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Histoire des salons de Paris. Tome 2

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– Voyez qu'elle est douce et bonne! comme elle est jolie! comme elle a de beaux cheveux!

J'ai montré comment l'existence qu'on avait alors, comment cette manière de vivre rendait la société sociable. Il y avait une habitude de relation toute gracieuse, que l'envie, la sottise, ne venaient pas troubler. Un homme allait tous les jours chez une femme dont l'esprit lui plaisait, sans que pour cela la médisance, ou plutôt la calomnie, s'exerçât sur eux lorsqu'ils ne songeaient pas l'un à l'autre… Les idées étaient moins étroites; il y avait une pudeur qui arrêtait le reproche à cet égard, et la vie devenait douce et facile; on se voyait, on se revoyait; les relations devenaient intimes sans être criminelles. C'est ainsi que j'ai encore vu la société de ma mère, et que j'ai cherché à former la mienne lorsque je me suis mariée.

Je voyais autre chose, d'ailleurs, dans cette sorte d'association de la haute classe entre elle. À force d'en parler à Napoléon, il l'avait compris; et, dans les années de l'empire, il me parla souvent, de lui-même, de ce que les femmes pouvaient exercer d'influence sur la société généralement… Son génie avait à l'instant compris la portée immense que peut avoir une société active et puissante, unie d'abord par des intérêts de plaisirs, mais qui sont eux-mêmes un mobile de nécessité, et qui ensuite devient un lien impossible à rompre par tous les fils dont il se compose. Hélas! maintenant tout est brisé, rompu, et une stérile tradition est tout ce qui nous reste!

Je parlerai plus tard des différents salons des princes, où madame de Genlis marquait d'une manière très-supérieure et très-influente. Je vais seulement raconter maintenant comment elle quitta son logement du cul-de-sac Saint-Dominique et l'hôtel de Puisieux pour aller habiter le Palais-Royal.

Je ne ferai aucune remarque sur cette séparation d'avec madame de Puisieux, cette femme qui avait été pour madame de Genlis une seconde mère. Ceci n'est pas de mon sujet; je dirai seulement que les démarches furent faites pour obtenir une place de dame pour accompagner chez madame la duchesse de Chartres, parce que madame de Genlis ne voulait pas être à Versailles… Pour quelle raison, je l'ignore… Ce n'était pas à cause de la légèreté de la jeune cour, je suppose! M. le duc de Chartres rendait facile sur ces sortes de difficultés… on fit un mystère à madame de Puisieux des démarches faites… M. de Genlis voulut avoir aussi une place, on la lui accorda également; il fut nommé capitaine des gardes de M. le duc de Chartres, et l'heureux ménage quitta une amie, une société libre, indépendante, une bienfaitrice, de vrais plaisirs enfin, pour aller demander du bonheur à cette société de cour, qui ne donne jamais, en paiement de tous les biens qu'on lui porte, que malheur et souffrance; madame de Genlis le comprit avant de le savoir80 par un triste pressentiment.

Quelque temps avant l'entrée de madame de Genlis au Palais-Royal, il lui arriva une manière d'aventure qui donne parfaitement l'idée de ce qu'était alors la bonne compagnie aimable.

Madame de Genlis avait auprès d'elle un abbé italien, qui lui faisait lire le Dante et le Tasse et qui lui apprenait toutes les beautés de sa langue; cet homme fut pris tout-à-coup d'une attaque de choléra-morbus; on envoya chercher le premier médecin venu; cet homme lui donne de la thériaque. Madame de Genlis était absente; en rentrant on lui dit le fait de la thériaque: elle avait lu Tissot, à ce qu'elle nous apprend, ce qui fait qu'elle était dans la classe de ces personnes qui faisaient dire à Corvisard qu'il vaudrait mieux pour l'humanité qu'il n'y eût pas de médecins, s'il n'y avait pas de bonnes femmes; quoi qu'il en soit, elle avait lu dans Tissot que la thériaque était mortelle en pareille circonstance. C'est un coup de pistolet tiré dans la tête, dit Tissot… Il disait vrai, à ce qu'il paraît: car le pauvre abbé mourut dans des tortures affreuses deux heures après. Il était onze heures du soir; madame de Genlis effrayée, quoiqu'elle prétendît être esprit-fort81, déclara qu'elle ne voulait pas coucher dans la même maison que ce mort, qui faisait peur à voir… M. de Genlis fit mettre ses chevaux, et madame de Genlis alla demander l'hospitalité à M. et madame de Balincourt82: on la reçut à merveille, et M. de Balincourt lui donna sa chambre: elle était endormie depuis quelques minutes, lorsqu'elle est réveillée par la voix joyeuse de M. de Balincourt, qui chantait dans la chambre de son hôtesse tout en se cognant les jambes contre les meubles:

 
Dans mon alcôve,
Je m'arracherai les cheveux83
Je sens que je deviendrai chauve,
Si je n'obtiens ce que je veux
Dans mon alcôve.
 

Madame de Genlis, tout-à-fait réveillée par cet impromptu jovial, se mit sur son séant, et après avoir pensé quelques instants, répondit:

 
Dans votre alcôve
Modérez l'ardeur de vos feux;
Car, enfin, pour devenir chauve,
Il faudrait avoir des cheveux
Dans votre alcôve.
 

Pour comprendre cette réponse il faut savoir que M. de Balincourt avait très-peu de cheveux… on éclata de rire, on apporta des lumières; aussitôt deux charmantes femmes, madame de Balincourt et madame de Ranché, sœur de M. de Balincourt, sautèrent sur le lit, firent et dirent mille folies, jusqu'à trois heures du matin. Alors M. de Balincourt s'en alla un moment, et reparut ensuite avec un bonnet de coton, une veste de basin blanc, et portant une immense corbeille remplie de pâtisseries parfaites, ainsi qu'un plateau chargé de confitures sèches et de fruits glacés…

– Allons! s'écria M. de Balincourt, il faut faire réveillon! et aussitôt les voilà entourant le lit et faisant et disant mille folies… le réveillon dura jusqu'à une heure du matin… à la fin on laissa dormir la pélerine jusqu'à midi; à midi, de nouvelles folies de M de Balincourt réveillèrent madame de Genlis. Son mari, lorsqu'il vint pour la reprendre, fut obligé de rester à l'hôtel de Balincourt, et pendant cinq ou six jours ils menèrent tous la plus folle comme la plus heureuse des vies. C'était une partie sur l'eau, une course à la campagne… à la halle!… on jouait des proverbes… on riait… on s'amusait surtout, et on était heureux…

SALON
DE
M. LE MARQUIS DE CONDORCET

La société était changée complétement dans ses usages et ses manières, et nulle gradation, aucune transition préparatoire ne nous avaient amenés où nous nous trouvions à l'époque où nous sommes parvenus dans ce livre. Le mouvement révolutionnaire avait communiqué une force ascendante à tous les esprits qui les contraignait à suivre une voie dans laquelle ils se trouvaient d'abord gênés, puis tellement à l'aise qu'il était bien difficile à une maîtresse de maison d'imposer à son salon une règle de manières toujours suivie. Les débats politiques étaient d'autant plus fréquents que l'amour de la liberté était vrai dans beaucoup de cœurs. Chez un peuple libre les débats n'ont aucun terme, il faut même dire que la liberté n'existe que par eux; le silence annonce l'anéantissement: de la discussion jaillit la lumière. À l'époque où vivait encore l'homme dont je vais raconter la vie, il y avait autour de lui une foule de rares talents qui, jaloux de prouver ce qu'ils pouvaient pour la patrie, dévoilaient leur opinion dans des discussions animées où l'on retrouvait encore l'excellent ton du temps précédent, mais le regret de ne l'y pas maintenir; cependant, chaque jour, ce regret s'effaçait pour faire place aux éclats bruyants, à une parole retentissante, et la dispute enfin remplaçait la discussion. Les querelles devenaient fréquentes, les duels se multipliaient. On ne parlait que de la rencontre de MM. le vicomte de Noailles et de Barnave; de celle de Barnave et de Cazalès, de M. de Pontécoulant et de M. D… et d'une foule de duels importants qui étaient eux-mêmes des sujets de nouvelles disputes sans terminer la querelle qu'ils semblaient servir.

 

Barnave, dont le beau talent oratoire devait être autrement accompagné que par une humeur querelleuse et fâcheuse, avait une grande bravoure, non pas celle qui convient au tribun du peuple, qui doit être calme, raisonnée, et seulement active devant le danger de la patrie, ainsi que fit Cicéron lorsque Catilina menaça Rome. Barnave était impressionnable et d'une humeur inquiète qui le faisait courir après un succès de tribune, non pas dans le but d'obtenir la remise d'un impôt ou le retrait d'une loi fâcheuse, mais pour que son nom fût prononcé. Il avait apporté à l'assemblée une renommée de bravoure et la voulait soutenir. Aussi dans son duel avec Cazalès, il le blessa d'un coup de pistolet, tandis que la générosité aurait peut-être voulu qu'il eût tiré en l'air.

Toutes ces querelles intérieures ajoutaient au trouble que faisait naître le malheur public; mais personne ne comprenait mieux le mal que les affaires politiques recevaient de cette agitation, que le marquis de Condorcet.

Ami de Turgot et de Malesherbes, les deux hommes les plus vertueux de leur temps, disciple aimé de d'Alembert, estimé de Voltaire, qui entretenait avec lui une correspondance suivie, le marquis de Condorcet méritait cette estime universelle et cette renommée dont il jouissait par un caractère noble et ferme, des opinions arrêtées, une indépendance courageuse, et surtout par des sentiments d'humanité et de justice que la véritable philosophie inspire et qu'il pratiquait avec les vertus de chaque jour de l'homme de bien.

C'est ainsi, du moins, qu'il était avant la Révolution: mais aussitôt que la cloche révolutionnaire eut tinté, il trompa l'espoir que ses amis avaient mis en sa haute nature; les doctrines les plus fortes furent exaltées par lui. Doué de qualités supérieures, il ne les employa que pour le mal, et fait pour créer il ne sut que détruire.

Sa femme, Sophie de Grouchy (sœur du maréchal), était l'une des plus belles personnes de son temps. Douée, comme son mari, de qualités précieuses, elle n'en fit comme lui qu'un funeste usage; spirituelle comme l'une des femmes les plus aimables du siècle de Louis XIV, instruite comme l'une des plus remarquables de celui qui le suivit, madame de Condorcet employa le pouvoir que lui donnaient ses talents et sa beauté, non-seulement sur son mari, mais sur tout ce qui venait dans son salon, pour opérer le terrible mouvement subversif de toutes choses, ce mouvement enfin qui devait dans sa violente rapidité emporter à la fois et ceux qu'il frappait et ceux qui l'opéraient.

Le marquis de Condorcet84 était un de ces hommes dont l'influence comme homme du monde est d'autant plus à redouter, qu'on leur sait gré dans la société de s'y montrer comme prenant part à ses plaisirs et à ses habitudes. M. de Condorcet n'est cependant pas au premier rang comme penseur profond, ni comme écrivain… surtout à une époque où ils étaient l'un et l'autre si nombreux!.. Mais son esprit était élevé et vindicatif; il avait surtout une verve et une volonté de faire pour arriver au bien qui faisait prendre à cet esprit tous les genres de composition qu'il lui plaisait de choisir; mais son ouvrage le plus remarquable est le dernier qu'il écrivit pendant le temps de sa proscription et qui parut deux ans après, intitulé: Esquisse du progrès de l'esprit humain. C'est la perfectibilité de l'homme, mais illimitée et considérée dans l'espèce et dans l'individu… C'est un système peut-être plus effrayant pour l'homme pieux qu'il n'est admirable pour le savant. Il y a un matérialisme révoltant, je trouve, dans cette volonté de l'esprit humain de se déifier lui-même et de remplacer la divinité; car telle est la pensée de Condorcet dans ce dernier ouvrage écrit au reste sous l'influence d'une violente irritation contre la société d'alors. Les excès qui se commettaient journellement lui paraissaient monstrueux, et il regardait sans doute que ce que la société pouvait en mal elle le pouvait en bien. C'est par la toute-puissance de l'homme se régénérant, se déifiant, avec l'aide du temps, que Condorcet veut remplacer le pouvoir de la puissance éternelle. C'est pour lui l'œuvre de la civilisation, des progrès enfin de l'esprit humain; c'est là le but de la société: il y a dans cette pensée une sorte de parodie de la religion qui me révolte et m'a toujours inspiré une profonde répulsion pour les doctrines de Condorcet, et conséquemment pour ses ouvrages; mais en étudiant l'âme de cet homme, en voyant tout ce qu'il a souffert, en examinant surtout le genre de séduction qui avait été exercé sur lui par sa femme, que je considère comme plus coupable que lui des malheurs que Condorcet a certainement amenés par ses doctrines corruptrices, considérant surtout que la mort a des poids égaux pour juger ceux qu'elle a frappés, j'ai repoussé toute prévention et j'ai écrit ce que je savais sur Condorcet.

Pendant longtemps Condorcet s'appliqua surtout, comme écrivain philosophique, à prouver aux détracteurs des nouvelles doctrines que, loin d'être nuisible à la vertu, la philosophie au contraire était favorable à tous les genres de progrès de l'esprit. Peut-être se trompait-il; mais du moins la philosophie de Condorcet avait-elle un caractère tout différent du fatalisme dogmatique de Diderot et de ses sectaires et du douloureux scepticisme fataliste de Voltaire. Le système de Condorcet, opposé à ceux de Voltaire et de Diderot, n'est qu'une chimère sans doute comme le leur; mais celui-ci est au moins celui d'un cœur exalté qui rêve le bien: on voit en lui une grande sympathie pour ses semblables; c'est plutôt un esprit égaré par l'incrédulité contagieuse du siècle où il vivait qu'une âme corrompue voulant elle-même corrompre. Il se maria assez tard avec mademoiselle de Grouchy, et peut-être l'influence qu'exerça cette jeune et belle personne sur lui, au moment où il devait prendre une route pour agir activement dans les temps odieux qui le virent au premier rang des philosophes politiques, fut-elle terrible, au lieu d'être ce que devait produire la voix d'une femme jeune et belle parlant à un homme dont le pouvoir pouvait devenir immense…

La société de Condorcet, avant les moments malheureux où il se sépara des monstres qui décimaient la France, était une société choisie d'hommes de lettres et de femmes d'esprit dont l'âge et les manières étaient en rapport avec ceux de madame de Condorcet. Elle faisait elle-même les honneurs de son salon avec une grâce parfaite, que sa beauté remarquable augmentait encore. Le choix des amis de Condorcet prouve la pureté de ses intentions: c'étaient les hommes les plus honnêtes de leur époque; c'étaient M. Turgot, M. de Malesherbes, M. Suard, l'abbé Morellet, Marmontel, Helvétius, madame Helvétius, d'Alembert, l'homme le plus naïvement méchant qu'ait enfanté la secte philosophique; l'abbé Soulavie allait aussi chez Condorcet, mais je ne le cite que comme homme d'esprit; le chevalier Turgot, frère du ministre, était aussi l'un des habitués du salon de Condorcet; M. de Fongeroux, savant distingué de l'académie des Sciences, ainsi que M. de Bondaray, également de l'académie des Sciences, et le duc de Lauraguais, allaient aussi chez Condorcet. La conversation était quelquefois spirituelle et légère, mais le plus souvent abstraite et d'un sérieux qui excluait le charme de la causerie intime; ce n'était que lorsque l'abbé Morellet, Marmontel et Suard étaient chez Condorcet qu'il y avait plus de gaîté dans la conversation.

J'ai parlé, en commençant cet ouvrage, de l'influence de la société en France sur les idées et les événements politiques. C'est surtout à cette époque que, de l'intérieur des salons, les idées réformatrices s'élançaient dans le monde, germaient dans les jeunes têtes avides d'émotion, et puis ensuite éclataient, comme on l'a vu, et produisaient des effets désastreux.

Soulavie85, que je rencontrais assez souvent dans une maison de nos amis communs, racontait qu'un jour, allant chez madame de Condorcet, il y trouva M. Turgot le ministre et le chevalier Turgot, son frère, brigadier des armées du Roi, avec M. de Fongeroux, de l'Académie des Sciences… Lorsque l'abbé Soulavie entra dans le salon de Condorcet, il remarqua une profonde émotion sur le visage des personnes qui étaient dans l'appartement. Cette émotion et le style employé alors étaient une des innovations que la nouvelle philosophie introduisait dans la discussion. La haute société, le grand monde, le monde élégant, enfin, était toujours calme, et jamais le ton de la parole ne s'élevait au-dessus d'un diapason très-mesuré… Le genre déclamatoire n'était donc pas de bon goût; mais ce n'était pas ce qui arrêtait la secte dont faisaient partie tous ceux que je viens de nommer, et puis ensuite le sujet qui les occupait était en effet de nature à exaspérer un caractère plus doux encore que celui de M. Turgot.

C'était le lendemain du jour où la brochure de M. Necker avait paru; elle renfermait en effet des attaques terribles contre M. Turgot et son administration…

– Malheureuse nation! s'écriait M. Turgot; tu ne te relèveras jamais des maux que Necker te prépare!..

– Vraiment! disait Condorcet avec cette parole indécise qu'il avait toujours… Vraiment!.. Nous en serons quittes pour un second système de Law… M. de Fongeroux, qu'en pensez-vous?

M. de Fongeroux, naturellement timide, ne répondait qu'en souriant et en s'inclinant, pour montrer son approbation… Soulavie, qui entrait dans la chambre et ne savait pas de quoi il s'agissait, le demanda au chevalier Turgot. Celui-ci regarda son frère, qui, s'avançant vers Soulavie, lui prit le bras, et lui dit avec ce ton déclamatoire, quoiqu'il voulût être simple, que Diderot avait mis à la mode parmi ses partisans:

– Jeune homme que nous aimons, prends, et lis…

Il ouvre en même temps la brochure de M. Necker, au dernier chapitre de la législation des grains, et il ajoute:

– Que devons-nous attendre d'un ministre qui se passionne contre la CLASSE IMPORTANTE dans un État, pour prendre parti pour une autre, celle qui ne possède rien!.. Attendons-nous à voir se renouveler en France les scènes des Gracques.

J'aime M. Necker; mais j'avoue que peut-être M. Turgot avait-il raison dans cette circonstance.

«Presque toutes les institutions civiles, dit la brochure de M. Necker, ont été faites par les propriétaires. On est effrayé, en ouvrant le code des lois, de n'y découvrir partout que cette vérité!.. On dirait qu'un petit nombre d'hommes, après s'être partagé la terre, ont fait des lois d'union et de garantie contre LA MULTITUDE… comme ils se seraient fait des abris dans les bois pour se défendre contre LES BÊTES SAUVAGES!..»

Voilà ce qu'a écrit et publié M. Necker lors de l'insurrection des blés le 2 mai 1775. C'est prêcher la loi agraire, après tout. Elle est bien singulière aussi, cette émulation dans les deux partis philosophiques pour la réforme de la France! Je ne puis la comparer qu'à l'émulation des partis populaires de l'Assemblée Constituante, dans laquelle toutes les factions et toutes les familles révolutionnaires, réunies sous une même voûte, la faisaient retentir de motions et de cris, avec lesquels ils travaillaient à saper jusqu'en ses fondements la plus ancienne monarchie de l'Europe…

Oui, c'est M. Necker qui a fait faire l'émeute des blés le 2 mai… Sans doute l'intention était bonne, et le but était le même; et les désastres opérés dans la Révolution l'ont été en grande partie par cette même classe prolétaire que M. Necker mettait, avant tout, dans la balance de ses affections. M. Turgot ne parlait, au contraire, que de la classe possédant, mais comme industrielle et utile. Je le répète, j'aime M. Necker, que tous les miens aimaient; mais l'évidence, dans cette circonstance, est pour M. Turgot… Il faut une justice impartiale pour les temps de troubles; sinon les jugements sont impossibles.

 

– C'est M. Necker qui a dirigé l'émeute des blés, dit le chevalier Turgot en s'approchant de M. Soulavie… Il l'a fait pour perdre mon frère, ajouta-t-il avec un accent de fureur concentrée.

– Ceci est faux, par exemple.

– Mon ami! s'écria son frère, je vous ai déjà dit que vous m'affligiez en parlant ainsi!.. M. Necker peut avoir de mauvaises idées en administration; mais qu'il excite une émeute dans un moment où la monarchie montre toute sa misère86, dans la seule vue de perdre un homme innocent, voilà ce que je ne puis consentir à entendre proclamer par quelqu'un de ma famille!..

Le chevalier Turgot regarda son frère avec un sentiment indéfinissable de tendresse et de reproche; puis se tournant, vers Soulavie:

– Je suis fâché, lui dit-il, de ne pas être de l'avis de mon frère; mais j'avoue que je ne le puis… C'est M. Necker qui a fait faire l'émeute pour les blés, répéta-t-il avec plus de force… d'abord à Dijon le 20 avril, et puis à Paris le 2 mai suivant… Mais ayez de la prudence; car M. Necker est moins généreux que mon frère, qui refusa de signer la détention du Genevois à la Bastille, et il expédia des lettres de cachet contre ses ennemis, même contre M. le duc de Lauraguais, qui défend, dans ses écrits, ses propriétés contre les attentats de M. Necker.

Et en parlant ainsi, M. le chevalier Turgot avait les yeux enflammés et la voix tremblante; tandis que M. de Condorcet, avec le sourire du calme et de la réflexion, approuvait ce que disait son ami; et d'Alembert, avec sa petite figure de singe, semblait se railler de tout ce qu'il entendait…

Ce fut à cette époque que notre langage subit un changement très-marqué; ce fut cette même querelle de M. Necker et de M. Turgot qui donna jour à ce changement: d'abord dans la brochure de M. Necker, écrite dans un ton sentimental, qui existe au reste dans tous les écrits de M. Necker, il parle de la hausse ou de la baisse d'un boisseau de blé avec la même expression qu'il mettait à nous dire qu'il avait remarqué l'absence d'un ami bien aimé… M. Turgot et son frère portaient au même degré ce ton sentimental; M. Turgot, le brigadier des armées du Roi, incrédule en fait d'opinions religieuses, comme l'étaient son frère et M. de Malesherbes, ennemi déclaré des folies et des dissipations de la Cour. Ligués tous deux avec Condorcet et toute cette société savante qu'il réunissait chez lui, ils firent un grand mal à la royauté; en voulant frapper M. Necker, ils frappèrent sur le pouvoir, car ils étaient inhérents l'un à l'autre. Condorcet, par sa naissance et ses relations, était tout à la fois homme du grand monde et homme de science; il pouvait faire beaucoup de mal, et il en fit. Madame de Staël, alors ambassadrice de Suède à Paris, avait aussi son influence; on voit dans son admirable livre des Considérations sur la Révolution française tout le mal que cette faction philosophique de Condorcet et de Turgot a fait à son père.

Et, en effet, on comprend comment leur concours dans une même opération, leur émulation, la haine qui en résulta, leur activité pour arriver mieux et plus vite, tous ces sentiments animaient ces deux hommes; mais l'amour de la patrie était nul chez l'un, puisque ce pays n'était pas le sien, et chez l'autre il était presque annulé par la haine qu'il ressentait pour M. Necker. M. Necker et lui se détestaient véritablement, et cette haine, excitant les hautes notabilités sociales dans un pays comme celui de France, devait mettre le feu dans la plus simple conversation, aussitôt qu'un partisan de l'un se trouvait en face d'un champion de l'autre dans un salon. Ma partialité pour M. Necker se trouve ici fort heureusement à l'aise, car il est reconnu que sa conduite fut honorable et belle pendant cette malheureuse lutte, et que dans ses écrits il ne dit jamais d'injures directes à M. Turgot; tandis que celui-ci invectivait M. Necker avec une violence que rien ne peut excuser. Qu'on lise les ouvrages de Turgot sur ce sujet; Condorcet en publiait au moins trois tous les ans… Il avait au reste une indépendance de pensées bien admirable. M. le duc de la Vrillière était chancelier et fort en faveur; il se présenta une occasion où le marquis de Condorcet dut écrire sur la Vrillière et le louer… Le marquis s'y refusa obstinément et donna sa démission lors de l'avénement de M. Necker au ministère, pour éviter tout rapport avec un homme qui était l'ennemi de son meilleur ami. Cet emploi était dans l'administration des monnaies et fort éminent. C'est une preuve d'amitié qui aujourd'hui ne paraîtrait qu'une sotte et plate niaiserie… mais j'ai tort… on n'a pas besoin de la juger, car personne ne donnera cet embarras; et lorsqu'on a une bonne place, on la garde.

Les soirées se passaient chez Condorcet à faire des lectures, à lire des vers, à causer, non-seulement sur les sciences, mais aussi sur les beaux-arts et la littérature. C'était un peu ce qu'on appelle un bureau d'esprit. Madame de Condorcet, jeune, belle et charmante, avait le défaut qui alors commençait à ternir tant de qualités agréables dans une jeune et jolie femme…: elle écrivait; et comme son esprit s'appuyait souvent sur celui de son mari, elle prit involontairement la teinte philosophique de cet esprit sérieux et penseur… Elle a traduit Adam Smith, et l'a enrichi de plusieurs lettres bien dignes de sortir de la plume d'une femme, et dans lesquelles elle supplée à ce qu'a omis Adam Smith: c'est sur la sympathie87. L'ouvrage qu'elle a traduit est tout-à-fait dans le style qui convient non-seulement à une femme, mais à une mère de famille. Cependant, dans cette relation, bien éloignée, sans doute, de tout ce qui a rapport à la politique, on trouve encore une teinte de cet esprit tracassier et disputeur qui à cette époque avait non-seulement envahi les salons des femmes les plus charmantes, mais avait terrassé toutes nos anciennes et belles coutumes, et foulé d'un pied audacieux tout ce qui florissait autour de notre fauteuil de maîtresse de maison, véritable trône du haut duquel nous dictions des oracles… Madame Roland, madame de Condorcet, madame de Genlis, madame de Staël, madame Cottin, ont toujours été des reines, je le sais… mais des reines sans royaumes, et leur pouvoir étant dégagé de ce prisme qui entourait le sceptre et empêchait de sentir ce qu'il avait de dur en frappant; ce pouvoir jadis si doux, qu'on ressentait en craignant de s'y soustraire, ce pouvoir se perdit sans même passer en d'autres mains, et c'est à peine aujourd'hui si la tradition nous en est demeurée… Il faut, pour en parler, qu'on invoque le souvenir du salon d'une actrice qui jouait bien Madame de Clainville ou la Coquette corrigée, parce que le comte Louis de Narbonne, le vicomte de Ségur, le duc de Lauzun, et plusieurs autres de l'époque élégante, allaient dîner chez la courtisane, et lui disaient quelquefois sérieusement… et quelquefois en riant aussi…:

– Ma chère, saluez ainsi; vous ferez comme madame du Barry.

Et voilà où nous irons chercher nos traditions de l'époque… et cela n'est pas surprenant. Comment en eût-il été différemment?.. La révolution de la Cour d'abord, qui arriva par Marie-Antoinette, et celle de 89 qui arriva bien aussi par elle et qui fit une révolte dans une révolution!.. Le moyen de conserver une tradition, quelque légère qu'elle soit, au milieu de ces bouleversements répétés!.. Je rendrai compte tout à l'heure d'une foule de détails dont mon jeune esprit fut vivement frappé à cette époque. Ce fut le temps qui succéda au 9 thermidor… et puis le Directoire… ce temps où les jeunes filles, ayant encore leur habit de deuil, s'en allaient, le tête couronnée de roses, danser la gavotte dans un bal public, au risque de heurter du pied quelque cadavre!.. Quel temps et quels souvenirs!..

Condorcet, dont j'ai parlé dans cette relation, n'était plus jeune88 au moment où la Révolution commença; sa figure, sans être remarquablement belle, avait une expression qui frappait. Son front était vaste et bombé, ses yeux couverts mais vifs et donnant des regards profonds, qui révélaient de grandes et hautes pensées; son nez était aquilin et très-prononcé; sa bouche était le trait le plus caractéristique de sa figure; son sourire était calme, mais il devenait facilement satirique. Il annonçait une chose intime qu'il ne traduisait que par cette expression légèrement moqueuse qui relevait les coins de sa bouche lorsque la pensée qu'il accompagnait était trop vivement sentie. Mais dans toute sa personne comme dans sa physionomie on retrouvait cette expression malheureuse que Walter Scott a bien raison de reconnaître sur le visage de ceux qui doivent mourir de mort violente ou prématurée… Je ne prétends pas retrouver cette expression sur un front après qu'il m'a été non-seulement nommé mais indiqué par la voix publique, et entouré d'un jugement qui me force à ne le prononcer qu'avec mépris ou bien avec louange. Je ne me laisse pas entraîner à ce jugement. Je ne loue ou ne blâme que d'après moi-même. Je l'ai assez prouvé, je le crois, dans Catherine, dans M. de Bourmont et beaucoup de personnes qui m'apparaissent entourées d'une auréole de gloire ou bien frappées d'un mépris injuste. Je pose la figure en face de moi, je l'interpelle devant son siècle, et les accusations, ou les choses qui existent comme telles, me répondent souvent et la justifient ou bien l'accusent… C'est la loi que je me suis imposée pour beaucoup de personnages du grand drame que je me suis chargée de mettre sur la scène: je veux parler de l'histoire des salons de Paris. Celle de nos affaires politiques tient immédiatement à celle des salons. Il y a plus qu'un rapprochement, il y a fraternité.

Ce que je pense là-dessus est de tous les pays; mais pour la France, c'est une immense vérité…

Intimement lié avec toute la troupe philosophique, enfant de Voltaire et de Diderot, Condorcet, ainsi que je l'ai fait observer, ne tenait à aucune de leurs doctrines; la sienne se prolonge encore de nos jours, au reste, et j'avoue que j'aime encore mieux voir suivre sa croyance, toute funeste qu'elle est, que celle bien autrement désolante de Voltaire et de Diderot. L'empereur en la pratiquant nous a fait bien du mal ainsi qu'à lui-même!.. Qu'est-ce donc en effet que la mort de toutes choses? le néant!.. Est-ce donc pour ce but que l'homme travaillerait? Quelle image plus désolante voulez-vous présenter à l'œil qui voit encore, mais qui voit avec la conviction qu'une fois fermé cet œil ne se rouvrira plus, même devant un juge… même devant une punition éternelle. Car tout est préférable à ce mot épouvantable: Le néant!.. L'âme se glace en l'entendant seulement prononcer!..

80Elle raconte dans ses Mémoires que le jour où elle quitta l'hôtel de madame de Puisieux pour aller au Palais-Royal, son logement n'étant pas prêt, elle logea quelque temps dans les appartements du Régent, et que le luxe qui l'entourait contrastant avec ce qu'elle souffrait et sa lassitude, elle fondit en larmes. (Tome II, page 167.)
81Mais pas pour les revenants; elle en avait peur.
82Le père et la mère de celui que nous connaissons et qui est estimé et aimé de toute la bonne compagnie de France. Loyal, brave, bon ami, gai et toujours prêt à rendre un service, à faire une bonne action, en même temps qu'il conduira une partie de plaisir, le marquis de Balincourt est un de ces hommes que tout ce qui a un cœur est heureux d'avoir pour ami.
83Son fils a la plus belle chevelure blonde qu'on puisse voir.
84Marie-Jean-Antoine-Nicolas Caritat, marquis de Condorcet, né en Picardie en 1743. Sa famille devait son titre au château de Condorcet, en Dauphiné. Son oncle, l'évêque de Lisieux, le fit élever avec soin, et lui donna de puissants protecteurs. Il n'était pas riche, et fut toute sa vie d'une probité sévère, qui le fit mourir dans une sorte de misère.
85Jean-Louis Soulavie (l'aîné). C'est lui qui a publié les Mémoires sur le duc de Richelieu et les Mémoires sur la règne de Louis XVI. Ce dernier ouvrage est plein de mérite; Napoléon en faisait grand cas.
86C'était l'époque des querelles des parlements.
87Théorie des sentiments moraux, etc., etc., suivie d'une dissertation sur l'origine des langues.
88Né en 1743, il avait quarante-cinq ans au moment où la Révolution commença, en 87.