Il me semblait que la pièce avait été jouée plusieurs fois. La tragédie est restée…
Je vous demande pardon, monsieur l'abbé, mais la pièce fut retirée à la troisième représentation… Les comédiens français, plus courageux que ceux de la Comédie Italienne, apparemment parce que c'est l'ouvrage d'un comédien, se sont efforcés, mais vainement, de relever la pièce. Le Journal de Paris est plus plaisant que le reste; il a inséré une lettre dans laquelle sont des reproches au public sur sa sévérité; et pour prouver le talent de l'auteur, on cite deux vers de sa pièce, dont l'un est ridicule et l'autre niais…
Vous les rappelez-vous, M. de La Harpe?.. oh! cherchez bien!
Je crains de les avoir oubliés… ils sont si nuls!.. (Se recueillant.) Les voici:
Romains… c'est un mortel qui va juger un homme.
L'excès de la vertu n'est pas toujours un bien…
C'est trop fort aussi.
Mais, M. de La Harpe, il me semble que vous avez entendu la dernière pièce de M. Fabre d'Églantine; du moins m'a-t-il dit vous l'avoir lue… et que vous en aviez été content… Quant à moi, je dois ici faire une profession de foi; c'est que depuis Molière c'est la meilleure pièce que nous ayons eue… qu'en pensez-vous, M. de La Harpe?
Vous ayez raison, monsieur, et M. Fabre d'Églantine, qui a eu jusqu'ici un si constant malheur, est en effet bienheureux que cette dernière œuvre soit, comme vous le dites, et comme je le pense, la meilleure pièce depuis Molière.
Ah! mon Dieu! qu'est-ce que vous dites donc là?..
La vérité, madame! il y a des défauts, sans doute, mais beaucoup de beautés. Le titre en est mauvais… Son Philinte n'est pas celui de Molière; c'est un égoïste: c'est ce caractère bien saisi, bien rendu. M. d'Églantine aurait dû l'appeler l'Égoïste, car c'est lui qui, le premier, a tracé à merveille ce caractère odieux. L'idée morale est de punir l'égoïsme par lui-même: ce qui arrive par la propre faute de l'égoïste, voilà pour l'idée morale; quant à l'idée dramatique, il l'a également bien conduite. Il y a du drame dans cette pièce, je le répète; elle va être reçue, et je crois son succès certain… N'est-ce pas votre avis, monsieur l'abbé? ajouta La Harpe en se tournant vers l'abbé Barthélemy.
Parfaitement… mais vous voyez bien que cet homme, qui fait une œuvre aussi remarquable, n'est pas un sot.
Ma foi, monsieur l'abbé, vous me forcerez d'être ce que mon austère franchise m'avait d'abord fait paraître, et ce que ma courtoisie pour vous m'avait fait adoucir, et je dirai qu'un homme qui, pendant quinze ans de sa vie, c'est-à-dire depuis vingt ans jusqu'à trente-cinq, ne produit que des satires et de méchants vers, et tout-à-coup vous montre une pièce qui, comparativement aux autres, est un chef-d'œuvre, je dis, monsieur, que c'est au moins un grand sujet de réflexions…
Mon cher abbé, vous avez fait ce soir un ennemi mortel à ce pauvre Fabre d'Églantine.
J'en ai peur!.. mais le mal ne vient pas de moi.
La conversation devint générale; madame Necker causait avec chaque personne du souper, et faisait ainsi le tour de la table; elle s'arrêtait le plus souvent auprès de M. de La Harpe, devenu son favori depuis la mort de Thomas, et en face de M. Necker… Tout-à-coup quelqu'un prononça le nom de M. de Piis. Madame de Simiane dit aussitôt:
– Ah!.. je demande grâce pour mon protégé! C'est un homme qui a bien de l'esprit…
Comment! madame la comtesse, Piis est votre protégé!.. mais que faut-il donc faire pour obtenir ce bonheur-là?
Faire comme lui de jolis vers…
Ah! mon Dieu!
Piis est fort aimable!..
Oh! sans doute, madame la marquise; cependant… demandez à la Harpe…
Vous a-t-il jamais lu son poëme sur quelque chose… comme l'alphabet, par exemple, madame?
Sur l'alphabet!
Mon Dieu, oui!
Mais c'est impossible!
Ah! madame, il est des hommes à qui rien n'est impossible pour exécuter des merveilles dans un certain genre. Et pour parler comme M. de Piis91, nous allons vous montrer comment l'A s'arroge sa place, en véritable insolent qu'il est, tout en haut de l'alphabet, et que
A s'Adonner A mal quand il est résolu
Avide, Atroce, Affreux, Arrogant, Absolu,
Il Assiége, il Affame, il Attroupe, il Alarme…
Grâce! grâce! Marmontel… j'en meurs!.. mais cet homme est un fou!
Il est fort raisonnable! s'il était fou, il ne serait plus amusant, et je le maintiens le plus sage de la ville.
Et puis, madame, il faut vous calmer sur les méfaits de l'A. M. de Piis nous apprend plus loin que
… Il n'est pas toujours Accusé d'Attentats…
Avenant, Attentif, Accessible, Agréable,
Il préside à l'Amour, ainsi qu'à l'Amitié.
Madame Necker, qui jusque-là était demeurée à moitié sérieuse, ne peut retenir un éclat de rire à cette dernière parole. Tout le monde rit non-seulement du ridicule des vers, mais de la manière admirablement burlesque dont M. de La Harpe les a dits… Voyant qu'il amusait92, il continue:
A la tête des Arts à bon droit on l'admire,
Mais surtout il Adore… et si j'ose le dire…
A l'aspect du Très-Haut sitôt qu'Adam parla,
Ce fut apparemment l'A qu'il articula.
Je ne doute pas, mesdames, que vous ne soyez enchantées de l'A qui s'adonne au mal et qui assiége… En fait de rébus, c'est, je crois, très-bien faire… mais jugez de la fin.
Le C, rival de l'S avec une cédille,
Sans elle au lieu du Q dans tous nos mots fourmille;
L'E s'Évertue ensuite, etc.
L'I, droit comme un piquet, établit son empire.
Le K, partant jadis pour les Kalendes grecques,
Laisse le Q, le C, pour servir d'hypothèques.
Le P, plus Pétulant, à son Poste se Presse.
S'arrête, éclaté et meurt, dès que son Pétard Part,
dit-il plus loin pour une fusée; car vous saurez, madame, qu'il a l'ambition avec ce poëme de faire revivre la poésie imitative; mais son pétard part ne vaut pas:
À ce péril pressant nous échappâmes, car
La porte était ouverte, et nous passâmes par.
Ailleurs ce sont des moutons
Qui bêlent pêle-mêle!…
Et puis une bouteille qui fait ses glouglous…
M. de La Harpe, je vous envoie un verre de vin de Malaga et un verre de vin de Tokai; celui-ci vient de Vienne directement, voyez si ses glouglous valent ceux de M. de Piis.
Sans aucun doute… mais comprend-on qu'un homme qui ne date pas son ouvrage des Petites-Maisons fasse un raisonnement assez étrange pour l'amener à publier pareille extravagance? En vérité, cela fait peur!..
Ma foi, je crois que Ducis est tout aussi timbré que Piis. As-tu lu ses dernières pièces?
C'est prodigieux!.. mais puisqu'il comprend Shakspeare, comment un soleil aussi pur ne l'éclaire-t-il pas d'un seul de ses rayons, le malheureux?..
M. de La Harpe ne répliqua pas, parce qu'il n'aimait pas Shakspeare. L'école de M. de Voltaire ne comprenait pas ce prodigieux génie… et il était convenu parmi ses disciples que Shakspeare était un barbare, un ignorant. Nous n'étions pas heureux, au reste, dans nos jugements à cette époque; car dans le même temps, c'est-à-dire dans le même siècle, nous méconnaissions encore Athalie! Athalie, chef-d'œuvre admirable que nous n'avions pas d'excuse pour méconnaître, nous. Quant à Shakspeare, quelque difficile qu'il soit, c'est un sacrilége de ne pas le comprendre. Shakspeare est l'Homère du théâtre! Nous l'avons méconnu un temps; Dieu veuille qu'aujourd'hui, où nous admettons ses beautés, nous les sentions toutes! Madame de Staël avait une de ces âmes qui vont au devant du génie; elles le devinent au parfum qu'il répand. Aussi, avant le moment où elle put lire les auteurs célèbres dans leur langue, elle les étudiait dans les traductions. Mais déjà familière, à l'époque que nous suivons, avec les hautes merveilles littéraires des autres nations, elle ne pouvait entendre M. de La Harpe concentrer toute la littérature dans notre langue: elle n'était pas encore ce qu'elle est devenue depuis, une femme que la voix universelle proclame la première de son temps, n'importe la nation qui la réclame; mais dès lors elle sentait que pour comprendre un auteur, il faut le lire dans la langue où il écrivait. Qu'importe une traduction à celui qui peut sentir les beautés du Dante, de Cervantes et de Calderon, de Schiller et de Klopstock, dans leur idiôme?
Un homme qui sait quatre langues vaut quatre hommes, disait Charles-Quint.
Je ne sais pas jusqu'à quel point cet adage est vrai; cependant il a une grande force quand on voit à quel degré les hommes d'une nation pourraient arriver pour le bien des peuples, s'ils savaient étudier dans les annales d'un autre peuple, dans ses légendes, ses chroniques, à ne prendre la chose que comme publicistes seulement, et nullement sous le rapport littéraire.
Madame de Staël demanda donc à M. de La Harpe s'il lisait Shakspeare dans l'original; il lui dit que non, mais avec un dictionnaire93… Alors, lui dit madame de Staël, je ne vous reparlerai plus de Shakspeare: nous ne nous entendrions pas. M. de La Harpe comprit qu'il se trouvait en mauvaise attitude, et il se sauva sur Ducis; heureusement pour lui qu'il avait plus que le moyen d'avoir raison, car on venait de donner le Roi Lear et Macbeth!.. Aussi le malheureux Ducis, renvoyé à La Harpe pour supporter sa mauvaise humeur, passa-t-il sous son scalpel avec une sévérité cruelle; et pour dire la vérité, lorsque La Harpe, d'une voix moqueuse, disait ces vers du Roi Lear:
… Végétaux précieux.
Si vous pouvez m'entendre et sentir mes alarmes,Fleurissez pour mon père, et croissez sous mes larmes,
il était impossible de garder son sérieux… Des végétaux qui croissent sous des larmes!.. qui entendent!.. M. de La Harpe avait d'ailleurs le beau rôle en cela, et madame de Staël, toujours prompte dans la discussion, avait oublié ce qui est le palliatif à toute discussion un peu vive. Madame Necker y remédia, car elle voyait le front de l'Aristarque devenir nébuleux, et jamais un de ses convives ne sortait de chez elle avec une impression pénible. – M. de La Harpe, lui dit madame Necker, il faut d'autant plus pardonner à ma fille de vous avoir un peu contrarié, que j'ai été témoin de son attendrissement à la pièce qui le lendemain lui fit oublier les absurdités du Roi Lear.
Avez-vous donc été voir le Roi Lu94, madame? C'est une ravissante parodie, en effet, où vous aurez pleuré à force de rire.
Non, non, pas de parodie. Ce que ma fille a vu est aussi une traduction, mais une belle et véritable traduction de Sophocle95.
(M. de La Harpe baisse les yeux; mais on voit une grande joie se répandre sur sa physionomie.)
Eh bien, M. de La Harpe! reconnaissez-vous maintenant la pièce qui a dû faire oublier le Roi Lear?..
Madame, je ne sais si je puis me livrer à l'excès d'orgueil que me donnerait une telle approbation. Madame la baronne de Staël a eu la bonté de me dire qu'elle était contente, et j'avoue que ma reconnaissance est profonde.
Oui, oui, sans doute! c'est admirable!.. et surtout traduit avec une perfection de style et de versification, comme tout ce qu'écrit M. de La Harpe.
Connaissez-vous les vers de M. de Florian sur Philoctète? Ils sont charmants… Allons, M. de La Harpe, dites-nous ces vers, voulez-vous?
Comment, madame, vous voulez que M. de La Harpe vous récite lui-même des vers à sa louange? mais c'est impossible.
Encore un moment, et il les dirait.
Mais je les sais, moi, et si madame Necker veut bien le permettre, je m'en charge…
Ce sera un double plaisir pour nous…
Que tu m'as fait verser de pleurs!
Comme ton Philoctète est touchant et terrible!
Que j'ai souffert de ses douleurs!
Je ne sais pas le grec, mais mon âme est sensible;
Et pour juger tes vers, il suffit de mon cœur.
La Harpe, c'est à toi de remplacer Voltaire!
Il l'a dit en mourant! l'Hercule littéraire
T'a choisi pour son successeur.
Va, laisse murmurer une foule timide
D'envieux désolés, d'ennemis impuissants.
Prends Philoctète pour ton guide:
Comme lui tu souffris du venin des serpents
Et possèdes les traits d'Alcide.
À merveille, Marmontel!.. à merveille!.. voilà de bons vers, bien dits, justes dans leur louange et vraiment bien faits! j'aime la poésie comme celle-là.
Puisque vous aimez les beaux vers, madame, pourquoi ne pas vous faire dire l'ode que Marmontel a faite sur la mort du duc Léopold de Brunswick96.
Je l'ai entendue… mais je crois que ma fille ne la connaît pas.
Je vous demande pardon, je l'ai lue!.. Non, non, s'écria-t-elle en rencontrant le regard de reproche de madame Necker et se rasseyant, non, non, je ne la connais pas, et je veux l'entendre. Allons! Marmontel!..
Je vous supplie de m'excuser!.. mais ce n'est pas un prétexte, je ne m'en souviens pas! ceci est une vérité…
Oh! oui! Marmontel a dû faire quelque belle chose en parlant de l'action de ce prince devenu en un moment trop grand, trop colossal pour qu'une couronne puisse aller à son front!.. Quelle âme de prince que celle qui vous fait élancer dans un fleuve qui gronde97, pour lui arracher deux victimes!! Et c'était à l'ombre du repos que germait une telle âme!.. Quand César se jeta dans une barque et affronta la tempête, il allait au-devant de l'empire de Rome… de l'empire du monde!.. et puis il était avec sa fortune, il jouait sa vie contre une vague dans laquelle était un trône… Mais celui-ci! où allait-il en se jetant dans l'Oder?.. vers deux malheureux qui lui tendaient les bras!.. Il les entendait crier au secours, et le noble jeune homme affronta la tempête sans savoir s'il était suivi!.. et sans être suivi!… Cependant, en arrivant sur le lieu du malheur, il montrait à tous ses mains généreuses remplies d'or!.. Oh! Marmontel! Marmontel! vous nous direz vos vers, n'est-ce pas?..
Marmontel, qui l'avait écoutée, comme tout le monde, avec attendrissement, surtout en voyant ses beaux yeux à elle-même remplis de larmes, et toute sa personne agitée d'un tremblement nerveux, effet ordinaire d'une âme forte dans un corps robuste, ne lui répondit qu'en lui baisant la main en silence… Madame de Staël, assise près de son père, s'était appuyée sur lui, et sa tête reposait sur son épaule… Là, elle pleurait encore au seul souvenir de cette aventure, qui d'ailleurs s'était passée seulement quelques semaines avant… Madame Necker était mécontente; mais, selon sa coutume, rien ne paraissait au dehors. Cette concentration d'émotion l'a tuée, je crois, beaucoup plus tôt que la nature ne l'eût permis… Quant à M. Necker, en écoutant madame de Staël, il se sentait fier d'une telle fille.
Il la soutenait avec une tendresse protectrice qui inspirait de la confiance pour le bonheur de cette femme qui paraissait avoir un si grand besoin d'affection!..
– Il faut que je sois aimée, disait-elle souvent… ou ma vie est tellement glacée, qu'elle s'arrête en moi!.. mon cœur ne bat plus quand je crois qu'on ne m'aime pas.
Après être demeurée quelques moments en silence sur l'épaule de son père, madame de Staël releva sa tête et rencontra de nouveau le regard presque fixe de madame Necker, qui, debout devant elle, les bras croisés, vêtue de blanc ce jour-là comme presque toujours, la regardait avec une expression de blâme très-manifeste. À cette époque, madame de Staël était encore assez jeune femme pour plier sous la volonté de sa mère… Elle baissa les yeux, et se retira des bras de son père, où elle avait été chercher un cœur parmi cette multitude qui l'entendait sans la comprendre, quelque admiration qu'elle lui inspirât!.. Elle rougit, et malheureusement cela lui allait mal; elle le savait, ce qui redoubla son embarras…
– Allons, Marmontel, vos vers!.. répéta-t-elle d'une voix faible.
Moi, madame!.. après cette prose sublime que vous venez de nous donner en la sortant de votre cœur… vous voulez que j'aille vous ennuyer de mes vers!.. Mais la patience de M. Abauzit n'y suffirait pas!.. et cependant Dieu sait s'il en avait.
Ah çà! voilà déjà bien des fois que j'entends parler de ce M. Abauzit… Qu'est-ce donc que cet homme-là?
C'est un Genevois… un ami de madame Necker… Mais c'est à elle de vous faire connaître M. Abauzit; c'est à un ange à faire connaître un sage, puisqu'il n'y a pas de saints dans sa religion.
Mais vous avez donc oublié tout ce qu'en a raconté Rousseau?.. il l'a rendu célèbre parmi nous… Rappelez-vous ce qu'il en dit…
Je vous jure que ce nom m'est inconnu… J'ignore même en quoi il peut être fameux.
Pour une vertu qui est rare parmi nous et le devient chaque jour davantage… Si M. Abauzit eût vécu du temps d'Épictète, il en eût été fort estimé; aujourd'hui cette vertu commence à passer un peu pour de la niaiserie.
Ah!.. je me le rappelle maintenant!.. Oui, oui… je vis cet homme un jour, comme il sortait de chez vous!.. Dites-nous donc quelque chose de lui…
Tout le monde se réunit pour prier madame Necker. – Oh! oui! quelque bonne histoire de M. Abauzit, contée par vous, s'écria madame de Staël, et ce sera parfait, ma mère!..
Madame Necker se rapprocha de la table, jeta un coup d'œil autour d'elle pour voir si le service n'interromprait pas sa narration, et quand tout fut prêt, elle commença:
– Vous saurez que M. Abauzit ne s'est JAMAIS de sa vie mis en colère… Jamais il ne s'est fâché… Jamais enfin une émotion n'a dérangé le calme inaltérable de cette physionomie d'honnête homme qu'il porte à si bon droit; mais ses amis crurent que cette égalité d'humeur pourrait enfin céder à une contrariété quelconque… Ils consultèrent une vieille gouvernante qui, depuis trente ans, était à son service. Cette femme chercha longtemps comment elle pourrait arriver à la vulnérabilité de son maître… car elle l'aimait et ne pouvait se résoudre à l'affliger et à le faire paraître autrement qu'il n'était, puisque ces amis eux-mêmes déclaraient que c'était un pari… Cette femme protestait que depuis trente ans elle n'avait pas vu son maître une seule fois en colère!.. – Une seule fois!.. Mais c'est impossible! s'écriait-on; une colère en trente années!.. ce n'est guère!.. Allons, conviens d'une seule fois! – Mais je ne puis pas mentir! disait la bonne femme. – Mais comment parvenir à le fâcher?.. Aide-nous. – Ah voilà le difficile! comment le fâcher?.. Il y a des gens qu'on ne sait comment satisfaire; lui, c'est de le fâcher qu'il faut venir à bout…
Enfin, après beaucoup de recherches dans sa pensée, après avoir examiné son maître dans l'habitude de sa vie, la vieille Marguerite crut avoir trouvé le moyen de faire gagner le pari. – Quoique en vérité, disait-elle, je ne comprends pas pour quelle raison vous voulez faire sortir mon bon maître de sa paix!.. – Que t'importe? nous l'aimons autant que toi. – Cela n'est pas sûr. – Nous l'aimons, te dis-je, et tu le sais bien; ainsi tu ne dois avoir nulle inquiétude sur les suites de tout ceci… Voyons, qu'as-tu imaginé?
– Le voici: M. Abauzit aime par-dessus toute chose à être bien couché; c'est une des habitudes de sa vie intérieure à laquelle il tient le plus… Je ne ferai pas son lit et dirai que je l'ai oublié.
L'expédient parut admirable; le lendemain, les amis de M. Abauzit viennent le prendre et le mènent promener avec eux; ils passent la journée ensemble, et le soir ils le remettent chez lui, assez fatigué de sa journée et content de trouver son lit et le repos.
Son lit!.. il n'était pas fait, comme on sait… Le lendemain matin il dit à Marguerite:
– Marguerite, il paraît que vous avez oublié de faire mon lit, tâchez de ne pas l'oublier aujourd'hui…
– Eh bien? demandèrent les amis, lorsqu'ils vinrent le matin pour savoir le résultat.
– Rien du tout, dit la gouvernante… Il m'a dit de ne pas l'oublier aujourd'hui!..
– Mais tu l'oublieras?… Songe aux conditions!..
Le lendemain, même affaire; le soir, M. Abauzit rentre encore fatigué d'une longue promenade et trouve son lit dans le même état que le matin… En se levant, il appelle Marguerite:
– Tu as encore oublié de faire mon lit, Marguerite; je t'en prie, songes-y donc?
Le matin, même enquête des amis, même réponse de la vieille gouvernante. C'était le second jour… Le soir, en arrivant devant son lit, M. Abauzit le trouve dans l'état où se trouve un lit fait ou plutôt défait depuis trois jours; le lendemain matin, il appelle Marguerite:
– Marguerite, lui dit-il, mais sans élever la voix, vous n'avez pas encore fait mon lit hier; apparemment que vous avez pris votre parti là-dessus et que cela vous paraît trop fatigant; mais après tout, il n'y a pas grand mal, car je commence à m'y faire.
Touchée de cette bonté, car ici ce n'est plus de la patience, et je crois que M. Abauzit l'avait devinée, Marguerite se jeta aux pieds de son maître en fondant en larmes, et lui avoua tout!..
Est-ce que ce trait ne figurerait pas admirablement dans la vie de Socrate?
Ah çà!.. j'espère que M. Abauzit a chassé, le même jour, la vieille gouvernante avec ses trente ans de service, et qu'il n'a jamais revu ses amis prétendus qui pouvaient se jouer de lui au point de faire des expériences sur son humeur et même sur son cœur!.. C'est tout simplement indigne…
Voilà mon champion!.. Il met flamberge au vent pour combattre les brigands de cœur…
Fais-je donc si mal?.. Cette histoire de M. Abauzit, que je trouve admirable par le rôle qu'il y joue, m'a toujours révoltée, en songeant à celui de ses prétendus amis qui disent aimer un homme, et qui travaillent à l'envi à détruire en lui une qualité que peut-être il a acquise au prix de souffrances inconnues, de peines ignorées!.. Non, je suis fort sévère pour de pareilles choses. Ai-je donc tort, mon père?
Non, mon enfant! il y a une équité de cœur dans votre indignation qui trouve en moi une entière approbation. (Et l'attirant à lui, il l'embrassa et la retint longtemps sur son cœur.)
Vous avez raison tous deux… La question, présentée sous cet aspect, la place en effet comme un acte d'égoïsme complet de la part des amis de M. Abauzit. Mais lui, il n'en est pas moins un véritable sage.
Et vous en faites un saint, ma mère, par votre ravissante manière de conter…
Vous êtes une flatteuse, ma fille, je le sens; mais il est doux de se laisser flatter par ceux qu'on aime… Messieurs, il faut nous retirer, mais avant vous boirez un verre de vin de Champagne à santé de M. Necker…
J'accepte pour moi et pour Marmontel…
Et moi pour moi seul. Tu n'es pas digne d'apprécier le vin de Sillery de madame Necker.
Comment madame de Genlis ne lui commande-t-elle pas de devenir mauvais? Elle le ferait, j'en suis sûre, si elle le pouvait.
Ma fille!!..
Ma mère, demandez à madame de Blot et à madame la duchesse de Lauzun si j'ai tort d'être méchante!.. Méchante, d'ailleurs!.. En quoi le suis-je donc pour elle, moi?..
Vous ne l'êtes pour personne!.. pour personne!!!
Eh bien! eh bien! qu'est-ce donc? Sans doute je ne suis pas méchante; qu'y a-t-il d'étonnant?.. Je ne fais là que mon devoir de membre social de la grande famille humaine… Je disais donc, ma mère, que je n'étais pas méchante pour madame de Sillery; et après tout je pouvais l'être, mais je ne l'ai pas été. Je ne me suis pas réjouie du mal que dit de moi M. de Champcenetz, parce qu'il en disait d'elle!.. Jamais, je l'avoue, je n'ai porté le degré de haine jusque-là. C'est pourtant ce qu'elle a fait.
Qu'est-ce donc que cette histoire? Je ne connais pas cela? En quoi donc madame de Genlis et vous, mon cœur, avez-vous pu être réunies?
Oh! c'est une vieille histoire… mais plaisante, après tout, et bien originale.
Mais encore!..
Ah! je me rappelle!.. madame la duchesse de Chartres s'en est bien amusée.
Eh bien donc! c'était… l'année dernière, je crois. (Se tournant vers M. de La Harpe.) N'est-ce pas, M. de La Harpe? (M. de La Harpe s'incline.) Depuis que c'est la mode d'avoir de l'esprit et qu'on ne peut s'en passer, il faut bien en avoir, et en avoir à tout prix, car en France la mode est une maîtresse exigeante; ce qu'elle prescrit, il le faut faire; et tous ceux qui n'ont pas l'esprit nécessaire pour faire dire qu'ils en ont s'arrangent pour y suppléer, par des libelles, par exemple, et par des pamphlets… C'est la manière la plus aisée de se passer d'esprit; de la méchanceté, et tout est dit. Or, il existe un homme qu'on appelle M. de Champcenetz, qui s'est fait enfermer trois fois pour des livres ou plutôt des libelles diffamatoires, qui respirent la plus atroce méchanceté. Il croit peut-être, au milieu des désordres politiques où nous sommes, que le gouvernement ou le parti de l'opposition le remarqueront et l'emploieront en lui donnant une grande place pour l'acheter; il ne sait pas, le pauvre simple, que pour être acheté il faut valoir. Être connu à force de scandale n'est pas chose difficile. Qu'importe le moyen? Seulement il s'est trompé dans le résultat. Il n'est pas assez méchant pour être acheté, il l'est assez pour qu'on n'en veuille pas; et on l'a enfermé parce qu'il allait jusqu'à l'insolence: mais la prison a été son seul salaire. Lorsqu'il a vu que le gouvernement et les gens de parti étaient aussi ingrats, alors il a tourné son dard contre nous autres pauvres femmes, et dans un petit écrit contenant une plate parodie du songe d'Athalie (avec des notes) et une épigramme fort insolente, il jette tout le fiel dont il peut être pourvu. La parodie est contre madame la comtesse de Genlis et ce bon M. de Buffon, qui, chargé d'ans et de gloire, et la tête courbée sous le poids de cent couronnes… ne mérite pas en vérité de recevoir le venin d'une vipère ignorée… L'épigramme me concernait!.. Cela ne m'empêcherait pas d'y reconnaître des beautés si elle était bien faite, mais elle est mauvaise… elle n'est même pas amusante.
Et comment n'ai-je pas connu cette affaire?
Pourquoi, mon père? Parce que je vous donne ma parole d'honneur, que moi-même je l'oubliai deux jours après… et qu'aujourd'hui je n'y songerais plus, si la charmante leçon que M. de Rulhières donne à ce misérable Champcenetz ne m'était demeurée dans cette mémoire qui n'oublie jamais, dans celle du cœur, car j'ai eu de la reconnaissance pour celui qui m'a su venger sans donner de la publicité à mon offense. Quant à madame de Genlis, ainsi attachée à ma personne, elle m'en a voué un surcroît de haine. Vous conviendrez que cela est injuste!..
Oh! la drôle d'histoire avec tout cela!.. Vous et madame de Genlis, ayant M. de Buffon pour chevalier!.. (Elle rit.) De celui-ci du moins on ne médira pas… Eh bien! je crois que je viens de faire un vers sans m'en douter!..
Et les vers de M. de Rulhières, qui se les rappelle ici?
Moi…
Double plaisir pour nous… Vous dites si parfaitement les vers!
Être haï, mais sans se faire craindre,
Être puni, mais sans se faire plaindre.
Est un fort sot calcul. Champcenetz s'est mépris;
En recherchant la haine, il trouve le mépris.
En jeux de mots grossiers parodier Racine,
Faire un pamphlet fort plat d'une scène divine,
Débiter pour dix sous un insipide écrit,
C'est décrier la médisance,
C'est exercer sans art un métier sans profit.
Il a bien assez d'impudence,
Mais il n'a pas assez d'esprit.
Il prend, pour mieux s'en faire accroire
Des lettres de cachet pour des titres de gloire;
Il croit qu'être HONNI, C'EST ÊTRE RENOMMÉ;
Mais si l'on ne sait plaire, on a tort de médire;
C'est peu d'être méchant, il faut savoir écrire,
Et c'est pour de bons vers qu'il faut être enfermé.
Oh merci, madame la baronne!.. Mon Dieu!.. que je voudrais les savoir par cœur, ces vers!.. Sont-ils imprimés?
Non, madame98, mais je les écrirai, et j'aurai l'honneur de vous les envoyer.
Madame de Simiane s'inclina en souriant, et sa gracieuse figure parut encore plus charmante, embellie par ce sourire auquel répondaient ses yeux… On croyait voir dans son regard.
«Madame, dit-elle à madame Necker, je ne vous dirai pas de vers, car je n'en sais pas faire; mais je puis vous en faire dire de charmants, s'il plaît à l'auteur. – Monsieur de Marmontel, je vous dénonce à madame Necker pour un improvisateur excellent. Nous étions à Auteuil, madame, il y a quelques jours; au dessert, on pria M. de Marmontel de chanter un couplet… Il n'en savait pas. Alors on lui imposa d'en faire un, et comme il refusait encore, on lui dit qu'il serait obligé de travailler sur un mot; on lui donna ce mot, il fit le couplet… et ce couplet est charmant. Allons, baronne, donnez-lui un mot!..»