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Histoire des salons de Paris. Tome 2

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Madame de Staël forma sa société, non-seulement à l'époque de son mariage, mais dans les années qui suivirent, et qui furent pour elle une mine où elle put choisir les esprits qui lui convenaient; le comte Louis de Narbonne fut distingué par elle comme l'esprit le plus charmant de cette époque où il fallait en même temps prouver qu'on avait de l'esprit, de la loyauté dans les relations, de la fidélité dans le commerce de la vie, et cette sûreté dont on ne s'occupait même pas attendu qu'elle était obligatoire. M. de Narbonne remplissait à ravir toutes les conditions voulues par le monde d'alors; sa grâce légère et tout aimable avait fait dire de lui qu'il était léger en tout. Cela n'est pas vrai: il avait du cœur, et une âme profondément aimante pour ceux qu'il aimait; son affection n'avait rien de banal. Madame de Staël a eu à s'en plaindre, m'a-t-on dit; cela m'étonne beaucoup, car M. de Narbonne, je le répète, avait une âme élevée et un cœur dévoué: que ne fait-on pas avec de telles qualités136?

Les autres amis de madame de Staël étaient alors M. de Clermont-Tonnerre, Mathieu de Montmorency, les Lameth, Barnave et les hommes de talent de l'époque, qui étaient admis dans son salon, ainsi que les gens dont l'esprit apportait un charme de plus à ces réunions plus regrettables pour ceux qui ne les ont pas entendues, qu'aucune de ces conversations du siècle de Louis XIV que j'ai entendu bien souvent regretter.

C'était en effet une ravissante chose qu'une conversation entre madame de Staël et des hommes tels que Vergniaud, Mirabeau, Barnave, Cazalès, et une foule de talents oratoires: le choix seul est embarrassant… Madame de Staël devait jouir de ces sortes de combats, car son esprit, tout étincelant de feu et de lucidité, était bien fait pour briller comme un météore au milieu de toutes ces merveilles du talent; elle avait elle-même un intérêt puissant à suivre la marche des événements qui se pressaient en foule autour de cette malheureuse France que madame de Staël aimait autant, et même plus, que sa propre patrie.

– J'aime la France, me disait-elle un jour, je l'aime avec une telle passion, que si le premier Consul m'ordonnait une bassesse pour y demeurer, je crois que je la commettrais!..

Mais elle se trompait en disant cette parole; car son âme était trop élevée pour comprendre seulement ce qui n'eût pas été la plus noble et la plus généreuse pensée. Sa vie entière l'a prouvé. Madame de Staël est en tout une femme à part.

J'ai déjà dit qu'elle n'aimait pas la société des femmes chez elle, et je le comprends. Madame de Staël concevait de grandes choses; sa parole avait un retentissement éclatant lorsqu'elle parlait sur un des grands sujets qui alors occupaient l'Europe. Sa conversation n'avait rien d'attrayant pour les autres femmes, et elle-même, sachant ne produire aucun effet sur elles, éprouvait pour les personnes qui l'écoutaient alors cette sorte de répulsion qui est bien naturelle certainement, lorsqu'elle est produite par l'effet que j'ai signalé. Madame de Staël bornait donc sa société à fort peu de femmes qu'elle avait connues chez sa mère, et dont l'attrait, le caractère, lui plaisaient, comme la duchesse de Grammont, madame de Lauzun, madame de Beauveau, madame de Poix, dont l'esprit ravissant formait à lui seul tout l'attrait d'une famille… Ensuite madame de Staël voyait beaucoup de femmes à cette époque, comme ambassadrice de Suède, mais qu'elle ne regardait pas comme sa société intime: le nombre en est grand; c'est ainsi que beaucoup de femmes disent aujourd'hui: J'allais chez madame de Staël; et lorsqu'en 1815 ces mêmes femmes se nommaient à madame de Staël et voulaient la contraindre à la reconnaître, madame de Staël, toujours naturelle et charmante, répondait négativement à toutes les grâces et à toutes les prévenances qu'elles lui apportaient avec d'autant plus de naïveté que ces mêmes femmes, devenues depuis vingt-cinq ans laides et vieilles, ne lui présentaient que des femmes ennuyeuses dont la jeunesse et la beauté ne fardaient plus la nullité.

C'était surtout lorsqu'il n'y avait que huit ou dix personnes dans le salon de madame de Staël, qu'il fallait l'entendre et même la voir… C'est alors qu'elle était pleine de charme; ses manières étaient parfaitement simples; et dans ces mêmes manières il régnait une telle insouciance apparente, que même les plus insignifiants personnages se trouvaient à l'aise. Que de fois j'ai entendu des femmes plus qu'ordinaires dire après avoir entendu et vu madame de Staël pour la première fois:

«Ce n'est que cela? en vérité, j'en dirais bien autant!» Rien ne déplaisait autant à madame de Staël que les choses arrangées; elle aimait l'imprévu en toutes choses. Cela s'accorderait peu, en apparence, avec l'esprit d'ordre qu'elle portait dans la vie matérielle, et pourtant cela était. Ce qu'elle imposait, et sa loi était douce, c'était une grande liberté sans licence, la demande faite par elle-même de se regarder chez elle comme si on était chez soi. – Travaillez, disait-elle à monsieur de Clermont-Tonnerre, travaillez à vos belles lois!

Et M. de Clermont-Tonnerre, charmé et séduit par cette personne si captivante, suspendait jusqu'à sa pensée pour dévorer la sienne.

Madame de Staël avait une grâce toute à elle dans ses mouvements. Je l'ai souvent observée, et j'ai trouvé, je crois, la raison de cette aisance dans la conviction qu'elle développait en elle une grande partie de ses avantages. Ses bras et ses mains, ses épaules, son port de tête, gagnaient beaucoup à être agités tandis qu'elle parlait, et, comme toutes les femmes, elle ajoutait cette manière de plaire aux yeux, au charme captivant de la parole dans une telle bouche!.. On a prétendu que souvent elle était presque assoupie. Cela est vrai, et avait lieu surtout lorsqu'elle était chez elle au milieu de plusieurs personnes qui lui déplaisaient ou plutôt qui ne lui plaisaient pas, différence immense: alors elle se recueillait, elle rentrait en elle-même. Mais arrivait-il une personne aimée, ou seulement qui l'intéressât: alors ses paupières pesantes se relevaient instantanément avec une rapidité venant de l'âme; le feu éclatait aussitôt dans son regard, qui s'allumait pour annoncer une noble pensée, ou bien une parole du cœur.

Elle se mettait fort mal; je n'ai jamais pu en deviner la cause, parce qu'elle avait trop d'esprit dans tout ce qui regardait la vie habituelle, pour ne pas suivre assez régulièrement la mode, et obéir par-là à la parole parfaitement juste de M. le cardinal de Bernis: La mode est notre souveraine et le sera toujours, et il est de fait que madame de Staël se mettait ridiculement; mais cela tenait à sa nature: elle attachait si peu d'importance à ces choses, que, peu de temps après son mariage, faisant des visites, elle trouva que le bonnet qu'elle portait lui faisait mal à la tête, elle l'ôta et le tint à côté d'elle dans sa voiture. Arrivée chez la personne où elle allait, qui, je crois, était la princesse d'Hénin, madame de Staël monta chez elle sans remettre son bonnet, et cela sans affectation, tout naturellement, et sans une prétention qui eût été ridicule. Pour madame de Staël, la véritable existence, sa vie, à elle, était celle du cœur.

…La suivre est un devoir, la fuir un ridicule, etc.

Le salon de madame de Staël, en 1789, comme en 1795, en 1800 et en 1814, c'était elle-même. Rien qu'elle n'y apparaissait: elle neutralisait tout avec une si grande supériorité, qu'à côté de sa voix, toutes faiblissaient et tout devenait inerte et pâle. Cependant, elle ne neutralisait pas avec intention; elle s'emparait de la parole lorsque le sujet lui plaisait, et elle allait avec une naïveté sublime qui inspirait à nous autres, pauvres simples qui l'écoutions, une telle admiration, que le silence lui répondait seul presque toujours.

À propos de cet esprit qui chez elle n'était qu'une partie de son génie, il me revient à la pensée une histoire qui prouve l'opinion d'elle-même sur son esprit et sur la force qu'elle pouvait lui donner pour qu'il agît vivement comme action.

C'était pendant le séjour à Coppet. M. Necker avait envoyé chercher à Genève madame Necker de Saussure, sa nièce, avec ses enfants. La voiture de M. Necker, conduite par son propre cocher, eut le malheur de verser sur le chemin de Coppet, et madame Necker donna ce motif pour excuser son retard à madame de Staël qui était venue au-devant d'elle. En l'écoutant, madame de Staël pâlit, s'arrête… et lui dit:

– Vous avez versé avec vos enfants?

– Oui. – Comment êtes-vous venus? – Mais dans la voiture de votre père. – Eh! je le sais… mais qui donc vous menait? – Richel137. – Ah! mon Dieu! Richel!.. Ah! mon Dieu! il aurait pu verser mon père, et à son âge!.. Quant à vous, à celui de vos enfants… ce n'est rien. Tout se raccommode… Mais mon père! avec sa taille! sa grosse taille!..

Et se lançant à la sonnette et sonnant à tout rompre, elle donne ordre de faire venir Richel à l'instant…

Il dételait. Il fallut attendre.

Pendant ce peu de temps, elle fut dans la plus violente agitation… elle était tour à tour pâle et pourpre… de grosses larmes coulaient de ses yeux… Il était évident qu'elle souffrait beaucoup… de temps en temps on l'entendait prononcer quelques mots qui révélaient toute son inquiétude soulevée par le danger auquel l'imprudence d'un cocher exposait son père.

 

– Verser!.. là… dans un fossé… y demeurer peut-être la nuit entière!.. appeler… inutilement peut-être!.. Ah! mon Dieu!..

Et elle reculait alors comme devant un spectre, une image terrible…

Enfin, Richel arriva; c'était un homme simple, mais bon, et dévoué à M. Necker et à sa fille comme les esclaves l'étaient jadis à leurs maîtres, mais du reste stupide. On conçoit le plaisant de la conversation qui dut suivre dès que Richel fut dans l'appartement. Madame de Staël était parfaitement bonne avec ses inférieurs; mais en ce moment un sentiment si passionné la dominait qu'elle n'était plus elle-même. Aussitôt que Richel fut dans la chambre, elle alla droit à lui, marchant avec une dignité froide en apparence qui démentait le mouvement de son sein. Elle ne pouvait parler… Sa voix était tremblante et étouffée.

– Richel, dit-elle à l'homme, vous a-t-on dit que j'avais de l'esprit?

Richel ouvrit d'énormes yeux.

– Richel, savez-vous que j'ai de l'esprit, vous dis-je?

Richel devint encore plus muet qu'habituellement.

– Eh bien! apprenez donc que j'ai de l'esprit… beaucoup d'esprit… prodigieusement d'esprit… Eh bien! voyez-vous, tout l'esprit que j'ai, je l'emploierai à vous faire enfermer pour le reste de vos jours dans un cachot, si jamais vous avez le malheur de verser mon père.

Madame Necker de Saussure a par la suite bien souvent cherché à l'égayer par le souvenir de cette aventure; mais madame de Staël, si facile à rire d'elle-même, ne put jamais donner un sourire à l'histoire de Richel… Alors la colère et l'émotion revenaient de nouveau l'animer.

– Et de quoi voulez-vous donc que je menace, disait-elle tout émue, si ce n'est de mon pauvre esprit138?..

Son père était pour elle autre chose qu'un père: c'était un culte… un amour qui n'avait aucun nom… c'était comme pour Dieu!.. Aussi, lorsqu'en 1788 M. Necker fut rappelé au ministère, quelque danger qu'il y eût, madame de Staël en fut heureuse, parce que la gloire de son père allait en recevoir un nouveau lustre… Cependant il y avait péril; M. Necker lui-même ne voyait sa nomination qu'avec une sorte de crainte, et ce ne fut que par honneur qu'il accepta en 1781. Lors de sa retraite, il était certain de faire beaucoup de bien, et laisser là le pouvoir au moment où son usage allait être utile lui causait une vive peine. Mais les temps étaient bien changés. – L'archevêque de Sens avait détruit tous ses plans, tout était bouleversé: aussi, lorsque sa fille vint lui annoncer à Saint-Ouen qu'il était nommé ministre:

– Ah! s'écria-t-il, que ne m'a-t-on donné ces quinze mois de l'archevêque de Sens!.. Maintenant il est trop tard.

Il venait alors de publier son ouvrage sur l'importance des opinions religieuses. Le jour où il parut, madame de Staël parlait de cet ouvrage le soir chez elle avec un talent qui fit dire à Mathieu de Montmorency:

– Nous devons remercier M. Necker d'avoir fait un ouvrage qui inspire de si belles choses à sa fille.

Madame de Staël n'était pas aimée de la Reine, et je ne sais pas pourquoi. Il y avait dans madame de Staël une telle supériorité, que la Reine ne pouvait admettre une rivalité d'esprit… de beauté, encore moins: comment se trouvaient-elles donc en contact? Je l'ignore; mais le fait est que la Reine avait pour elle plus que de l'indifférence. Ce qui prouve la bonté inépuisable du cœur de madame de Staël, c'est que la Reine a trouvé en elle au jour du malheur un appui, un défenseur, une amie grande et généreuse…

M. Necker avait été nommé quelques jours avant la Saint-Louis, et l'archevêque de Sens renvoyé au milieu des huées et des malédictions de la France, au bruit des coups de fusil tirés pour le venger sur le peuple de Paris, ce peuple, le même qu'au 14 juillet 1789 et dans les trois journées immortelles de 1830, où, pour la seconde fois depuis le commencement de la Révolution, il se leva terrible pour reconquérir sa liberté, en disant: Mais c'est moi qui suis la nation!… ce peuple, enfin, qu'une fois levé on ne fait taire qu'en le tuant… Cette fête de la Saint-Louis fut triste. Madame de Staël alla faire sa cour, et le soir chez elle, au milieu de son cercle d'amis et d'admirateurs, elle raconta comment la Reine avait reçu la nièce du ministre renvoyé beaucoup mieux que la fille du ministre rentrant… La foule était nombreuse chez madame de Staël: on l'écoutait, comme toujours, avec ce charme que l'harmonie de ses phrases apportait à l'oreille; mais cette fois il s'y joignait un nouveau sentiment lié à un grand intérêt. On voyait enfin que la Reine regardait l'opinion comme une chose parfaitement existante, il est vrai, mais on voyait en même temps qu'elle voulait la braver, puisque M. Necker, nommé par l'opinion, était repoussé par elle, tandis que l'archevêque de Sens, repoussé par cette même opinion, était favorisé de sa bonté la plus intime.

Il restait 250,000 francs au Trésor royal le jour où M. Necker rentra au ministère. Le lendemain, tous les banquiers de Paris ayant des fonds les apportèrent en foule à M. Necker, mais non pas au Trésor.

Le moment le plus lumineux pour la conversation dans le salon de madame de Staël fut celui qui précéda les États-Généraux… Fallait-il les convoquer? C'était une immense question… Tout ce qui allait chez madame de Staël faisait alors partie de ce que Paris, et même la France, possédait de plus remarquable… Les discussions étaient vives… madame de Staël y était sublime: c'est alors qu'elle était véritablement Corinne, la Corinne du Capitole, la Corinne triomphante, agitant ses beaux bras et formant presque le tableau de Gérard, lorsque, appuyée sur une table de marbre ou debout contre la cheminée, elle improvisait une riche et éloquente philippique contre cette vieille aristocratie qui perdait à la fois elle-même et le trône.

– Rendez-nous 1614, criait-elle…: voilà nos modèles et nos maîtres!..

C'était toujours avec une grande clarté que madame de Staël réfutait d'absurdes prétentions. Parfaitement instruite de la législation anglaise, elle la rapportait à la nôtre, non pas pour obtenir des résultats de ce rapprochement, mais pour montrer au contraire combien nous pouvions tirer un grand bien des exemples que non-seulement l'Angleterre, mais l'Europe, nous donnait. J'ai souvent entendu les plus intimes amis de madame de Staël raconter les merveilles qu'elle opérait avec la parole; une fois entre autres elle se montra sous un jour tellement brillant que tous les hommes qui l'entouraient demeurèrent en adoration, bien qu'on sût qu'elle était publiciste autant et mieux peut-être que Raynal et Montesquieu. Elle démontra que le système de la France était mauvais, et qu'en Europe il en existait beaucoup d'autres; et elle cita la Suède, où se trouve un quatrième ordre, qui est celui des paysans. C'est une belle idée; mais qu'elle fut belle entre les mains de madame de Staël!.. comme elle la rendit lumineuse et rapide!.. elle allait s'inculquer dans la pensée des autres avec une force que la conviction intime n'aurait pas donnée…

C'est au milieu de ces conversations graves et profondes que madame de Staël passait sa vie, et cette vie lui plaisait; elle avait, d'ailleurs, un rapport intime avec sa vie d'affection, et cette faute est peut-être à lui reprocher dans son existence sociale. Je ne me permettrais pas d'aborder un sujet qui, étant de sa vie privée, n'appartient pas à l'histoire; mais l'une tient à l'autre ici d'une manière trop inhérente pour l'en séparer: il faut s'y soumettre. Je dirai donc qu'il est malheureux que les amis intimes de madame de Staël se soient trouvés précisément les mêmes hommes dont elle combattait les opinions. Alors il arrivait ce que nous avons vu: c'est que l'affection l'emportait sur la conviction antérieure. Souvent, dans la conversation d'un jour, on trouvait un changement qui était produit par le motif que je viens de dire. C'est ainsi que madame de Staël, après avoir aimé et admiré Napoléon, le prit en détestation

Les États-Généraux avaient été conseillés par M. Necker; et dans le fait, madame de Staël dit avec raison qu'ils s'annonçaient sous les auspices les plus heureux… Chaque matin, le salon de madame de Staël était rempli d'une foule immense qui venait autour d'elle chercher non pas des nouvelles, mais des avis et une direction de conduite. M. de Talleyrand, qui n'en recevait de personne, alors surtout, était pourtant déjà son esclave, quoiqu'il ne le soit devenu que quelques années plus tard; mais le comte Louis de Narbonne, M. de Lafayette, des hommes qui par leur naissance et leurs noms pouvaient beaucoup, furent dirigés et influencés par elle. Madame de Coigny139, qui était en opposition avec la Reine, entra dans les vues de madame de Staël, et elle se mit aussi à prêcher une sorte de croisade qui devait nécessairement avoir une grande influence.

J'ai entendu madame de Staël elle-même, plusieurs années après, et lorsque le souvenir devait en être bien affaibli chez elle, raconter l'impression qu'elle avait ressentie lorsque, le 5 mai 1789, elle avait vu défiler devant elle les trois ordres des États-Généraux… Ses yeux scintillaient de nouveau en parlant de ces hommes qui étaient chargés, disait-elle, de la plus sainte mission, celle de soulager le peuple, et qui pouvaient tant pour son bonheur.

C'était chez elle, à Paris, avant son exil, lorsque le premier Consul l'avait frappée de son injuste colère… Elle rappelait à sa mémoire tout ce qui lui avait donné la pensée que nous étions un grand et beau peuple…; elle décrivait avec une parole si animée, si colorée, la marche des trois ordres: celui de la noblesse avec ses touffes de plumes, ses habits étincelants d'or, son apparence chevaleresque; et puis le clergé avec ses rochets de dentelle, ses croix d'or, ses soutanes rouges et violettes; cette pompe religieuse, sœur du luxe des gentilshommes, venant contraster avec les six cents manteaux noirs, l'habit modeste de ce qui pourtant faisait le royaume, lorsque enfin, réveillée de son long sommeil, la masse se leva tout-à-coup, et, se voyant si nombreuse et si forte, fit connaître qu'elle avait la puissance.

– Ce jour-là, disait madame de Staël, les trois ordres allaient demander à Dieu des lumières pour se guider. C'est le lendemain qui fut solennel! Ce lendemain révéla un homme à l'Europe, mais surtout à la France… Cet homme… c'était Mirabeau!

Ah! si vous l'aviez vu traversant la salle pour aller gagner sa place!.. c'était l'ange des ténèbres, sillonné de la foudre, et orgueilleux dans sa laideur comme s'il eût été le plus beau des archanges. Lorsqu'on le vit, un murmure accueillit cet homme, à qui sa conduite tarée avait valu l'exclusion de la bonne société; il avait abandonné cette société qui l'avait repoussé, mais ses adieux, comme ceux de Médée, lui promirent vengeance, et une vengeance sanglante.

Il comprit le murmure qui l'accueillit, et lui répondit par un regard indéfinissable qu'il prolongea pendant tout le temps qu'il mit à gagner le banc qu'il devait occuper… tandis que mon père… mon père fut couvert d'applaudissements lorsqu'il parut…

Et en parlant de son père, madame de Staël fondit en larmes. À cette époque, il vivait encore.

Il est difficile de suivre madame de Staël au milieu des scènes journalières qui se succédaient chaque jour. Sans doute elle n'était nullement révolutionnaire; mais, comme toutes les personnes dont l'esprit avait une haute portée, elle prévoyait que la France devait éprouver un grand changement, qu'une régénération entière allait s'opérer, et que le spectacle en serait magnifique et touchant.

Active, passionnée, aimant avec toute l'ardeur d'une âme méridionale, faite pour apprécier tout ce qui est grand et utile, madame de Staël dut voir la journée du 14 juillet avec enthousiasme; elle prenait la main de ses amis, la leur serrait avec émotion, en leur disant:

 

– C'est un mouvement national… Ici nulle faction étrangère; tout se fait par sentiment de conviction. Rien qui puisse ternir la belle pensée de la liberté pure et sainte.

Lafayette, Bailly, M. de Lally-Tollendal, qu'elle aimait beaucoup aussi, étaient proclamés par l'opinion à côté du nom de son père dans ces jours agités… ils étaient Français, on ne put les éloigner…; mais M. Necker était étranger, et bien qu'il EUT NOURRI la France de ses propres deniers, bien qu'il lui eût donné du pain, cette même France souffrit son exil… Oh! nous sommes ingrats!..

C'est cette noble, cette sublime action que M. de Breteuil osa appeler un accès de folie.

De toutes les femmes qui ont eu de l'influence sur la société en France particulièrement, pays plus sensible qu'un autre aux charmes de l'esprit, madame de Staël est, sans contredit, celle qui a exercé l'action la plus directe, parce qu'elle parlait aux sympathies. À l'époque où elle entra dans le monde comme femme mariée, elle y était connue sous tant de rapports remarquables que sa renommée était déjà établie, et que ce fut sans peine que son salon fut un point de réunion où toutes les notabilités du temps vinrent s'éprouver et même se combattre; car, même dès cette époque, elle pouvait dire comme en 1815: Ma maison est un hôpital politique; on y voit des blessés de tous les partis.

Son esprit remarquable et lumineux, son talent, son génie même, donnaient une grande valeur à ce qu'elle décidait, et son blâme ou son approbation était un malheur ou une joie pour cette foule dans laquelle se voyaient les chefs élégants du parti de la noblesse, comme les tribuns du peuple et les hommes penseurs de la science. Cette foule était autour d'elle; voilà ce qui composait son salon: on y voyait Mounier le publiciste; Barnave, dont le jeune et sublime talent fut terni par un mot; Lally-Tollendal, dont l'esprit, aidé de tristes souvenirs, en fit usage, trop souvent peut-être, pour provoquer l'intérêt, et dont le tort immense fut de quitter la France et l'Assemblée: le courage lui manqua; Lafayette, l'ami le plus ardent de la liberté et le niais politique le plus complet de la Révolution; Buzot, dont le caractère élevé, l'esprit fier, le bouillant courage, l'âme ardente, sensible et mélancolique, devaient le porter aux extrêmes: fait pour la vie privée et jeté malgré lui dans la carrière politique, il y portait une austère équité et ne savait pas composer avec le crime140; sa figure était noble, et sa tournure, ainsi que ses manières, d'une extrême élégance. Buzot professait la morale de Socrate et conservait la politesse de Scipion. Pétion, cet homme que les uns appellent traître, et les autres, l'ami du peuple et de la France: ces divers jugements ne sont pas étonnants dans un temps de révolution, où les hommes impressionnés ne voient que leurs intérêts, plus ou moins vivement froissés. Pétion n'était pas un traître; il a pu errer: hélas! qui n'a pas manqué de guide dans cette route périlleuse qui traversait la Révolution? Pétion avait une extrême bonhomie, et sa physionomie révélait cette bonhomie: le naturel et la perfidie vont mal ensemble, et pour moi c'est déjà une garantie pour juger Pétion. Voici un trait raconté par madame Roland, qui en fut elle-même témoin:

Elle était un jour chez madame Buzot, où elle dînait (c'était à l'époque de l'Assemblée Constituante). Buzot revint fort tard et amena plusieurs députés, entre autres Pétion: ce temps était celui où la Cour les traitait de factieux et de traîtres, et Pétion était, disait-on, le chef de ces factieux… Le même jour, en sortant de l'Assemblée, ils avaient été entourés et presque menacés; après le dîner, Pétion se jeta sur une très-large ottomane, et là il se mit à jouer avec un très-beau chien de Terre-Neuve, avec la gaîté et l'abandon d'un enfant; le jeu dura longtemps, et enfin le chien et Pétion s'endormirent ensemble et ronflèrent bientôt avec une sorte d'émulation. Je ne sais pas bien comment on s'y prend pour conspirer; mais ce que je sais, c'est que si j'étais membre d'un jury, je ne condamnerais pas un homme accusé seulement par l'opinion en ayant cette preuve de son caractère insouciant et gai.

– Ceux qui nous ont regardés avec une si grande colère, dit en riant Buzot en contemplant le groupe de Pétion et du chien, seraient bien étonnés s'ils voyaient à quoi nous sommes occupés!

J'ai déjà dit ce qu'était Buzot141.

Un des hommes de la société de madame de Staël, dans ces temps orageux, dont les principes et la droite équité furent toujours les guides, était Thouret, ami de Barnave et de Chapelier, comme eux ardent ami de la liberté, et comme eux donnant sa vie pour soutenir ses principes. Quant à Barnave, il est bien connu. On sait quel était cet homme, à l'âme ardente, au sang bouillant, aux vues élevées, et dont l'éloquence admirable ne fut ternie dans sa vie parlementaire que par un seul mot, qui n'était pas même l'expression de sa pensée. Jeune, beau, ou du moins agréable, et surtout distingué, Barnave était, de tous les membres des États-Généraux, celui qui devait être le mieux orateur à la manière anglaise… Le parti royaliste voulait assez l'adopter, mais ce malheureux mot le perdit142… Les journaux parlèrent contre lui; les discours du côté droit, ceux de l'abbé Maury surtout, l'accablèrent: on l'irrita; bientôt il fut dans l'impossibilité de revenir sans s'humilier, et la délicatesse de son caractère s'y opposait. Quelle triste fin, et quel admirable et beau courage! Madame de Staël était faite pour comprendre un tel homme… aussi l'a-t-elle apprécié.

L'abbé Sieyès, dont Mirabeau avait dit: Je le tuerai par son propre silence… était un des hommes les plus remarquables de cette époque; fin, rusé, cauteleux, il avait le rare talent d'être, en apparence, l'homme de tous les partis; mais il ne fut jamais celui d'aucun, et toute sa finesse ne l'amena, pour clore sa vie politique, qu'à être un niais vis-à-vis de Bonaparte qui se joua de lui au 18 brumaire.

Guadet, un des esprits les plus brillants de la Gironde, impétueux, bouillant dans l'attaque et ferme dans la défense, savait être l'homme parlementaire des temps de trouble, avec cette fermeté qui leur convient. Lié d'une amitié tendre avec Gensonné143, aussi froid que son ami était ardent, leur liaison était peut-être d'autant plus intime qu'ils se ressemblaient peu. Guadet était orateur, tandis que Gensonné était logicien: aussi madame de Staël causait-elle davantage avec Guadet.

– Avant que Gensonné n'ait délibéré avec lui-même ce qu'il va vous répondre, disait-elle, on a oublié ce qu'on lui avait dit.

J'ai vu un jour madame de Staël bien belle elle-même en faisant l'éloge de Vergniaud pour le défendre contre je ne sais plus quelle sotte, ou plutôt je le sais bien, mais je ne veux pas le dire, qui soutenait que les Girondins étaient des scélérats imbéciles… Madame de Staël fut sublime!.. elle s'éleva au-dessus d'elle-même… mais ce fut surtout en parlant de Vergniaud!.. Vergniaud, le plus brillant orateur de l'Assemblée Constituante!.. il n'improvisait pas comme Guadet, mais son talent était bien beau; toutefois, madame de Staël ne le pouvait aimer. Il était égoïste et froid, et n'aimait pas les hommes; son égoïsme était de la nature de ceux qui devaient surtout déplaire à madame de Staël: elle était bonne, expansive, généreuse, et surtout une personne dévouée.

Elle en donna des preuves en sauvant M. de Narbonne, lorsqu'il fut décrété d'accusation après le 10 août. Il fallait du courage pour le faire; mais elle en montra un remarquable et fut pour tous ses amis une amie sublime. M. de Narbonne était caché chez elle au moment où les officiers municipaux vinrent pour y faire une visite domiciliaire… le cœur battait à madame de Staël, qui, pendant tout le temps de la visite, affectant une liberté d'esprit bien loin d'elle, raillait les hommes chargés d'arrêter son ami, et voulait même les effrayer sur le danger auquel ils s'exposaient en violant l'hôtel d'un ambassadeur. C'est avec de telles paroles jetées à ces hommes d'une voix tremblante, le cœur palpitant, que madame de Staël parvint à les faire sortir de chez elle… Chaque fois qu'ils passaient, dans leurs recherches, auprès de la porte qui conduisait à la retraite de M. de Narbonne, alors elle redoublait de gaîté, et pourtant, disait-elle, je me sentais mourir!.. M. de Narbonne fut sauvé, et dut la vie au courage de l'amie admirable qui exposait la sienne pour lui!.. La retraite libératrice ne fut pas longtemps déserte; M. de Montesquiou y remplaça M. de Narbonne, et madame de Staël arracha à la mort deux victimes désignées par les bourreaux de septembre et d'août.

C'est à cette époque que l'on reprochait à madame de Staël de tenir un bureau d'esprit public.

– Elle corrompt l'esprit public! disait aussi plus tard le premier consul… C'était une étrange manie que de répéter cette phrase… Hélas! à l'époque où nous sommes arrivés maintenant, il n'était plus question de corrompre: le mal était fait; tout était produit, et le génie de madame de Staël, au contraire, venait apparaître comme une lueur libératrice et bienveillante… Une femme avec son talent et sa bonté… que ne pouvait-elle opérer en bien! et en effet, que ne fit-elle pas!..

136Je parlerai plus tard de M. le comte Louis de Narbonne avec plus de détails, ainsi que de sa famille. M. de Narbonne a été pour moi un ami, un père, et un ami et un père aimé.
137C'était le cocher de M. Necker.
138Lorsqu'on connaît la bonté parfaite de madame de Staël, ce mot paraît alors ce qu'il est, plus touchant que tout ce qu'on pourrait dire.
139Mademoiselle de Conflans.
140Buzot eut la plus noble conduite dans l'Assemblée Constituante, et fut plus tard un rude adversaire des cannibales dans la Convention. Quelques hommes de sa force, et la Convention aurait reçu une autre direction encore plus salutaire dans ses résultats pour la France et les victimes de cette Convention, qui, se mutilant elle-même de ses propres mains le 31 mai, porta un coup funeste non-seulement à sa gloire, mais à ses intérêts, en détruisant la Gironde.
141Ces deux hommes, accusés alors par la Cour comme Montagnards, périrent peu de temps après comme royalistes et déclarés traîtres à la patrie.
142À la prise de la Bastille, il entendit parler avec véhémence contre les meurtres qui ensanglantèrent cette journée vraiment belle, car ce fut peut-être la seule journée où le peuple se soit battu vraiment pour la liberté. Barnave dit avec humeur: «Eh! le sang qui a coulé est-il donc si pur?»
143Ils étaient tous deux des modèles à citer comme bons pères et bons maris; leur intérieur avait un parfum de bonheur qui touchait et attachait à eux.