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Histoire des salons de Paris. Tome 3

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Elle ne dit rien, ne pleura même pas… Mais le même jour elle écrivit à Fouquier-Tinville.

– Vous êtes tous des monstres! vous m'avez fait arrêter parce que j'aimais nos rois, disiez-vous. Eh bien! oui, je les aime, je les pleure, les appelle, et vous maudis.

Un des amis de madame Le Callier intercepta la lettre, qu'il soupçonnait être ce qu'elle était en effet, un titre de mort. Deux jours après, ne recevant pas de réponse, madame Le Callier se douta qu'on voulait la servir comme elle ne voulait pas l'être; et elle écrivit une seconde lettre semblable à la première, en prenant toutefois des mesures pour qu'elle parvînt. Le même jour, elle rassemble toutes les lettres de M. Boyer, les relit encore, y joint tout ce qu'elle tenait de lui, se fait une ceinture de toutes ses reliques, et passe le reste de la nuit en prières. Dès que le jour est venu, elle s'habille avec le plus d'élégance qu'il lui est possible de le faire, et se met à table pour déjeuner avec ses compagnons d'infortune. Au milieu du repas, on entend la cloche sinistre… Tout le monde pâlit… madame Le Callier est seule joyeuse et rassurée; elle se lève, dit adieu à ses amis, leur distribue quelques souvenirs.

– C'est moi qu'on vient chercher, dit-elle avec joie; adieu! je suis heureuse de mourir… Je ne verrai plus mon pays livré à une sanglante anarchie, et je vais rejoindre l'ami qui m'attend.

Elle coupe elle-même ses beaux cheveux, et les distribue autour d'elle à ceux qui peut-être feront le jour suivant le même legs… C'était bien elle, en effet, qu'on venait chercher. Conduite au tribunal, on lui demande si elle est l'auteur de la lettre qu'on lui montre.

– Oui, répondit-elle avec fermeté, cette lettre est de moi… Je regrette peu la vie, car vous avez fait de mon pays un vaste charnier, et vous venez de donner la mort au seul être qui pouvait m'y retenir encore!.. Vive le Roi! s'écria-t-elle avec une sorte d'enthousiasme… vive le Roi! et mort à vous tous!..

Elle mourut le même jour, heureuse, comme elle le disait, de quitter cette France qui n'était plus qu'un vaste cimetière…

J'ai dit en commençant cet ouvrage, et en parlant des salons de Paris, que les femmes en France étaient l'âme de la société, et que sans elles on ne pouvait avoir ce qu'on appelle une maison. Le triste événement que je viens de rapporter me fait dire aussi qu'on devrait reconnaître que pendant cette époque de malheurs elles furent la gloire et l'honneur de cette France que des hommes sans âme déshonoraient avec impudeur… Que d'exemples peu de lignes peuvent fournir!.. À Lyon, mademoiselle Delglace voit emmener son père, des cachots de cette ville, à Paris, pour y être mis à la Conciergerie, c'est-à-dire pour aller à la mort. Mademoiselle Delglace demande à monter sur la même charrette pour soigner son père; on la refuse. Faible et délicate, elle suivit la charrette à pied, ne s'en éloignant un moment que pour aller en avant lui préparer son dîner, et le soir mendier une couverture pour envelopper le vieillard dans le cachot humide où il était enfermé pendant la nuit. Arrivée à Paris, elle espéra vaincre les bourreaux, puisqu'elle avait fléchi des geôliers; en effet, ses sollicitations eurent un succès entier. Elle obtint la grâce de son père, et le reconduisait à Lyon, fière de l'avoir ainsi disputé à la mort, lorsque les fatigues qu'elle avait éprouvées réclamèrent à leur tour leur action désastreuse, et elle mourut dans les bras de celui qu'elle venait de sauver de la mort.

Mademoiselle de Sombreuil est connue et le sera toujours; son nom est celui de la plus digne et de la plus courageuse des femmes.

Voyez mademoiselle de Bérenger, qui ne veut pas demeurer sur une terre que quittent tous les siens; elle veut les suivre. Elle sait qu'il est un mot capable de faire condamner même l'enfance innocente!

– Vive le Roi! s'écrie-t-elle; et la malheureuse enfant suit toute sa famille sur l'échafaud. Elle n'avait que quatorze ans!..

Charlotte Corday, cette noble héroïne qui riva peut-être nos fers en croyant nous sauver, mais dont l'intention était grande et courageuse!.. Et tant d'autres dont les noms mériteraient un panthéon digne d'elles!

Sans doute, sous le régime de la Terreur il n'y avait plus ce que nous appelons société en France; mais les éléments n'en étaient pas perdus, et certainement l'esprit est toujours actif dans un être dont l'âme est aussi noblement grande que ceux que je viens de citer. Aussi est-il une chose digne de remarque; c'est qu'à cette époque, où les hôtels étaient déserts, où les maisons étaient fermées à huit heures du soir, le seul lieu où l'on causait, où l'on riait, c'était dans les prisons du Luxembourg, des Carmes, de Saint-Lazare, là, enfin, où se trouvaient ceux qui, seuls, pouvaient et savaient causer.

SALON DE Mme DE SAINTE-AMARANTHE

Après avoir parlé de madame de Sainte-Amaranthe et de sa fille, il faut donner quelques détails sur ces deux femmes d'autant plus intéressantes à bien connaître qu'on peut regarder leur maison comme le dernier refuge de ce qui s'appelait encore société en France.

Au moment de la Révolution, madame de Sainte-Amaranthe n'était plus une jeune femme, et depuis longtemps Paris connaissait et son nom et ses aventures. En voici un aperçu:

Madame de Sainte-Amaranthe était d'une bonne famille de Franche-Comté16. Élevée par une mère très-sévère qui ne s'occupait cependant pas d'elle, la jeune fille écouta un capitaine de cavalerie, jeune, beau et riche, fut enlevée ou quelque chose de semblable, et Paris vit arriver bientôt M. et madame de Sainte-Amaranthe, dans tout le premier bonheur d'une lune de miel qui ne devait même pas fournir tous ses quartiers… M. de Sainte-Amaranthe était joueur, passablement mauvais sujet, et il s'ennuya bientôt d'une femme, artiste par l'âme, et qui sentait vivement tout ce qui s'offrait à elle avec une apparence de supériorité. La pauvre enfant avait cru voir de cette manière, dans l'atmosphère qui entourait le bel officier de cavalerie; mais l'illusion fut courte et le réveil prompt. Avec la même sincérité qu'elle avait révélé le secret de son amour, elle laissa voir son désenchantement. Le mari trouva mauvais de n'être plus aimé; il s'éloigna. Il était riche17; mais comme il le savait et n'avait aucun jugement, ce fut bientôt comme s'il ne l'était pas, et un jour il se trouva ruiné. Il avait des enfants; mais, avec un tel homme, les liens de famille étaient nuls. Il quitta la France et passa en Espagne, où il mourut dans la misère.

C'était une singulière personne que madame de Sainte-Amaranthe: tout en elle était étrange et difficile à expliquer. Un homme18 que je voyais journellement, et qui fut longtemps lié avec elle, m'en a si souvent parlé, que je la connais comme si moi-même j'avais fait partie de sa société intime. Cet homme racontait à ravir et peignait, surtout en parlant des gens qu'il voulait faire connaître, et les couleurs avec lesquelles il coloriait le portrait d'une femme autrefois bien-aimée avaient une teinte encore plus vive et plus naturelle.

Il est généralement reçu que madame de Sainte-Amaranthe était fort belle; ceux qui le disent ne la connaissaient pas. Elle était aussi bizarre au physique qu'au moral. Elle se levait avec un visage, une heure après elle en avait un autre: ce visage mobile, ou plutôt cette physionomie était aux ordres d'un sentiment ou d'un effet produit au hasard, ce qui rendait la chose encore plus surprenante. Sa tête était mauvaise et sans aucun raisonnement; mais son âme était noble et grande, son cœur excellent; et, à côté de mille défauts, il y avait en elle une foule de qualités qui les éclipsaient, pour ne montrer après tout qu'une femme qu'on pouvait peut-être blâmer, mais qu'il fallait aimer en même temps, et aimer avec dévouement.

Son esprit n'a jamais été constaté d'une façon positive, mais cela était indifférent; elle savait en faire trouver aux autres. C'est déjà un grand esprit que celui-là. Sa physionomie était vive, animée, flexible sous chaque impression qui la venait toucher. David, qui voulut la peindre plusieurs fois, ne put jamais y parvenir.

– Si je le pouvais en une heure! disait-il… mais l'heure d'ensuite ce n'est plus la même femme.

– Cela est si vrai, disait Sainte-Foix, que je l'ai vue quelquefois n'avoir que trente ans, vingt-cinq ans le matin, et le soir en avoir quarante. – Une telle mobilité ne se conçoit pas.

Après la mort de son mari, restant sans une fortune suffisante pour habiter Paris, elle écouta les vœux du prince de Conti. Ce fut ce qui la perdit dans le monde; l'éclat de cette liaison lui fit un tort qu'elle ne put ensuite réparer; et pourtant elle était bien plus estimable peut-être que beaucoup de femmes qui ne daignaient pas lui rendre son salut… Elle avait une fille qu'elle idolâtrait et qui était un ange de beauté et de bonté. Je ne sais si on connaît ce trait d'elle à l'âge de neuf ans: – Un pauvre ouvrier était sans ouvrage dans ce terrible hiver de 83 à 84, et mourait de froid et de faim dans un grenier, à côté de sa femme et de ses enfants. La petite Émilie apprend le fait. Sa mère était absente, et pour quelques jours l'avait confiée à une vieille parente avare qui n'aurait pas donné une obole, et l'enfant n'avait rien… Je me trompe…; elle avait un trésor, les plus beaux cheveux blond-cendré qu'on pût voir; elle l'avait entendu dire fort souvent. Elle fut chez un coiffeur, les lui vendit pour quelques écus, et fut aussitôt porter la joie dans la mansarde où la mort allait entrer sans elle… Ce trait peint à lui seul toute l'âme d'une femme. Une telle âme ne s'altère jamais.

 

Émilie était adorée de sa mère, et l'adorait aussi… C'était pour elle que, tout en sachant fort bien qu'elle était sa maîtresse et s'appartenait en propre, madame de Sainte-Amaranthe ne faisait usage de sa liberté que d'une manière convenable, à cause de sa fille. À la vérité, son salon était étrangement composé. On y voyait de toutes les classes de la société: diplomates, ecclésiastiques, militaires, noblesse d'épée, noblesse de robe… enfin son salon était une galerie où chacun passait, où beaucoup revenaient, parce qu'on s'y trouvait bien; et si le préjugé du monde, cette loi tyrannique, n'avait retenu beaucoup de femmes, elles y auraient été également. On jouait très-gros jeu chez madame de Sainte-Amaranthe: toutefois cette partie de l'amusement de sa maison qu'on a depuis blâmée avec tant d'acharnement, était alors une chose assez commune que la fortune et le nom pouvaient faire excuser19, mais qui était blâmée dans une femme qui n'avait ni l'une ni l'autre.

Quoi qu'il ait été dit de madame de Sainte-Amaranthe et de madame de Sartines, je crois qu'il faut revenir sur le jugement que le monde avait porté sur elles. Des femmes qui inspirent de l'amour, cela se voit chaque jour en France, et l'on voit aussi que cela ne dure pas. Mais des amitiés saintes et prolongées, qui survivent au temps et à l'absence, voilà ce qui fait l'éloge d'une âme de femme, et madame de Sainte-Amaranthe avait de ces amis-là.

Pour blâmer une femme avec rigueur, il faut bien connaître sa vie… l'origine de ses fautes… leur motif… Madame de Staël disait:

– Je pardonne, parce que je comprends.

Et c'était en vieillissant qu'elle disait cela; parce qu'en effet, en vieillissant, elle apprenait à connaître la valeur des jugements du monde, et surtout leur vérité.

Au moment où la Révolution commença, en 1789, la maison de madame de Sainte-Amaranthe avait reçu un nouvel ornement: c'était sa fille Émilie. La mère était charmante dans sa vivacité, son mouvement, et cette sorte d'inconstance même dans sa personne comme dans sa pensée; elle était attrayante et plaisait plus généralement que sa fille: mais Émilie plaisait plus fortement. Que de passions profondes cette jeune fille inspira aussitôt qu'elle parut dans le monde! Entourée d'une foule admiratrice, elle fut aimée comme on aime et adore les anges…! Simple, naturelle, pensive et mélancolique, elle ne paraissait pas aimer le monde comme sa mère l'aimait… Souvent elle restait dans la partie la plus solitaire du salon, pendant qu'à l'éclat de cent bougies, autour d'une table de jeu, sa mère perdait ou gagnait des sommes énormes, occupée à une douce conversation avec Gossec, le fameux musicien, ou David, ou quelque artiste en premier renom. Jamais un mot amer ne sortit de sa bouche, et, par son rare et doux sourire, on voyait qu'elle était loin de partager cette gaieté folle qui l'entourait et qui même souvent paraissait la fatiguer.

Un mot de Gossec sur la mère et la fille peut contribuer à en donner une idée assez juste: je le trouve spirituel.

– Lorsque je vois madame de Sainte-Amaranthe, disait-il à David et à Sainte-Foix, je me sens disposé à la gaîté, je composerais une gavotte…; mais quand j'aborde Émilie, quand je vois son sourire triste et doux, son regard voilé par de si longues paupières qui semble interroger un objet inconnu… alors je me sens tout saisi de respect… il me semble que j'entends un hymne religieux.

Il paraît, d'après ce que j'ai entendu dire à M. de Sainte-Foix, M. de Narbonne et surtout le comte de Tilly20, que rien ne pouvait être comparé au regard d'Émilie de Sainte-Amaranthe: c'était le ciel ouvert que ses yeux, lorsqu'ils s'arrêtaient sur vous, en y ajoutant une grâce charmante, une angélique douceur, des traits ravissants, une tournure et une taille de nymphe; on peut facilement croire qu'elle fût, en effet, bien aimée!..

Pour en revenir à la mère, qui était l'âme de son salon, c'était surtout le soir qu'elle était adorable, à son tour… Madame de Sainte-Amaranthe était éminemment la femme des heures nocturnes: tant que le jour éclairait Paris, elle dormait ou bien se tenait si bien enfermée qu'elle ne l'apercevait pas; ce n'était qu'au moment où les bougies s'allumaient qu'elle redevenait elle-même: alors sa tête se relevait, son regard, son sourire, s'animaient; elle était gaie, contente de vivre; sa parole montait ses esprits à elle-même en même temps qu'elle agitait les autres; M. de Champcenetz, qui allait chez elle fort souvent, l'avait nommée une machine à salon… Et la grande variété qu'elle laissait voir dans ses manières avait peut-être inspiré ce mot. Elle parlait à une femme qui entrait, disait adieu à une autre qui partait, donnait un coup d'œil gracieux à un homme tandis qu'à un autre elle envoyait un regard de mépris ou de colère, elle faisait une révérence à un duc et pair, adressait un signe à un peintre, et tout cela en même temps… C'était merveille de voir comme elle tenait le sceptre de souveraine dans son salon!.. Elle y maintenait un continuel mouvement; elle aimait qu'on y parlât, mais très-haut. Elle défendait strictement les conversations à voix basse; lorsque la conversation s'établissait ainsi à voix basse, rien n'était plaisant, me racontaient les amis qui étaient toujours chez elle, comme de la voir partir de sa bergère et courir dans tous les sens, parlant à tort et à travers à ceux qui causaient à voix basse, et transformant en un instant son salon en un lieu bruyant et animé: c'était comme une fusée qui mettait le feu à un bouquet d'artifice.

Sa fille et elle ne s'entendaient sur aucun point: elles avaient souvent des discussions, mais jamais sérieuses, car elles s'aimaient tendrement et avaient même l'une pour l'autre une adoration entière et profonde; leurs caractères étaient différents comme leur genre de beauté: l'une était jolie, l'autre belle, et toutes deux plaisaient.

Tous les hommes ayant un nom, une fortune, une position dans le monde, se faisaient présenter chez madame de Sainte-Amaranthe. Les étrangers de distinction, tout ce qui arrivait à Paris allait chez elle. M. de Bourgoing, notre ministre en Espagne, vint chez madame de Sainte-Amaranthe, dans un voyage qu'il fit de Madrid à Paris; il ne connaissait encore ni la mère ni la fille. La mère, ce jour-là, était dans une de ces journées radieuses dans lesquelles elle paraissait à peine vingt ans. Il crut que madame de Sainte-Amaranthe n'était pas encore sortie de son appartement, et lui parla à elle-même comme si elle eût été sa fille… Les deux femmes rirent beaucoup… et madame de Sartines passant un bras autour de la taille de sa mère…: Vous avez raison, monsieur, dit-elle à M. de Bourgoing; en effet, c'est une sœur pour moi…!

Et riant toujours elle embrassait sa mère, et toutes deux avaient l'air de deux jeunes filles.

Le comte Louis de Narbonne, M. de Vaudreuil, M. de Condorcet, M. de Sainte-Foix, le marquis de La Vaupalière, le marquis de Ximénès, M. de Champcenetz, M. de Jaucourt (Clair de Lune), le comte de Tilly, le prince de Larency, le prince de Rohan, l'abbé Delille, et encore des poëtes, des peintres, des sculpteurs, des artistes, tout cela formait le fond de la société de madame de Sainte-Amaranthe avant 92. Mais lorsque la tempête gronda, le salon changea d'habitants, excepté pourtant les artistes, qui furent fidèles jusqu'au jour où le tocsin sinistre tinta aussi pour eux, et les artistes seuls demeurèrent fidèles; et cette maison, jadis si brillante, devint presque silencieuse.

Mais les revers devinrent plus répétés à mesure que la Révolution marchait dans la voie. La fortune de madame de Sainte-Amaranthe, qui n'était que fort éphémère, et reposant en grande partie sur l'état lui-même qu'elle tenait, disparut entièrement en 1792. Ce fut alors cependant qu'Émilie se maria et épousa le jeune monsieur de Sartines, fils de l'ancien ministre et maître des requêtes.

Pour remplacer ce qu'elles avaient perdu, et peut-être aussi pour avoir un état apparent qui détournât l'attention des yeux de tigre des hommes du pouvoir, madame de Sainte-Amaranthe et sa fille devinrent maîtresses de pension, non pas d'une maison d'éducation, mais d'une table d'hôte enfin. Cette mesure donnait à la mère une illusion de fortune et de maison, et puis la mettait, du moins elle le croyait, à l'abri des persécutions du moment. Une autre femme aurait vécu dans la solitude; elle ne le pouvait pas… l'infortunée le paya cher!..

Tout ce qui avait échappé à l'exil, à la prison, à la fuite, à la mort, venait alors chez madame de Sainte-Amaranthe. Ce fut vers cette époque que M. de Sartines, jeune maître des requêtes, et fils de l'ancien lieutenant de police et ministre de la Marine, devint épris d'Émilie; il la demanda pour femme. Il l'avait admirée chez sa mère lorsque son air doux et mélancolique contrastait avec le mouvement de cette maison si bruyante; maintenant il la retrouvait plus belle encore de la résignation d'une existence brillante et perdue. Continuellement en crainte, et presque toujours en deuil d'amis morts sur l'échafaud permanent, Émilie semblait un ange pleurant sur des tombeaux; M. de Sartines se proposa… Madame de Sainte-Amaranthe, redoutant continuellement un malheur, n'hésita pas un moment. Émilie, interrogée seulement pour la forme, ne répondit que par le silence; on le prit pour un consentement, et elle devint la femme de M. de Sartines.

Les hommes d'alors étaient odieux à madame de Sainte-Amaranthe: elle leur préférait toute autre société; mais celle qu'elle avait toujours le plus aimée, au reste, lui était toujours restée fidèle. Les artistes étaient reconnaissants de ce qu'elle avait été pour eux dans le temps de sa prospérité; ils ont de nobles cœurs! J'ai pu admirer moi-même à quel degré les artistes supérieurs portent la reconnaissance; madame de Sainte-Amaranthe l'éprouva comme moi.

Mais elle était triste, et leur talent n'était plus invoqué.

– Lorsque j'entends chanter, les larmes me viennent aux yeux, disait-elle…

Parmi les artistes qui allaient chez elle dans les premières années de la Révolution, un surtout s'était fait distinguer parmi tous les autres: il n'avait que vingt-deux ans, il était parfaitement beau; sa voix avait un charme qui ravissait, et son jeu annonçait qu'il surpasserait et ferait oublier Clairval et Michu21; quant à sa naissance et à sa position sociale, elles étaient toutes deux de nature à le faire accueillir partout, et surtout dans la maison de mesdames de Sainte-Amaranthe. La mère l'avait reçu avec cette grâce qu'elle mettait toujours à recevoir les hommes remarquables ou qui annonçaient du talent, et, certes, les essais de celui-là étaient de nature à faire prévoir ce qu'il serait un jour. Reconnaissant de la bienveillance qu'on lui montrait, le jeune homme vint d'abord pour le témoigner, ensuite un sentiment plus profond l'attira dans cette maison; un seul mot l'expliquera: mademoiselle de Sainte-Amaranthe n'était pas mariée alors.

 

C'est une figure si suave et si belle que celle de madame de Sartines, que je ne puis me résoudre à parler d'elle sous un rapport qui pourrait ternir l'auréole qui entoure son céleste visage. Je veux donc faire comprendre que le sentiment qui unissait à elle le jeune et bel artiste était aussi pur que l'âme de celle qui éprouvait pour lui un sentiment aussi profond qu'il était tendre. Mais ni l'un ni l'autre n'avait parlé; les yeux d'Émilie, même, étaient demeurés muets devant un bonheur que devait suivre un remords. Tant qu'elle fut libre, elle garda le silence, bien certaine que sa mère n'aurait jamais consenti à ce mariage; et lorsqu'elle fut mariée, elle était encore plus empêchée, car alors le devoir de la femme lui commandait de fuir l'adultère.

Cet amour chaste et pur comme celui des anges fut donc presque ignoré; car on ne pouvait que le présumer à une émotion plus vive ressentie en entendant prononcer un nom. Oh! de telles affections sont grandes et saintes! et peut-être donnent-elles au cœur plus de joies divines qu'un sentiment sanctionné par la voix de tous. Les mystères de l'âme ont un charme inconnu à ceux qui n'ont pas aimé pour le bonheur seul d'aimer, et dont l'égoïsme du cœur se tait devant la puissance de cet amour silencieux, heureux de dire: Je l'aime!.. et non: Je suis aimé!

L'artiste déjà célèbre dont je parle venait habituellement chez madame de Sainte-Amaranthe; il avait deviné le chagrin de la mère et de la fille au moment où leur maison avait cessé d'être ce qu'elle était, et voulait leur apporter à toutes deux une consolation que leur cœur comprit… Ce fut alors que les Girondins, reconnaissant tout le charme de la maison de madame Sainte-Amaranthe, y vinrent en foule pour y jouir de cette douce causerie et des entretiens élevés qu'on y trouvait. Cette Gironde, dans laquelle étaient les esprits les plus remarquables de l'assemblée, partageait son temps entre ses devoirs parlementaires, madame Roland et madame de Sainte-Amaranthe; insensiblement les hommes mal pensants s'éloignèrent d'eux-mêmes, et les artistes et les Girondins demeurèrent, avec quelques anciens et nobles amis qui avaient échappé au couteau révolutionnaire, les seuls commensaux de la maison de madame de Sainte-Amaranthe… le génie sous toutes les formes y ralluma de nouveau son flambeau.

Cependant tous les artistes n'étaient pas demeurés chez madame de Sainte-Amaranthe; quelques-uns en avaient été éloignés par elle-même: de ce nombre était David.

– Pour vous-même, lui avait-elle dit, il y a ici trop de gens qui vous blâment.

– J'ai fait mon devoir, répondit David.

– Ne me parlez pas ainsi, voyez-vous! Votre devoir!.. tenez, laissez-moi! n'insistez pas sur la continuation de nos relations, elles ne nous conviendraient plus.

Madame de Sainte-Amaranthe voulait parler non-seulement de la mort du Roi et du vote de David22, mais des deux tableaux qu'il avait faits depuis ce moment, l'un pour Lepelletier de Saint-Fargeau, l'autre pour Marat.

Lorsque le procès du Roi fut terminé et qu'on dut procéder aux votes, plusieurs membres de la Convention reçurent des avis pour ne pas voter, et cela avec menaces; Lepelletier reçut deux lettres, dont l'une était anonyme, et l'autre signée du nom d'un garde-du-corps du Roi appelé Paris. Dédaignant les avertissements donnés, Lepelletier vota la mort… Le lendemain, se trouvant chez Février, restaurateur au Palais-Royal, il y rencontra Paris.

– Je t'avais averti, lui dit ce dernier, en lui plongeant un couteau dans le cœur!..

Lepelletier tomba mort.

David fit un tableau sur cet événement; il aimait Lepelletier, et voulut consacrer ce qu'il appelait son martyre. Il fit un grand tableau représentant Lepelletier étendu sur son lit mortuaire; au-dessus de sa tête, on voyait un sabre suspendu par un cheveu et traversant un papier sur lequel est écrit:

Je vote pour la mort du tyran.

En haut du portrait est placée l'inscription suivante,

L'an 1793, 2e de la République,
À Michel Lepelletier,
Assassiné pour avoir voté la mort du tyran,
L. – J. David, son collègue

Quelques mois après, la France gémissait sous la plus épouvantable faction que les troubles politiques aient jamais fait éclore. Quelques victimes crièrent au secours; leur cri de détresse fut entendu par une noble femme. Elle apprit en même temps que Marat avait dit:

– Le mal du système actuel, c'est qu'il est trop doux. Il faut que le sang coule… non par gouttes, mais à TORRENTS.

– Voilà celui que je dois frapper, se dit-elle!

Et Charlotte Corday arrive à Paris le 12 juillet 1793. Le lendemain, Marat n'existait plus, et nos fers étaient rivés encore plus fortement, car les décemvirs qui décimaient la France vengèrent sa mort sur des innocents. À l'occasion de la mort de Marat, il vint une députation conduite par Guirault, qui s'écria en entrant dans la Convention:

– Où es-tu, David? tu as transmis à la postérité l'image de Lepelletier mourant pour la patrie… Il te reste encore un tableau à faire!..

– Je le ferai! s'écrie à son tour David d'une voix tremblante d'émotion…

Et ces deux hommes s'embrassent en pleurant!.. Ils auraient pu faire croire, en vérité, si l'histoire n'avait pas été LÀ, que Marat était le premier citoyen de la France!..

Il fit donc ce tableau dont j'ai vu l'esquisse23, et le fit effrayant de vérité. Le monstre est mourant dans sa baignoire, pâle, livide, coiffé d'un mouchoir!.. il était hideux.

Cette volonté de faire servir son talent à représenter, à perpétuer le souvenir des horreurs de l'époque, paraissait coupable plus que tout le reste à madame de Sainte-Amaranthe: elle le témoigna à David; quant à Émilie, cet homme lui avait toujours été odieux. Le jour où il revint chez sa mère, elle tressaillit en le voyant; David s'aperçut de ce mouvement… – Vous devriez venir voir mon dernier ouvrage, dit-il à madame de Sartines, en s'approchant d'elle… il est assez héroïque pour plaire à une femme comme vous!.. Voulez-vous le voir?..

Émilie demanda en frémissant quel était le sujet?

– Il est touchant, répondit David.

Et il lui raconta qu'un jeune enfant âgé de douze ans, Joseph Barra, natif du village de Palaiseau, appartenant à une pauvre famille, s'engagea comme tambour afin de soulager sa pauvre mère… il partit pour la sanglante guerre de la Vendée… Un jour, il fut entouré par les troupes vendéennes.

– Rends-toi, lui dit-on, et crie vive Louis XVII! – Vive la République! s'écrie l'héroïque enfant, tandis que vingt baïonnettes étaient croisées sur sa poitrine… Au même instant il tomba mort… Cependant il eut le temps de presser sur son cœur sa cocarde tricolore.

C'était ce moment que David avait représenté. Émilie le remercia, en lui promettant d'aller visiter son atelier lorsqu'il aurait des sujets plus gais: car, ajouta-t-elle en souriant, nous n'avons sous les yeux que de tristes images; pourquoi les multiplier encore?

David sortit de cette maison avec un sentiment pénible: on l'avait presque humilié… Il n'était pas aussi méchant qu'on le dépeint sans doute; cependant il l'était assez pour effrayer ceux qu'il pouvait vouloir perdre… Ce n'était pas son intention de nuire aux dames de Sainte-Amaranthe; mais, sans le vouloir, il parla d'elles dans un sens malveillant. Saint-Just et Robespierre le questionnèrent: il raconta l'intérieur de cette maison, l'accueil fait toujours de préférence aux nobles et aux gens d'autrefois, et tout récemment à la Gironde tout entière.

– J'y ai dîné, leur dit-il, avec Guadet, Gensonné, Boyer-Fonfrède, Valazé, et cinq ou six autres.

Robespierre fronça le sourcil… Dès ce moment, la maison de madame de Sainte-Amaranthe fut entourée d'une triple surveillance.

La Gironde mourut… En perdant ses nouveaux amis, madame de Sainte-Amaranthe fut désespérée!.. l'inertie de la nation lui parut criminelle.

– Oh! que n'avons-nous encore des Charlotte Corday! s'écriait-elle.

Un jour, David revint chez elle.

– Je viens vous avertir, comme ami, lui dit-il. Prenez garde aux hommes que vous recevez: Robespierre m'a chargé de vous parler de cela.

– Eh! grand Dieu! demanda madame de Sainte-Amaranthe, comment des personnes aussi obscures que nous le sommes peuvent-elles marquer devant le chef du pouvoir?.. Je ne vois que peu de monde, j'en verrai encore moins.

On allait peu au spectacle; les théâtres étaient devenus des lieux indignes de recevoir une femme qui se respectait encore… Émilie était un jour à l'Opéra-Comique: heureuse d'oublier un moment ses douleurs, la charmante créature était belle comme une de ces péris radieuses que nous offrent nos rêves.

– Quelle belle personne, dit Robespierre à Saint-Just…

– C'est mademoiselle de Sainte-Amaranthe.

– En vérité! je ne l'aurais pas reconnue… elle est ravissante!..

– Oui, elle est belle, répondit d'un ton sombre le farouche ami de Maximilien…; mais elle et sa mère sont traîtres à la République.

Robespierre leva les épaules.

– Tu ne veux pas le croire? eh bien! mets auprès d'elle un ou deux espions, et tu verras.

– Ce que je veux bien voir, je n'en charge que moi, dit Maximilien…; j'irai chez madame de Sainte-Amaranthe.

En effet, il y vint avec saint-Just, Legendre, Barrère, et plusieurs autres…; ils crurent que la maison de madame de Sainte-Amaranthe était une succursale de Coblentz, où ils allaient trouver un foyer de conspiration; mais la maison était une sorte de bazar où chacun entrait et sortait sans laisser de trace. Il fallait étudier cet intérieur…: ce fut en effet Robespierre qui s'en chargea.

C'est alors qu'il devint amoureux d'Émilie… Il était d'abord venu dans des intentions sinistres; mais, attaché par cette amabilité enchanteresse de la mère, ébloui, touché des grâces et de la beauté de madame de Sartines, il résolut, avant tout, d'exercer sur elle un autre empire que celui de la terreur.

16Madame de Sainte-Amaranthe était en son nom Saint-Simon d'Arpajon. Elle est née à Besançon; sa famille n'était pas riche, mais noble.
17Son père était receveur-général des finances, et fort riche.
18M. de Sainte-Foix; il avait été fort aimé de madame de Sainte-Amaranthe, et depuis son ami intime.
19Nous l'avons vu chez la duchesse de Luynes.
20Celui qu'on appelait le beau Tilly; il était page de la Reine… alla se marier si étrangement en Amérique, qu'il divorça le lendemain de ses noces, et finit par se tuer d'un coup de pistolet.
21Clairval et Michu avaient été les talents les plus remarquables de l'Opéra-Comique, c'est-à-dire la comédie italienne.
22Jean-Louis David, né à Paris en 1748. Il était fils d'un marchand de fer167. On appelle, comme on sait, marchands de fer, ceux qui vendent du crin, de la laine, de la plume, tout ce qui tient à ce qu'on désigne sous le nom de literie., qui mourut dans un duel, mort assez rare à cette époque pour un homme de sa classe. David fit de bonnes études aux Quatre-Nations, et fut élevé pour être architecte. Il n'aimait pas cette profession, et ce fut un jour qu'allant voir Boucher, il sentit une telle vocation pour la peinture, qu'il obtint enfin de sa mère de suivre les cours de la peinture d'histoire. Il suivit les cours de Vien, et obtint bientôt le prix. Grâce à la généreuse bonté de mademoiselle Guimard, il obtint le grand prix, partit pour Rome avec Vien, et là il étudia et devint ce que nous l'avons vu ici. Son dessin était beau, mais ses incorrections, son mauvais goût, son mauvais coloris, lui enlevaient la place du premier peintre de l'époque.
167On appelle, comme on sait, marchands de fer, ceux qui vendent du crin, de la laine, de la plume, tout ce qui tient à ce qu'on désigne sous le nom de literie.
23Elle était à Versailles chez M. de Bonnecarèce, qui l'avait eu de David lui-même, dont il était l'ami.