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CHAPITRE XVIII

Anne et Sarah reviennent ensemble de la messe; la jeune femme ramène sa petite amie jusqu'au seuil de la maison de Mme Martelac, et elles s'arrêtent toutes les deux au bas du perron.

– Entrez-vous un instant? demande Sarah.

– Non, merci, j'ai deux personnes à voir ce matin, je leur ai promis ma visite et je tiens à ne pas leur manquer de parole.

– Ce sont des pauvres? Je suis sûre d'avoir deviné, n'est-ce pas? Toutes vos matinées se passent ainsi à distribuer vos aumônes; sans compter celles que vous répandez par des mains amies! Aussi, la supérieure de nos Soeurs parle de vous avec enthousiasme, car depuis votre retour au pays elle peut, grâce à votre générosité, secourir largement ses clients.

– Il m'est si facile maintenant de lui aider [sic] à faire du bien! répond Anne en rougissant. Ce n'était, pourtant, guère le but que j'ambitionnais jadis en désirant une grande fortune! ajouta-t-elle avec un peu de mélancolie.

– Le bon Dieu se sert de tous les moyens pour nous amener à

Lui.

– Oui. Il m'a fait comprendre la folie de mon amour pour le luxe, et en voyant de près certaines misères, j'ai honte d'avoir, pendant quelques années, sacrifié tant d'argent à cette passion dont j'étais esclave.

– Vous rachetez cela aujourd'hui.

– J'essaie! dit Anne en souriant. Allons, je vous quitte, j'ai à peine le temps de faire mes deux courses avant le déjeuner de mon père.

– Vous verra-t-on tantôt?

– Je ne pense pas, je veux finir un travail pressé et ne sortirai probablement pas. Adieu.

Sarah serre la main que lui tend son amie; elle monte le perron et élève le bras vers la sonnette, quand tout à coup, se souvenant d'avoir oublié quelque chose, elle se retourne vivement et fait un petit appel. Anne, à peine éloignée de quelques pas, revient aussitôt.

– J'oubliais de vous dire que M. Hilleret vous fait présenter ses hommages.

– M. Hilleret?

Anne rougit en prononçant ce nom, mais Sarah continue sans le remarquer:

– Il a écrit à Mme Martelac et lui parle de vous.

– Que dit-il?

Les beaux yeux de la jeune veuve se lèvent avec intérêt vers celle qu'elle interroge. Cette dernière, placée sur la marche la plus élevée du perron, se penche sur la rampe, au pied de laquelle Anne s'est approchée, et elles parlent à voix basse, car la rue est en mouvement. Les enfants s'y ébattent en toute liberté et les femmes des ouvriers vont et viennent, les unes afin de les ressaisir pour procéder à leur toilette, les autres pour entourer les petites charrettes des marchands et acheter, après un long marchandage, les denrées nécessaires à la vie de chaque jour.

– Il semble s'intéresser vivement à vous et demande beaucoup de détails sur votre nouvelle existence depuis votre veuvage. Mme Martelac vous racontera cela à votre prochaine visite. Peut-être même ai-je fait une indiscrétion en vous en parlant la première. Voilà ce que c'est que la beauté! reprend la jeune fille en riant; elle laisse des souvenirs ineffaçables. Il ne vous a pas vue depuis cinq ou six ans et il se souvient si bien de vous!

– Simple curiosité! dit Mme Tissier en affectant l'indifférence.

– Qui sait?

Sarah dit ce mot uniquement pour taquiner son amie, car elle attache peu d'importance à l'intérêt manifesté par Jacques Hilleret et associe toujours dans sa pensée la vie de la belle veuve avec celle du docteur.

Anne secoue la tête en souriant, et le bruit de la rue devenant assourdissant, grâce à un embarras de charrettes dont les conducteurs s'injurient et se disputent, à la grande joie des commères accourues sur le seuil de leurs portes pour assister à ce tapage, elle serre de nouveau la main de Sarah et reprend sa marche. Son front est baissé; à travers le petit voile de tulle bordé de crêpe qui couvre son visage, on peut lire sur ses traits une expression sérieuse et un peu triste, en rapport avec sa toilette de deuil. Pourtant, quelque chose s'est réveillé dans son coeur, un souvenir, un espoir de ses vingt ans. Elle se demande si, par hasard, la vie, dans ses changements rapides, ne pourrait ramener à sa portée le bonheur entrevu autrefois.

Elle est veuve depuis deux années, et la pensée d'un mari pour lequel elle n'a jamais dû éprouver aucun amour ne saurait l'empêcher de songer parfois à une vision de sa jeunesse, vision trop promptement évanouie, sympathie à peine ébauchée et brusquement brisée sans qu'Anne en ait alors deviné le véritable motif.

Tout en songeant ainsi, Anne marchait. Elle releva la tête en passant devant une chapelle, dont la porte grande ouverte laissait apercevoir l'autel avec ses cierges allumés. Derrière l'autel, le soleil embrasait un vitrail enchâssé dans une fenêtre étroite et haute et jetait ses rayons dans le calme recueilli du lieu saint. On disait une messe, et de rares fidèles, disséminés dans la nef, inclinaient la tête avec piété. La petite cloche de l'enfant de choeur résonna, et, poussée par un mouvement instinctif, Anne répondit à son appel en entrant dans l'église.

Là, elle s'agenouilla un instant, et, la tête dans ses mains, elle s'abandonna à Celui qu'elle avait appris à connaître et dont l'amour trace paternellement la voie devant chacune de ses créatures.

Dans l'après-midi, malgré ce qu'elle avait dit à Sarah, Mme Tissier vint voir sa tante. Elle prétexta la beauté de la température l'invitant à sortir pour s'expliquer à elle-même ce changement dans ses projets et remit à un autre jour à terminer le travail pressé dont elle avait parlé à son amie. Celle-ci, n'attendant pas sa visite, venait de sortir avec Catherine au moment où elle arriva chez Mme Martelac. La mère du docteur était donc seule, et, au fond, sa nièce en éprouva une sorte de contentement, préférant recevoir les commissions de Jacques Hilleret sans sentir le regard intelligent de Sarah arrêté sur son visage.

Les deux femmes causèrent un moment de choses indifférentes, et Anne se garda bien d'aborder le sujet auquel elle pensait depuis le matin.

Etait-ce simple curiosité si elle avait tenu à s'assurer au plus tôt de ce que Jacques Hilleret disait à son sujet? Non, sans doute, car elle tressaillit et rougit comme un enfant quand sa tante lui dit tout à coup:

– Anne, te rappelles-tu M. Hilleret?

– Certainement, ma tante. C'était l'ami de Robert.

– Et peut-être un peu le tien?

– Peut-être oui, répondit Mme Tissier en souriant. Du moins, il s'en fallait bien peu qu'il le devînt quand il se décida subitement à permuter pour aller en Algérie.

– Sa résolution fut prompte, en effet, et généreusement exécutée.

– Se plaît-il un peu là-bas?

– Hum! Se plaire? Je ne sais pas si le pauvre garçon s'y est jamais beaucoup plu!

– Alors, pourquoi ne demande-t-il pas à rentrer en France?

Mme Martelac regarda un instant sa nièce et répondit:

– Il ne demanderait, sans doute, pas mieux que de faire des démarches pour revenir si…

– Si? reprit la jeune femme en se penchant vers elle.

– Eh bien! si on l'y invitait sérieusement et s'il pouvait espérer voir se renouer une sympathie qu'il a dû fuir autrefois.

Mme Tissier appuya son beau front sur sa main, réfléchit quelques minutes et finit par dire:

– Ma tante, je n'ai rien à vous cacher. Vous avez deviné et mieux compris que moi alors le sentiment éclos dans mon âme. J'étais trop légère à ce moment-là pour apprécier la délicatesse des sentiments de M. Hilleret, et je ne vis d'autre remède à ma déception que de m'étourdir dans l'éclat de la fortune. Pourtant, le sentiment par lequel j'étais attirée eût pu m'épargner des regrets et j'eusse été meilleure si j'avais eu le temps de m'y laisser aller. Mais M. Hilleret le partageait-il sérieusement?

– Cela est à croire, mon enfant. Tu ne saurais douter d'un amour qui a survécu à une longue absence? D'ailleurs, voici la meilleure preuve de la fidélité de ce souvenir.

Mme Martelac déplia la lettre de Jacques, demeurée sur la table près d'elle, et montra à sa nièce un passage qu'elle s'était abstenue de lire devant Sarah:

"Dites-moi si Robert aime encore sa cousine, chère Madame? D'après ses rares lettres, il me semble avoir oublié peu à peu la déception de sa jeunesse. Pourtant, elle est si belle! Et je crois que son cher cousin, malgré sa grande intelligence, ne se rendait pas un compte exact de la richesse de cette nature un peu déprimée peut-être par l'éducation, mais susceptible de subir une meilleure influence. Il me semble difficile de l'oublier, et maintenant que je la sais veuve, j'y pense souvent. Mais c'est folie, n'est-ce pas? Et elle-même a sûrement oublié le jeune officier jadis si disposé à l'aimer follement!"

Anne parcourut ces lignes et son visage laissa parfaitement lire à Mme Martelac la joyeuse surprise éprouvée par elle.

– Robert est guéri, dit-elle, et je le méritais. Je n'étais pas digne de lui.

– Mais son ami semble ne pas être guéri, lui, et paraît ne pas désirer de l'être. Tu connais ses qualités?

– Oui, Robert l'estime et si je n'ai pas su apprécier les avantages supérieurs de mon cousin, du moins j'ai pleine confiance dans son jugement.

– Alors quelle réponse dois-je faire?

Anne se leva comme pour partir et dit avec un peu d'embarras:

– Probablement, s'il prenait un congé pour revenir en France, il ne repartirait pas seul.

– M'autorises-tu à lui donner cet espoir? Sa fortune n'est plus à comparer avec la tienne, fit observer Mme Martelac, croyant devoir faire réfléchir sa nièce.

– Oh! la fortune! répondit celle-ci avec une expression triste, je ne l'apprécie plus autant qu'autrefois! Et elle pèsera bien peu dans ma décision!

– Je puis donc lui écrire de demander un congé?

– Après tout, oui, dit Anne en hésitant. J'ai éprouvé un vrai regret quand il a quitté la ville et je n'ai eu à l'égard de personne autre au monde un sentiment analogue.

 

– Il était alors conduit par un scrupule de délicatesse et ne voulait pas aller sur les brisées de Robert, dont il connaissait l'amour pour toi.

Anne était pensive. Elle tendit la main à sa tante et dit:

– Oui, dans mon enfance, il y avait eu des projets formés dans notre famille et j'ai été coupable vis-à-vis de Robert. Mais il était trop parfait pour moi, et Dieu, dans sa miséricorde, s'est servi de mon orgueil lui-même pour m'amener à une vie plus sérieuse. Je souhaite à mon cousin une compagne digne de lui.

CHAPITRE XIX

– Docteur, que pensez-vous de votre malade?

Cette question était posée par le malade lui-même et ses yeux anxieux interrogeaient au moins autant que ses lèvres le visage de celui auquel il s'adressait.

– Oh! ce n'est pas que je regrette la vie, croyez-le!

– Et quand vous la regretteriez? répondit gravement Robert, car c'était lui qui se tenait près du lit. N'est-elle pas un grand bienfait de Celui auquel nous la devons?

Son regard, empreint d'une immense compassion, s'était arrêté sur les yeux bleus du malade.

– Un bienfait! répondit celui-ci. Oui, pour certains, mais pas pour tous. Pas pour ceux qui n'ont à attendre d'elle que la douleur.

– Même alors, elle l'est. Expiation ou épreuve, nous n'avons pas le droit de la maudire.

Le malade se souleva:

– Vous êtes chrétien, docteur?

– Oui, du fond du coeur! répondit énergiquement Robert.

Son interlocuteur le regarda un instant en silence; puis il dit:

– Vous êtes heureux de l'être. Peut-être est-ce là une force.

– La seule que nous puissions avoir ici-bas!

– Mais qu'il ne dépend pas de nous d'obtenir, ajouta le malade en retombant épuisé sur son lit.

Son visage émacié portait l'empreinte d'une lassitude profonde, d'un abandon moral si grand qu'il avait atteint les sources de la vie physique elle-même. Une respiration haletante soulevait d'un mouvement pressé et inégal sa poitrine creuse et ses yeux enfoncés dans leurs orbites semblaient fatigués par la clarté venue de la fenêtre placée en face du lit. Ses paupières se baissaient comme si la mort fût déjà arrivée et une teinte jaune qui avait envahi ses tempes et s'étendait sur toute la face, augmentait l'illusion.

De quoi mourait cet homme? Nul autour de lui n'eût pu le dire.

Dans la maison qu'il habitait, maison de chétive apparence et où il occupait une seule chambre, on ne savait rien de son passé. Il vivait simplement, peut-être même humblement dans son intérieur; mais personne n'eût osé essayer de s'en assurer, car il tenait tout le monde à distance.

On savait seulement qu'il écrivait sous un pseudonyme dans différentes revues; encore était-il probablement sans grand bénéfice, car on ne le voyait jamais se permettre aucune dépense inutile. Il était jeune encore, d'aspect distingué et d'une apparence qui eût éloigné toute relation vulgaire. Depuis une quinzaine de jours, il était malade et sa demeure se trouvant voisine de celle du docteur Martelac, celui-ci avait été appelé près de lui. Sa maladie déroutait la science de Robert. Elle attirait, non pas sa curiosité car il respectait l'intime secret de la conscience humaine, mais une sympathique commisération de sa part. Il se demandait quel mal moral éteignait l'énergie dans cette âme et épuisait ce courage.

Dans une relation de voyage à la Nouvelle Grenade Elisée Reclus raconte que "pendant la construction du chemin de fer qui réunit Aspinwall à Panama, une terrible mortalité décimait les milliers d'ouvriers entraînés là par la promesse d'une paie très élevée. Ils travaillaient souvent dans la vase brûlante et fétide des marécages à scier les troncs des palétuviers, à enfoncer des pilotis dans la boue, à charrier du sable et des cailloux dans l'air corrompu. Au plus fort de l'épidémie, une multitude de Chinois, attirés là par l'appât du gain et frappés de désespoir en voyant leurs compagnons mourir par centaines, alla s'asseoir à la chute du jour sur les sables de la baie de Panama, qu'avaient abandonnés depuis quelques heures les flots de la marée. Silencieux, terribles, regardant à l'Occident le soleil qui se couchait au-dessus de leur patrie lointaine, ils attendirent ainsi que le flot remontât. Bientôt, en effet, les vagues revinrent tourbillonner sur les sables de la plage et les malheureux se laissèrent engloutir sans pousser un cri de détresse."

Le malade près duquel Robert avait été appelé semblait comme ces infortunés toucher à cette heure où le désespoir reste maître des âmes abandonnées à elles-mêmes. Il laissait le flot mortel envahir son coeur et tarir lentement, mais sûrement, sa vie.

Le docteur n'avait pas répondu à la dernière parole de son client. Sa consultation était terminée et pourtant, il restait là, hésitant, sentant cet homme livré à ce désespoir sans remède et ne sachant comment offrir son aide.

– Vous êtes bien isolé dans cette chambre, dit-il enfin.

Voulez-vous que je vous envoie une garde?

Un pénible sourire passa sur les traits amaigris du malade, ses paupières se relevèrent.

– Une garde? Non, merci, je n'ai plus besoin de personne.

Et comme s'il eût craint en rejetant cette offre de blesser celui qui la lui faisait, il ajouta avec une expression d'excuse:

– Je suis habitué à ma solitude et je l'aime. J'ai appris à supporter même ces longues heures de la nuit où, bercé entre la veille et le sommeil que je n'atteins jamais, je parviens parfois à oublier le présent qu'aucun mouvement humain ne me rappelle. Dans la journée, une voisine s'est chargée des soins nécessaires et vient de temps en temps me donner ce qu'il me faut.

– Avez-vous quelque membre de votre famille que l'on peut prévenir de votre état?

Le malade répondit en rougissant:

– Aucun: je n'ai ni famille ni amis.

Il y avait une si douloureuse amertume dans la façon dont furent prononcées ces paroles que Robert lui tendit spontanément la main en disant:

– Croyez-le, il n'y a aucune curiosité de ma part à insister ainsi. L'isolement est difficile à supporter quand on souffre, c'est pourquoi je voudrais qu'il fût en mon pouvoir de vous l'épargner.

– Je ne doute nullement du motif de vos questions et je vous en suis reconnaissant, docteur; mais vous ne pouvez rien contre le mur infranchissable qui me sépare de mes semblables!

– En êtes-vous sûr?

– Non, rien! reprit doucement l'infortuné.

– Vous n'avez pas d'amis, dites-vous? répliqua Robert ému. Si vous voulez m'accorder ce titre, je suis prêt à l'accepter.

– Vous connaissez à peine celui auquel vous faites une si généreuse proposition.

– C'est vrai; mais vous souffrez, et toute créature humaine a droit, dans le malheur, à notre sympathie. D'ailleurs, je vous observe depuis ces quinze jours, et j'ai peine à croire que vous soyez indigne de l'estime et de l'attachement de vos semblables.

Robert avait fixé son regard sur le visage de son interlocuteur; celui-ci parut touché et répondit:

– Merci. Que ce Dieu auquel vous croyez vous récompense d'une telle parole! Vous ignorez quel bien elle me fait!

– Si vous avez besoin d'un service, comptez sur moi.

Le malade serra avec effusion la main du jeune Martelac.

– Je l'ai bien compris: votre âme est généreuse et loyale autant qu'il est donné de l'être à une âme humaine! Vous êtes jeune, mais votre profession vous a apporté plus d'expérience qu'on n'en a d'ordinaire à votre âge, et, par un privilège bien rare, cette expérience n'a pas défloré la noblesse de votre nature, comme il arrive à ceux qui heurtent trop souvent les misères morales et corporelles de l'humanité. Je vous ai vu à l'oeuvre depuis ces quinze jours, et je sais avec quel dévoûment vous traitez, non seulement le corps, mais l'âme de vos malades. Oh! si vous saviez!

Il avait laissé retomber la main de Robert et croisait les siennes avec abattement.

-Vous niez que nous ayons le droit de maudire la vie? reprit-il tout à coup. Quand elle torture notre âme et l'étreint dans un cercle infranchissable d'humiliantes douleurs, nous n'aurions pas le droit d'appeler la délivrance? Quand elle jette les lambeaux de notre coeur sur la voie que nous parcourons, nous devrions adorer la Puissance capable d'ordonner un si odieux martyre? Il nous faudrait courber le front sous ce joug honteux sans sentir un impérieux besoin de révolte pour soulever un pareil fardeau? Est-ce à une âme humaine ou à une brute inconsciente qu'on impose ce devoir?

Les yeux du malade brillaient; son visage sortait de la torpeur, et ses traits s'étaient empreints d'une amère ironie.

Le docteur, au lieu de le quitter comme il en avait eu l'intention, s'assit sur le siège placé près du lit et attendit en silence que cette émotion se calmât. Puis, doucement, il appuya sa main sur celle qui s'agitait fiévreusement sous la couverture.

– Que Dieu vous pardonne de telles paroles! dit-il. Votre martyre a dû, en effet, être bien terrible pour vous inspirer ces pensées, et toute la compatissante pitié de l'humanité passerait comme un flot inutile sur votre coeur révolté si la lumière d'en haut ne vient vous éclairer miséricordieusement. Le joug de Celui qui dirige notre vie, loin d'être un joug honteux, est noble, au contraire, et notre honneur est de pouvoir nous y soumettre volontairement. La grandeur de notre âme consiste à s'élever au-dessus des tortures dont vous parlez. La brute inconsciente, atteinte par la souffrance, se couche et meurt, incapable d'en triompher; mais l'âme humaine peut, d'un bond, s'élancer au-delà de cette vie douloureuse. Elle a pour perspective consolante l'éternité, près de laquelle disparaissent nos souffrances d'un jour.

Il se fit un silence entre les deux hommes.

Quelles pensées pesaient sur le coeur et sur l'intelligence du malade? Robert l'ignorait, mais il n'osa parler davantage; sa foi profonde avait jeté des accents convaincus devant les paroles révoltées qu'il venait d'entendre. A présent, il se taisait; car, il le sentait, il se faisait dans ce coeur un travail de déchirement, et il allait jeter au dehors un cri de détresse d'autant plus ardent que, depuis de longues années sans doute, il s'était renfermé en lui-même. L'isolement absolu dans lequel vivait le malade en faisait foi; aucun amour, aucune pitié même, n'avait adouci son supplice, et jamais il n'avait, en se versant dans un autre coeur, trouvé un soulagement à ses maux.

Mais l'heure de la confiance était venue, et, sous l'empire de la charitable compassion qu'on lui témoignait, il paraissait disposé à se détendre et à s'ouvrir.

– Docteur, votre vie est bien occupée, et chaque heure de vos journées est prise par l'accomplissement d'un devoir. Pourtant, j'ose vous demander de me consacrer un moment.

Le malade s'était redressé et regardait Robert en face. Certes, la pâleur moite de son front, ses tempes jaunies et creusées et la teinte terreuse de son teint, attestaient les ravages de la maladie; mais il semblait galvanisé par ses souvenirs et par le subit désir de se confier.

– Vous m'écouterez, n'est-ce pas?

– Je suis tout disposé à vous entendre, répondit le jeune Martelac, et vous ne sauriez douter de l'intérêt profond avec lequel je le ferai.

– Quand vous saurez tout, lorsque le douloureux mystère de ma vie vous sera révélé, vous comprendrez que la révolte soit entrée dans mon coeur; car mes fautes n'avaient aucune proportion avec l'expiation dont elles ont été suivies, et ce que vous appelez la justice de Dieu s'est appesanti sur moi d'une manière terrible.

– Vous oubliez que, sur cette terre, cette justice est conduite par l'amour, dit doucement Robert.

Le malade secoua la tête avec un geste de doute. Il était pour le moment incapable de comprendre et d'accepter une vérité si dure à ceux qui souffrent sans lever les yeux vers le ciel.

Redressé sur son lit, ses regards fixés sur le docteur, comme pour suivre dans sa physionomie l'impression causée par son récit, il commença, lentement d'abord, comme s'il eût eu peine à renverser la dernière digue élevée par son orgueil, l'histoire de sa vie.

Peu à peu, se laissant entraîner par l'intérêt évident rencontré dans son auditeur, il en vint à exprimer avec une ardente éloquence les souffrances auxquelles il était en proie depuis plusieurs années.