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Histoire des salons de Paris. Tome 1

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LA MARÉCHALE DE LUXEMBOURG

Eh quoi! voulez-vous jouer la comédie?..

LA DUCHESSE DE MAZARIN

Quelle idée! non pas moi bien certainement; je n'ai jamais eu de mémoire… une fois en ma vie j'ai été obligée de réciter par cœur un compliment à ma grand' mère, j'ai failli en perdre la tête… non, non, je ne jouerai pas, moi; je lui donnerai mieux que cela.

MADAME DE CAMBIS

Qui donc?

LA DUCHESSE, en souriant

C'est mon secret…

MADAME DE CAMBIS, tout bas à la maréchale

Devinez-vous?

LA MARÉCHALE, sur le même ton

Non, mais je suis tranquille; nous lui avons mis une fête à la main; laissons-la faire et nous rirons bien

M. DE LAVAUPALIÈRE, qui a entendu la maréchale

Savez-vous que vous n'êtes pas bonne?

LA MARÉCHALE lui tend la main en souriant

C'est une malice.

M. de Lavaupalière baisa la main de la maréchale, et puis s'en alla en chantonnant je ne sais quelle chanson!.. habitude qu'il a toujours conservée et à laquelle il ne manquait pas lorsqu'il se trouvait dans une position qui ne l'amusait pas, ou bien qui l'amusait beaucoup…

Quant aux autres personnes présentes, aucune n'avait un intérêt de méchanceté à ce que madame de Mazarin donnât sa fête; une fois donc qu'elle fut résolue, les femmes agitèrent la grande question de leur toilette. Madame la comtesse de Brionne, dont la beauté était sévère et parfaitement calme, dit qu'elle aurait un habit d'étoffe d'or broché de vert qu'on lui avait envoyé de Lyon. Madame de Cambis était fort laide, marquée de petite vérole, mais sa tournure était belle et distinguée; elle avait surtout une grande aisance dans son port de tête et dans sa démarche… elle était encore une femme jeune, à cette époque où trente ans n'étaient pas la vieillesse; elle déclara qu'elle mettrait un habit de satin couleur de rose broché d'argent… et comme elle avait surtout une parfaite confiance en elle-même, elle ne s'aperçut pas des rires qui éclataient sous l'éventail autour d'elle.

Le marquis de Lavaupalière était un homme excellent, sans aucun inconvénient d'esprit, mais aussi sans aucune supériorité. Il était bon, doux de caractère et fort sociable, connaissant plus que personne ce protocole du monde d'après lequel se régissait la société, mais sans apporter à cela plus de prétention qu'au reste. Il était grand joueur, beau joueur; et si on lui avait dit de donner une fête au roi de Danemark, il aurait commencé par le jeu de l'hombre et aurait fini par celui du pharaon, jeu le plus à la mode alors: du reste, sans aucune amertume dans l'esprit. Homme de qualité et distinction et vivant dans le plus grand monde, il avait des souvenirs plus vifs que beaucoup de personnes de cette même époque, et il était bien amusant à entendre, surtout quand il parlait du mérite de telle ou telle maison, suivant celui du cuisinier ou du maître d'hôtel de cette maison. Aussi madame de Mazarin était pour lui la femme la plus remarquable qui eût paru sur la scène du monde depuis Louis XIV. Seulement il reprochait à son cuisinier de trop deguiser les plats; le fait est que c'était une espièglerie de la duchesse, qui lui réussissait comme les autres155

La fête eut lieu; madame de Mazarin résolut pour cette fois de conjurer le sort: car elle comprenait bien qu'il y avait plus que de la fatalité dans cette continuelle chance de malheur. Cette fois, elle se dit que sa fête serait belle, et, en effet, les préparatifs, que tout le monde allait admirer, surprenaient par le bon goût et surtout l'entente générale qui unissait toutes les parties… La duchesse avait demandé à Gluck de lui organiser un beau concert, et les talents les plus remarquables furent désignés pour jouer et pour chanter devant le roi de Danemark… L'hiver était à sa fin, il y avait en ce moment cette abondance de fleurs printanières qui rappellent chaque année les beaux jours de celle qui vient de passer, et toujours avec de doux et bons souvenirs… Les appartements de l'hôtel Mazarin étaient ornés avec une magnificence de bon goût qu'on ne leur connaissait pas, et qui, certes, faisait bien oublier les moutons et le chien de Terre-Neuve… La duchesse de Mazarin, éblouissante de parure et de beauté, car elle était vraiment belle, étincelante de fraîcheur surtout; la duchesse de Mazarin attendait son royal convive avec une confiance en elle-même qu'elle n'avait pas eue depuis bien long-temps. Ses précautions avaient été si bien prises!.. Bientôt ses salons se remplirent de tout ce que Paris avait de noms illustres, et de tout ce que les cours étrangères nous envoyaient!.. Enfin, on vint avertir la duchesse que le Roi arrivait; elle courut au-devant de lui, et le conduisit ou plutôt fut conduite par lui jusqu'à la salle du concert, où deux cents femmes extrêmement parées, éblouissantes de l'éclat des diamants, étaient assises par étages dans un magnifique salon, dont les lambris n'étaient que glaces entourées de riches baguettes dorées. Une profusion de fleurs et de bougies complétait l'enchantement.

Le Roi aimait et connaissait la bonne musique. Qu'on juge de l'effet que dut faire sur lui ces chants de Géliotte!.. ce concert organisé et conduit par Gluck lui-même: il était dans un tel contentement qu'il ne cessait de répéter que jamais, jamais rien de si beau n'avait été entendu. La duchesse était si heureuse qu'elle en avait les larmes aux yeux… la pauvre femme était si peu accoutumée à un succès en quoi que ce fût!..

– Mais tout cela n'est rien, disait-elle à demi-voix à quelques-unes de ses amies!.. tout cela n'est rien!.. vous entendrez tout à l'heure… patience… patience!..

Le concert terminé, la duchesse se lève et demande au Roi s'il plaît à Sa Majesté de passer dans la salle de spectacle…; le Roi lui donne la main, et toute cette belle compagnie prend place dans une charmante salle arrangée par les architectes de la duchesse, sur ses dessins et d'après ses ordres… Le rêve magique continuait et redoublait même de prestiges; tout le monde disait: Mais, mon Dieu! qu'est-il donc arrivé à la fée Guignon-Guignolant? elle s'est donc raccommodée avec la duchesse?.. La maréchale de Luxembourg et madame de Cambis étaient les seules qui ne paraissaient pas satisfaites.

– Il n'y a pas de plaisir, disait la maréchale… on s'amuse!..

Que dirait-on de nos jours si l'on voyait arriver à Paris un roi de Danemark qui ne sût pas la langue française!.. On lui dirait d'abord de rester chez lui… et puis on le trouverait aussi par trop Scandinave, et il ennuierait après avoir été bafoué. Dans ce temps-là il n'en était pas ainsi: un roi parlait bien, même en danois; on tenait pour bon tout ce qu'il faisait, tout ce qu'il disait… C'était un bon temps, il faut en convenir!.. pourquoi donc n'a-t-il pas toujours duré? Je préfère, en vérité, ce sommeil apathique et presque stupide à ces rouages continuellement montés à une telle hauteur que bien souvent la corde casse, et presque toujours avant d'avoir rendu un son et surtout formé un accord.

Sa Majesté danoise parlait donc extrêmement mal la langue française; il avait, outre son service d'honneur attaché à sa personne par le roi de France, un gentilhomme danois qui parlait français comme s'il fût né dans la rue Saint-Dominique… Tant que ce gentilhomme danois était là, la conversation ne chômait jamais…; mais si, par malheur pour son prince, il s'éloignait ou était absent, alors l'horizon se brouillait; la fée Guignon sut cela et ne le manqua pas…

Il y avait alors à Paris un homme qui attirait la foule sous sa carapace bariolée156, comme Le Kain sous son costume de Gengis-khan, comme les passionnistes se crucifiant à qui mieux mieux: cet homme, c'était Carlin Bertinazzi. Carlin était une notabilité mimique des plus à la mode à cette époque dont nous nous occupons maintenant. La duchesse de Mazarin, qu'il amusait beaucoup, présuma que le Roi, son hôte, s'en amuserait aussi, et voilà quel était le grand secret qu'elle avait si bien gardé: elle avait fait venir Carlin et lui avait dit, sans autre explication, qu'elle voulait avoir une de ses plus jolies pièces, et surtout celle dans laquelle il jouait le mieux; du reste, ne parlant pas plus du roi de Danemark que s'il eût été à Copenhague, parce qu'elle se disait qu'elle suffisait bien à elle seule pour engager Bertinazzi à bien jouer…

 

Carlin, prévenu de cette manière, se dispose à jouer de son mieux, et pour atteindre mieux son but, il joue Arlequin barbier paralytique: il paraît que dans cette pièce il était vraiment le plus amusant du monde et le plus mime. La duchesse avait fait prendre des informations et savait que le roi de Danemark ne connaissait ni Carlin ni la pièce…

Or maintenant, il faut savoir, pour l'explication de ce qui va suivre, que le roi de Danemark, qui, ainsi que je l'ai dit, parlait très-peu le français, avait été accoutumé depuis son arrivée en France à recevoir non-seulement à la porte des villes, mais de tous les palais, des harangues et des compliments les plus absurdes et les plus exagérés, et était si habitué à entendre son éloge lorsqu'on parlait devant lui, que, pour n'être pas en retard, à peine ouvrait-on la bouche qu'il se levait et saluait… Il était de plus extrêmement poli: qu'on juge des révérences!..

Carlin était inimitable dans ce rôle d'Arlequin barbier… Ce soir-là, il se surpassa… tout ce qu'il disait était si drôlement tourné, ses lazzis étaient si comiques, que les acclamations partaient en foule à chaque mot qu'il disait157. La première fois, le roi de Danemark se tourna vers la duchesse en s'inclinant d'un air pénétré et d'un air presque modeste: il commençait à trouver la flatterie agréable… on s'y habitue si bien!..

La duchesse crut d'abord que le Roi lui disait que Carlin jouait bien, et comme elle était chez elle, qu'elle donnait la comédie au Roi, elle se crut solidaire du talent de Carlin et prit à son tour une physionomie de modestie convenable pour la circonstance… Le fait est que Sa Majesté danoise croyait que la pièce que jouait Carlin était une pièce faite à sa louange, comme tous les prologues dans les fêtes qu'on lui avait données au Temple, au palais Bourbon et à Versailles: ainsi donc, chaque fois que Carlin excitait un vif mouvement de plaisir parmi les spectateurs, le Roi s'inclinait du côté de madame de Mazarin pour la remercier. La méprise était d'autant plus facile ce jour-là que Carlin avec ses lazzi et ses mots à double sens devait être inintelligible pour le roi danois, qui déjà n'était pas fort habile pour comprendre le français de Voltaire, lorsque Le Kain le jouait… Pendant quelque temps la duchesse de Mazarin fut, elle aussi, dupe des saluts du Roi; mais les éclats de rire étouffés de la maréchale de Luxembourg, de madame de Cambis, de madame Dhusson158, l'avertirent qu'il y avait quelque chose qui allait mal. Jusque-là aucune d'elles n'avait ri, la fête allait donc bien: la duchesse de Mazarin les connaissait!..

Mais la chose prit un caractère tout-à-fait comique à mesure que le Roi voyait avancer la pièce. Jusqu'aux deux ou trois premières scènes, les compliments lui avaient paru tout naturels: on lui en avait fait autant au Palais-Royal, et partout où la comédie avait été jouée en son honneur; mais ici la chose se prolongeait tellement, à ce qu'il jugeait au moins par les bravos multipliés et les acclamations du public, enfin sa reconnaissance pour madame de Mazarin devint si vive, que quelquefois il se tournait vers elle en joignant les mains et répétant d'un ton pénétré:

– Madame la duchesse!.. c'est trop de bonté!.. je suis confus!.. vraiment… je ne sais comment m'exprimer!..

Tant que la duchesse ne vit que les révérences du Roi, cela alla bien; mais quand la pauvre femme comprit que le descendant d'Odin prenait Carlin pour une Walkyrie déguisée, au lieu d'en rire au-dedans d'elle-même, elle se désola de la chose, et ne répondit plus au Roi qu'avec un visage sur lequel on aurait plutôt trouvé l'expression de la désolation que celle de la maîtresse du palais enchanté où se donnait la fête… La duchesse avait reconnu la traîtresse Guignon-Guignolant au passage, et au lieu de la laisser aller, et rompre ainsi la chance, elle l'avait rattrapée par l'oreille…: elle aimait à être malheureuse.

Le fait est qu'elle fut au supplice tout le temps que dura ce malencontreux spectacle!.. elle en hâtait la fin de tous ses vœux; mais cette fin ne devait pas être celle de ses ennuis. Lorsqu'on fut de retour dans le salon, Sa Majesté danoise, dont la parole n'était pas le côté brillant, comme on sait, lorsqu'il ne parlait pas allemand ou danois, avait un sujet de conversation tout trouvé, et il ne le voulait pas lâcher: aussi ne cessa-t-il pas de remercier la duchesse de la charmante pièce qu'elle avait eu la bonté de faire jouer, et se tournant vers les deux femmes qui étaient le plus près de lui, et qui étaient madame la maréchale de Luxembourg et la comtesse de Brionne, il les remercia spécialement, ainsi que toutes les dames présentes, de la bienveillance avec laquelle elles avaient bien voulu applaudir et accueillir des louanges qu'il était loin de mériter; madame de Brionne, toujours calme, toujours recueillie dans sa beauté, comme disait madame de Sévigné de la maîtresse de M. de Louvois, ne répondit que par une inclination respectueuse; mais madame de Luxembourg n'eut pas autant de patience: elle s'inclina aussi très-respectueusement au remerciement du Roi, mais ce ne fut pas en silence, et elle lui dit avec une inflexion de voix qui devait le tromper:

– Votre Majesté est trop indulgente… il n'y a vraiment pas de quoi…

Le Roi sourit d'un air modeste et, relevant la balle, dit à son tour:

– Que vous êtes bonne!

– Sire, répondit la maréchale, c'est la première fois qu'on me le dit.

LES MATINÉES
DE L'ABBÉ MORELLET

Quoique la description de ces matinées nous reporte à un temps un peu plus reculé que l'époque où nous sommes parvenus maintenant, je veux cependant en parler, parce que la plupart des personnages qui figurèrent dans les matinées de l'abbé Morellet ont été connues de tout ce qui existe aujourd'hui, et qui n'a pas même un âge très-avancé, soit effectivement, soit par tradition. Ainsi, j'ai beaucoup connu et même assez intimement l'abbé Morellet lui-même, madame Pourah, Suard, madame Suard, M. Devaisnes, madame Devaisnes, La Harpe et l'abbé Delille. Ma mère était liée avec M. de Chastellux, et toute la société musicale d'alors. Tous ces personnages-là sont particulièrement connus de toute la génération qui passe aussi, mais dont les souvenirs sont encore assez actifs pour prendre part à ce que fait éprouver un nom rappelé au souvenir de l'esprit et du cœur… Plus tard, peut-être, j'aurai le regret de venir pour la tradition laissée aux enfants de ceux qui ont vu et connu ceux dont j'ai à parler.

L'abbé Morellet, avant le mariage de sa nièce avec Marmontel, avait avec lui sa sœur et la fille de cette sœur… Cette famille donnait un grand charme à son intérieur en lui facilitant l'admission des femmes de ses amis dans son salon. C'est ainsi que madame Saurin, madame Suard, madame Pourah, ma mère, madame Helvétius, allaient chez l'abbé Morellet et rendaient ses réunions agréables, tandis que sans elles elles n'eussent été que des assemblées pour discuter quelque point de littérature bien ardu ou sujet à des querelles sans fin. Les femmes sont plus que nécessaires à la société: car elles y portent la chose la plus utile pour l'agrément de la vie dans la causerie. Avec des femmes, on est presque sûr que le temps qui s'écoulera sera rempli par la conversation et par une discussion douce et aimable… Il n'y aura rien d'amer, et les hommes eux-mêmes seront maintenus dans des bornes qu'ils ne franchiront pas… Mais je me laisse entraîner par le charme de mes souvenirs!.. Je parle ici comme j'aurais parlé avec les hommes et les femmes de l'époque que je retrace: je ne pensais plus que maintenant les femmes, loin de maintenir les hommes dans des limites toujours convenables, sont les premières à élever une dispute et à chercher comment elles auront raison… Si c'est en criant plus fort que l'homme avec lequel elles disputent, elles ne délaisseront pas ce moyen, et il sera employé au grand scandale de beaucoup de personnes présentes et à l'ennui général de tout le monde.

L'abbé Morellet avait des réunions qui étaient les plus charmantes peut-être qu'il y eût alors à Paris. Elles se composaient d'hommes et de femmes de lettres et d'artistes distingués, de femmes et d'hommes de la haute société, comme les Brienne, tous les jeunes Loménie, les Dillon, le marquis de Carraccioli, ambassadeur de Naples, l'abbé Galiani; plusieurs personnes de la même qualité et dans les mêmes opinions étaient le fond de ces réunions vraiment charmantes, et qui faisaient dire à l'étranger qui avait passé quelques mois à Paris: «C'est la première ville du monde comme ville de plaisirs et surtout pour ceux si variés de la société intime.»

L'appartement de l'abbé Morellet donnait sur les Tuileries et recevait le soleil du midi. Cette exposition gaie et toute lumineuse contribuait à rendre le salon et la bibliothèque où l'on se réunissait plus agréables encore à habiter. La vue des beaux marronniers des Tuileries, le calme qui à cette époque entourait encore ce beau jardin, doublaient l'agrément de la bibliothèque de Morellet, l'une des plus vastes et des mieux composées des bibliothèques de Paris.

C'est là qu'au milieu d'une paix profonde, dans une sécurité parfaite d'esprit et de cœur, on entendait les sons d'une ravissante musique… Piccini, se sauvant des querelles et des combats même que lui livraient les Gluckistes, arrivait tout essoufflé quelquefois chez Morellet et disait, en se jetant dans un fauteuil et s'essuyant le front:

– Je ne veux plus faire un accord!.. Je pars pour l'Italie!.. et avant mon départ, je ne veux pas même entendre un son!

– Et vous êtes un homme de grand sens, lui disait Marmontel… Certainement il ne faut pas jeter à des indignes des sons ravissants faits pour le Ciel…

– Hum! disait Piccini en se levant et se promenant toujours en colère… Certainement que je ne veux plus travailler pour la France! Ils me préfèrent Gluck… N'est-ce pas qu'ils me préfèrent Gluck?..

Et cette question était faite avec une amertume qui ne peut être comparée qu'à celle d'une voix parlant d'un autre talent bien admirable comme le sien… mais qui, par cette raison, lui fait ombrage.

Marmontel connaissait Piccini, et dans ce même instant ils faisaient ensemble le bel opéra de Roland. Marmontel avait refondu le poëme de Quinault et en avait fait véritablement une belle chose. Il ne voulait pas que Piccini se fâchât, et conséquemment il entreprit de le calmer. Il fit signe au marquis de Carraccioli, ambassadeur de Naples, et dit sans affectation:

 

– Piccini, sais-tu que la Reine a chanté l'autre jour le bel air de Didon?

– Lequel? demanda Piccini avec une naïveté d'auteur toute charmante.

On se mit à rire… Il rit aussi, ne sachant pas le sujet de l'hilarité générale… Pour lui tous les airs de Didon étaient beaux…

– Celui de Didon à Énée:

Ah! que je fus bien inspirée

Quand je vous reçus dans ma cour!

Et Marmontel chantait le morceau à contre-sens pour faire plus d'effet sur Piccini.

– Eh non! eh non! ce n'est pas cela… Corpo d'Apollo!.. Carino!.. non è questo per Diavolo!.. Ecco, ecco… senti… senti…

Et voilà Piccini s'établissant au piano et chantant avec une mauvaise voix d'auteur, mais avec l'âme du compositeur, ce ravissant morceau de Didon, qui, en effet, est vraiment beau et l'est encore aujourd'hui.

– Est-ce ainsi que Sa Majesté le chante? demanda Piccini avec un regard inquiet, qui allait chercher la réponse dans le plus intime de l'âme…

– Un peu moins bien, répondit Carraccioli, croyant faire merveille… et pensant ensuite à autre chose…

– Ah! mon Dieu! s'écria Piccini… moins bien que…

Mais alors elle l'a donc très-mal chanté! car enfin je chante mal, monsieur le marquis!.. je chante très-mal!..

La détresse de Piccini était comique; il croyait d'abord que la Reine avait chanté son grand air, ayant son manteau royal, la couronne en tête et le sceptre en main, comme on voit les reines habillées dans les jeux de cartes159… Il fallut lui dire enfin que la Reine avait chanté son air de Didon chez madame de Polignac, à souper, ayant une simple robe blanche faite en lévite, et qu'il n'y avait de présent que le duc et la duchesse Jules, le baron de Bésenval, madame de Bréhan, madame de Châlons, le duc de Coigny, MM. de Durfort, M. de Dillon, quelques intimes, entre autres M. le comte de Fersen

Marmontel prononça ce nom le dernier et avec une certaine volonté d'être compris; mais Piccini n'y donnait pas la moindre attention, et pour lui, sa pensée dominante était que la Reine avait probablement été mal accompagnée et qu'alors elle avait mal chanté.

– Mais elle chante faux, lui dit enfin Marmontel, et puisqu'il faut vous le dire, elle ne se serait pas fait accompagner par vous si vous aviez été dans la chambre.

– Ah! ah!..

Et Piccini ouvrit de grands yeux.

– Ah! je conçois! monsieur le chevalier Gluck!

– Non, non! Gluck n'aurait pas été plus heureux que vous, mon cher maître; Sa Majesté voulait s'accompagner elle-même, et chanter l'air de Didon pour faire connaître notre belle poésie à M. le comte de Fersen.

– Comment, dit Piccini très-piqué, vous croyez que la musique n'est pas tout à votre grand opéra!..

– Oh! tout! dit Marmontel très-choqué à son tour… elle y est certainement pour beaucoup, mais enfin elle n'y est pas tout non plus, et je parie qu'avant-hier, lorsque la Reine a chanté l'air de Didon, les paroles étaient tout pour elle… j'en appelle à ces messieurs…

Tout le monde s'inclina. Piccini fut confondu… et l'abbé Delille, devant qui La Harpe me racontait l'histoire, lui rappela que Piccini eut un moment les larmes aux yeux. L'abbé Arnaud, grand prôneur de Gluck, et que, pour cette raison, Piccini détestait avec toute la cordialité napolitaine, se mit de la partie, et comprenant la malice de Marmontel, qui ne voulait qu'inquiéter Piccini, il enchérit sur ce qui était déjà fait, et parlant encore des dilettanti dont il était l'oracle dans le Journal de Paris, il effraya Piccini de toute la lourde solennité de sa critique. M. Suard, dont la douceur exquise, la délicatesse de procédés, l'esprit, le goût et la raison éclairée, faisaient un homme comme on en voudrait bien retrouver aujourd'hui et dont la mission toujours conciliante était de ramener la paix là où il voyait le trouble; M. Suard alla vers Marmontel, lui dit un mot, et tous deux s'approchant de Piccini, ils lui parlèrent un seul instant tout bas. À peine Piccini eut-il compris ce que lui disaient Marmontel et Suard, qu'il se prit à rire d'une si étrange façon que les spectateurs rirent avec lui.

– Et moi qui ne comprenais pas! répétait-il, enchanté… Et il se promenait en chantant avec une voix de tête pour imiter la voix de femme.

– Soyez tranquille, lui dit Suard, je vous ferai accompagner votre belle partition de Didon à la Reine elle-même, chez madame de Polignac… Je connais un moyen sûr, et je l'emploierai.

– Ah! dit Piccini avec un accent douloureusement comique… le chevalier Gluck parle allemand!..

– Eh! quelle langue voulez-vous qu'il parle? s'écria le chevalier de Chastellux… je vous le demande à vous-même…

Piccini était toujours rejeté bien loin hors de sa route avec des apostrophes comme celles du chevalier de Chastellux. Il le regarda d'abord avec une certaine expression, qui disait qu'il lui voulait répondre; mais il faisait plus aisément un accord qu'une phrase, et il se contenta de sourire en disant:

– Certo, certo, ha ragione… sempre ragione. Le fait est que la seule chose qu'il comprenait dans la phrase du chevalier de Chastellux160, c'était le ton de la voix montée à la colère… Pour Piccini, tout était harmonie, même le langage. Ce qu'il entendait par le regret qu'il témoignait de ne pas parler allemand, c'est que, la Reine étant Allemande, Gluck avait par là un grand avantage sur lui… Le chevalier de Chastellux le savait bien; il était lui-même admirateur passionné de Piccini, et avait poussé sa prévention jusqu'à dire que Gluck n'était qu'un barbare… et cela à propos de l'Alceste et de l'Iphigénie. Certes j'apprécie Piccini, mais j'admire Gluck et ne puis ici être de l'avis du marquis de Chastellux…

Cette querelle entre les piccinistes et les gluckistes avait eu pour chefs de parti d'Alembert dans l'origine, l'abbé Morellet, Marmontel, le chevalier de Chastellux, La Harpe, pour Piccini; et l'abbé Arnaud et plusieurs autres pour Gluck… Quand on veut revoir sans partialité tous ces jugements à peu près stupides, rendus cependant par des hommes d'esprit, mais sur un objet qu'ils ne comprenaient pas, on est bien modeste en recevant quelquefois une louange qui vous est donnée par l'inattention ou la complaisance, et l'on est d'autre part bien peu affecté d'une critique qui n'a pas plus de base pour s'appuyer. C'est ainsi que La Harpe dit dans sa correspondance littéraire (1789):

«On vient de donner à l'Opéra Nephté, reine d'Égypte, d'un Alsacien nommé Hoffmann, auteur de quelques petites poésies éparses et dispersées dans quelques journaux, et d'un opéra de Phèdre où il a eu le noble courage de défigurer un chef-d'œuvre de Racine; dans Nephté, c'est Mérope qu'il lui a plu de mutiler cette fois… La musique est d'un nommé Lemoine… dure et criarde, comme celle d'un disciple de Gluck!.. mais comme ce genre de musique est encore à la mode, Nephté a réussi.»

La musique de Gluck dure et criarde!.. voilà donc comment M. de La Harpe raisonne quand il parle musique; il est à peu près aussi conséquent avec le bon goût en parlant peinture. J'ai une grande peur qu'à mesure que le temps dévoilera la science de M. de La Harpe, elle ne nous paraisse ce qu'elle est en effet, une humeur âcre et malveillante sur tout ce qui ne sort pas de sa plume ou bien de celle de ses disciples; et la critique en effet peu raisonnable qu'il fait d'une foule d'ouvrages dans le siècle dernier prouve que cet homme n'était que haineux et surtout envieux. Mais pourquoi l'était-il de Gluck? me dira-t-on. Pourquoi? parce que c'était un homme sur la tête duquel tombaient des couronnes, et M. de La Harpe les voulait toutes pour lui… il louait Piccini parce qu'il savait bien que Piccini aurait quelques louanges, mais jamais de couronnes… il accordait la médiocrité, et ne pardonnait pas au génie!..

Ces querelles de Gluck et de Piccini ont été d'une grande gravité en France, en ce qu'elles ont agité la société et l'ont divisée. Elles ont été chez nous comme précurseurs des querelles politiques, et grondaient encore lorsque le premier coup de tonnerre annonçant les troubles de la France retentit sur nos têtes!.. Gluck, arrivé à Paris en 1774, donna son dernier opéra, Écho et Narcisse, pauvre et triste composition pour un si grand maître, en 1780, et laissa inachevé le bel ouvrage des Danaïdes, que Saliéri, son élève bien-aimé, finit après le départ de Gluck. Telle était, au reste, la rage forcenée des deux partis, que souvent on les a vus se prendre de querelle assez follement pour en venir à de graves attaques, et même aux mains. La société perdait déjà de son urbanité dans la discussion, et les disputes commençaient. Un matin, chez l'abbé Morellet, il y avait beaucoup de monde, et entre autres les plus hauts partisans des deux partis… Mais, chez lui, les piccinistes y devaient être en force. L'abbé Arnaud, qui alors rédigeait le Journal de Paris, était presque le seul déterminé gluckiste, avec Suard… Il y avait de l'orage autour des deux noms fameux, et l'abbé Arnaud le savait bien.

Marmontel s'était, pour ainsi dire, associé à Piccini en lui donnant ses poèmes. Il avait choisi un nouvel ouvrage: c'était le Roland de Quinault. Il voulut l'adapter à la musique nouvelle lui donner des airs dont il manque, et en faire un nouvel ouvrage enfin. Gluck, au moment où il apprit cela, travaillait à un Roland. Aussitôt qu'il sut que Piccini faisait de la musique sur un poème qui paraissait devoir être meilleur que le sien, il l'abandonna, et le jeta même au feu.

– Eh quoi! lui dit-on, vous abandonnez ainsi votre travail de plusieurs semaines?

– Que m'importe? dit Gluck…

– Mais si Piccini fait paraître son Roland, et qu'il tombe?..

– J'en serai désolé pour lui et pour l'art, car c'est un beau sujet.

– Et s'il réussit?

– Je le referai. —

Belle parole! et qui donne bien la mesure du talent de cet homme qui avait la conscience de son génie!.. Ce mot, répété à Piccini, ne l'avait pas humilié; au contraire, il sentait de l'orgueil d'avoir pour antagoniste un homme tel que Gluck… Mais il parut un jour dans le Journal de Paris un article fait par l'abbé Arnaud qui disait que Piccini faisait l'Orlandino et que Gluck ferait l'Orlando. Piccini fut blessé par ce mot; mais celui qui surtout fut atteint, ce fut Marmontel! Il était le poète, et c'était sur lui plus particulièrement que tombait tout le mordant de la parole… Il ressentit l'injure aussi vivement qu'un homme peut la ressentir; et, de ce jour, il cessa d'aller aux matinées de l'abbé Morellet, qui ne cessa pas pour cela, lui, d'avoir toujours ses réunions musicales et littéraires, parce qu'il avait pour principe que l'amitié ne doit pas imposer l'obligation de haïr ceux que nos amis n'aiment pas. Je me croirais, en effet, plutôt obligée d'aimer ceux qu'ils aiment… Je ne parle ici que de ces légers nuages qui se lèvent dans la vie habituelle du monde et qui se dissipent d'eux-mêmes; car je crois que de vrais amis ne prouvent au contraire leur attachement qu'en s'associant à tout ce qui arrive à leurs amis, et deviennent solidaires pour eux, soit en bonheur comme en douleur. L'abbé Morellet le sentit comme moi; et lorsque Marmontel épousa sa nièce, les réunions du matin cessèrent, parce que Marmontel avait pour ennemies toutes les femmes que j'ai nommées plus haut, et qui avaient épousé la querelle de l'abbé Arnaud, auquel jamais Marmontel n'avait pardonné ce mot de l'Orlandino… Ce fut cette seule parole qui sépara des amis, brisa d'anciens et d'intimes rapports… une parole!.. Cette circonstance de la vie de l'abbé Morellet m'a fort attristée lorsqu'il me la raconta. Je le voyais alors fort souvent, non-seulement chez moi, mais tous les mercredis chez une femme bien spirituelle dont il était l'ami, et dont je suis étonnée de ne pas retrouver le nom plus souvent dans ses ouvrages et dans ceux de l'époque; c'est madame de Souza (madame de Flahaut), l'auteur d'Adèle de Sénanges161. Je voyais souvent dans cette maison l'abbé Morellet, et j'aimais mieux causer avec lui souvent qu'avec des gens plus jeunes que lui et bien moins amusants… Il était alors bien vieux, mais son esprit était encore jeune, et surtout son âme. J'avoue que sa conversation me charmait; sa diction était si pure… Il y avait dans la conversation de M. Morellet tout le charme attaché à la grâce de l'époque qu'il rappelait comme un portrait fidèle.

155Il avait beaucoup connu mon père et ma mère avant la Révolution. Quant à moi, charmé de me retrouver, il m'eût peut-être bientôt oubliée, parce que je ne me souciais guère de savoir comment mon dîner s'organisait, et que je ne distinguais pas la dame de pique de la dame de cœur. Mais un jour il reconnut mon cuisinier en mangeant une tête de veau en tortue… Depuis ce moment-là je ne puis exprimer jusqu'à quel point son amitié pour moi fut portée! Il n'a jamais manqué un de mes dîners du mardi, jour destiné par Harley, mon cuisinier, à faire briller son talent culinaire. M. de Lavaupalière s'arrêtait devant la cuisine et demandait toujours à Harley le menu du dîner. Il mangeait en conséquence, et refusait ou acceptait en raison de ce qui devait être servi. Je me rappelle qu'un jour il était souffrant d'une attaque de goutte, qu'il augmentait par son détestable régime de vin de Champagne et de veilles. Mon médecin alors était le fameux Thouvenel, le mesmériste ou le mesmérien. Il était goutteux et gourmand comme M. de Lavaupalière; il était assis près de lui et le sermonnait en avalant son vin de Sillery frappé et du soufflé de gibier parfait. Thouvenel, homme fort habile, était aussi et même plus malade que Lavaupalière, et tout aussi gourmand. Il était grand partisan de Mesmer, et homme fort spirituel et fort entendu, quoique à système. Il a été longtemps mon médecin. C'est sa mort seule qui m'a fait prendre un autre docteur. Thouvenel mourut d'une apoplexie séreuse, en 1812. Ce fut alors que je pris Portal.
156Le plus fameux arlequin que nous ayons eu en France. Ce nom d'arlequin est d'une origine obscure sur laquelle M. Court de Gébelin a jeté quelque lumière et que nous connaissons davantage en Italie. Son origine vient du mot lecchino (friand, gourmand). De lecchino, il lecchino, on a fait allecchino, et de là, chez nous, on a bien vite dénaturé et fait arlechino. Carlin portait un masque noir sur le visage, dont la forme écrasée a fait donner le nom de carlin aux chiens qui ressemblent à ce masque… Carlin improvisait une grande partie de ses rôles. M. de Florian a écrit pour lui les Deux Billets, la Bonne Mère, les Deux Jumeaux de Bergame, etc., etc.
157Autrefois on n'applaudissait jamais devant le Roi ou quelque prince de la famille royale. Cette recherche de politesse et d'étiquette, qui existait pour établir la différence qu'il y avait entre les acteurs publics et ceux de société, avait surtout lieu dans toutes les comédies de société.
158Madame Dhusson était belle-sœur de M. de Donézan; elle était redoutée dans le monde parce qu'elle racontait bien et qu'elle était toujours instruite de toutes les histoires scandaleuses ou qui prêtaient à rire: ce qu'elle ne manquait pas de redire.
159Piccini avait une ravissante naïveté de caractère, et surtout une ignorance des premiers usages de la vie, qui était vraiment amusante. Aussi, ses amis le mystifiaient, et souvent: il était très-bon.
160Le chevalier de Chastellux, depuis marquis de Chastellux, était attaché à M. le duc d'Orléans. C'était non-seulement un homme supérieur, mais un homme parfaitement aimable dans le monde. Il avait de la grâce dans la diction et du charme dans sa manière de conter. Il faisait de jolis vers, et j'en citerai de lui, à l'article du salon de madame de Genlis, qui montreront ce qu'il savait faire en ce genre. Il avait une belle âme et une noblesse de pensée et de volonté qui formaient un étrange contraste avec un caractère peu prononcé. Il était simple de manières, et sa conversation eût été particulièrement aimable s'il n'avait eu la manie de faire des pointes et des calembours sur chaque mot qu'on disait. Lorsque cette manie avait une trève, alors il était lui-même et d'une grande amabilité. Ma mère, qui l'a beaucoup connu et l'aimait fort, mais dont l'esprit charmant l'était surtout par sa grâce naïve et simple, ma mère ne pouvait quelquefois tolérer la façon de causer du marquis de Chastellux. Il épousa miss Plunket, une Anglaise, qui, depuis, fut attachée à madame la duchesse d'Orléans. Madame de Chastellux était remarquablement aimable, et une personne recommandable comme femme, comme mère et comme amie.
161D'Adèle de Sénanges, de Charles et Marie, d'Eugène de Rothelin, et d'une foule de charmants ouvrages.