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Histoire des salons de Paris. Tome 1

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Madame la marquise de B…n aimait avec trop de vérité pour ne pas s'apercevoir si elle-même était moins aimée. Elle s'aperçut d'une froideur et d'un tel changement dans leurs rapports, qu'elle comprit que monsieur de D… ne l'aimait plus. Elle ne le dit à personne, elle renferma ce secret en elle-même, et pleura en silence.

Le vicomte de Ségur, homme fort spirituel mais très-méchant, aimait depuis longtemps madame la marquise de B…n. Que pouvait-elle? lui défendre de l'aimer? elle l'aimait si peu qu'elle n'y songea même pas… Mais lui ne la perdait pas de vue: aussitôt qu'il vit le gonflement de ses yeux, la pâleur de ses joues, il accourut, et prenant la main de la marquise il la serra sans lui parler. Rien n'émeut autant que ces marques silencieuses d'un attachement qui, tout méconnu qu'il est, ne laisse pas néanmoins d'être un des intérêts de la vie:… aussi dès que le vicomte de Ségur eut seulement levé les yeux sur la marquise, elle fondit en larmes.

– Qu'avez-vous? lui dit-il.

Elle ne répondit pas, mais elle continua de sangloter et ne pouvait lui répondre.

– Pauvre enfant! vous souffrez, n'est-ce pas? vous n'osez pas me le dire?.. Pauvre petite, je sais quel est le sujet de vos larmes!.. et je dois à ma conscience de vous dire qu'il en est indigne.

Madame de B…n fit un mouvement d'indignation… mais le vicomte passa outre.

– Oui… je soutiens que celui pour qui vous pleurez n'en est pas digne.

Madame de B…n poussa un cri déchirant.

– Eh quoi! vous n'ayez pas plus de courage!..

– Non! je ne vous crois pas!

Le vicomte sourit sans répondre…

Madame de B…n vit son arrêt dans ce sourire!.. elle regarda le vicomte avec une expression suppliante. – Voulez-vous la preuve de ce que je vous ai dit?.

Madame de B…n fit un signe de tête affirmatif. – Eh bien! vous l'aurez dans quatre jours… peut-être demain!

M. de Ségur avait beaucoup connu madame de Souza, ambassadrice de Portugal en France, et mademoiselle de C… Elle était belle-sœur de cette madame de Canilhac, l'une des causes du fameux duel de M. le duc de Bourbon et de M. le comte d'Artois… Madame de Souza était jolie comme un ange, mais sotte comme un panier; elle avait une belle tête, mais aucune cervelle dans cette belle tête, et elle avait de plus l'avantage d'être provinciale au dernier point… Elle avait de la complaisance quelquefois pour les personnes qui lui disaient souvent qu'elle était jolie, et M. de Ségur était un de ceux qui le lui avaient le plus répété… aussi dès qu'il parut devant elle, madame l'ambassadrice quitta le sofa sur lequel elle était assise et s'en vint au-devant de lui en lui donnant la main, faveur qu'à cette époque on ne prodiguait pas comme aujourd'hui; on ne donnait la main qu'à une personne aimée enfin, et se tenant pour avertie qu'on allait lui demander quelque chose, car les femmes ont à cet égard une sorte de finesse qui ne trompe jamais et porte à deviner ce qu'elles veulent savoir… Le vicomte la regarda et lui dit avec admiration:

– Mon Dieu, que vous êtes belle!

Et c'était vrai! elle était ravissante dans son négligé du matin, à moitié coiffée et n'ayant aucune prétention… elle avait un grand peignoir de mousseline des Indes garni d'un point d'Angleterre fort beau; les manches étaient rattachées au poignet avec un ruban bleu clair, ainsi que le col, et une grande ceinture bleue serrait sa taille… ses cheveux n'avaient qu'un œil de poudre, comme on commençait à porter les cheveux alors…

– Oui, vous êtes bien belle!.. répéta le vicomte!.. Madame de Souza se regarda dans la glace avec une complaisance toute gracieuse…

– Mais vous êtes si coquette!..

– Moi! quelle idée!

– Oh! en effet, elle est absurde!..

Madame de Souza fut embarrassée; M. de Ségur la regardait avec une sévérité dont lui-même s'amusait fort, et qui paraissait à madame de Souza la trompette du jugement dernier: car elle le redoutait et ne l'avait aimé que par crainte.

– Oui, madame, vous êtes très-coquette… et plus que cela!.. vous êtes infidèle!

Madame de Souza joignit les mains… le vicomte fut généreux

– Allons, je vous pardonne! je suis bon… et de plus je suis votre ami: c'est ce qui me fait venir auprès de vous. Vous aimez le comte Étienne?..

La comtesse de Souza rougit jusqu'aux yeux!..

– Hé bien! c'est à merveille! Qu'avez-vous donc? n'allez-vous pas me croire jaloux? Oh! je ne fais plus de ces folies-là, moi!.. Je laisse les fureurs d'Orosmane à des jeunes gens… à M. le duc de Lauzun par exemple!.. à M. le comte d'Artois, qui, à ce qu'on dit, est jaloux comme un Africain Berbère… mais moi, non; ainsi revenons à notre affaire. Vous aimez le comte Étienne… eh bien! si vous voulez le conserver il faut l'empêcher de conserver cette ancienne passion…la marquise de B…n!

Madame de Souza tenait ses yeux baissés et roulait les deux bouts de sa ceinture dans ses doigts et ne disait mot. Mais elle releva les yeux lorsque le vicomte eut fini pour trouver une parole et ne trouva pas un mot… Ce n'était pas son fort d'abord, et puis le vicomte l'avait effrayée sur le sort de ses amours…

– Si vous voulez le conserver, tâchez de le brouiller avec elle, pour que tout rapport soit enfin rompu… Tâchez, par exemple, d'avoir son portrait, son anneau et ses lettres.

Une femme a toujours de l'esprit pour ses affaires de cœur. On a dit depuis longtemps que l'amour en donnait aux plus bêtes, et c'est vrai.

Madame de Souza comprit l'importance de ce qu'elle allait tenter. Elle s'y prit si adroitement, que le comte lui remit le portrait et les lettres de la marquise de B…n... Lorsque le vicomte de Ségur les eut, il sourit avec cette joie infernale qui fait aussi sourire Satan.

– Maintenant, dit-il, elle est à moi!..

Ce qui prouve que devant un cœur de femme un homme, quelque esprit qu'il ait, lorsqu'il a de l'esprit, demeure sans intelligence, lorsqu'il n'y a aucun rapport ni cette union d'âme qui révèle à l'un ce que l'autre éprouvera.

En recevant cette preuve de l'infidélité du seul homme qu'elle eût aimé, la marquise de B…n ressentit une de ces impressions terribles qui vous montrent la mort comme un lieu de refuge, car vous souffrez trop!

Le vicomte comprit, cependant, que cette douleur sans cris et sans larmes avait une force devant laquelle toutes ses petites intrigues étaient bien nulles!.. Il se retira sans parler et sans avoir la force de hasarder même une parole devant cette femme dont le deuil du cœur était si solennellement profond!..

Demeurée seule, la marquise de B…n regarda d'abord ce portrait que tant de prières avaient sollicité!.. Qu'était-il maintenant? un morceau d'ivoire peint, sans que rien pût lui donner la force et la vie qui l'animaient il y avait seulement deux mois!..

– Et ce n'est qu'un espace de quelques jours qui me rend si différente de moi-même! disait la pauvre délaissée avec une voix brisée par les sanglots; car elle était seule maintenant, et la fierté ne retenait plus ses larmes!..

Elle ouvrit le paquet de lettres et voulut en relire une!.. Oh! qu'elle souffrit!..

Et cependant elle relut cette lettre, et puis une autre, et encore une autre… enfin elle relut le paquet tout entier… Cet effort lui brisa le cœur!.. Elle se leva, alla à son secrétaire, et prit les lettres du comte Étienne. En les relisant elle souffrit tout ce qu'une âme humaine peut souffrir…

– C'est une agonie en effet! dit-elle avec une expression déchirante, car on l'aimait encore en ce monde, et il y avait des êtres qui devaient souffrir du parti qu'elle allait prendre; mais il était irrévocablement arrêté dans son âme… Elle sonna sa femme de chambre, se déshabilla, fit plusieurs dispositions qui devaient en précéder une dernière, puis étant demeurée seule, elle avala une dose de vert-de-gris qu'elle s'était procurée…

Elle fut horriblement mal… Le poison avait été si abondamment donné à ce corps si gracieux, mais si frêle et si petit! Les médecins ne répondirent d'elle qu'au bout de plusieurs jours; mais il lui resta TOUTE SA VIE119 un tremblement nerveux, une agitation terrible, qui lui causaient des douleurs spontanées qui, dans les premiers temps, lui paraissaient un retour des cruelles souffrances qu'elle avait supportées pendant plusieurs heures! On la sauva; et pourquoi?.. pour sa douleur. La vie était décolorée pour elle maintenant, et ce qu'elle voulait c'était mourir! Mais on ne meurt pas ainsi!.. Il faut du temps pour mourir!..

Madame de B…n était d'une douceur achevée, et elle avait de la piété… Elle était malheureuse, et cela ne fut qu'une raison de plus pour que la religion prît sur elle plus d'empire. Le reste de sa vie eut une consolation accordée par le Ciel: un ami intime s'attacha tellement à elle qu'il ne la quitta plus; touché par sa résignation et par le profond chagrin que lui causa la mort de la Reine, M. de M… qui fut ministre de Louis XVIII, demeura avec elle jusqu'à sa mort. Dans cet attachement elle trouva, du moins, un baume pour sa blessure.

Madame la marquise de B…n était un des ornements les plus agréables de la société intime de la Reine. Elle avait un ravissant talent de peinture, et peignait les fleurs, surtout, avec une habileté peu commune à l'époque où madame de B…n était encore jeune et belle. Que de fois elle peignit des modèles de fleurs pour que la Reine pût les copier ensuite en tapisserie!.. Dans ces réunions de Trianon, qu'on a tant calomniées, il arrivait souvent que les matinées s'écoulaient comme dans un château du fond de l'Auvergne ou de la Bretagne, et ces fameuses orgies dont la calomnie a voulu accuser la Reine martyre n'étaient autre chose qu'une lecture faite en commun, tandis que la Reine et les dames nommées pour être de ce petit voyage travaillaient soit au bord de l'eau, près du moulin, soit dans la salle de marbre fraîche et blanche de la laiterie. Le nombre des élus était fort restreint: ce fut ce qui attira le plus à la Reine cette foule d'ennemis qui commencèrent le parti de l'opposition, dans lequel se mirent d'abord de hautes notabilités de vertu comme mesdames de Noailles et de Marsan, et qui finit par avoir pour chef la marquise de Coigny!.. Trianon avait toujours été désiré par la Reine avec passion; Louis XVI lui en fit présent à sa première couche, et Marie-Antoinette jouit de sa nouvelle propriété avec ce plaisir vif et pur de la jeunesse satisfaite: on lui en fit un crime. Le vent faisait alors tourner la girouette de notre esprit; et le temps où les Français forçaient les acteurs de répéter le beau chœur d'Iphigénie, Chantons, célébrons notre reine! lorsque leur souveraine entrait à l'Opéra, ce temps était déjà oublié!..

 

Un des plaisirs de la Reine était de jouer la comédie. On dit qu'elle jouait et chantait mal; voilà son tort plus encore peut-être que de jouer, quoiqu'il soit fort inconvenant de livrer à la critique, pendant plusieurs heures, jusqu'au moindre geste d'une reine. La perfection n'existe pas; mais si elle doit se trouver, c'est dans ceux que nous reconnaissons assez supérieurs à nous pour nous commander: c'est donc un reproche à notre propre jugement que de reconnaître dans nos maîtres des imperfections qui deviennent des ridicules dès qu'elles sont prétentions. On a reproché à la Reine, lorsqu'elle jouait à Trianon et chez madame de Polignac, d'avoir rempli des rôles qui n'étaient pas d'accord avec la majesté de son rang; si elle les avait bien joués, la chose, encore une fois, eût été égale.

Louis XVI avait de la simplicité, de la bonhomie même; mais il avait le sentiment de sa dignité à un degré assez intime lorsqu'il n'était pas à son enclume avec Gamin: il pouvait bien faire le Vulcain, mais il ne paraissait ainsi que devant un homme dont c'était d'ailleurs le métier d'avoir aussi les mains noires; et voici un fait qui prouve que Louis XVI comprenait fort bien le danger d'un ridicule royal.

Il était un matin plus activement occupé qu'à l'ordinaire, lorsque le serrurier qui travaillait avec lui, et qui s'appelait Jacques Derhin120, se mit à rire aux éclats en le regardant. Le Roi lui demanda ce qui le mettait ainsi en joie. Derhin riait toujours et ne pouvait parler, mais il montrait à Louis XVI son propre visage, et lui indiquait par là ce qui excitait ainsi sa gaîté. Comme il n'y avait pas de glace dans la forge royale, le Roi passa dans la pièce voisine: aussitôt qu'il se fut regardé, et qu'il put voir son visage tatoué d'une si étrange sorte qu'il en était méconnaissable, il partagea la gaîté de Jacques Derhin, et se mit à rire, de ce bon rire franc et joyeux qu'on connaît peu sous une couronne…

Mais après avoir donné satisfaction à sa propre gaîté, le roi jugea ne pas devoir prolonger celle de son compagnon:

– Jacques, lui dit-il, en lui donnant un louis, tu boiras à ma santé ce soir à ton souper, avec ta femme et tes enfants, mais sans leur raconter ce qui nous a tant fait rire… Tu n'oublieras pas ce que je viens de te dire, mon garçon?..

Et il appuya sur ce dernier mot.

Ce ne fut que bien longtemps après qu'un cousin de Jacques Derhin, employé dans les travaux que je fis faire dans mon hôtel, me raconta ce que je viens de dire. Lui et son frère étaient fort habiles dans leur état de serrurier, surtout pour faire les clefs.

Cette recommandation de Louis XVI prouve qu'il ne voulait pas qu'on pût rire de lui; cette crainte du ridicule me plaît dans un roi.

Comme la Reine était jeune et jolie femme, elle le redoutait moins, parce qu'elle ne s'en croyait pas susceptible. Elle ignorait qu'on peut faire la caricature de la Vénus de Médicis, et qu'on a parodié les plus belles œuvres du génie. Je crois aussi qu'elle méprisait la voix populaire: ceci est encore un tort.

Mais il était excusable en elle. Elle ignorait la valeur de ce terrible mot: le PEUPLE!.. Hélas! elle devait apprendre cruellement à quel degré montait sa puissance. En Autriche, le peuple, encore aujourd'hui, ne songe ni même ne parle sur la classe élevée: pour lui, c'est une autre race que la sienne; il ne lui envie rien, il ne forme là-dessus aucun plan, aucun projet; et s'il est ainsi en 1837, qu'on juge de ce qu'il était en 1784!..

Quant à la noblesse, Marie-Antoinette ne l'aimait ni ne l'estimait. Il y avait peu de familles en France dont l'écusson n'eût une tache dans son blason, et Marie-Antoinette le savait. Aussi lorsque l'offense des duchesses-pairesses la blessa si vivement aux fêtes de son mariage, elle s'en vengea chaque jour depuis cette époque par des épigrammes sanglantes sur les alliances de la haute noblesse avec la finance. Les Noailles surtout furent en butte plus que tous les autres aux traits de sa satire, pour atteindre madame de Noailles, son ancienne dame d'honneur, qui lui faisait des leçons assez sévères sur l'oubli de sa dignité.

Étant un jour sur un âne dans le parc de Versailles, elle tomba. Elle ne voulut pas qu'on la relevât, et riant aux éclats:

– Allez chercher madame de Noailles, pour qu'elle nous dise comment on relève la reine de France, lorsqu'elle ne sait pas se tenir sur un âne.

La Reine eut tort. Le mot, s'il demeure dans l'histoire, ne prouve que pour madame de Noailles, et condamne la Reine… Madame de Noailles se fâcha, et elle eut raison; elle se retira, et eut encore raison. Cette retraite fut d'autant fâcheuse pour la Reine, qu'elle eut lieu à la seconde époque de son séjour en France, lorsque ses différends avec ses deux belles-sœurs et M. et madame de Maurepas divisèrent la société en deux partis, et lorsque la Reine, voulant vivre en simple grande dame, mais point en reine, prit la direction de l'un de ces partis. La retraite de madame la duchesse de Noailles, mais surtout son mécontentement, entraîna toute une puissante famille, celle des Noailles, grande, puissante par ses alliances, illustre par des services rendus à l'État, dans le parti contraire à la Reine. Cette famille mécontente se jeta depuis dans les premières scènes de la Révolution avec les d'Aiguillon et d'autres grands noms, que la Reine avait aussi mécontentés, et qui depuis longtemps dirigeaient l'opinion des salons de Versailles et de Paris.

Marie-Antoinette balançait par le charme de ses manières, dans cet intérieur qu'elle s'était formé chez ses favorites, ce qu'on tramait contre elle dans la faction opposée; et peut-être eût-elle triomphé, si elle n'avait été en même temps la gardienne à Versailles d'un traité121 nuisible à la France, contraire aux intérêts de l'Europe, mais utile à l'Autriche… L'attachement de Marie-Antoinette à sa maison fut ce qui la perdit. Ses brouilleries éclatantes avec ses deux belles-sœurs achevèrent le mal déjà commencé, en formant à la Cour un parti de femmes toutes occupées à se nuire, en divulguant des aventures quand on en avait; en se donnant des amants quand on n'en avait pas; en se faisant, enfin, tout le mal que des femmes peuvent se faire quand elles ne s'aiment pas et qu'elles veulent se perdre; car tel était l'attachement que les personnes dévouées à Marie-Antoinette lui portaient, que les femmes distinguées par elle répandaient partout, en sortant de son intimité, l'enthousiasme des chefs de partis pour défendre sa cause. C'est ainsi que chez nous les femmes ont eu, de tout temps, une immense influence sur les affaires. C'était dans nos salons que se formaient ces haines et ce fanatisme qui causèrent les premiers effets de la Révolution. À cette époque, le peuple lisait peu. Chaque marchand n'avait pas comme aujourd'hui son journal pour diriger son opinion; mais il avait un cousin maître d'hôtel, une belle-sœur femme de chambre, un frère valet de chambre, qui lui rapportaient l'opinion de leurs maîtres. Cette opinion était souvent contraire à la Reine, parce que le parti opposé à ses intérêts était plus nombreux que le sien; l'opinion passait donc du salon à l'office, et de l'office dans les boutiques ou dans les ateliers de Paris… Ces relations se répandaient même en province, lorsque des familles comme les Noailles, les Voyer d'Argenson, ou d'autres aussi puissantes, allaient passer l'été dans leurs terres.

En remontant plus haut, on voit encore une cause très-positive du malheur de la Reine dans le voyage de Joseph II en France. L'archiduc Maximilien n'avait blessé que la haute noblesse, en exigeant que mademoiselle de Lorraine eût le pas sur les duchesses-pairesses, tandis que l'empereur d'Allemagne alarma tout notre commerce et nos industriels, en se montrant plutôt en voisin jaloux qu'en beau-frère de Louis XVI. Au Havre et à Brest, il se permit même une demande plus qu'indiscrète. C'était cependant un homme supérieur, et n'ayant pas, je crois, autant de projets hostiles contre nous qu'on l'a voulu faire croire pour nuire à sa sœur. Madame, femme de Monsieur, frère du Roi, avait pour la Reine une de ces haines qui ne sont satisfaites que par le malheur de celle qui en est l'objet; elle souleva de nouveau la société à ce second voyage des princes autrichiens; tout lui fut bon pour nuire. L'archiduc Maximilien avait blessé par trop de hauteur; Joseph voulut être populaire, et le fut, en effet, à un point peut-être exagéré. Eh bien! il voulait gagner le peuple, disait Madame!..

L'archiduc Maximilien ayant été voir M. de Buffon, celui-ci lui offrit un exemplaire de ses œuvres. – Je vous remercie, dit le prince, je ne veux pas vous en priver… – Le mot n'est pas heureux.

L'empereur Joseph connut ce malheureux mot…; il alla voir M. de Buffon, et lui dit: – Je viens réclamer, monsieur, l'exemplaire de vos œuvres que mon frère a oublié chez vous!..

Voici un fait curieux sur le voyage de l'empereur Joseph II en France.

Il voulait connaître notre belle patrie, comme on le sait, et même on a dit fort injustement qu'il avait eu tant de jalousie de notre prospérité qu'il en avait conçu de la haine. C'est absurde et faux. D'abord nous n'avions pas alors de prospérité au point de donner de la jalousie. Nous sommes en France comme les femmes qui croient plaire à quarante ans comme à vingt-cinq. Mais cela ne se peut pas. Joseph II, en allant à Lyon, voulut voir un homme très-habile comme publiciste et comme jurisconsulte, M. Prost de Royer; il était à cette époque lieutenant de police de Lyon; c'était un homme estimé du comte Campomanes, l'un des plus honnêtes ministres de l'Espagne, considéré de M. de Vergennes et de lord Chatham, modèle du comte Rantzaw en Danemark, enfin un homme à connaître.

– M. le comte, dit-il à Joseph II, je connais le protocole des cours. Si vous l'exigez, je le suivrai; alors j'attendrai que vous m'interrogiez et ne répondrai que par monosyllabes. Mais vous avez parcouru la France: vous cherchez des hommes, vous n'avez dû rencontrer que des statues; vous cherchez la vérité, et vous n'avez dû trouver que mensonge ou silence. Cette vérité, je suis capable de vous la dire; mais il faut me permettre de parler avec le comte de Falkenstein et non pas avec le fils de Marie-Thérèse, car il n'y a de conversation possible qu'avec un échange de paroles, et le moyen de questionner un empereur?..

– Je viendrai ce soir m'enfermer avec vous, et nous causerons les coudes sur la table, répondit Joseph.

 

Il y fut, et le lendemain il y retourna… – Pourquoi les Français ne m'aiment-ils pas? demanda-t-il à Royer.

– M. le comte, on n'a pas oublié le moment où Marie-Thérèse, vous tenant dans ses bras, demandait aux Hongrois du secours contre la France.

Joseph II sourit.

– C'était Louis XV et les gens de son cabinet… Tous sont morts!

– Me permettez-vous encore une question?..

– Dites…

– Vous avez été élevé par le vieux Bathiani… il détestait la France et les Français… n'avez-vous pas ses sentiments? voilà ce qu'on craint.

– Monsieur, s'écria l'Empereur fort ému, et se levant il parcourut la chambre à grands pas… Monsieur, depuis que nous causons, ne me connaissez-vous pas encore?.. Ne voyez-vous donc pas que je voyage pour me dépouiller de ces vieux préjugés dont on m'avait garrotté l'esprit?.. Est-ce donc que je ne prends pas assez de peine pour réussir?..

Il était agité, et Prost de Royer vit qu'il était vraiment ému.

– Me permettez-vous encore une objection?

– Parlez.

– Vous avez souvent loué la nation française, mais comment? C'est une nation charmante, avez-vous dit… L'éloge est bien mince dans la bouche du frère de notre reine. – Joseph sourit.

– On voit bien que vous êtes lieutenant de police; oui, j'ai dit cela. Je l'ai dit à Versailles… mais c'est vrai… En parcourant la France, en observant la Cour et la ville, la bourgeoisie et l'armée, l'armée elle-même, la plus vaillante de l'Europe, et la plus brave dans tous les moments, eh bien! je ne vois en elle qu'une aimable nation et rien de plus… Je ne m'en dédis pas, répéta l'Empereur…

– Cependant, reprit-il après avoir fait quelques tours dans la chambre sans parler, j'en excepte la classe ouvrière et quelques-uns de nos amis122… Alors la nation est intéressante; je vous autorise à dire mon sentiment à cet égard, ajouta-t-il en souriant.

– Ainsi donc, dit Prost de Royer, il en est de votre antipathie contre nous comme de votre tendresse pour Frédéric, n'est-ce pas?..

Joseph regarda le lieutenant de police avec curiosité.

– C'est que je suis sûr qu'aussitôt que vous pourrez toucher à la Silésie…

Joseph sourit, mais ne répondit pas.

– Et puis on dit que vous avez l'amour des conquêtes, que vous voulez renvoyer sur l'Euphrate les gens qui sont sur la mer Noire… est-ce vrai?..

– Non, répondit sérieusement Joseph… Regardez Pétersbourg plutôt que Vienne pour les affaires de Constantinople…

Tel fut, à peu de choses près, car la place me manque pour tout rapporter, l'entretien de Joseph avec Prost de Royer, ami de Voltaire et de Turgot et de toute la secte d'esprit de ce temps-là. Cette entrevue, qui dura quatre jours, fut ignorée dans le temps, parce que M. de Maurepas craignit que les Français ne fussent blessés et inquiets d'une aussi longue conférence du premier magistrat de la première ville manufacturière de France avec l'empereur d'Autriche; il exigea donc le silence. Quant à Prost de Royer, il le garda pour ne pas faire de peine à Voltaire, qui avait attendu l'Empereur à Ferney, et fut furieux de ne l'avoir pas vu. C'est très-bien à Prost de Royer; cela seul fait juger un homme.

Quoi qu'il en soit, l'effet du voyage de Joseph II fut fâcheux pour la Reine. M. de Vergennes, qui redoutait toujours le retour de M. de Choiseul et de M. de Praslin, présentait au Roi la maison d'Autriche, amie de l'exilé de Chanteloup, comme nuisible à la gloire de la France. Le voyage de l'Empereur, malgré les soins de la Reine, fut présenté sous d'odieuses couleurs de jalousie, d'envie, et de tout ce qui pouvait rendre le roi de France l'ennemi de l'empereur d'Allemagne. Louis XVI, déjà prévenu par les mémoires et les notes laissés par son père sur la maison d'Autriche, n'aimait pas cette maison; il en vint à détester l'empereur Joseph. Quelle que fût sa confiance dans la Reine, jamais elle ne put pénétrer dans une pièce reculée qu'il appelait son cabinet. Cette pièce était située à Versailles sous la chambre aux enclumes, la plus élevée du château. C'était là que le Roi avait déposé ses papiers les plus importants, ceux enfin qui, plus tard, formèrent une terrible accusation, et furent trouvés dans ce qu'on appelait l'armoire de fer.

Ce fut particulièrement à cette époque où elle vit un repoussement qui pouvait devenir général, que la Reine résolut de se faire une société, de former un salon d'où ses amis, comme elle le dit elle-même à M. le comte de Périgord123, iraient ensuite se répandre dans les différentes sociétés de Paris, et la défendre là contre ses ennemis.

– Je suis bien malheureuse, mon cher comte, lui dit-elle ce même jour, en lui présentant sa belle main, que le vieux comte baisa avec ce respect qu'avaient pour leur souveraine les courtisans de cet âge, qui avaient été nourris dans la crainte et le respect du Roi et des femmes… Je suis bien malheureuse. – M. de Périgord se sentit ému au fond de l'âme en voyant cette femme, jeune et belle, reine du plus bel empire, lui disant presque en pleurant: – Je suis bien malheureuse!

M. le comte de Périgord jeta un coup d'œil rapide autour de lui, et baissant ensuite les yeux, il ne répondit pas… C'est que ce qu'il voyait blessait en lui tout ce que l'éducation et des préjugés fortement enracinés l'avaient accoutumé à considérer comme inviolable;… ce qu'il voyait enfin brisait ce qu'il supposait encore être respecté par la Reine… – Dès ce jour, disait-il à ma mère, je jugeai la France perdue.

Il est certain que pour un homme élevé dans les jours qui suivirent le beau règne de Louis XIV, ce qu'il voyait devait lui paraître étrange. Il avait demandé une audience à la Reine. Elle lui fit répondre par la comtesse Jules de Polignac que Louis124 le prendrait le lendemain dans le grand corridor, en face de la chapelle, au sortir de la messe (c'était un dimanche), et qu'il le conduirait près d'elle. M. de Périgord, étonné de ce rendez-vous, se rendit néanmoins à l'heure fixée au lieu qui lui était indiqué, et y trouva en effet Louis qui l'attendait. Le comte fut à lui, mais le valet de chambre lui fit signe de ne le pas approcher, et s'éloigna d'un pas assez lent pour que le comte pût le suivre125. Arrivés dans l'une des galeries extérieures, Louis prit le chemin d'un petit escalier très-étroit et fort obscur, éclairé seulement par des lampes; cela aurait pu avoir l'air d'une aventure, mais le comte n'était plus jeune et n'avait d'ailleurs jamais été beau. Le comte et le valet de chambre montèrent pendant si longtemps, que le comte crut que cet homme se trompait. – Mais où donc me conduis-tu, Louis? lui demanda-t-il enfin. C'était la première question qu'il lui adressait… Il connaissait parfaitement Louis; c'était lui qui était chargé des messages fréquents de la Reine, lorsque madame la duchesse de Mailly126 était sa favorite bien-aimée.

Louis ne répondit pas, mais il montait toujours; enfin, ils arrivèrent sous les toits. On était alors au mois d'août, et la chaleur était insupportable dans cet endroit, où le supplice des plombs à Venise était presque rappelé… Louis regarda autour de lui pour se reconnaître: C'est cela, dit-il; et tirant une fort vilaine clef de sa poche, il la mit dans la serrure d'une petite porte fort laide également;… mais après avoir tourné deux tours, il s'arrêta et frappa trois petits coups… une voix répondit de l'intérieur et dit d'entrer. Le comte pénétra alors dans une chambre assez sombre… Il passa ensuite dans une seconde pièce fort simplement meublée, où il trouva la Reine seule, qui le reçut ainsi que je viens de le dire.

Le coup d'œil accusateur que le vieux comte jeta rapidement sur l'appartement meublé en perse et en bois peint en blanc, sur la lévite de mousseline brodée de l'Inde, attachée seulement avec une ceinture de ruban lilas, que portait la Reine, fit rougir fortement Marie-Antoinette, et retirant sa main que le comte avait conservée dans les siennes, elle lui dit avec colère:

– Vous ne jugez pas à propos de me plaindre, n'est-ce pas, parce que vous me trouvez pleurant dans un lieu où du moins j'oublie que je suis reine de France?

– Ah! madame! en sommes-nous donc à ce point, que vous regrettiez d'être notre souveraine!.. à Dieu ne plaise que ce jour arrive!.. ne croyez pas de faux rapports… ne vous laissez pas éloigner de nous.

La Reine était visiblement offensée; le comte le vit.

– Si j'ai laissé voir trop ouvertement l'impression que j'ai ressentie en voyant se confirmer une partie des bruits qui me blessent au cœur depuis que je les entends, que Madame me pardonne! elle est ma souveraine, elle est la maîtresse de mon sang et de ma vie, et je ne veux jamais lui déplaire.

– Mais que disent-ils donc de moi? demanda la Reine avec une anxiété qui montrait qu'en effet elle n'était pas instruite.

Le comte baissa les yeux, mais garda le silence.

– J'exige que vous me parliez avec franchise, comte, et si ce n'est pas assez, je vous en supplie.

Le comte de Périgord était le plus excellent des hommes; mais il avait peu d'esprit… Toutefois, dans une circonstance semblable, il se montra supérieur à lui-même; et surmontant sa répugnance, il parla en homme d'âme et de cœur noblement animé; il dit à Marie-Antoinette que ces relations n'étaient pas pour elles-mêmes, mais que la vie intérieure de la Reine où ces mêmes relations avaient accès, était tellement changée, que le blâme universel s'y attachait avec raison.

119Elle ne pouvait pas mettre de bas: par exemple, lorsqu'elle était de service au jeu de la Reine, la Reine lui faisait signe d'ôter ses bas, ce qu'elle faisait tandis que le tapis la cachait.
120Celui qui était avec le Roi avant Gamin.
121Le traité de 1756. – Cette cause de nos malheurs est bien curieuse à étudier comme le plus puissant motif peut-être de notre Révolution. Toutes les puissances de l'Europe, l'Autriche exceptée, étaient intéressées à voir rompre ce traité de 1756 avec l'Autriche, les unes par esprit de vengeance, les autres pour leur propre intérêt. C'est important à approfondir.
122Les économistes comme Turgot et les autres.
123Oncle de M. de Talleyrand, et frère de l'archevêque de Périgord, Angélique de Talleyrand, celui dont M. de Quélen fut coadjuteur.
124Valet de chambre du service inférieur, l'un des hommes les plus dévoués à la Reine.
125On sait qu'il avait aussi ce défaut dans la marche, assez commun dans la famille.
126Elle était fille du comte de Périgord, et tante d'Élie de Périgord, aujourd'hui prince de Chalais; elle était dame d'atours de la Reine, et donna sa démission, quelques instances qui lui fussent faites pour garder sa charge.