Za darmo

La destinée

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

CHAPITRE II

Nicolas Larousse, dont avait parlé Mme Martelac, habitait une grande maison située au bas d'une de ces rues populeuses qui descendent jusqu'au boulevards. Changeant de nom deux ou trois fois sur son parcours, cette rue conserve à peu près partout son même aspect et des troupes d'enfants sales et déguenillés l'encombrent pendant la belle saison, à l'heure où l'école les rend à leurs familles. Si je ne craignais d'accuser à tort l'édilité poitevine, je soupçonnerais cette rue de n'être guère nettoyée que grâce à sa pente rapide, lorsqu'une averse orageuse vient la changer en torrent. Alors, l'eau emporte les débris de toute sorte dont la jonchent sans scrupule les ménagères peu soigneuses qui l'habitent.



La rue habitée par Nicolas conserve plusieurs monuments anciens et historiques, et à l'endroit où elle quitte le nom de Saint-Michel pour prendre celui de Saint-Etienne, on montrait encore au commencement de notre siècle une pierre sur laquelle Jeanne d'Arc, logée à l'hôtel de la Rose, mit le pied pour monter à cheval lorsqu'elle quitta Poitiers, où elle avait été amenée, en 1428, afin d'y être interrogée par les docteurs de la faculté.



A ce moment, la cité poitevine était une ville importante, où était le parlement, où siégeait le conseil et où se trouvaient les membres de l'Université de Paris demeurée fidèles à l'héritier de Charles VI. Ce jeune prince, doutant de la mission de Jeanne d'Arc, lui fit subir à Poitiers une épreuve solennelle. Elle fut interrogée par les docteurs les plus autorisés de l'Eglise et de l'Etat. A la suite de cet interrogatoire, qui dura trois semaines et auquel elle répondit de façon à ce que ces doctes personnages fussent

grandement ébahis

, dit la chronique, par la sagesse de ses paroles, ils conclurent en sa faveur. Ces juges intègres reconnurent n'avoir trouvé en elle, après une sérieuse enquête, que "bien, humilité, virginité, dévotion, honnêteté, simplesse". Tout ce qui rappelle le souvenir de notre grande héroïne doit être pieusement conservé; aussi cette pierre rendue précieuse par la tradition est aujourd'hui déposée à l'hôtel de ville.



La demeure de Nicolas se trouvait à l'angle de la rue, sur le boulevard; elle était formée d'un grand bâtiment en ruines et conservant l'apparence recueillie et calme d'un couvent, car il avait autrefois fait partie d'un vaste monastère qui étendait ses dépendances jusqu'au bord du Clain. Les habitants de la rue se hasardaient rarement de ce côté dès que la nuit arrivait, et vous n'eussiez pas trouvé dans cette population besogneuse une femme ou un enfant pour faire une commission chez Nicolas, lorsque sa maison n'était plus éclairée que par sa petite lampe de cuivre. On disait qu'il

y revenait

 et peut-être le vieillard entretenait-il ce bruit afin d'éloigner les curieux.



Il vivait seul avec sa petite-fille, une enfant de dix ans, chétive et pâle, qu'on s'étonnait de voir grandir, si lentement que ce fût, au milieu de la vie triste et sans air qu'il lui faisait. Sarah sortait rarement; elle ne jouait jamais avec les autres enfants de la rue. Un jour, peu de temps après son arrivée à Poitiers, elle avait voulu se mêler à un groupe d'entre eux; une fillette à laquelle elle tendait la main pour prendre part à une ronde s'était retirée avec un geste d'effroi à cette parole de son frère:



– Laisse-la, c'est la petite-fille du juif!



Ces mots firent le vide autour d'elle; tous s'éloignèrent en la regardant avec une curiosité maligne.



Depuis, Sarah n'essaya jamais d'adresser la parole à aucun d'eux; elle mit une sorte de fierté inconsciente à ne pas solliciter ce qu'on lui refusait. Pourquoi la repoussait-on? Elle l'ignorait. Juive? Elle ne l'était pas, elle savait à peine ce que signifiait ce mot.



La pauvre innocente portait au cou une médaille d'or sur laquelle était inscrit son nom: Sarah Alain, et la date de son baptême. Comment ce bijou avait-il échappé à la rapace convoitise de son grand-père? Lorsqu'il s'était trouvé l'unique protecteur de l'enfant, il avait, il est vrai, essayé de s'emparer de cette médaille; mais Sarah s'était révoltée, et cédant à ses pleurs, il s'était contenté de prendre, pour la vendre, la chaîne à laquelle elle était suspendue. Un matin, en s'éveillant, la petite fille l'avait trouvée remplacée par une ganse, ce dont elle avait été étonnée. La présence de la médaille l'avait pourtant consolée de cette disparition, et depuis, Nicolas avait oublié le fragile souvenir qu'elle gardait comme un talisman. La petite-fille de M. Larousse avait donc été baptisée aussi bien que lui-même, quoique en réalité le vieil avare se souciât assez peu de savoir à quelle religion il appartenait. Lorsqu'ils étaient venus, lui et Sarah, âgée de six ans, s'installer dans le quartier qu'ils habitaient, ne le voyant jamais mettre les pieds à l'église et lui reconnaissant les instincts rapaces propres à la race maudite, les voisins l'avaient surnommé "le juif". Il n'avait jamais rien essayé pour empêcher ce titre de lui demeurer.



Sarah formait toute sa famille; du moins, personne ne lui connaissait aucun autre parent et personne n'en avait jamais vu aucun autre passer le seuil de sa porte. Il n'était point du pays. Quand il s'était décidé à se fixer à Poitiers, ce n'avait été qu'après différents changements de résidence. Les gens qu'il aurait pu intéresser à un titre quelconque devaient avoir perdu sa trace, grâce à cette vie errante; mais le vieux marchand ne semblait pas souffrir le moins du monde de son isolement, et bien que l'enfant eût seule droit à son affection, il n'en était pas plus tendre à son égard, l'unique attachement dont il parût capable étant sa passion de l'or. Il était riche, mais il vivait en pauvre afin de pouvoir lésiner à son aise sous le couvert de son apparente pauvreté, et il exploita le pus tôt possible la précoce intelligence de sa petite-fille. L'activité enfantine de celle-ci lui épargna de bonne heure les gages d'une femme de service.



Nicolas était marchand d'antiquités et Sarah était chargée de mettre de l'ordre dans le magasin, formé par le rez-de-chaussée entier de cette grand maison. Il y avait là cinq pièces d'inégales grandeurs, reliées entre elles par des couloirs étroits et noirs. A l'extrémité de l'un d'eux se trouvaient des marches usées et suintant l'humidité, sur lesquelles le pied glissait au premier abord. Elles conduisaient à une sorte de petite parloir que Nicolas avait consacré à son usage particulier.



Sarah n'y entrait jamais; sa vie se passait dans le magasin et, grâce à l'encombrement de celui-ci, elle avait su s'y faire de petites retraites inaccessibles où elle se glissait à travers mille détours pour se livrer en liberté à ses distractions solitaires. Son grand-père ne jugeant pas nécessaire de lui accorder des moments de récréation, elle se dérobait ainsi à sa surveillance. Ce n'était souvent qu'après des appels réitérés qu'il voyait apparaître au-dessus d'une table ou entre deux armoires la figure ébouriffée de sa petite-fille, se levant enfin du coin où elle était blottie, son chat entre les bras, le caressant et le berçant par quelque chant étrange et sans suite, composé de bribes recueillies par elle dans les chants de la rue.



M. Larousse avait installé dans un coin, derrière des meubles passifs, les quelques ustensiles absolument indispensables au ménage. C'était là le domaine réel de l'enfant, tout ce qui représentait pour elle le foyer domestique. Elle y avait pour unique ressource la société du chat, dont elle s'était fait un ami. Nicolas, bien qu'il regrettât la maigre nourriture que cet animal parvenait à soustraire à son avare surveillance, tolérait pourtant sa présence, dans le but d'effrayer les régiments de souris qui dansaient même en plein jour leurs rondes audacieuses au milieu du magasin.



Les salles et les couloirs étaient remplis de meubles précieux mêlés à d'infimes débris ramassés on ne sait où. Bahuts sculptés avec art, tentures à peine flétries, vestiges d'une élégance ruineuse qui avait abouti à une saisie judiciaire, armures, bijoux anciens, tout cela se trouvait, étonné sans doute d'un tel rapprochement, au milieu de meubles modernes et des plus sordides défroques.



Dans ces dernières, Nicolas permettait à l'enfant de se choisir des vêtements, et Dieu sait les singulières toilettes résultant de la permission qu'il lui donnait. La petite fille n'avait pas souvenir d'avoir reçu de son grand-père le don d'une robe neuve, et comme elle était, vu son âge, absolument incapable d'ajuster à sa taille les vêtements parmi lesquels elle pouvait choisir, son habillement offrait un mélange de prétention et de misère qui touchait au grotesque. La mode n'avait rien à voir avec elle. En revanche, plus d'une bonne âme eut senti ses yeux se mouiller en voyant la pauvre petite, accroupie devant un tas de hardes plus ou moins défraîchies, essayant elle-même et seule les loques les moins usées, d'ordinaire beaucoup trop grandes et dans lesquelles se perdait sa taille enfantine.



Nous la trouvons un matin occupée avec son grand-père à examiner un paquet de vêtements et à mettre de côté ceux dont l'état de vétusté est tel que Nicolas, n'espérant rien en retirer, les lui abandonne. Assis, un crayon et un portefeuille crasseux entre les mains, le marchand inscrit les différents objets de toilette achetés en bloc et presque pour rien à une vente à laquelle il a assisté la veille. Sarah soulève un à un ces objets et sa convoitise se trouve excitée tout à coup par une robe d'enfant bleue et blanche, à peu près usée, mais conservant encore une certaine apparence d'élégance. Elle la tient presque respectueusement à la main et admire avec complaisance les dentelles fripées dont elle est ornée.



– Voilà un oripeau qui fera sans doute l'affaire d'une des femmes du voisinage, dit Nicolas. Elles ont toutes la passion de parer leur marmaille comme des idoles et celles qui n'ont pas assez d'argent pour acheter du neuf viennent chez moi. J'en tirerai bien quelques sous.

 



– Oh! grand-père, donnez-la-moi.



Habituellement, Sarah n'ose guère formuler ses désirs devant ce vieillard dur et sordide, mais celui-ci l'a emporté sur sa timidité native.



– Qu'en ferais-tu?



Elle allonge la robe le long de sa taille mince et montre qu'elle semble de bonne grandeur pour elle:



– Je la porterais.



– Toi? Allons donc! C'est beaucoup trop élégant pour une fille de…



Il s'interrompit.



– Une fille de quoi? reprend l'enfant.



Le vieillard fait un geste d'impatience.



– Je m'entends, dit-il, et ça suffit.



Et comme elle regarde sans comprendre, ses grands yeux fixés sur lui avec étonnement:



– Vois-tu, petite, il ne faut pas t'imaginer de jouer à la grande dame. Vrai! Il y a des moments où je ne te reconnais pas pour mon sang! Tu as des instincts de vanité folle! Tu voudrais être mise comme une demoiselle!



Le reproche semble dérisoire, adressé à la pauvre enfant. Du moins, si jamais pareille ambition s'est éveillée dans sa tête, sûrement il lui a refusé tout moyen de la réaliser, et cette folle idée, si elle a existé, est destinée comme beaucoup des choses de ce monde à tomber dans le néant sans avoir amené aucun résultat.



Le marchand regarde Sarah avec un air sournois et moqueur; on dirait qu'à travers cette frêle et misérable créature qu'il accuse de vanité et d'amour du luxe, son regard haineux remonte vers une autre personne qu'elle lui rappelle.



– Cette robe est si belle! murmure la petite fille, qui n'a pas compris grand'chose à la morale de son grand-père et s'étonne même de le trouver plus loquace qu'à l'ordinaire.



– Eh bien! si elle est belle, elle se vendra.



Des larmes roulent dans les yeux de l'enfant, mais Nicolas n'a pas pour habitude d'être sensible à si peu de chose. La robe bleue, inscrite sur son calepin, va prendre rang parmi les objets à vendre, et Sarah suit des yeux avec regret les dentelles jaunies qui l'avaient séduite.



Hélas! que de désirs tout aussi innocents s'évanouissent ainsi sous la main brutale de la vie, plus dure souvent que ne l'était alors celle du vieux marchand.



– Dépêche-toi de faire ton travail et que le déjeuner soit prêt quand je rentrerai, dit-il brusquement.



Ayant fini de compulser les richesses réunies en tas sur le plancher, il les ramasse, les plie, et après les avoir serrées avec soin, il sort du magasin pour aller faire une course lointaine, remise depuis plusieurs jours.



CHAPITRE III

Demeurée seule, Sarah erre à travers le magasin, touchant avec indifférence les objets à sa portée. Ces meubles lui sont familiers et l'atmosphère de ces salles pèse sur elle depuis plusieurs années; aussi une expression de tristesse règne d'ordinaire sur sa physionomie.



En ce moment, ce n'est pas qu'elle regrette la robe bleue; ses larmes sont déjà séchées et elle a si rarement goûté un plaisir quelconque qu'elle éprouve à peine un instant de contrariété quand son grand-père refuse d'accéder à une de ses rares demandes. Il lui semble naturel de ne pas jouir, tant sa vie a été jusqu'ici dépourvue des petits bonheurs accordés habituellement à son âge. A force de vivre dans cette vie monotone et silencieuse, elle s'engourdit dans une torpeur qui réagit sur sa santé.



L'enfant est un être délicat dont le moral demande presque autant que le physique le contact de l'air et du soleil. Or, la petite-fille de Nicolas ne sort jamais que pour les courses nécessaires au ménage, et, renfermée pendant la plus grande partie de ses journées, elle pourrait presque se demander si le soleil existe encore. Pourtant, en ce moment, il envoie dans la pièce où elle est un rayon qui a grand'peine à traverser l'épaisse couche de poussière dont sont revêtues les vitres de la fenêtre. Mais il est si pâle, ce rayon! Son or devient terne en se reposant sur le sol humide et noir du magasin. Quand parfois un brusque mouvement dans l'air du dehors le jette un instant sur la bordure brillante d'un cadre, ce n'est qu'un éclair. La poussière de la vitre, devant laquelle les araignées amoncellent leurs toiles, le voile promptement et tout, autour de Sarah, rentre dans l'ombre au milieu de laquelle se meuvent des milliers d'atômes.



Arrivée à un siège large et bas sur lequel se trouve un amas de coussins en pile, la petite fille s'y est jetée et immobile, sans s'occuper du travail qu'elle a à faire dans la matinée, ses deux mains croisées sur ses genoux dans l'attitude de l'oubli complet du présent, elle regarde sans le voir l'étrange ameublement qui l'entoure.



Devant elle, une haute glace reflète les objets et les nombreux miroirs suspendus de tous les côtés. A ses pieds, une étoffe à rayures vives est tombée sur le carreau et cache à demi la dépouille usée de quelque malheureux créancier, qui n'a pu trouver grâce devant Nicolas et a dû lui laisser en gage une partie de ses pauvres vêtements. Entassés sur une console dorée, aux guirlandes de roses soutenues par des amours, on voit deux statuettes de marbre supportant des candélabres de cristal, plusieurs coupes riches ou curieuses et une tenture de soie bleu pâle, dont les plis tombent sur la console et viennent appuyer leurs franges aux reflets d'argent sur un beau vase en porcelaine de Nevers, coiffé fort étrangement d'un casque du seizième siècle.



Les regards de la petite fille passent distraitement d'un objet à l'autre. Puis elle ferme les yeux et son imagination remonte le cours, bien peu développé encore, des années quelle a passées sur la terre. Elle songe à son enfance, ce qui est sa distraction habituelle dans es longues heures de solitude.



Sarah n'a aucun souvenir bien précis, tout au plus de rapides éclaircies demeurées dans sa mémoire et si voilées qu'elle se demande parfois si ce ne sont point des rêves qu'elle prend ainsi pour des réalités. Toutefois une chose demeure bien nette pour elle: c'est que ses premières années se sont écoulées dans un autre pays, sous un ciel plus chaud, dans une lumière plus vive et qu'alors, conduite par une femme qu'elle appelait sa mère, il lui est arrivé de parcourir la campagne et de respirer un air moins pesant et moins triste que celui de la demeure de Nicolas.



Souvent, le dimanche soir, quand elle voit les enfants du voisinage rentrer chez eux après une promenade et rapporter des brassées de fleurs ramassées dans les champs, elle soupire. Si elle l'osait, elle s'enfuirait à son tour pour errer quelques heures à travers ces champs dont elle aperçoit la verdure; mais elle n'ose s'aventurer ainsi seule au dehors et son grand-père a toujours refusé de l'accompagner. En ce moment, elle rêve de fleurs, de verdure, d'air libre, à la façon du prisonnier, si longtemps retenu dans son cachot que tout cela prend à ses yeux un charme au-delà du réel.



Tout à coup, avec la mobilité naturelle à son âge, elle sort de cette rêverie qui pour elle remplace les contes de fées dont on berce d'ordinaire les enfants. Cherchant une distraction, elle étend la main vers un coffret placé à sa portée, l'ouvre, en sort quelques bijoux anciens et les examine les uns après les autres. Un collier d'un travail souple et gracieux la séduisant, elle le passe à son cou et sourit en levant les yeux vers la glace qui lui renvoie son image.



La fille d'Eve se fait jour en cette frêle enfant à laquelle jamais aucun regard n'a dit qu'elle était belle. Prise d'un accès de coquetterie, elle ramasse l'étoffe rayée gisant à ses pieds, l'enroule autour d'elle, relève ses cheveux avec des épingles à tête de corail, et chargeant ses bras de bracelets, elle se met à sauter devant la glace avec une joie naïve.



A ce moment, la porte s'ouvre, Jacques et Robert entrent, et la petite fille, effrayée, se rejette sur son siège en cachant sa tête à travers les coussins.



– Est-ce la fée du logis? demande le docteur en riant.



Son compagnon parcourt la boutique du regard:



– Ou la princesse gardienne de ces richesses? Certes, le contenant n'annonce guère le contenu et personne ne se douterait, en voyant cette vieille bicoque, qu'elle renferme tant de belles choses! Les locataires de ce digne homme doivent être royalement meublés s'il met à leur disposition les ressources de son magasin et je m'attends à dormir dans quelque lit monumental, sous de vieilles courtines brodées par une châtelaine u moyen âge.



– Il est peu probable que le bonhomme t'accorde un pareil luxe, répond Robert en suivant Jacques près de Sarah. Sa réputation ne permet guère d'espérer de sa part une pareille générosité en ta faveur!



– Il est donc avare? demande Jacques à demi-voix.



– On le dit et même on conte de lui des prodiges d'économie; mais, que t'importe, pourvu qu'il te loge convenablement pour ton argent?



Les deux jeunes gens avaient dû, pour parvenir à la pièce dans laquelle ils se trouvaient, traverser les autres salles sans que la petite fille les eût entendus venir. Elle ne leva pas la tête à leur approche et se serra, au contraire, d'un mouvement craintif, contre le coussin derrière lequel se cachait son visage, semblable à ces oiseaux qui, la tête abritée sous leur aile, s'imaginent se dérober à l'oeil du chasseur.



– Cette petite créature ne semble pas extrêmement civilisée, dit Jacques. Elle paraît peu habituée à la société de ses semblables!



– Il faut pourtant s'adresser à elle, car je ne pense pas qu'il y ait personne autre dans la maison.



– Mademoiselle! appela le lieutenant en se penchant.



Sarah ne bougea pas.



– Voyons, regardez-moi, je vous en prie, reprit-il d'un ton insinuant. Je n'ai pas la prétention d'être un joli garçon, mais un regard vous démontrera que je n'ai rien de si terrifiant que vous semblez le croire.



Sa tentative fut sans succès et Sarah ne parut pas avoir entendu cette invitation.



Il se retourna d'un air découragé vers le docteur:



– Elle demeure insensible à mon éloquence et refuse décidément de me donner audience!



– Ton uniforme l'effraie peut-être.



– C'est donc une princesse bien sauvage! Essaie alors de l'apprivoiser, mon ami.



– Mon enfant, dit Robert doucement, ayez la complaisance de nous répondre.



– Voilà, je pense, une façon civile d'interroger les gens! murmura Jacques.



– Où est M. Larousse? reprit le docteur, s'adressant encore à la petite fille.



Celle-ci se hasarda enfin à écarter un des coussins et jeta un regard sur les visiteurs.



– Par où êtes-vous entrés? demanda-t-elle avec autant d'étonnement que si les deux jeunes gens, munis chacun d'une paire d'ailes, fussent descendus à travers le rayon pâle que le soleil envoyait dans l'appartement.



– Par la porte, ma belle enfant, dit Jacques. Vous semblez ne pas comprendre que nous ayons usé d'un moyen si naturel de pénétrer chez vous! Par où pensez-vous donc que nous ayons l'habitude de nous introduire dans les magasins?



Le jeune officier s'amusait de l'attitude effarouchée de Sarah et trouvait plaisant de la taquiner; mais Robert eut pitié d'elle:



– Je t'en prie, ne l'effraie pas. Elle est déjà assez difficile à approcher! Si tu continues, nous n'en tirerons rien.



Puis, se penchant de nouveau, car la petite fille du marchand était restée dans la même position, hésitant à inspecter encore ceux qui lui parlaient:



– Peut-on voir Nicolas Larousse?



Sans doute, l'enfant sentit une intonation protectrice dans cette voix, adoucie pour la rassurer; relevant ses paupières aux longs cils et repoussant d'un geste ses cheveux, qui s'étaient dénoués et cachaient son visage, elle regarda le jeune homme.



Le docteur Martelac n'était rien moins que rassurant au premier abord; ses traits trop forts, son regard grave et sa taille élevée devaient inspirer une certaine frayeur à une sauvage créature comme Sarah. La personne de Jacques, au contraire, avait une apparence d'élégance et de jeunesse; ses traits fins et réguliers, ses grands yeux gris, sa moustache blonde et soyeuse, la douceur naturelle de son sourire, formaient un ensemble sympathique. Toutefois, Sarah fut satisfaite, sans doute, par le rapide coup d'oeil qu'elle avait jeté sur le premier, car ce fut à lui qu'elle s'adressa quand elle se décida à répondre, non sans un reste de timidité:



– Il est sorti. Habituellement, il ne sort jamais sans fermer à clé la porte de la rue. Elle ne l'était donc pas?



– Non, nous avons frappé longtemps et appelé quelqu'un. Personne ne nous ayant répondu, nous nous sommes décidés à ouvrir et votre rire de toute à l'heure nous a amenés vers vous.



– Comme vous êtes belle! dit Jacques en montrant du doigt le collier de l'enfant. Vous êtes couverte de bijoux comme les fées des contes enfantins.

 



La comparaison, en ce moment, semblait juste. Debout, car elle avait enfin quitté l'abri des coussins pour répondre à Robert, elle retenait autour d'elle l'étoffe aux vives couleurs avec sa main chargée de bracelets trop grands pour son poignet délicat. Sa chevelure, à travers laquelle glissaient les épingles de corail qui l'avaient retenue, tombait sur ses épaules et elle regardait, de ses grands yeux sauvages et encore effrayés, les deux jeunes gens étonnés. A la remarque de Jacques, elle tourna les yeux vers la glace et dit:



– Mon grand-père a tant de choses comme celles-là!



– Il est donc riche?



– Oui, je pense. Il doit l'être, il aime beaucoup l'argent et en amasse le plus possible.



Puis, oubliant un instant sa timidité pour raconter le secret surpris:



– Tenez, là, ajouta-t-elle en montrant la direction dans laquelle se trouvait le cabinet de Nicolas, il a beaucoup d'or. Il ne croit pas que je le sais, car il se plaint toujours devant moi et ne cesse de m'engager à économiser sur notre nourriture. Un soir qu'il me croyait endormie, je suis venue doucement pour savoir ce qu'il faisait; j'ai vu la lueur de sa lampe à travers la porte entrebâillée et je me suis avancée. Assis devant un grand coffre où il y avait des billets et des pièces d'or, il mettait les pièces en piles, les comptait et les remettait dans la caisse.



– Rit-il souvent? demanda Robert, frappé de l'expression sérieuse de cette figure enfantine.



– Jamais, dit Sarah en secouant la tête.



– Vous aime-t-il?



– Je ne sais pas.



L'aimer? Elle? Qui donc l'avait aimée? Peut-être celle à laquelle elle avait donné le dom de mère. Encore, Sarah n'avait aucun souvenir de ces expansives tendresses par lesquelles tant de jeunes têtes se trouvent entourées, mais seulement d'un amour glacé, souvent dur, tel que peuvent l'éprouver les créatures inférieures dont l'instinct maternel consiste à sauvegarder la vie de ceux auxquels elles ont donné le jour.



Puis la mort était venue fermer cette source avare et sa main enfantine placée dans la main desséchée de Nicolas, elle avait commencé à marcher dans cette vie dont les duretés imprévues avaient imprégné ses regards d'une tristesse singulière.



Tout en parlant, elle enlevait le collier, les bracelets et les épingles piquées dans ses cheveux; alors, elle laissa retomber à ses pieds l'étoffe rayée dont son innocente vanité s'était fait une toilette fantaisiste et parut revêtue de ses misérables vêtements, absolument comme l'héroïne des contes de Perrault, subitement dépouillée des riches parures dues à la baguette magique de sa marraine.



Sarah était petite, même pour son âge. Mais ses membres délicats parfaitement modelés, sa taille gracieuse, son teint d'une blancheur mate sous laquelle on voyait par instant glisser un sang pâle qui donnait à ses joues une teinte rosée, ses yeux grands et intelligents, si lumineux qu'on les eût dits parfois pailletés d'or, tout cela en faisait une jolie enfant, malgré les vêtements misérables dont elle était revêtue. Ce fut l'avis des deux jeunes gens, et Jacques murmura à l'oreille de son ami:



– Elle a du feu dans les yeux, cette enfant, sous la couche de tristesse qui semble leur être habituelle. Puis, quelle délicatesse de teint! On dirait une petite rose de Bengale, à mesure que ses joues se colorent sous l'empire de la timidité. Ne voilà-t-il pas un délicieux modèle de jeune princesse! Car il n'y a pas à dire, la petite-fille de ce vieux grippe-sou ne déparerait les marches d'un trône!



Le docteur sourit. Mais remarquant le regard inquiet de Sarah en voyant remuer les lèvres du lieutenant, dont elle ne pouvait entendre les paroles, il ne répondit pas à ses remarques et dit en s'adressant à l'enfant:



– Il y a ici une chambre à louer, nous sommes venus la visiter. Voulez-vous nous la montrer?



– Volontiers. Elle est de l'autre côté de la cour. Suivez-moi.



Les guidant, elle leur fit parcourir de longs corridors tortueux, monter un escalier et ouvrit une porte dont la clef était dans la serrure. La pièce dans laquelle ils entrèrent précédait une grande chambre gaie, bien aérée, donnant sur le boulevard et à laquelle on avait accès par un second escalier ouvrant directement d