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Histoire des salons de Paris. Tome 3

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– Mes amis, s'écria Barras à ses compagnons accablés, nous sommes près de la terre. Allons, levez-vous! du courage, et nous sommes sauvés… Descendez dans le vaisseau, tâchez d'en tirer quelques planches pour faire un radeau… Et tout aussitôt, donnant l'exemple en même temps que l'ordre, il descend lui-même dans le vaisseau, et, se mettant à l'œuvre, il fait en peu d'heures un radeau pouvant contenir assez d'hommes pour le gouverner et imposer aux habitants de la terre à laquelle on allait aborder, et qu'on distinguait comme une ligne à l'horizon depuis que le soleil était monté. Les matelots craignaient de se hasarder sur le radeau, car la terre était encore éloignée; mais Barras leur donna du courage en leur montrant la mort certaine s'ils demeuraient en cet endroit… Depuis trois jours ils n'avaient vécu que d'un peu de biscuit détrempé dans de l'eau, dont ils avaient fort peu, et d'un peu d'eau-de-vie.

– La mort sera moins affreuse au milieu d'une tentative pour nous sauver, leur dit-il; partons!

Ils partirent au nombre de vingt-sept, promettant à leurs camarades de venir ou d'envoyer les chercher aussitôt qu'ils seraient arrivés.

– Si nous périssons, dit un vieux contre-maître, priez pour nous, mes enfants: ça ne fait jamais de mal63.

À peine furent-ils en mer que des courants faillirent les entraîner… Barras eut encore besoin de toute sa fermeté pour maintenir l'ordre sur le radeau. Ils voulaient tous retourner aux rochers, et de là faire des signaux pour être aperçus des habitants de la côte qu'on voyait. À peine un des matelots eut-il émis cette pensée, que tous s'écrièrent:

– Oui! oui! retournons aux rochers! retournons au vaisseau! Nous sommes des lâches d'abandonner nos camarades!

– Et moi, s'écria Barras en tirant son épée, je jure de passer cette épée au travers du corps du premier qui parlera de retourner en arrière. Si vous voulez mourir comme des fous ou des sots que vous êtes, je ne le veux pas, moi! En avant donc, et marchons ferme. Deux louis d'or et la terre pour ceux qui marcheront bien… Un coup d'épée et la mer pour ceux qui refuseront… Choisissez!

Ils marchèrent.

À mesure qu'ils approchaient de cette côte qu'ils avaient aperçue du vaisseau, un ravissant coup d'œil se présentait à eux. Bientôt l'enchantement fut complet. Ils virent un rivage, ou plutôt une grève de sable fin et brillant, des falaises surmontées d'arbres magnifiques, et pour rideau des montagnes vertes et boisées pittoresquement groupées.

Lorsqu'ils abordèrent, le rivage était couvert d'hommes et de femmes d'une couleur brune, ou plutôt d'un noir cuivré, qui, par leurs gestes, semblaient les appeler à eux. Encouragés par cette vue, ils redoublèrent d'efforts, et en peu de minutes le radeau fut à terre.

Barras, à peine sauvé de la mort, voulut y arracher ses compagnons de malheur. Il chercha des yeux le chef de la peuplade, et le reconnut à sa haute coiffure de plumes bizarrement ajustée. Il lui fit très-aisément comprendre par ses signes qu'il y avait encore d'autres naufragés à sauver. Aussitôt le chef se mit à courir avec la vivacité d'un cerf, en appelant à lui quelques jeunes noirs; ils disparurent dans l'épaisseur du bois. Barras attendit seulement un quart d'heure pendant lequel il ne s'ennuya nullement, car les jeunes insulaires, plus curieuses que leurs mères, l'avaient entouré, et parmi elles il y en avait beaucoup de jolies… Les noirs de l'Inde, comme on sait, n'ont ni les lèvres épatées, ni le nez plat, ni les cheveux crépus; leurs traits sont même réguliers, et leurs cheveux longs et soyeux.

Au bout d'un quart d'heure, Barras vit arriver le long de la côte plusieurs pirogues faites avec des troncs d'arbres que le feu avait creusés. Au moment de monter dans une d'elles, car il voulait aller lui-même chercher ses compagnons, le chef lui fit observer par des signes très-intelligents que la distance était peut-être bien longue pour ces pirogues qui ne pouvaient aussi contenir que deux hommes à la fois. Barras le rassura, et ils partirent avec une quantité de pirogues pour aller délivrer les malheureux qui attendaient avec anxiété qu'ils fussent secourus… Il eut le bonheur de les emmener tous, un seul excepté, qui, dans un accès de frénésie, était tombé sur les récifs et s'était tué. De retour dans l'île, il y fut accueilli, lui et ses hommes, avec cette candeur native qui est si admirable chez l'homme qui n'est pas anthropophage. Tout ce que ces bons insulaires purent lui donner comme produit de leur chasse ou de leur pêche, ils le prodiguaient à leurs hôtes. La population de l'île était encore assez nombreuse, mais il ne parut pas à Barras qu'ils connussent leurs voisins. Pendant un mois qu'il passa au milieu d'eux, il ne vit aucune arrivée, ni aucun départ. Un soir, à la fin du jour, tandis qu'il se promenait sur le rivage, regardant au loin sur la mer, qui en ce moment ressemblait à un miroir, il aperçut un vaisseau… Il se hâta d'élever encore le signal de détresse qu'il avait mis le jour même de son arrivée au haut d'une perche, dans l'endroit le plus apparent du rivage. Les matelots et les sauvages eux-mêmes firent des feux qui, une fois la nuit venue, avertirent enfin le vaisseau, qui cingla vers l'île, et vint délivrer Barras et son détachement d'un exil qu'ils commençaient à trouver insupportable. Le vaisseau appartenait à la flotte ou l'escadre de M. de Suffren, et allait le rejoindre dans les mers où il croisait, principalement devant Pondichéry. Un seul homme ne voulut pas quitter l'île lorsqu'on partit; et craignant qu'on ne le contraignît au départ, il s'enfuit dans les bois, où il devenait impossible de l'aller chercher. C'était un matelot du vaisseau de Barras; il avait à peine vingt-cinq ans, et paraissait fort intelligent. Qui sait quel sort il a eu? Peut-être est-il devenu le roi de cette île inconnue?.. Les insulaires en paraissaient doux et bons, il ne risquait donc aucunement sa vie; Barras le recommanda au chef, qui les combla de prévenances et de présents, tels à la vérité qu'il les pouvait faire, mais qui avaient un grand prix pour des hommes depuis longtemps en mer: c'étaient des fruits, de l'eau fraîche, des animaux de leur chasse, et tout ce que leur île produisait… En quittant ce lieu de repos, Barras alla à Pondichéry, où son régiment l'attendait, et après la reddition de cette ville, il servit sous M. de Suffren, et alla au cap de Bonne-Espérance, où il se conduisit de manière à mériter le grade de capitaine à vingt-deux ans. De retour en France, maître d'une grande fortune, d'une grande et noble naissance, il se livra à tous les excès que la jeune noblesse tenait alors à honneur de porter au comble. Au moment de la révolution, il fut un des plus enragés démagogues. Député du Var à la Convention, non-seulement il vota la mort de Louis XVI, mais de plus il s'opposa à l'appel au peuple, qui seul pouvait sauver le Roi64. En 1792, juré à la Haute-Cour d'Orléans, il prononça sur le malheureux Dubry, et dans le midi de la France il commit tant d'horreurs, qu'il ne fut jamais cité que comme le meilleur patriote par les sociétés populaires de la Provence65 et du Comtat.

Voilà ce qu'il ne racontait pas dans les soirées de Grosbois; mais ce même soir où il parlait des temps passés, et racontait son naufrage, madame de Château-Regnault lui dit que probablement, sans son courage et sa fermeté, il était perdu lui et les siens.

– Je le crois aussi, répondit Barras. J'ai toujours eu pour règle de conduite de poursuivre ce que je veux faire avec une persévérance et une volonté fermes; c'est ainsi que ma fermeté m'a sauvé de Robespierre.

Chacun se récria: on l'avait toujours cru à l'abri de tout péril pendant 93.

– Lorsque je revins à Paris, après les affaires de Toulon, où j'avais vu tant d'infamies, que j'avais été obligé d'arrêter moi-même le général Brunet au milieu de son armée66, à Nice, et que j'écrivais à la Convention que je n'avais trouvé d'honnêtes gens dans Toulon que les galériens; eh bien! cette même fermeté que j'avais montrée à vingt ans sur des écueils, au milieu de la mer, je l'eus encore à trente ans, au milieu d'une armée dont je faisais le chef prisonnier. De retour à Paris, je me trouvai en face de l'homme qui voulait nos têtes pour que la sienne portât la couronne… Sainte liberté! Robespierre notre roi! Robespierre notre maître!.. Cette pensée troublait mon sommeil… Je ne cachai pas l'horreur qu'elle éveillait en moi… Robespierre le sut; le lâche voulut se venger de moi comme de Danton… Mais s'il avait des créatures évoquées par la peur, j'avais des amis, moi; je fus averti, et m'en allant droit à Robespierre, je lui dis en le fixant d'un œil qui devait lui confirmer mes paroles:

 

– Robespierre, on m'a dit que tu voulais me faire arrêter. Je ne veux pas de la prison; elle n'est que pour les criminels, et je suis bon patriote. Souviens-toi que si une seule tentative est faite sur moi, je repousse la force par la force. Tu n'ignores pas, j'espère, que j'ai des amis. Si tu ne le sais pas, informe-toi de leur nombre, tu verras qu'il est grand.

Robespierre ne pouvait pas pâlir; mais sa bouche se resserra, et son regard de chacal se dirigea sur le mien, comme pour me dire d'être tranquille… Mais que m'importait son silence!.. Je ne demandais d'assurance pour ma tranquillité qu'à moi seul… et en effet, Robespierre ne s'adressa jamais à moi… et nous fûmes en paix, quoiqu'il sût que je le haïssais.

En écoutant cet homme qui parlait ainsi d'un accent convaincant, car sa voix était ferme et résolue et sa volonté se traduisait dans chacun de ses mouvements… Eh bien! c'était pourtant presque la même époque, et l'an VII et l'an VIII étaient bien près de l'an III et de l'an II… Mais le feu de cette âme était éteint; et, lorsque Sieyès entra au Directoire et qu'il écrasa Barras du poids de son insolent dictatoriat, Barras ne sut que plier, pour ne pas quitter une place pour lui plus ravissante cent fois que les plus belles espérances; Sieyès67 le gagna et entra au Luxembourg. Ce fut alors que Barras, prévoyant une révolution, la voulut encore à son profit. Il traita, dit-on, avec Louis XVIII pour la rentrée des Bourbons, aimant mieux l'un d'eux pour maître que l'abbé Sieyès, et cela, je le conçois… Ce fut le duc de Fleury68 qui porta les propositions du Roi à David Monnier… C'était un coup de parti pour les loyalistes de trouver un directeur pour eux. S'il échoue, disait le duc de Fleury, nous dirons: Cela n'a rien d'étonnant; un Paria a voulu toucher à l'Arche sainte, il a été foudroyé… S'il réussit, c'est parce qu'il était un des nôtres qu'il a réussi, dirons-nous également… De toutes manières, c'est convenable. La version qui alors courut, et qui depuis a pris une créance qui est actuellement une vérité, fut que David Monnier servit d'agent intermédiaire entre les princes et Barras. Il y eut plus que des paroles, et des lettres furent écrites. Barras avait peur que le Roi ne lui pardonnât pas sa conduite, et ses craintes étaient en proportion de ce que sa conscience avait à se reprocher… Mais des promesses furent faites, et Barras s'engagea selon cette version qui paraît positive à rétablir la monarchie en France; on prétend69 que Barras ignorait que Monnier sollicitait pour lui: je ne le crois pas… Cette version dit ensuite que Barras travailla à l'amener les Bourbons en France… Ils avaient un parti assez fort à cette époque, et le club de Clichy travaillait avec ardeur… Déjà les partis avaient même une couleur, un signe de reconnaissance. Les jeunes gens royalistes portaient une redingote grise, et les cheveux poudrés et relevés par derrière pour rappeler la terreur et les cheveux coupés… Les jeunes gens de la république avaient des redingotes bleues et les cheveux à la Titus… Des rencontres meurtrières avaient eu lieu, et un jeune homme à la redingote grise fut jeté dans le grand bassin des Tuileries et entièrement noyé… ses misérables meurtriers ne quittèrent le bassin que lorsqu'il ne respira plus… Malgré le nombre dominant du parti républicain, Barras espérait encore à la fin de l'an VII: l'expérience avait prouvé, depuis 92, que le nombre ne fait pas la force. Barras, ennuyé de lutter contre toute l'Europe, allait enfin lui offrir un motif de paix et d'union, lorsque tout à coup l'arrivée de Bonaparte est annoncée. Il est débarqué à Cannes… il va bientôt être à Paris. Lucien, qui depuis une année lui avait préparé les voies et travaillait pour lui dans le Conseil des Cinq-Cents, Lucien, que Barras ne considérait que comme un jeune homme fougueux, le joua complètement. Le 29 vendémiaire an VIII, c'est-à-dire dix-neuf jours avant le 18 brumaire, Barras était encore à croire que son plan réussirait, et pourtant Bonaparte était ici. Mais obligé de feindre, parce qu'il était entouré d'hommes envieux et jaloux de sa gloire, comme Bernadotte, Bonaparte devait travailler en conséquence de son péril… Quant à ce que la version dit de la confidence que Barras fit au général Bonaparte de ses projets, c'est complètement faux, comme de la force armée qu'il aurait mise à sa disposition pour faire une révolution. Pour dire une pareille absurdité, il faut même n'avoir entendu aucune des personnes qui vivent encore et ont été témoins du 18 brumaire, n'avoir lu aucun des livres qui parlent de cette époque; on sait comment Bonaparte a fait le 18 brumaire. Il l'a fait à lui seul70, à l'aide de la haine qu'on avait pour le Directoire, et peut-être bien aussi de cette sottise paresseuse des Directeurs, dont à la vérité deux étaient déjà gagnés, Sieyès, le plus important de tous, et Royer-Ducos. Tandis que le 18 et le 19 brumaire ils étaient prisonniers dans leur propre palais, et même au secret, une femme, un ange toujours fidèle au malheur, madame Tallien, pénétra par séduction ou par effort jusqu'au lieu où le faible Barras délibérait sous les verrous que Moreau avait tirés sur lui avec son épée…

– Eh bien! lui dit-elle, que fais-tu?.. Bonaparte est vainqueur, et le peuple, qui t'adorait quand tu pouvais lui donner des fêtes, crie ce matin pour avoir ta tête, et Bonaparte te protége encore contre lui… Que veux-tu faire?.. Après avoir perdu ton pouvoir, prends au moins soin de ta gloire.

Barras haussa les épaules:

– Et que ferais-je? sinon de demeurer en paix et de demander à Bonaparte de me laisser vivre tranquille à Paris. J'irai à l'Opéra, ne me mêlerai d'aucune affaire politique; je verrai mes amis et attendrai ainsi mon dernier jour. J'ai bien réfléchi depuis quelques heures, et ma détermination est positivement arrêtée.

Madame Tallien eut un moment la pensée de dire à cet homme qu'il n'avait au cœur aucune élévation, et puis elle se contint. – Il était doublement malheureux; il succombait sans gloire, et il éprouvait une infortune pour laquelle on n'a pas de pitié.

Barras écrivit, le jour même, une lettre au Corps législatif; elle est dans le Moniteur, et tous les journaux du temps la répétèrent. Je ne la transcris donc pas ici; je dirai seulement que cette œuvre est celle d'un homme sans aucune grandeur d'âme. Cette profession de foi pour la liberté, quand il conspirait quelques jours avant pour ramener en France un ordre de choses qu'à cette époque on appelait despotisme, ces basses flatteries pour Bonaparte, lorsque la veille, en parlant de lui, il prétendait qu'il les avait tous mis dedans, et se servant, en parlant de lui, d'une épithète ordurière… toute cette conduite est misérable. Napoléon lui fit dire de se retirer à Grosbois, et dès le soir même il y fut conduit, escorté par un détachement de cavalerie. Après sa retraite, il fut accusé tout à la fois d'avoir favorisé les révolutionnaires, voulu ramener les Bourbons, et enfin d'avoir voulu régner lui-même. – Je croirais assez cette dernière version; elle repose sur la connaissance qu'on a du cœur humain: comment croire qu'un homme qui possède, comme Barras, la puissance presque entière, et qui n'a qu'un pas à faire pour l'avoir entière, en fera beaucoup, risquera sa tête pour la donner à un autre. Je crois aux négociations, parce que Barras a voulu se réserver un moyen de salut, dans ces jours d'orage où rien n'était certain. Mais voilà tout.

Après que la révolution du 18 brumaire fut consommée, Bonaparte fit offrir à Barras une ambassade aux États-Unis ou en Allemagne (Vienne excepté), ou de voyager dans le midi de l'Europe, ou de le suivre à l'armée d'Italie. Il refusa les propositions qui lui furent faites par M. de Talleyrand. Cette obstination de demeurer inactif, lorsque le premier Consul connaissait ses intentions personnelles ou royalistes, le fit exiler à quarante lieues de Paris. Il alla à Bruxelles, où, pendant plusieurs années, il tint une maison presque princière71. – En 1805, il sollicita la faveur de rentrer en France, et Napoléon, alors si puissant, n'abaissa pas son regard sur un homme aussi peu redoutable; mais nul n'est petit quand il se venge: la vipère qui rampe peut tuer le plus noble animal. – Barras, de retour en France, conspira encore, et les preuves de cette conspiration furent tellement positives, qu'il fut exilé à Rome. – Revenu à Paris en 1814, il devint l'ennemi mortel de celui qu'il devait regarder comme son bienfaiteur, car Bonaparte pouvait le perdre au 18 brumaire, en publiant ses relations avec les princes.

Jamais Barras ne fut le bienfaiteur de Napoléon; ce fut au contraire Bonaparte qui, au 13 vendémiaire, sauva Barras et la Convention; ce fut Barras qui, plus tard, en reçut d'immenses services, lorsque, directeur de cette même république, il la couvrait de gloire en Italie et sur les bords du Nil. Personne, d'ailleurs, ne fait la fortune d'un homme providentiel comme Napoléon. Son génie sort de lui-même, de son vaste cerveau, et communique la vie à ces plans qu'il formait et qu'il exécutait avec la rapidité de la magie. – Napoléon est LUI; nul autre ne tient, même de loin, à sa grandeur: c'est un homme comme Charlemagne.

 

Lorsque Barras revint à Paris après la Restauration, il alla loger à Chaillot. Sa carrière politique était terminée, et il ne voulait même pas prêter à des soupçons. Son salon, toujours ouvert à des amis qu'au reste il avait su garder, ne l'était plus à la foule. Sa maison était bonne, mais il recevait peu de monde, et l'un de ceux admis chez Barras me disait qu'ils n'étaient jamais plus de douze personnes à table chez lui. Il mourut le 29 janvier 1829, et la mort de cet homme qui avait tant marqué dans notre Révolution aurait été inaperçue si les ministres de Charles X, toujours maladroits dans ce qu'ils tentaient comme coup de force, n'eussent renouvelé la scandaleuse histoire des papiers de Cambacérès: les scellés furent brisés et les papiers enlevés. Mais cette fois la chose fut moins paisible que lors de celle de Cambacérès… Un procès en fut le résultat, et le Gouvernement a eu la honte de voir infirmer la décision des premiers juges, qui avaient eu la bassesse, on peut dire ce mot, d'autoriser le bris des scellés pour recouvrer des registres de État. On devait s'en rapporter à Napoléon pour avoir fait rendre à Barras ce qui revenait au Gouvernement… Cette manière de faire entendre que la Restauration mettait de l'ordre dans les affaires de l'État jusque-là abandonnées à elles-mêmes, avait vraiment un côté comique dont il fallait rire.

En 1816, je crois, il a paru deux volumes intitulés: Amours et Aventures du vicomte de Barras.

C'est une compilation de mauvaises et licencieuses anecdotes, mais, du reste, où l'on ne trouve pas un mot des événements importants auxquels se rattache le nom de Barras… Il n'est pas un grand homme, mais son nom se trouvera souvent dans les pages de l'histoire de notre Révolution; et lorsque le temps, ce maître de toutes choses, aura appris à le juger, on dira qu'il ne méritait ni les gémonies ni l'apothéose.

SALON DE FRANÇOIS DE NEUFCHÂTEAU

Une des choses les plus étranges de notre Révolution, c'est qu'après ce qu'on vient de lire, après les horreurs qui se commirent encore longtemps après le 9 thermidor, le régime du comité de Salut public et de la Convention aurait duré peut-être bien longtemps, si la division ne s'était pas mise entre ces mêmes gens, qui étaient, après tout, des hommes, bien qu'ils ne parussent que des bêtes, que des bêtes féroces, et les faiblesses de notre nature furent ce qui nous sauva dans eux.

Aucun de ceux qui formaient les Comités n'était supérieur; ils avaient compris seulement que la machine de terreur une fois montée, cela seul suffisait pour faire aller toute la France dans la route tracée par ces hommes mêmes qui ne voulaient d'ailleurs que détruire, et ne demandaient que le silence et l'obéissance. Trois moyens furent exploités par les Comités pour dominer la foule: la disette, et même la famine; l'abondance du papier-monnaie, ou plutôt la rareté de l'argent; et enfin l'enthousiasme qu'excitaient les victoires et l'admirable conduite de l'armée: avec les assignats, on payait le peuple quand il devenait trop remuant, et il ne regardait pas si ce qu'on lui donnait était ou non du papier; avec ce mandat, il allait boire et rire: avec la famine, on lui faisait peur: avec la gloire, on l'excitait, et il partait joyeux, lorsqu'après un mouvement pour résister à la réquisition, le comité de Salut public faisait publier une grande victoire; et même, arrivé à l'armée, en voyant ses camarades sans pain, sans argent, sans souliers, le nouveau soldat ne murmurait pas et marchait toujours, même après avoir entendu l'ordre du jour lu par le sergent de Raffet72.

Robespierre lui-même n'avait aucune supériorité sur ses collègues; seulement il eut le talent de les dominer et de prendre l'initiative… J'ai connu particulièrement à Arras des personnes qui l'avaient connu dans son enfance, et me disaient de lui qu'il était surtout irrité de son infériorité envers les autres; sa figure était ignoble; son teint pâle, ses veines d'une couleur verdâtre, son regard de chat-pard, lui donnaient un aspect repoussant. On voulait quelquefois trouver de l'esprit dans son sourire, mais ses lèvres fines et blanches ne donnaient que l'expression méchamment sardonique d'une sensation ou envieuse ou moqueuse. Il était ensuite très-superficiel dans ce qu'il savait, et toute sa science se bornait à quelques idées attrapées dans ses lectures; du reste, profondément ambitieux et hypocrite…

Le règne de la Terreur fut surtout celui du despotisme absolu; ceux qui parlent de ce bienheureux temps et le rappellent de leurs vœux, au nom de la République et de la liberté, ne savent guère ce qu'ils veulent, les pauvres simples!.. non-seulement le système du régime de la Terreur est fondé sur le despotisme, mais ce même despotisme l'est lui-même sur l'avilissement des hommes. Quoi de plus abject, en effet, que l'état de crainte et d'abrutissement où nous étions réduits, devant ces prisons et ces échafauds de 93? Ce silence et ce calme avec lesquels on recevait la mort n'étaient, après tout, que de l'engourdissement; seulement ils habillaient de vieilles figures avec de nouveaux vêtements, mais les personnages étaient les mêmes, rien n'était changé dans le fond, la forme seule avait une apparence différente. Voyez combien les Comités craignaient la liberté de la presse; elle leur était plus redoutable qu'au système féodal même: aussi était-elle extrêmement limitée. Pourquoi craignaient-ils, s'ils avaient eu une conscience calme, et que même leurs fautes fussent le produit de leurs croyances?

Tout fut détruit; on ne voyait plus une seule voiture dans tout Paris; plus de livrée, même la plus simple; tout ce qui possédait encore quelque chose s'absentait de Paris. C'est pour le coup qu'on pouvait trouver une application pour ces vers.

 
Nous quittons nos cités, nous fuyons aux montagnes,
Nous ne conversons plus qu'avec des ours affreux.
 

À peine le jour baissait-il, que chacun se renfermait dans sa maison, tremblant d'en être arraché pendant la nuit, et d'avoir son sommeil troublé par une troupe de bandits qui vous en arrachait avec violence pour vous jeter dans un cachot d'où l'on ne sortait presque toujours que pour aller à la mort, sans savoir même quel était le crime pour lequel on mourait: car souvent ce crime était d'avoir envoyé un secours à un père, à une mère mourant de faim dans l'exil!.. Et ces misérables osaient encore parler le langage de la douce familiarité… Une fraternité était COMMANDÉE par eux!.. fraternité de sang! fraternité de Caïn, qui n'était scellée que par le meurtre et le pillage… Les démagogues étaient attaqués d'une sorte de folie cruelle qui devait être un sujet d'étude bien curieux pour ceux qui observaient nos malheurs d'un lieu où ils avaient sécurité. La folie la plus étrange, l'aberration stupide, avaient remplacé les lois, la morale, l'ordre et la paix dans l'intérieur des familles… La morale!.. croira-t-on un jour à venir qu'une récompense de cinq cents francs était adjugée à la jeune fille qui, sans être mariée, donnait des défenseurs à la patrie?.. Ainsi la bâtardise, la légitimité, avaient, non pas les mêmes droits, mais se voyaient placées en sens inverse de tout ce qui est prescrit même dans les peuplades sauvages. Ici l'immoralité, le vice, obtenaient une récompense… Le mot affreux mis sur les assignats: «Le tiers au dénonciateur!» peut aller de pair avec cette odieuse récompense…

Dans les rues de Paris, toujours si populeuses, si remplies de cette foule empressée, affairée, qui va, vient, circule, cause, rit ou pleure, en allant toujours, on ne voyait plus que des gens mal vêtus, marchant d'un pas craintif, redoutant tous les regards, même celui d'un ami… On n'entendait d'autre bruit que celui des crieurs publics hurlant les décrets de la Convention et la liste des morts de la journée.

À notre élégance native, à ce soin scrupuleux de la personne, qui est chez tout Français un besoin impérieux, avait succédé, pour les hommes, le vêtement du bagne; pour les femmes, celui des habitantes de la halle et des faubourgs… Le nom des rues était également travesti dans toute cette longue et terrible saturnale; celui qui arrivait d'un pays lointain, et avait à remettre une lettre rue Richelieu, devait savoir, avant de se mettre en course pour la chercher, qu'elle s'appelait rue de la Loi: car, la demander sous son ancien nom suffisait pour le faire arrêter et le mettre en suspicion.

Les hommes, les femmes, avaient changé leurs noms contre les plus absurdes, et cela avec la plus complète ignorance73. Brutus, César, étaient confondus par eux, et souvent on en a vu qui, pour avoir un nom ressemblant aux autres, s'appelaient indifféremment Tarquin ou Sylla!..

Les spectacles étaient devenus des lieux infâmes où bien souvent une mère ne pouvait y conduire sa fille… Et puis quelle distraction trouver dans des pièces révolutionnaires où quelquefois l'instrument du supplice qui décimait la France était sur la scène, au mépris de tout sentiment humain. Avant le lever du rideau, on chantait la Marseillaise en chœur, le dernier couplet à genoux… et l'on a vu… oui, cela s'est vu en France, dans ce pays si connu par son urbanité et sa douceur de relations, on a vu pour intermède, dans plusieurs spectacles, un acteur venir lire la liste des victimes de la journée!.. Et à la suite de cette infamie, il chantait une chanson dont le refrain était à chaque couplet:

 
Ils ont fait une oraison,
Ma guainguerainguon,
À sainte Guillotinette,
Ma guinguerainguette.
 

Et lorsque les spectacles étaient gratis, on voyait sur une grande affiche et en énormes caractères:

 
De par et pour le peuple souverain!
 

– Pauvre peuple!..

La mort elle-même, la mort naturelle même n'était ni suivie, ni précédée d'aucune de ces cérémonies que les sauvages eux-mêmes accordent aux leurs… Les cloches étaient proscrites… les prêtres persécutés et en fuite… et le corps de celui ou de celle que vous aimiez était porté en terre par deux malheureux qui n'étaient accompagnés d'aucuns parents ni d'aucun signe de douleur… et pourquoi! pourquoi les larmes d'une fille ou d'une mère, celles d'un fils, offusquaient-elles ces hommes de sang?

Plus d'écoles, plus de colléges, plus de pensions!.. Tout se réduisait à des écoles presque primaires, où la mère de famille redoutait souvent d'envoyer son enfant.

Plus de joie, plus de ces rires heureux qui faisaient souvent reconnaître un Français à son hilarité bruyante. M. Galley, homme fort spirituel des environs de Douay, où il avait une fort jolie terre, dans laquelle il faisait un grand bien, fut envoyé à la mort pour avoir dit en plaisantant que Rousseau et Voltaire y auraient passé, l'un pour avoir dit que c'était payer trop cher une révolution que de l'acheter une goutte de sang… l'autre, que le pire des mauvais gouvernements était celui de la canaille…

La mort était devenue notre souveraine…; elle était donnée à tout ce que l'homme peut faire… pour les vices comme pour les vertus, pour un malheur comme pour un succès. Ainsi, mort pour le général qui battait l'ennemi, mort pour celui qui était battu…; mort à celui qui pleurait… mort à celui qui riait!..

Ceux qui veulent justifier cette époque fatale disent que jamais il n'y eut moins de crimes privés à punir, ni moins de libertinage dans Paris… Je le crois sans peine… Mais il y a à cette vertu forcée une raison naturelle et que la force des choses elle-même a du produire… Lorsque le sang coule à flots sur les places publiques, lorsque les bandits du bagne sont salariés pour venir égorger en un jour, dans des prisons, plus de victimes qu'ils n'en auraient frappé dans une année au coin d'un bois, il n'est pas nécessaire qu'ils fassent dans l'ombre leur métier d'assassin… puisqu'ils le peuvent au grand jour avec impunité… Les choses avaient changé de noms, voilà tout… Et puis le vol était moins fréquent, par une raison tout aussi simple…: le peuple était continuellement payé avec cette profusion d'assignats qu'on lui jetait à poignées pour lui faire faire ou pour arrêter une insurrection… Un jour Danton dit à Pache, alors maire de Paris:

– J'ai besoin pour demain d'une insurrection.

– Je n'ai pas d'argent.

– Tiens, voilà trois cent mille francs…

63Barras disait que, bien qu'il y eût vingt-quatre ans d'écoulés depuis ce moment, que jamais il n'oublierait l'expression du visage mâle et noirci par le soleil du tropique de ce vieux matelot, en disant ces paroles.
64Coupable entre les coupables, en raison de son nom et de sa naissance, Barras ne devait pas être amnistié par Louis XVIII; mais celui-ci, dans son égoïsme, ne songeait plus à son frère, et ne pensait qu'à lui seul.
65Il écrivait de Toulon à la Convention: «Tout ce qui est étranger est fait prisonnier; tout ce qui est Français EST FUSILLÉ. La justice de la nation s'exerce journellement.»
66Il accusait le général Brunet d'avoir livré Toulon aux Anglais. C'est alors que Bonaparte dirigea le siége pour le reprendre, et que Barras le connut et le prit en amitié, et non pas par madame de Beauharnais.
67Révolution du 30 prairial an VII (18 juin 1799). Sieyès, qui avait un grand parti, entra au Directoire, où resta Barras, tandis que des hommes vertueux, tels que Laréveillère-Lépaux, Merlin de Douai, etc., en étaient bannis.
68Premier mari de madame de Montrond, mademoiselle de Coigny, fille du marquis de Coigny.
69Cette version dit que Barras aurait sûreté et indemnité: sûreté, par l'oubli du Roi en reconnaissance de ses démarches; indemnité, en recevant douze millions, somme à laquelle il évaluait son séjour de deux années au Directoire. Cet aveu est, selon moi, le plus affreux témoignage de la turpitude des directeurs: car, avouer qu'ils coûtaient six millions par an à la République, c'est dire qu'ils en coûtaient douze. C'est donc soixante millions par année que nous coûtait cette troupe de singes jouant la royauté! C'est payer bien cher un esclavage dur et humiliant.
70Le neuvième régiment de dragons, alors en garnison à Paris, et commandé par Sébastiani, fut d'un grand secours à Napoléon. Le général Lefebvre fit le reste avec Moreau, qui servit de geôlier aux directeurs et à Barras lui-même. Nous sommes trop près du 18 brumaire pour mentir à cet égard.
71Il avait acheté un château qui avait appartenu au prince Charles, et s'y était entouré d'un domestique nombreux et d'une petite cour.
72Charmante lithographie par Raffet, représentant un groupe de soldats autour d'un vieux sergent. La plupart ont des sabots et des souliers percés… ils viennent de faire une représentation au vieux sergent; car Raffet lui fait répondre au bas de la gravure: «Le représentant a dit comme ça qu'avec du pain et du fer, on pouvait aller en Chine… il n'a pas parlé de chaussure…» On aperçoit dans le fond les représentants avec leurs chapeaux à plumes, qui suivaient toujours l'armée.
73Ma mère logea en revenant à Paris, après Robespierre, dans une maison de la rue de la Loi, pour parler le langage du temps, dont le portier avait un enfant dont les noms patriotiques étaient Marat-Just-Nation… C'était Saint-Just qui était son parrain, c'est-à-dire le témoin à la mairie…