Za darmo

Histoire des salons de Paris. Tome 2

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa
MADAME DE BLOT se penche vers la marquise de Polignac, et lui dit à demi-voix:

Eh bien, voilà la mission commencée… il ne nous reste plus qu'à chercher à obtenir l'absolution d'un directeur aussi rigide!

MADAME DE GENLIS, qui a entendu madame de Blot, poursuit doucement et sans affectation

Ce que j'ai vu de plus joli en ce genre, c'est une harpe en or, destinée à être parfilée, et offerte par M. le duc de Lauzun… ainsi qu'un tablier garni de franges d'or… fait pour le même usage…

Madame de Blot rougit… le tablier valait plus de cinquante louis, et lui avait été donné par la maréchale de Luxembourg.

– J'ai reçu hier de Rome une lettre fort intéressante, qui m'annonce un nouvel ouvrage bien remarquable s'il s'achève, dit M. de Schomberg, qui voulait changer la conversation.

LE DUC DE CHARTRES

Quel est cet ouvrage?

M. DE SCHOMBERG

L'auteur, quoique jeune, est un savant distingué, monseigneur; quant à l'ouvrage, il s'intitule Trésor des origines, ou Dictionnaire raisonné des origines.

LE DUC DE CHARTRES

Et l'auteur?

M. DE SCHOMBERG

C'est un jeune homme appelé Charles Pougens; il annonce un esprit remarquable, et même un talent distingué… il me demande de le mettre aux pieds de monseigneur, et de solliciter sa protection.

MADAME DE BLOT

Vous devriez bien, monsieur de Schomberg, lui écrire de nous donner son avis sur Rousseau, puisqu'il est si savant, votre jeune ami.

LA DUCHESSE DE CHARTRES, souriant doucement

Vous avez l'humeur bien guerrière ce soir, madame de Blot…

MADAME DE GENLIS

Je connais M. Charles Pougens, madame, et je crois que son opinion aurait ici peu de poids pour décider si une jeune femme doit ou non lire Jean-Jacques Rousseau.

LA DUCHESSE DE CHARTRES

Madame de Genlis, madame de Puisieux me disait l'autre jour que vous aviez un talent remarquable pour raconter des histoires de revenants. Vous devriez bien nous en dire une au lieu d'engager une discussion sur Jean-Jacques; car, en vérité, une discussion, quelque bien qu'elle soit engagée, est toujours pénible pour ceux qui écoutent.

MADAME DE GENLIS

Je suis aux ordres de madame. Quelle histoire demande-t-elle? Est-ce une véritable histoire ou bien une faite à plaisir.

LA DUCHESSE

Comme vous voudrez.

MADAME DE GENLIS

Eh bien! je raconterai donc l'aventure du chevalier de Jaucourt44.

LE DUC DE CHARTRES

Qui? Clair-de-Lune?

MADAME DE GENLIS s'inclinant sans répéter l'épithète

M. le chevalier de Jaucourt. Je soupais un soir chez madame de Gourgues45 avec ma tante, madame de Montesson, dont elle est la meilleure amie. Elle avait été fort souffrante ce jour-là, et elle était sur sa chaise longue…

LE DUC DE CHARTRES

Madame de Gourgues n'est-elle pas une personne pâle et mélancolique?

MADAME LA MARQUISE DE POLIGNAC

Oui, monseigneur; et madame de Genlis est vraiment bien bonne d'avoir remarqué qu'elle était un jour plutôt qu'un autre sur sa chaise longue, car elle y passe sa vie.

LA DUCHESSE DE CHARTRES avec le ton de l'intérêt

Qu'a-t-elle donc?

MADAME LA MARQUISE DE POLIGNAC

Une maladie, madame, bien difficile à guérir, une passion malheureuse pour M. Jaucourt.

LE DUC DE CHARTRES

Comment! pour Clair-de-Lune? c'est prodigieux! a-t-elle de l'esprit?

MADAME DE GENLIS

Oui, monseigneur, et beaucoup.

MADAME DE BLOT

C'est-à-dire qu'elle sait l'anglais46… Et vous, madame, qui parlez, ou du moins qui savez, je crois, toutes les langues de l'Europe, vous devez trouver cela bien naturel.

MADAME DE GENLIS

Mais elle est instruite, elle parle sur beaucoup de sujets, et fort bien.

MADAME DE BLOT

C'est-à-dire qu'elle est pédante. Elle est fort arrêtée dans ses décisions, avec cela, ce qui fait un singulier contraste avec son ton sentimental.

MADAME DE GENLIS

Au moins, madame, vous ne pouvez lui refuser beaucoup de vertus.

MADAME DE BLOT

Oui… elle est dévote…

MADAME DE GENLIS

Comment cela se peut-il, madame? elle aime tous les encyclopédistes.

MADAME DE BLOT

Aussi, vous ai-je dit qu'elle était formée de contrastes, sans être amusante.

LA DUCHESSE DE CHARTRES

Mesdames, mesdames, et notre histoire!.. madame de Genlis, commencez donc.

MADAME DE GENLIS, s'inclinant

47Je suis depuis longtemps aux ordres de madame… J'ai déjà dit que je soupais un soir chez madame de Gourgues; le chevalier de Jaucourt y était. La conversation tomba sur les revenants, et je dis que j'en avais peur. Alors le chevalier de Jaucourt prétendit qu'il lui était arrivé à lui-même une histoire des plus étonnantes, et que si je lui promettais de ne pas trop m'effrayer, il me raconterait cette aventure. J'étais peureuse, mais la curiosité l'emporta; je lui demandai son histoire. Depuis il me l'a racontée, toujours avec les mêmes particularités. C'est un homme d'honneur et incapable de tromper48

Le chevalier de Jaucourt est né en Bourgogne. Il fut élevé dans un collége d'Autun. Son père le fit sortir du collége et le fit venir à sa terre pour le préparer à sa première campagne, qu'il devait faire sous la conduite de l'un de ses oncles. Le chevalier de Jaucourt49 avait alors douze ans. Son père le reçut bien, comme à son ordinaire, mais avec une sorte de solennité qu'il ne mettait pas habituellement dans ses manières avec lui. Après souper, on conduisit le chevalier dans une grande chambre dans laquelle il devait coucher seul, d'après l'ordre de son père. Le chevalier n'osa répliquer d'abord à l'ordre paternel; et puis il allait partir pour l'armée… il allait servir le Roi!.. Cette pensée lui aurait fait affronter des dangers.

La chambre dans laquelle on le laissa seul était fort vaste et sombre, et meublée d'une singulière façon à l'époque où l'on était alors; le lit à baldaquin avait une garniture en point de Hongrie, et les chaises et les fauteuils, d'une forme également gothique et recouverts d'une poussière épaisse, prouvaient que depuis longtemps l'appartement n'avait été habité. Au milieu de la chambre on voyait une espèce de trépied ou d'autel, sur lequel le vieux valet de chambre du père du chevalier laissa une lampe allumée et se disposa à s'en aller.

– Je ne voudrais pas de lumière, dit l'enfant.

– Monsieur le marquis a recommandé qu'on vous laissât de la lumière, monsieur le chevalier.

Et le vieillard se retira, laissant le chevalier seul dans une chambre qui paraissait isolée, et dont l'ameublement seul le glaçait d'une sorte de crainte… Il commença à se déshabiller, mais lentement, et mit à cette occupation le double de temps qu'il y mettait ordinairement… Pendant qu'il ôtait ses habits pièce à pièce, il examinait surtout attentivement la tapisserie qui recouvrait les murs humides de la chambre. Cette tapisserie était une tapisserie à personnages, ainsi qu'on appelait ces sortes de tentures autrefois dans ces châteaux… Le sujet en était étrange, elle représentait un temple de forme antique; les portes en étaient fermées; l'ouvrier s'était surpassé dans l'exécution des arbres qui entouraient le temple. Sur les marches de l'édifice était un homme de grandeur naturelle, dont le costume ressemblait à celui d'un grand-prêtre. Il était vêtu d'une longue tunique blanche serrée par une ceinture dont les bouts flottants formaient des dessins bizarres au-dessus de sa tête… Dans l'une de ses mains était une clef; dans l'autre, un faisceau de rameaux liés ensemble figurait une poignée de verges. Cette figure était de grandeur naturelle, et occupait une partie du lambris qui faisait face au lit du jeune chevalier. Par une sorte de fascination magnétique, il ne cessait de regarder cette figure; ses yeux la fixaient en se déshabillant, ils la fixèrent dans son lit, ils la fixaient toujours… Tout-à-coup…

 
MADAME DE BLOT et plusieurs de ces dames

Ah! mon Dieu!..

MADAME DE GENLIS

Tout-à-coup il croit rêver!.. il voit la figure se mouvoir… s'ébranler… elle descend lentement les marches du temple… Le malheureux enfant, glacé de terreur, n'ose faire un mouvement, ne peut même pas porter la main à la sonnette que lui a montrée le vieux valet de chambre… La figure descend toujours… Elle est dans la chambre enfin… elle s'avance vers le lit où l'enfant est couché, frissonnant et baigné de sueur froide… La figure avance toujours… enfin elle est tout près du lit… D'une main elle tenait la clef et de l'autre la poignée de verges… Lorsqu'elle toucha le lit du chevalier, la figure leva la main qui tenait les verges, et prononça ces mots d'une voix qui n'avait rien d'humain:

«Ces verges fustigeront un grand nombre de tes amis… Lorsque tu les verras s'agiter… voilà la clef des champs… n'hésite pas à la prendre.»

Après que ces mots furent prononcés lentement et avec toute la solennité d'un oracle, la figure se retourna, traversa de nouveau la chambre avec la même gravité, et remontant les marches du temple comme elle les avait descendues, elle se remit sur le portique dans la même attitude où elle était avant ce singulier événement… Tout palpitant… frémissant encore d'une terreur qu'il ne pouvait surmonter, le malheureux enfant ne put appeler que quelques instants après… On vint… Mais n'osant pas confier cette étonnante aventure à un domestique, il se contenta de dire qu'il se sentait malade et voulait que quelqu'un demeurât dans sa chambre… Le domestique resta auprès de lui; mais le pauvre enfant ne put dormir de la nuit. À peine fit-il jour qu'il courut chez son père, et se jetant dans ses bras en rougissant de honte de sa pusillanimité, il lui raconta son aventure de la nuit… Quel fut son étonnement lorsque son père, au lieu de se moquer de lui, l'embrassa avec une sorte de familiarité qui était loin des rapports d'un père avec un fils de douze ans.

– Mon fils, lui dit M. de Jaucourt, votre aventure est sans doute fort extraordinaire, mais elle l'est moins pour moi… Mon père… votre aïeul… eut aussi dans cette même chambre une des plus étonnantes aventures qu'il se puisse dire, et même!..

M. de Jaucourt allait parler avec plus de détail de cette aventure de son père, lorsque, réfléchissant probablement à l'âge de son fils, il garda le silence…; mais, en regardant le chevalier, ses yeux se mouillèrent de larmes… Il le prit dans ses bras et, l'embrassant avec tendresse, il le bénit.

Le chevalier partit pour l'armée avec un de ses oncles; il a été, depuis cette époque, bien occupé et même agité par des événements compliqués dans sa vie privée. Dans tout ce qui lui arrive, il croit voir l'effet des paroles du grand-prêtre aux verges et à la clef. Je lui ai entendu raconter plus de dix fois cette aventure, et jamais il n'a changé une circonstance ni un fait.

Dans ce moment, M. de Jaucourt entra dans le salon. Tout le monde se récria!..

– Comment, M. de Jaucourt, lui dit la duchesse de Chartres, vous ne nous avez jamais raconté votre aventure de revenant!..

M. de Jaucourt prit à l'instant même une attitude plus sérieuse.

– Je ne savais pas si j'aurais intéressé Madame, répondit-il… J'en parle peu, et jamais pour faire effet.

Ceci fut dit en jetant un regard presque de reproche sur madame de Genlis…

– Mais, dit la duchesse de Chartres, il est donc bien vrai que cela vous est arrivé?.. Vous ne pouvez l'affirmer, car, enfin, vous dormiez peut-être.

– Non, madame, je ne dormais pas… l'impression produite par un rêve est une autre impression que celle de la réalité!.. J'ai vu et j'ai entendu

À ces mots, prononcés avec une noble assurance et le ton d'une profonde conviction, tout le monde se rapprocha de M. de Jaucourt… il semblait être un homme différent de la veille. Ce salon, si animé il y avait seulement quelques minutes, était devenu silencieux et attentif à la moindre parole, au moindre geste de celui qui avait vu enfin un habitant de l'autre monde.

La duchesse questionna M. de Jaucourt, et il lui répondit avec une extrême exactitude. Quoique quinze ans se fussent écoulés depuis cette époque, les faits étaient classés dans sa tête avec une telle netteté, qu'il ne déviait jamais d'une ligne dans ces récits si souvent renouvelés et toujours aussi fidèles.

Le chevalier de Jaucourt avait alors près de vingt-sept à vingt-huit ans; sa taille était fort élégante et sa démarche avait de la noblesse et du laisser-aller50. – Son visage était pâle et rond, ce qui lui avait fait donner le surnom de Clair de Lune. La vraie raison de ce surnom aussi était une mélancolie profonde dont on ignorait le motif. Cette aventure de sa jeunesse en était-elle la cause? elle troublait ses nuits, elle troublait ses jours51!.. il y rapportait tout ce qui survenait dans sa vie… Une passion qui l'occupait vivement était également pour beaucoup dans cette tristesse douce et calme qui lui avait fait donner son surnom… Ses yeux étaient noirs et charmants dans leur regard; mais une particularité étrange, c'est qu'il ne mettait pas de poudre à cette époque!.. C'était une singularité tellement remarquable qu'il fallait un bien puissant motif pour l'autoriser. Il portait donc ses cheveux négligés et sans poudre, ce qui lui allait à ravir… M. de Conflans aussi; mais chez lui c'était une manie: il prétendait que c'était parce que sa tête fumait comme un volcan aussitôt qu'il y mettait de la poudre. Cette raison ne valait rien. S'il eût voulu, il y avait d'autres moyens de poudrer ses cheveux. Le fait est que ses cheveux frisaient ou plutôt bouclaient parfaitement, comme Just de Noailles, qui ressemblait à l'Antinoüs.

L'esprit de M. le chevalier de Jaucourt était charmant et, comme son visage, doux, calme et un peu porté à la tristesse. Il était aimé généralement de tous ceux qui le connaissaient, et son amabilité avait un charme qui rendait bientôt son commerce nécessaire lorsqu'on savait l'apprécier. Au reste, il n'était pas toujours triste et le prouvait en racontant avec grâce52

– La bonté de Madame, dit le chevalier de Jaucourt, l'a entraînée trop loin, et je m'aperçois qu'il règne ici une sorte de tristesse… Il n'en est pas de même dans le salon de madame de Livry, d'où je sors en ce moment: c'est comme le camp d'Agramant.

MADAME DE BLOT

Qu'y a-t-il donc?

M. DE JAUCOURT

Oh! rien de nouveau, quant à ce qui concerne madame de Livry; cependant il y a eu ce soir redoublement dans la manifestation de son humeur folle, elle avait beaucoup de monde… Je ne sais comment le marquis de Hautefeuille et elle se prirent de querelle sur un sujet quelconque… Vous savez que madame de Livry n'est pas difficile sur le sujet d'une dispute, elle est fort coulante là-dessus… M. de Hautefeuille, de son côté, était bien disposé apparemment, et tout aussitôt que la balle lui fut lancée il la releva et servit madame de Livry comme elle le voulait, c'est-à-dire que la querelle fut engagée… Elle s'anima si bien et madame de Livry le prit sur un tel diapason, que M. de Hautefeuille se réfugia à l'autre bout du salon. – Monsieur, lui cria madame de Livry, vous êtes absurde. – Madame, répliqua M. de Hautefeuille, à tout seigneur tout honneur… vous passez avant moi… L'affaire s'engageait bien assez sans ce dernier mot; mais à peine fut-il prononcé que madame de Livry leva le pied, et lança de toute sa force une de ses petites mules à la tête du marquis de Hautefeuille… Dire les rires et les cris de joie de tout ce qui était dans le salon de madame de Livry ne se peut décrire… M. de Hautefeuille, désarmé par cette gracieuseté, rapporta à son antagoniste la mule de Cendrillon; car en vérité je n'ai vu de ma vie un plus joli, un plus petit pied, et la dispute fut terminée…

MADAME DE POLIGNAC

Quelle charmante petite folle que madame de Livry!

MADAME DE BLOT

En vérité! La trouvez-vous charmante? Moi je trouve qu'elle est fort peu mesurée, et voilà tout: le monde devrait lui demander compte de son peu de respect pour lui.

MADAME DE GENLIS

Mais madame de Livry va fort rarement dans le monde, et, quoiqu'elle reçoive beaucoup, elle sort fort peu. Sa maison est agréable, ses soupers très-bien composés. Je crois avoir eu l'honneur de vous y voir, madame.

MADAME DE BLOT

Cela ne prouve rien. Je vais chez des gens que je trouve ridicules; ne faites-vous pas de même?

Madame de Genlis ne répondit pas. Madame de Blot continua avec aigreur:

– Je n'ai jamais vu une femme aussi peu mesurée dans ses propos au milieu d'un cercle de femmes que madame de Livry: vous ne pouvez le nier.

MADAME DE GENLIS

Mais une chose qu'on ne peut nier aussi, c'est que sa réputation est excellente, et qu'elle est aussi sage et mesurée dans les choses essentielles qu'elle l'est peu dans les affaires du monde. N'est-il pas vrai, M. de Jaucourt?

M. de Jaucourt était à l'autre bout de la chambre avec le duc de Chartres, dont la physionomie exprimait en ce moment de vives et profondes impressions… Il parlait, et paraissait parler avec action… Il parlait bas, et lorsque sa voix s'élevait malgré lui, il l'abaissait, et se calmait aussitôt… Madame de Genlis répéta deux fois le nom de M. de Jaucourt sans que le chevalier lui répondît… Vivement intriguée par cette conférence, et choquée peut-être aussi du peu de cas que le duc de Chartres lui-même faisait de sa parole, madame de Genlis allait recommencer une troisième fois lorsque la porte du salon s'ouvrit, et l'on vit entrer le marquis de Conflans… Il était fort beau, comme on sait, et cette beauté venait en grande partie de ses cheveux, qui étaient noirs et bouclés et qu'il portait sans poudre… Lorsqu'il était en uniforme il était vraiment remarquable, surtout par cette tête à l'antique au milieu des frisures que l'on portait alors… Ce même soir il était en uniforme, parce qu'il venait prendre congé53, et l'habit de hussard, qu'il portait admirablement, lui donnait une expression presque nouvelle qui lui valut plusieurs conquêtes qui n'auraient pas songé à lui sans cela, à ce qu'il disait. En le voyant, le duc de Chartres alla aussitôt à lui et l'accueillit avec amitié… Il l'aimait beaucoup ainsi que M. d'Argenson (M. Voyer). Avec M. de Conflans était madame la comtesse de Montauban (mère de madame de Clermont-Galerande) excellente femme, ayant un esprit fort original et parfois des reparties extrêmement plaisantes… Elle disait souvent aussi des choses qui avaient une originalité qui ne plaisait pas à tout le monde, parce qu'elle était fort distraite. – Elle me fait toujours peur, dit-elle tout bas à madame de Genlis en lui montrant madame de Polignac.

 

– Pourquoi… je vous assure qu'elle n'est pas aussi à redouter qu'on le dit; il ne s'agit que de prendre position vis-à-vis d'elle54.

– Bon! ce n'est pas pour cela, mon cœur!.. je ne crains personne, je vous dirai, dans ce genre-là, parce qu'alors je mords comme une autre… Non, ce n'est pas cela; mais toutes les fois qu'avec sa figure de singe elle se place à côté de moi au jeu, je suis sûre de perdre!.. C'est odieux, cela… Enfin, j'avais découvert qu'elle portait du musc, et tout aussitôt je lui ai dit que je fuyais le musc, et je m'en suis allée… Malheureusement madame de Rochambeau a eu vraiment mal aux nerfs par suite de ce musc dont elle est entourée comme une civette. Alors, pour faire la jeune femme et avoir une déférence pour la plus ancienne de tout le Palais-Royal, elle a quitté son musc, et je ne peux plus lui dire qu'elle empeste; je serai obligée de lui dire qu'elle m'ennuie. – Qu'est-ce donc que vous dites de moi, monsieur de Conflans? Je vois que vous parlez de quelque chose qui me concerne, car vous me regardez avec Monseigneur et le chevalier de Jaucourt qui est là tranquillement, tandis qu'il serait heure pour lui d'aller faire son office de lune, ajouta-t-elle plus bas.

– C'est vrai, répondit le marquis de Conflans; je parlais de vous, madame la comtesse, et je racontais l'aventure et le mot de Danaé.

– Vraiment c'est bien la peine, dit-elle en souriant… elle n'est pas mal au fait l'histoire! ajouta-t-elle avec une bonhomie comique.

– Mais nous ne la savons pas nous, la belle histoire, dit madame de Polignac.

– Vous saurez, dit le marquis de Conflans, que madame la comtesse de Montauban était hier au soir à souper chez madame la princesse d'Hénin à Versailles. Si le souper eût été servi, madame la comtesse n'aurait pas été au jeu, j'en suis sûr; mais comme la table de pharaon était alors celle autour de laquelle on se réunissait, madame de Montauban était occupée à ponter55 avec autant de vigueur que moi… Dans la chaleur de l'action, madame la comtesse fit un paroli de campagne56… Le banquier le lui fit observer avec la politesse de l'homme le plus excellemment élevé…

– Mon Dieu! cela peut-être, dit madame de Montauban avec une grande naïveté…; mais vous conviendrez que c'est un empressement bien pardonnable à un ponte…

– Comment trouvez-vous l'excuse?.. Un moment après, un gros monsieur… immense… ayant un nom allemand, qui est aussi long, aussi large, aussi gros que sa personne, aussi l'ai-je oublié… vous le rappelez-vous, madame?

– Moi, dit madame de Montauban en ouvrant de grands yeux étonnés, moi me rappeler le nom de cet homme!.. c'est un rustre…

– Je ne dis pas le contraire: raison de plus pour savoir son nom, et le consigner à sa porte.

– Mais l'histoire, monsieur de Conflans! s'écria la duchesse de Chartres…

– M'y voici, madame. Madame de Montauban avait derrière elle cette cathédrale marchante… et à présent que j'y pense, ce pourrait bien être celle de Strasbourg qui était venue là. En attendant il était perché sur l'épaule de madame de Montauban, et pontait tant qu'il avait de force… et d'argent… ce dont, au reste, il était fort bien pourvu comme vous l'allez voir… Dans un moment de colère contre le banquier, il fit paroli sur paroli, et en vint au point de mettre au tapis une énorme poignée d'or… Mais je ne sais comment cela se fit: les louis, au lieu d'aller sur le tapis vert, vinrent tous dans le dos de madame de Montauban.

– Oui, dans mon dos, dit tranquillement madame de Montauban, qui jusque là avait écouté l'histoire comme si elle eût été celle d'une autre.

– Vous dire les cris du gros Allemand, poursuivit M. de Conflans, ne se peut pas avec vérité… c'était une fureur d'insensé d'avoir manqué son coup, fureur d'autant plus grande, qu'il venait de voir qu'il aurait gagné…

– Je crois bien vraiment, dit madame de Montauban avec un sourire de souvenir… J'y ai gagné vingt louis en faisant paroli ce coup-là, moi…

– Madame de Montauban vient de vous dire elle-même qu'elle était occupée à ramasser son argent: aussi fut-elle impassible aux cris et à la colère du gros Allemand, jusqu'à ce que son dernier louis fut revenu devant elle. Alors se tournant avec une dignité comique vers le gros homme, elle lui demanda pourquoi donc il criait si fort… et se levant, elle se mit à se secouer pour faire tomber les louis qu'elle avait dans son corset. Le gros homme grommelait je ne sais trop quelle parole, tandis que madame de Montauban faisait son singulier exercice et se donnait un mal épouvantable; enfin elle surprit, parmi quelques paroles, celle assez plaisante qu'elle faisait le gros dos.

– Qu'appelez-vous, monsieur… que croyez-vous donc que je veuille faire de votre pluie d'or?.. me prenez-vous pour une Danaé?..

À ce mot, tout le monde se mit à rire autour de M. de Conflans et de madame de Montauban… Ils étaient tous deux excellents dans cette affaire, parce que madame de Montauban écoutait son histoire comme si M. de Conflans la composait, et toutefois elle prenait la parole pour continuer ou pour rectifier…

– Conflans, dit le duc de Chartres, tu nous racontes là une histoire de ta façon.

– Sur mon honneur, monseigneur, je dis la vérité, et rien que la vérité. – Oui, oui, dit madame de Montauban, il dit vrai… Cet homme, cet Allemand, cet Anglais, je ne sais de quel pays il est, il est comte, prince même je crois bien… Ne voulait-il pas me mettre la main dans le dos pour y chercher ses louis!.. alors je me suis remise au jeu fort paisiblement, en lui faisant observer qu'on avait vingt-quatre heures pour payer les dettes d'honneur… et je me suis de nouveau mise à ponter avec un bonheur inouï.

– Et votre homme, et son or? demanda le duc de Chartres, tout amusé de cette histoire.

– Eh bien! monseigneur, mon homme et son or, tout cela a fort bien été. En me déshabillant le soir, ou plutôt ce matin, ma femme de chambre a trouvé dix louis, que mon valet de chambre a reportés à la cathédrale de Strasbourg. Il aurait dû les rapporter pour lui, mon valet de chambre…; mais il paraît que la cathédrale n'est pas donnante… Le gros homme a reçu ses louis; et le joli de l'aventure, c'est qu'il m'a fait dire que le compte y était… Je vous demande un peu qu'est-ce que ça me faisait?.. Et mon fils, à qui je raconte mon aventure, et qui me demande si le gros homme est catholique ou protestant… ça m'est encore bien plus égal.

– Eh bien! n'est-ce pas une belle histoire? demanda M. de Conflans.

– Oui certainement, dit la duchesse de Chartres, et nous avions besoin de cela pour nous distraire d'une histoire terrible… une apparition…

M. de Conflans se tourna vivement vers M. le duc de Chartres, et lui jeta un coup d'œil interrogateur57, auquel le prince répondit par un signe de tête négatif… La princesse ne vit pas ce mouvement, mais madame de Genlis l'avait aperçu… elle regarda elle-même M. de Conflans avec plus d'attention qu'elle ne l'avait fait jusque-là.

– Mesdames, je crois qu'il est heure de nous retirer, dit la princesse en se levant et donnant le signal du départ; et, saluant avec une gracieuse bonté, elle rentra dans l'intérieur de ses appartements.

44Celui qu'on appelait Jaucourt Clair-de-Lune, surnom qu'on lui avait donné en raison de sa figure ronde et pâle.
45Sœur de M. de Lamoignon.
46C'était alors une chose fort rare en France.
47Je donne cette histoire pour montrer comment se passaient les soirées au Palais-Royal.
48L'histoire est en effet arrivée à M. le chevalier de Jaucourt.
49Une chose assez singulière, c'est que madame de Genlis ne sache pas mettre l'orthographe des noms de ses amis. Elle ne met jamais de t aux noms de Balincourt et de Jaucourt.
50C'est une chose plus importante qu'on ne le saurait croire que la démarche dans une femme et dans un homme. C'est un moyen de reconnaître l'élégance de leurs manières.
51Les verges sont les dangers de la Révolution, et la clef des champs voudrait indiquer l'émigration… Cependant le fait s'est passé dans des années où certes on ne soupçonnait pas que la Révolution dût exister jamais: c'était, je crois, en 1764 ou 65.
52Je connais un homme dont la physionomie triste et douce, le visage agréable et surtout le ravissant regard, ont une grande analogie avec son esprit naturellement triste et pourtant doucement railleur… Il y a un charme dans sa conversation, un attrait que je n'ai vu qu'à lui. Grand seigneur par sa naissance, par ses manières, il l'est de tout ce qui fait remarquer que les autres ne le sont pas. Le charme des manières de cette personne ne peut être imité, et ne sera jamais remplacé…
53On n'allait jamais en uniforme autrefois ni à la Cour, ni dans le monde, excepté pour prendre congé. Alors, on portait l'uniforme de son régiment ou bien celui d'officier-général.
54Madame de Polignac était fort laide, très-mordante et spirituelle; elle avait toutefois de la bonté. – Elle contait à ravir, et savait une foule d'anecdotes du temps de Louis XIV et de Louis XV.
55On appelle ainsi la mise en jeu. Ainsi les joueurs sont souvent nommés pontes, pour cette raison.
56Terme employé dans quelques jeux, tel que le pharaon, jeu fort en vogue alors: c'est de jouer le double de ce qu'on a joué la première fois. M. de Conflans dit ici que madame de Montauban fit un paroli de campagne. C'est une manière de parler, pour dire qu'elle avait voulu tricher, chose malheureusement fort en usage à cette époque aussi.
57Le duc de Chartres avait déjà beaucoup de croyance aux Mesmer, aux Cagliostro et aux Saint-Germain. Quoi qu'il en soit, voici un fait positif qui a été raconté par le duc d'Orléans lui-même; je ne puis affirmer l'année précise, quoique M. de Sainte-Foix, qui me l'a raconté étant chez moi au Raincy, me l'ait dit également. – Étant un jour à dîner au Raincy avec le prince et trois ou quatre autres personnes de son intimité à la porte de Chelles chez son secrétaire des commandements M… la conversation fut conduite sur les somnambulistes et les mesméristes… Le prince parut rêveur, il écouta plusieurs histoires qu'on raconta, en raconta lui-même, et tout-à-coup prenant mon bras, dit M. de Sainte-Foix, il me proposa de retourner au château en nous promenant. Nous partîmes, et à peine fûmes-nous à quelque distance que le duc me dit qu'il lui était arrivé il y avait peu de temps une aventure très-étonnante. Un jour du mois dernier, me dit-il, je quittai un moment mon cabinet pour aller chercher un papier dont j'avais besoin dans ma chambre à coucher… J'y demeurai à peine un quart d'heure; en rentrant dans mon cabinet, j'y trouvai un homme vêtu de noir, les cheveux sans poudre, et dont le visage était d'une pâleur remarquable. Mon premier mouvement fut de m'élancer146. Il était d'une grande bravoure, et l'a prouvé mille fois, surtout dans l'aventure du ballon. sur cet homme… mais je me retins et lui demandai comment il s'était introduit chez moi, et en lui faisant cette question je me sentis frissonner, car mon cabinet n'avait aucune issue… Cet homme sourit et me dit qu'il n'avait besoin d'aucun secours humain pour parvenir là où il voulait aller… qu'il était dévoué à mes intérêts, qu'il m'aimait et ferait tout pour me servir, TOUT jusqu'à me faire voir le diable… Je puis beaucoup pour vous, monseigneur, me dit l'homme noir… Je puis immensément; il ne faut de votre part qu'un peu d'aide? – Que faut-il faire? m'écriai-je. – Avoir le courage de me suivre. – Je l'aurai. – Dès ce soir! – Dès ce soir. – Eh bien! soyez prêt. – À quelle heure? – Minuit. – Le lieu? – La plaine de Villeneuve-Saint-Georges; mais il faut venir seul et sans armes… – Je viendrai seul et sans armes… – À ce soir donc, monseigneur! jusque-là silence!!!.. À peine m'eut-il parlé que je ne le vis plus, sans que j'eusse pu m'apercevoir par quelle issue il avait disparu… Je demeurai solitaire jusqu'au moment du départ. À onze heures et demie j'étais à Villeneuve-Saint-Georges. Là je laissai les deux personnes qui m'accompagnaient, et j'entrai seul dans la plaine; la nuit était profonde… Je rencontre l'inconnu… Vous dire quel fut notre entretien m'est défendu; mais ce que je puis, c'est de vous communiquer un fait qui doit rassurer votre amitié… J'ai reçu dans cette nuit mystérieuse beaucoup d'avis précieux et un anneau… Cet anneau… le voici!.. – Et le prince, entr'ouvrant sa veste, me fit voir un anneau de bronze dans lequel était enchâssée une pierre brillante qui au feu des bougies jetait un éclat inconnu et en effet presque magique… – Tant que je porterai cet anneau, me dit le prince, je n'ai rien à redouter de mes ennemis… mais si je le perds ou si je me le laisse ôter, je suis un homme perdu… Maintenant voici la suite de cette aventure. Je fus reconduit chez moi par l'inconnu, sans retourner à Villeneuve-Saint-Georges… Je lui offris cinq cents louis; il les refusa, en prit seulement cinquante, et il me quitta avec promesse de revenir chaque fois qu'il aurait un avis utile à me donner. Je le vois souvent, et toujours de même… Voilà ce que j'ai entendu raconter à M. de Sainte-Foix à plusieurs reprises: MM. de Saint-Far et de Saint-Albin l'ont confirmé, c'est-à-dire pour l'avoir entendu dire au prince. J'ai demandé au premier ce qu'il pensait de cette aventure, et je l'ai trouvé dans un doute étrange. Remarquez, me dit-il, que cet anneau lui fut ôté sur la place de la Révolution!.. Quel ténébreux mystère! Quoi qu'il en soit, voilà la vérité; cette histoire me fut en effet racontée par le duc d'Orléans lui-même dans le parc du Raincy où nous sommes, et dans cette même allée où nous nous promenons en ce moment. Je fus prise d'un frisson qui me parcourut tout le corps; je jetai les yeux autour de moi et dans la profondeur des ombrages qui se prolongeaient au loin sous les arbres. Je crus un moment voir des ombres… Rentrons, dis-je à M. de Sainte-Foix… il est trop tard pour demeurer exposé au froid de la nuit… votre histoire m'a fait mal.
146Il était d'une grande bravoure, et l'a prouvé mille fois, surtout dans l'aventure du ballon.