment le plus antipathique à la jeunesse, et Jacques n'avait pu pardonner à Nicolas cet amour passionné de l'or, métal dont, à son âge et surtout avec sa profession, on se montre peu ambitieux. Puis, seul et soucieux, il remonta cette longue rue, ayant préféré se rendre à pied à la gare.

La veille, il avait fait ses adieux à Mme Martelac et avait entrevu Anne un instant. Tout en marchant, il secouait parfois subitement la tête pour chasser un souvenir importun. C'était le visage de Mlle Duplay qui hantait son imagination; il revoyait malgré lui ces traits brillants de jeunesse dans lesquels il avait cru un soir lire un commencement d'amour. Le sacrifice lui pesait; pourtant, il l'accomplissait généreusement, et quand, la tête penchée à la portière du wagon emporté par la vapeur, il vit disparaître peu à peu la vieille ville dont les clochers se perdirent à l'horizon, il poussa un soupir de soulagement et se rejeta dans un coin en murmurant:

– Allons, je dois oublier! Elle sera la femme du docteur

Martelac, mon meilleur ami.

Un sourire triste, mais courageux, passa sur sa physionomie, et, sans se laisser aller davantage à ses regrets, il prit un journal et tâcha de s'absorber dans la lecture des nouvelles du jour.

Dans la soirée de ce même jour, Sarah, épiant le moment où son grand-père était sorti, ouvrit la malle et y prit la peinture qu'il y avait rejetée; elle l'emporta dans sa chambre et se mit à l'examiner avec un véritable intérêt, n'ayant pas osé le faire devant Nicolas. Ce portrait, dont le cadre, ayant une certaine valeur, avait été vendu par le marchand, représentait un homme jeune, blond, aux traits délicats. Le regard semblait s'arrêter avec complaisance sur Sarah et suivre tous ses mouvements avec une persistance qui la tenait sous le charme. Elle éprouvait tout à la fois un vague désir d se soustraite à ce regard et un attrait irrésistible vers lui.

– Pourquoi me regarde-t-il ainsi? se dit-elle à demi-voix, je voudrais le savoir.

Elle plaça la peinture sur la cheminée, s'éloigna, se rapprocha, alla d'un bout à l'autre de la chambre, et partout le regard en la suivant semblait la magnétiser. Enfin, elle revint en face de lui, et s'écria en joignant les mains:

– Grand-père dit que ce visage est menteur. C'est impossible.

Il semble si bon!

Puis, plus bas, elle ajouta:

– Oh! que je voudrais le connaître!

Un instant elle demeura immobile, ses yeux attachés sur ceux du portrait qui semblaient s'animer sous son regard. Tout à coup, elle éprouva une étrange sensation; il lui sembla avoir, à travers cette toile insensible, évoqué une âme, et, baissant la tête, elle rougit, comme si celui auquel appartenait cette âme avait entendu son exclamation enfantine.

Craignant que son grand-père ne lui enlevât la peinture à laquelle l'attachait cet attrait inexplicable, elle la déroba à ses regards en la cachant sous ses vêtements, dans le coffre profond, unique mobilier de sa chambre. Lorsque Sarah allait se coucher, Nicolas ne lui permettait jamais d'emporter la lampe dont elle servait au magasin; elle montait dans les ténèbres l'escalier vermoulu et procédait à sa toilette à l'aide d'un réverbère, justement placé devant sa fenêtre, comme pour venir en aide à l'avarice du vieux marchand. Souvent, le soir, la petite fille sortait la peinture de sa cachette, et, se hissant sur la pointe des pieds pour s'approcher de la lumière de la rue, elle contemplait ce visage inconnu qui remuait si profondément son coeur innocent.