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CHAPITRE VI

En sortant de chez Nicolas, Jacques s'était donc aussitôt rendu chez Robert, arrivé dans la nuit pour passer deux ou trois jours avec sa mère. Celle-ci, connaissant la vive sympathie qui unissait son fils et le jeune officier, et ravivait leur amitié de collège, avait fait prévenir le lieutenant, ajoutant qu'on l'attendait à déjeuner chez elle.

L'heure du repas n'étant pas encore arrivée, Jacques entra directement dans la chambre du docteur et lui serra la main avec affection. Peu de jours auparavant, Robert avait fait une opération chirurgicale dont les journaux avaient parlé avec éloge, et son ami le félicita.

– Ainsi, te voilà célèbre? lui dit-il.

– Pas encore, mais sur le chemin de la fortune, du moins, répondit Robert en riant. Les demandes pleuvent chez moi, et je n'y puis suffire. On croirait à une réclame de ma part; tous les journaux ont parlé de moi, tous les malades veulent m'avoir pour les opérer.

– Bah! Tu es illustre, mon cher, ou en train de le devenir. On t'élèvera une statue et je souscrirai généreusement, je t'en réponds!

– Ce ne serait pas un honneur bien particulier par le temps qui court!

– C'est vrai! On en couvre la France. Nos descendants ne pourront nous reprocher de n'avoir su rendre hommage au mérite! Il n'y a si petite renommée qui ne soit nantie de sa statue! Au moins, tu la mériteras, toi, beaucoup mieux que nombre de ces honnêtes célébrités qu'on nous a fait admirer en marbre ou en bronze. J'apprécie dans mon ami d'enfance non seulement la science de l'habile praticien, mais surtout le noble caractère. Voyons, regarde-moi bien en face.

– Pourquoi?

– Eh! parbleu! pour que je puisse voir le visage d'un homme supérieur. On n'a pas tous les jours l'occasion de satisfaire une pareille curiosité!

Robert secoua la tête en souriant. Il appuya ses deux mains sur les épaules de son ami, et plongeant son regard d'aigle dans les yeux de Jacques, il garda un instant de silence.

-Tu es un caractère antique! reprit le jeune officier sans détourner la tête.

– Pourquoi cela?

– N'as-tu pas sevré ta jeunesse de tous les plaisirs et ne dois-tu pas à un travail acharné la position exceptionnelle que tu as conquise à ton âge?

– Si j'ai, comme tu le dis, vécu en dehors de tous les plaisirs malsains, il y avait, tu le sais, un nom qui me gardait un souvenir qui hantait mes jours et mes nuits de travail, planant sur eux pour les dérober à la tentation du mal.

– Ta cousine Anne?

Robert inclina la tête et ajouta gravement en laissant retomber ses deux mains:

– D'ailleurs, la vie ne nous est pas donnée pour la jeter à tous les vents du ciel et le vrai bonheur ici-bas, c'est de s'y sentir utile.

– Si nous avions dans notre génération beaucoup d'hommes comme toi, nous serions plus forts.

– Allons donc! mon ami, ton rôle n'est pas moins beau que le mien et je ne sais pourquoi tu exaltes ainsi mon orgueil par ton enthousiaste affection. Le soldat tombant ignoré sur un champ de bataille n'a-t-il pas autant mérité de son pays que le savant, dont le succès peut, au moins, venir payer le dévouement à l'humanité?

– C'est si naturel d'aimer son pays! répondit le jeune officier.

– Oui, et pourtant, combien de gens chez nous sont au nombre de ces amis maladroits qui nuisent à ceux qu'ils aiment! Tiens, reprit Robert, en montrant un journal qu'il venait de parcourir, nos pires ennemis ne pourraient dire de nous plus de mal que n'en dit cette feuille française.

– C'est indigne! s'écria Jacques avec chaleur. Le journaliste qui se permet ainsi d'abaisser son pays dans les articles lus par les étrangers et commentés avec joie par eux mériterait d'être sévèrement châtié. La France est coupable, je le veux bien, mais c'est un beau et noble pays. Dieu ne l'abandonnera pas et il se relèvera un jour.

Le docteur sourit de l'ardeur juvénile de son ami.

– Tu as raison; on pourrait lui dire la vérité sans l'abaisser ainsi. Je suis, comme toi, écoeuré de ces articles sortis de plumes soi-disant patriotes, et qui ne savent pas respecter la patrie en lui laissant la foi en elle-même, la meilleure force que nous puissions avoir après la foi en Dieu. Enfin, tu n'es pas de ceux-là, mon ami, et il reste en France une multitude de coeurs comme le tien, croyant au relèvement du pays et prêts à tout pour y concourir, fût-ce à donner leur vie pour lui.

– Cela ne demande aucun effort de notre part, à nous. Mais cette science qui soulage tes semblables t'a coûté et te coûte encore un pénible travail. Nous autres, nous allons à la mort soutenus par un élan généreux; à toi, il faut un courage de tous les instants et un oubli constant de toi-même. Je suis une de ces milliers d'unités dont est formée l'armée française, où le courage et l'amour du pays sont de tradition. Toi, tu es une exception parmi tes collègues, et, lorsque tes cheveux auront blanchi, tu seras une des premières autorités dans le monde médical. Cette perspective me rendrait fou d'orgueil! Et pourtant, tu restes froid dans le succès. Cela prouve, ajouta le jeune homme en riant, que je fais partie du vulgaire, susceptible de subir les impressions de la vanité; toi, mon ami, tu es doué de façon à les dominer.

– Ah ça! es-tu venu me voir aujourd'hui dans l'unique but de me faire des compliments? demanda Robert d'un ton moitié fâché moitié souriant. Assieds-toi en attendant le déjeuner, et causons puisque j'ai ici le temps de causer et ne serai dérangé par aucun malade.

– Hélas! il me faut t'enlever cette illusion, répondit Jacques en acceptant un siège. J'ai pris sur moi de promettre une visite de toi aujourd'hui même.

– Une visite! A qui?

Le jeune officier expliqua comment il l'avait proposé pour la petite fille de son propriétaire. Il ne lui fut pas difficile d'intéresser le docteur à la pauvre enfant et d'obtenir ce qu'il demandait.

– J'irai dans la journée, dit Robert.

– Ne te laisse pas attendrir par les lamentations de Nicolas, au moins, recommanda Jacques. Il est d'une avarice phénoménale! Sa réputation à ce sujet n'est pas surfaite. De plus, il est riche, et, s'il n'est pas juif, ce dont je me suis assuré, il est digne de l'être et entasse des trésors. Demande-lui des honoraires.

– Il refusera peut-être de le laisser voir Sarah s'il entrevoit la nécessité de débourser quelque chose à la fin de ma consultation.

– Je l'ai prévenu, et il est résigné à payer une somme modeste.

– Alors, sois tranquille; je demanderai un prix raisonnable, afin de ne pas effaroucher son avarice.

– Oh! cette avarice jettera toujours les hauts cris, il faut s'y attendre. Rien ne peut donner une idée de l'amour du bonhomme pour son argent; il s'y cramponne et pleurerait la perte d'un sou! Pauvre petite Rose de Bengale! ajouta Jacques pensivement.

Il avait pris l'habitude, en parlant de Sarah, de l'appeler ainsi.

– Elle semble dépaysée chez Nicolas, reprit-il.

– Tu t'intéresses à elle?

– Elle me fait pitié. Son grand-père lui fournit à peine le strict nécessaire et l'habille de misérables vêtements.

– Et quelle éducation reçoit-elle?

– Aucune. Elle ignore les premiers éléments de toute science humaine et ne connaît ni Dieu ni ses semblables.

– Pauvre enfant!

– Ce vilain vieillard ne sacrifierait pas un centime pour elle. Cependant, elle est intelligente; on n'a pas ces regards-là quand on ne l'est pas. Ses yeux brillent parfois comme des étoiles et expriment une profonde reconnaissance quand on lui témoigne un peu de bonté. L'autre jour, en allant payer mon terme à Nicolas, j'avais joint à l'argent un jouet pour Sarah; c'est sans doute le seul qu'elle ait reçu dans toute sa petite vie. Si tu savais avec quelle joie elle l'a accueilli! Mais elle n'en a pas joui longtemps; son vieux monstre de grand-père l'a vendu le lendemain à une personne venue chez lui pour acheter des meubles. J'étais outré quand la petite m'a raconté cela, et j'en ai fait le reproche à Nicolas. Crois-tu qu'il en ait rougi? Pas le moins du monde! Il m'a répondu avec cynisme que les jouets étaient faits pour les enfants riches, et que sa petite-fille n'avait pas le temps de jouer. Vois-tu cela? A dix ans! Il vendrait sa propre chair s'il espérait en tirer un peu de monnaie!

– Eh bien! je te promets de soigner de mon mieux ta petite protégée, dit le docteur, et de tâcher d'arracher à son grand-père un peu de bien-être pour elle.

– Cela, tu ne saurais y parvenir, répondit Jacques avec conviction.

– Et maintenant, causons, reprit Robert, prenant une chaise en face de son ami.

– Mais il me semble que c'est ce que nous faisons depuis mon arrivée chez toi. De quoi ou de qui plutôt désires-tu causer? D'Anne, sans doute?

Le docteur rougit.

– Que faut-il en dire? demanda le jeune officier en souriant, C'est à toi de parler sur un pareil sujet. Tu en as le coeur plein, n'est-ce pas?

– Et toi? reprit Robert en regardant son ami.

– Moi? dit celui-ci avec étonnement. Que veux-tu dire?

– Tu la vois souvent chez ma mère?

– Souvent, oui.

– Anne est élevée un peu à l'américaine, jouissant d'une liberté d'allures qu'on refuse d'ordinaire aux jeunes filles françaises.

– C'est vrai; mais quel inconvénient y vois-tu? Elle n'en abuse certainement pas et n'a guère occasion de flirter, comme disent les Anglais.

Les yeux du docteur demeuraient fixés sur son ami avec une persistance qui étonnait Jacques, dont le regard ouvert et souriant restait calme; rien en lui ne trahissait qu'il eût saisi le motif de la préoccupation de Robert.

– En es-tu sûr?

– Sûr!.. Pourquoi me fais-tu une pareille question? Ta cousine est très jolie, c'est vrai; mais…

Un changement soudain s'était fait sur les traits du jeune

Martelac, et son visage exprimait une si réelle souffrance que

 

Jacques s'arrêta subitement.

– Qu'as-tu donc?

Robert se leva d'un brusque mouvement. Il n'était pas dans sa nature de louvoyer longtemps, et, la droiture de son âme triomphant de l'humiliation qu'il éprouvait, il dit en tendant la main au lieutenant:

– Pardonne-moi, mon ami. Ta statue a des pieds d'argile, et la supériorité que tu prétends me reconnaître me laisse les faiblesses humaines. Je suis jaloux!

– Jaloux! Toi! Et de qui, mon Dieu?

– Ne te fâche pas; ne t'étonne pas. C'est une folie, je le sais, et je cherche à la combattre. Tiens, le rouge me monte au front en avouant cette misère, qui me torture parfois et crie soudain à travers les aridités absorbantes de mes études: je suis loin, et tu vois Anne si souvent!

– Anne est ta cousine, l'amie de ta jeunesse, puisque tu ne te rappelles pas un jour où tu ne l'aies aimée; plus que cela, elle est à peu près ta fiancée, si j'ai bien compris. Je ne vois rien autre chose en elle.

– Mais elle? Oh! ce n'est pas de toi dont j'ai peur! Tu es trop généreux pour m'enlever l'affection…

Le docteur s'interrompit un instant, comme si ce mot exprimait mal sa pensée. Il reprit avec un sourire amer:

– L'affection! Cela méritait-il un pareil nom? C'était une sorte d'habitude de me considérer comme son futur mari, et, en attendant, comme son esclave. Elle le sait bien. N'a-t-elle pas fait de moi tout ce qu'elle voulait depuis sa plus petite enfance? Depuis le jour où, pour cueillir une fleur qu'elle désirait et ne plus voir ses yeux remplis de larmes désespérées de son caprice, je me jetai à l'eau, où je faillis mourir, emporté par un courant furieux, jusqu'à celui où, devenue femme, elle jura de n'épouser qu'un homme riche et fit naître en moi une soif de richesse, pourtant incompatible avec ma nature, et que je suis honteux de constater!

Jacques fit un mouvement d'incrédulité.

– Toi, dit-il, tu auras beau faire; tu ne parviendras pas à te rendre ambitieux sous ce rapport. Ton âme est grande, et tout l'amour de ton coeur ne saurait la rabaisser jusqu'au désir du gain

– Qui sait? dit tristement le jeune docteur. Tu parlais tout à l'heure de mon dévoûment à l'humanité et de ma passion pour la science; ces sentiments-là, certes, ils existent en moi; ils m'élèvent, je le sens; mais il en est un autre bien différent. Celui-ci s'est attaché à mon coeur et l'humilie jusqu'à la recherche de l'or, et c'est mon amour pour Anne! Elle veut être riche; elle est si belle! Peut-on lui reprocher de désirer un entourage élégant et digne de sa beauté?

Un sourire d'indulgente tendresse souligna ces dernières paroles.

– Pourquoi doutes-tu de l'amour de ta cousine?

– Pourquoi! reprit le docteur, dont le visage avait repris son expression grave. Parce que je lui fais peur; parce qu'elle me trouve sévère; parce que je ne puis m'empêcher d'essayer de ramener à la raison cette jeune âme pétrie de vanité et de coquetterie; parce que, parfois enfin, je la juge froide et incapable d'aimer.

– Comment peux-tu, la jugeant ainsi, lui rester attaché?

– Je ne sais. Le jugement est juste pourtant, je le crains. Je la connais depuis son enfance, où elle possédait déjà cette fatale beauté qui m'ensorcelle. Je me suis habitué à obéir à un signe de ses grands yeux, et cependant jamais une étincelle de tendresse ne brille à travers leurs éclairs. D'autres peuvent être, comme moi, victimes de ce don qu'elle a reçu du ciel.

– D'autres? Moi, tu veux dire?

Le docteur inclina la tête en rougissant. Il éprouvait une profonde humiliation à mettre ainsi à nu la faiblesse de son coeur.

Jacques plaça la main sur le bras de son ami.

– Je le jure devant Dieu! Seul, il nous entend en ce moment. Je briserais mon coeur en mille éclats plutôt que de le laisser aller à cette lâcheté!

Et, comme Robert demeurait les yeux baissés sans répondre:

– Me crois-tu? dit-il.

Le jeune Martelac saisit dans ses deux mains la main appuyée sur son bras.

– Oui, je te crois. Pardonne-moi d'avoir eu cette pensée. Si tu savais combien il est dur d'être attaché à un coeur qui nous échappe sans cesse sous l'empire de l'égoïsme ou de la vanité!

– Pauvre ami, dit Jacques avec compassion.

Il n'ajouta rien. Le mal de Robert lui semblait incurable, puisqu'il lui permettait, à travers son amour pour Anne, de se rendre si bien compte des défauts de la jeune fille.

CHAPITRE VII

Dans la soirée, le docteur accomplit sa promesse et se présenta chez Nicolas, afin de donner une consultation à Sarah. Jacques l'accompagna jusqu'au seuil du magasin et le quitta en disant:

– Je te laisse te débattre avec le vieil avare. Surtout tâche qu'il soigne un peu mieux ma pauvre petite rose. Elle est si pâle et si menue que je me demande de quoi il la nourrit. Si elle pouvait, comme les fleurs de nos jardins, se contenter de la rosée du ciel, il serait dans la joie de son âme, cet affreux bonhomme! Que lui donne-t-il à manger, je me le demande?

– Oh! sûrement peu de chose. Encore doit-il regretter ce peu qu'il lui donne, et j'ai peur de ne rien obtenir sous ce rapport. L'avarice racornit les coeurs et les endurcit de façon à ce que les arguments les plus indiscutables ne puissent y pénétrer. Enfin, je ferai de mon mieux.

Les deux jeunes gens se séparèrent, et Robert entra chez le marchand.

– Avant tout, combien faites-vous payer vos visites? demanda celui-ci aussitôt qu'il eut passé le seuil de la porte.

Nicolas se tenait à l'entrée, comme pour empêcher le docteur d'avancer, au cas où les honoraires lui eussent paru trop exorbitants.

– Ce sera cinq francs.

Le vieillard ouvrit les yeux autant qu'il pouvait le faire, et leva les mains avec une exclamation de terreur:

– Cinq francs! Dieu puissant! Me prenez-vous pour un

Rotschild?

– Je demanderais sûrement beaucoup plus si j'avais l'honneur de soigner ces riches personnages, dit le docteur, amusé de l'effroi peint sur les traits de son interlocuteur.

– A la bonne heure! Ceux-là, oui, vous pourriez les faire payer cher. Mais moi! moi! Un pauvre homme! disait l'avare en gémissant. Vous vous moquez!

Le jeune homme regarda autour de lui.

– Si j'en juge par ce que je vois ici, je ne saurais me décider à vous plaindre et à vous regarder comme un pauvre homme! En vérité, votre magasin est fort bien monté!

– Ah! Monsieur! Monsieur, il ne faut pas vous fier aux apparences, je suis obligé d'avoir beaucoup de marchandises afin d'en vendre un peu. Les clients sont si difficiles, ils exigent tant de choix! Mas c'est lourd pour moi, allez! Car je suis pauvre, je vous assure, répondit Nicolas d'un ton lamentable. Cinq francs!

Il remit sur sa tête, d'un air désespéré, le vieux bonnet d'étoffe jadis noire qu'il avait ôté pour saluer le docteur.

– Cinq francs! répétait-il avec des larmes dans la voix.

– Où est la malade? demanda Robert, sans paraître tenir compte des lamentations de l'avare.

Comme il passait devant Nicolas, paraissant disposé à aller lui-même à la recherche de Sarah, le vieillard l'arrêta de nouveau.

– Attendez, dit-il; ne pourriez-vous baisser votre prix? Ce n'est qu'une enfant, vous savez?

– Mais, cher Monsieur, dit le docteur, voyant le débat menacer de se prolonger indéfiniment, croyez-vous qu'il en soit de mes soins comme des billets de chemins de fer ou des entrées dans les ménageries, moins chers pour les enfants que pour les grandes personnes?

– Ce n'est pas votre dernier mot?

– Si, et dépêchons-nous. On m'attend chez un de mes amis et j'ai à peine le temps de voir votre petite-fille.

Nicolas parut se résigner douloureusement à son sort en voyant l'impossibilité de faire changer le docteur. Précédant celui-ci, il le conduisit à la chambre de Sarah, humble réduit éclairé par une étroite fenêtre donnant sur la rue. Cette petite pièce avait sans doute été une cellule, la seule qu'on eût laissée intacte. Les cloisons qui séparaient, comme les alvéoles d'une ruche, tout un côté de la maison, avaient été enlevées par Nicolas, afin de faire place à ses marchandises.

Sarah, les yeux grands ouverts, était étendue sur son étroite couchette sans rideaux, et avait amoncelé, en guise de couvertures, toutes les vieilles nippes dont, grâce à la générosité de son grand-père, elle pouvait disposer. Deux taches rouges, mises en ce moment sur ses joues par la fièvre, faisaient ressortir davantage le velours brillant de ses larges prunelles. En entendant la porte s'ouvrir, elle releva d'un geste rapide les mèches de cheveux qui couvraient son front moite, et ses regards s'adoucirent quand elle reconnut Robert. Habituée aux duretés de tous, la petite fille gardait le souvenir des rares paroles dans lesquelles elle avait cru sentir la compassion et elle se rappelait que la première fois qu'elle l'avait vu, le docteur lui avait parlé avec bonté.

– Ah! c'est vous, Monsieur? murmura-t-elle.

– Oui, je viens pour vous guérir. Vous m'obériez, n'est-ce pas?

– Oui, répondit-elle avec soumission.

– Elle ne veut même pas prendre de la tisane, grogna Nicolas.

Sarah jeta un regard inquiet sur le docteur.

– Elle est mauvaise, dit-elle à voix basse.

– Elle en prendra désormais, dit doucement Robert.

– Vous ne la connaissez pas, elle est si entêtée! reprit le marchand.

Des larmes parurent dans les yeux de l'enfant.

– Mais non, s'empressa de répondre le jeune Martelac, elle ne sera plus entêtée, je vous le promets. Vous sucrerez bien les tisanes que vous lui donnerez, ajouta-t-il en s'adressant à Nicolas, se doutant qu'une pareille recommandation était nécessaire.

La petite fille vit la grimace faite par son grand-père à ce dernier mot, mais elle n'osa expliquer que sa répugnance pour la tisane venait justement de ce qu'elle n'était pas sucrée.

La visite fut courte. Il suffit de peu d'instants à Robert pour constater que l'état maladif de Sarah était dû au régime parcimonieux du vieux marchand. Ce dernier écouta en gémissant la recommandation de donner à l'enfant une nourriture fortifiante (cela était, affirma-t-il, au-dessus de ses moyens!). Quand aux remèdes inscrits sur l'ordonnance, il frémit en les lisant et murmura avec humeur:

– M'est avis que ces drogues-là lui abîmeront l'estomac et mettront ma bourse à sec!

– L'enfant a une vie sédentaire et paraît étiolée, dit Robert.

Etiolée! étiolée! grommela Nicolas. Qu'entendez-vous par là?

– Elle n'a pas assez de mouvement et d'air.

– Va-t-il pas falloir lui acheter un château et un parc pour fournir le grand air à cette demoiselle? demanda l'avare en jetant un mauvais regard vers Sarah.

– Ce serait certainement beaucoup mieux, répondit le docteur en souriant, et le séjour de la campagne lui donnerait bien vite des forces.

Le marchand leva les épaules.

– Mais on a l'air à meilleur marché, Dieu merci! reprit Robert. La Providence le dispense largement autour de nous. Il suffit d'aller le chercher ailleurs que dans cette petite chambre ou dans votre magasin, où il est obstrué par l'entassement de vos richesses.

Le jeune homme semblait prendre plaisir à taquiner la monomanie qu'avait Nicolas de se faire passer pour pauvre.

– Mes richesses! reprit le vieil entêté en levant les yeux au plafond comme pour protester contre un pareil mot.

– Enfin, elle a besoin de stimulants. Du reste, soyez tranquille. Vous êtes un homme économe, je le sais, et j'ai eu égard à votre désir en prescrivant des remèdes peu coûteux. Mais il faudra absolument les employer si vous voulez la fortifier.

– On verra! repartit le vieillard soucieux.

Son ton ne faisait rien augurer de bon quant aux soins dont il comptait entourer Sarah. Il consentit seulement à promettre d'aller chercher une dose de quinine nécessaire pour le moment et remit à plus tard les autres remèdes. Il espérait bien qu'une fois la petite fille debout, il serait dispensé de faire un plus forte dépense. Tous les discours de Robert pour lui montrer l'utilité de soins persistants ne purent rien obtenir, parce qu'ils se traduisaient à ses yeux par l'obligation de débourser un peu de monnaie.

Enfin, il tira de sa poche une bourse crasseuse, l'ouvrit lentement, caressa deux ou trois fois la pièce de cinq francs qu'il en sortit, comme si ses doigts crochus eussent répugné à s'en séparer, hésita, et, finalement, la tendit à Robert avec un vague espoir de la lui voir refuser.

Mais cette espérance ayant été déçue et le jeune docteur ayant accepté la pièce, non sans sourire à la vue du combat auquel il assistait, l'avare eut une subite inspiration. Il arrêta Robert au moment où celui-ci allait sortir, et, déboutonnant rapidement son vêtement, il lui dit, en s'approchant de lui:

 

– A mon tour, maintenant, vous allez l'ausculter.

Le médecin le regarda, ébahi:

– Etes-vous malade?

– Je ne sais pas. Mais j'en veux avoir pour mon argent, et puisque vous demandez une telle somme, il faut au moins que vous me soigniez aussi.

Pour le coup, Robert ne put s'empêcher de rire.

– Vous vous portez comme un pont neuf! ainsi qu'on dit vulgairement, s'écria-t-il. Je n'ai nul besoin de vous ausculter pour le voir. Quelle verte vieillesse vous avez!

Il considérait d'un air amusé ce rapace vieillard vigoureusement charpenté, et dont les privations imposées par son avarice n'avaient pu entamer la robuste constitution.

– Quelle vie dans le regard! Vous êtes taillé pour aller jusqu'à cent ans!

– C'est égal! J'en veux pour mon argent, reprit l'entêté bonhomme. Il ne sera pas dit que j'aurai donné cinq francs pour une enfant de dix ans. Je ne veux pas avoir à me reprocher une pareille sottise! ajouta-t-il avec un air aussi contrit que s'il se fût agi d'une faute sérieuse. Cinq francs! répétait-il d'un ton de profond regret.

Ses yeux clignotants, à demi clos par ses épaisses paupières plissées, laissaient échapper leur petite flamme intermittente dans laquelle se reflétait la vile convoitise de l'avare, et il passait sa main ridée sur son menton sans barbe, avec un certain contentement de l'idée qui lui était venue.

Après s'être vu contraint de se séparer de son argent, Nicolas semblait maintenant exercer une sorte de vengeance envers le docteur; sa figure d'oiseau de proie affamé exprimait la ténacité de son idée. On eût dit qu'il faisait amende honorable à son avarice pour la prodigalité à laquelle il s'était laissé aller en consentant à la visite de Robert. Son vêtement ouvert, il tendait sa poitrine velue au docteur. Celui-ci, pour le contenter, consentit à y appliquer son oreille et prit plaisir à lui ordonner des médicaments chers et inoffensifs qu'il savait bien que Nicolas ne ferait jamais la folie d'acheter.

Quand Jacques revint le lendemain matin demander des nouvelles de Sarah:

– Eh bien! dit l'avare triomphant, j'ai eu mes consultations pour deux francs cinquante centimes chacune.

– Comment cela? demanda le lieutenant, ne comprenant pas.

– C'est bien simple. J'ai consulté, moi aussi.

– Vous êtes donc malade?

– Non, je me porte bien, Dieu merci, et j'ai gardé l'ordonnance du docteur pour une autre fois. Elle me servira et m'épargnera une visite de médecin.

– Peut-être les remèdes ne seront-ils pas alors ceux qu'il vous faudra, dit le jeune homme en riant.

– Bah! ce griffonnage vaut de l'argent, je ne le perdrai pas. Vous comprenez que cinq francs, c'était vraiment trop cher pour la petite. M. Martelac n'a pas voulu en démordre; alors, je l'ai obligé à m'ausculter aussi, afin de ne pas perdre tant d'argent. C'est pourtant une grosse somme dépensée! soupira-t-il.