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NOTICE SUR OTHELLO
«Il y avait jadis à Venise un More très-vaillant que sa bravoure et les preuves de prudence et d'habileté qu'il avait données à la guerre avaient rendu cher aux seigneurs de la république… Il advint qu'une vertueuse dame d'une merveilleuse beauté, nommée Disdémona, séduite, non par de secrets désirs, mais par la vertu du More, s'éprit de lui, et que lui à son tour, vaincu par la beauté et les nobles sentiments de la dame, s'enflamma également pour elle. L'amour leur fut si favorable qu'ils s'unirent par le mariage, bien que les parents de la dame fissent tout ce qui était en leur pouvoir pour qu'elle prît un autre époux. Tant qu'ils demeurèrent à Venise, ils vécurent ensemble dans un si parfait accord et un repos si doux que jamais il n'y eut entre eux, je ne dirai pas la moindre chose, mais la moindre parole qui ne fût d'amour. Il arriva que les seigneurs vénitiens changèrent la garnison qu'ils tenaient dans Chypre, et choisirent le More pour capitaine des troupes qu'ils y envoyaient. Celui-ci, bien que fort content de l'honneur qui lui était offert, sentait diminuer sa joie en pensant à la longueur et à la difficulté du voyage… Disdémona, voyant le More troublé, s'en affligeait, et, n'en devinant pas la cause, elle lui dit un jour pendant leur repas: – Cher More, pourquoi, après l'honneur que vous avez reçu de la Seigneurie, paraissez-vous si triste? – Ce qui trouble ma joie, répondit le More, c'est l'amour que je te porte; car je vois qu'il faut que je t'emmène avec moi affronter les périls de la mer, ou que je te laisse à Venise. Le premier parti m'est douloureux, car toutes les fatigues que tu auras à éprouver, tous les périls qui surviendront me rempliront de tourment; le second m'est insupportable, car me séparer de toi, c'est me séparer de ma vie. – Cher mari, que signifient toutes ces pensées qui vous agitent le coeur? Je veux venir avec vous partout où vous irez. S'il fallait traverser le feu en chemise, je le ferais. Qu'est-ce donc que d'aller avec vous par mer, sur un vaisseau solide et bien équipé? – Le More charmé jeta ses bras autour du cou de sa femme, et avec un tendre baiser lui dit: Que Dieu nous conserve longtemps, ma chère, avec un tel amour! – et ils partirent et arrivèrent à Chypre après la navigation la plus heureuse.
«Le More avait avec lui un enseigne d'une très-belle figure, mais de la nature la plus scélérate qu'il y ait jamais eu au monde…e méchant homme avait aussi amené à Chypre sa femme, qui était belle et honnête; et, comme elle était italienne, elle était chère à la femme du More, et elles passaient ensemble la plus grande partie du jour. De la même expédition était un officier fort aimé du More; il allait très-souvent dans la maison du More, et prenait ses repas avec lui et sa femme. La dame, qui le savait très-agréable à son mari, lui donnait beaucoup de marques de bienveillance, ce dont le More était très-satisfait. Le méchant enseigne ne tenant compte ni de la fidélité qu'il avait jurée à sa femme, ni de l'amitié, ni de la reconnaissance qu'il devait au More, devint violemment amoureux de Disdémona, et tenta toutes sortes de moyens pour lui faire connaître et partager son amour…ais elle, qui n'avait dans sa pensée que le More, ne faisait pas plus d'attention aux démarches de l'enseigne que s'il ne les eût pas faites… Celui-ci s'imagina qu'elle était éprise de l'officier… L'amour qu'il portait à la dame se changea en une terrible haine, et il se mit à chercher comment il pourrait, après s'être débarrassé de l'officier, posséder la dame, ou empêcher du moins que le More ne la possédât; et, machinant dans sa pensée mille choses toutes infâmes et scélérates, il résolut d'accuser Disdémona d'adultère auprès de son mari, et de faire croire à ce dernier que l'officier était son complice… Cela était difficile, et il fallait une occasion… Peu de temps après, l'officier ayant frappé de son épée un soldat en sentinelle, le More lui ôta son emploi. Disdémona en fut affligée et chercha plusieurs fois à le réconcilier avec son mari. Le More dit un jour à l'enseigne que sa femme le tourmentait tellement pour l'officier qu'il finirait par le reprendre. – Peut-être, dit le perfide, que Disdémona a ses raisons pour le voir avec plaisir. – Et pourquoi, reprit le More? – Je ne veux pas mettre la main entre le mari et la femme; mais si vous tenez vos yeux ouverts, vous verrez vous-même. – Et quelques efforts que fît le More, il ne voulut pas en dire davantage1.»
Le romancier continue et raconte toutes les pratiques du perfide enseigne pour convaincre Othello de l'infidélité de Desdémona. Il n'est pas, dans la tragédie de Shakspeare, un détail qui ne se retrouve dans la nouvelle de Cinthio: le mouchoir de Desdémona, ce mouchoir précieux que le More tenait de sa mère, et qu'il avait donné à sa femme pendant leurs premières amours; la manière dont l'enseigne s'en empare, et le fait trouver chez l'officier qu'il veut perdre; l'insistance du More auprès de Desdémona pour ravoir ce mouchoir, et le trouble où la jette sa perte; la conversation artificieuse de l'enseigne avec l'officier, à laquelle assiste de loin le More, et où il croit entendre tout ce qu'il craint; le complot du More trompé et du scélérat qui l'abuse pour assassiner l'officier; le coup que l'enseigne porte par derrière à celui-ci, et qui lui casse la jambe; enfin tous les faits, considérables ou non, sur lesquels reposent successivement toutes les scènes de la pièce, ont été fournis au poëte par le romancier, qui en avait sans doute ajouté un grand nombre à la tradition historique qu'il avait recueillie. Le dénoûment seul diffère; dans la nouvelle, le More et l'enseigne assomment ensemble Desdémona pendant la nuit, font écrouler ensuite sur le lit où elle dormait le plafond de la chambre, et disent qu'elle a été écrasée par cet accident. On en ignore quelque temps la vraie cause. Bientôt le More prend l'enseigne en aversion, et le renvoie de son armée. Une autre aventure porte l'enseigne, de retour à Venise, à accuser le More du meurtre de sa femme. Ramené à Venise, le More est mis à la question et nie tout; il est banni, et les parents de Desdémona le font assassiner dans son exil. Un nouveau crime fait arrêter l'enseigne, et il meurt brisé par les tortures. «La femme de l'enseigne, dit Giraldi Cinthio, qui avait tout su, a tout rapporté, depuis la mort de son mari, comme je viens de le raconter.»
Il est clair que ce dénoûment ne pouvait convenir à la scène; Shakspeare l'a changé parce qu'il le fallait absolument. Du reste il a tout conservé, tout reproduit; et non-seulement il n'a rien omis, mais il n'a rien ajouté; il semble n'avoir attaché aux faits mêmes presque aucune importance; il les a pris comme ils se sont offerts, sans se donner la peine d'inventer le moindre ressort, d'altérer le plus petit incident.
Il a tout créé cependant; car, dans ces faits si exactement empruntés à autrui, il a mis la vie qui n'y était point. Le récit de Giraldi Cinthio est complet; rien de ce qui semble essentiel à l'intérêt d'une narration n'y manque; situations, incidents, développement progressif de l'événement principal, cette construction, pour ainsi dire extérieure et matérielle, d'une aventure pathétique et singulière, s'y rencontre toute dressée; quelques-unes des conversations ne sont même pas dépourvues d'une simplicité naïve et touchante. Mais le génie qui, à cette scène, fournit des acteurs, qui crée des individus, impose à chacun d'eux une figure, un caractère, qui fait voir leurs actions, entendre leurs paroles, pressentir leurs pensées, pénétrer leur sentiments; cette puissance vivifiante qui ordonne aux faits de se lever, de marcher, de se déployer, de s'accomplir; ce souffle créateur qui, se répandant sur le passé, le ressuscite et le remplit en quelque sorte d'une vie présente et impérissable; c'est là ce que Shakspeare possédait seul; et c'est avec quoi, d'une nouvelle oubliée, il a fait Othello.
Tout subsiste en effet et tout est changé. Ce n'est plus un More, un officier, un enseigne, une femme, victime de la jalousie et de la trahison. C'est Othello, Cassio, Jago, Desdémona, êtres réels et vivants, qui ne ressemblent à aucun autre, qui se présentent en chair et en os devant le spectateur, enlacés tous dans les liens d'une situation commune, emportés tous par le même événement, mais ayant chacun sa nature personnelle, sa physionomie distincte, concourant chacun à l'effet général par des idées, des sentiments, des actes qui lui sont propres et qui découlent de son individualité. Ce n'est point le fait, ce n'est point la situation qui a dominé le poëte et où il a cherché tous ses moyens de saisir et d'émouvoir. La situation lui a paru posséder les conditions d'une grande scène dramatique; le fait l'a frappé comme un cadre heureux où pouvait venir se placer la vie. Soudain il a enfanté des êtres complets en eux-mêmes, animés et tragiques indépendamment de toute situation particulière et de tout fait déterminé; il les a enfantés capables de sentir et de déployer, sous nos yeux, tout ce que pouvait faire éprouver et produire à la nature humaine l'événement spécial au sein duquel ils allaient se mouvoir; et il les a lancés dans cet événement, bien sûr qu'à chaque circonstance qui lui serait fournie par le récit, il trouverait en eux, tels qu'il les avait faits, une source féconde d'effets pathétiques et de vérité.
Ainsi crée le poëte, et tel est le génie poétique. Les événements, les situations même ne sont pas ce qui lui importe, ce qu'il se complaît à inventer: sa puissance veut s'exercer autrement que dans la recherche d'incidents plus ou moins singuliers, d'aventures plus ou moins touchantes; c'est par la création de l'homme lui-même qu'elle se manifeste; et quand elle crée l'homme, elle le crée complet, armé de toutes pièces, tel qu'il doit être pour suffire à toutes les vicissitudes de la vie, et offrir en tous sens l'aspect de la réalité. Othello est bien autre chose qu'un mari jaloux et aveuglé, et que la jalousie pousse au meurtre; ce n'est là que sa situation pendant la pièce, et son caractère va fort au delà de sa situation. Le More brûlé du soleil, au sang ardent, à l'imagination vive et brutale, crédule par la violence de son tempérament aussi bien que par celle de sa passion; le soldat parvenu, fier de sa fortune et de sa gloire, respectueux et soumis devant le pouvoir de qui il tient son rang, n'oubliant jamais, dans les transports de l'amour, les devoirs de la guerre, et regrettant avec amertume les joies de la guerre quand il perd tout le bonheur de l'amour; l'homme dont la vie a été dure, agitée, pour qui des plaisirs doux et tendres sont quelque chose de nouveau qui l'étonne en le charmant, et qui ne lui donne pas le sentiment de la sécurité, bien que son caractère soit plein de générosité et de confiance; Othello enfin, peint non-seulement dans les portions de lui-même qui sont en rapport présent et direct avec la situation accidentelle où il est placé, mais dans toute l'étendue de sa nature et tel que l'a fait l'ensemble de sa destinée; c'est là ce que Shakspeare nous fait voir. De même Jago n'est pas simplement un ennemi irrité et qui veut se venger, ou un scélérat ordinaire qui veut détruire un bonheur dont l'aspect l'importune; c'est un scélérat cynique et raisonneur, qui de l'égoïsme s'est fait une philosophie, et du crime une science; qui ne voit dans les hommes que des instruments ou des obstacles à ses intérêts personnels; qui méprise la vertu comme une absurdité et cependant la hait comme une injure; qui conserve, dans la conduite la plus servile, toute l'indépendance de sa pensée, et qui, au moment où ses crimes vont lui coûter la vie, jouit encore, avec un orgueil féroce, du mal qu'il a fait, comme d'une preuve de sa supériorité.
Qu'on appelle l'un après l'autre tous les personnages de la tragédie, depuis ses héros jusqu'aux moins considérables, Desdémona, Cassio, Émilia, Bianca: on les verra paraître, non sous des apparences vagues, et avec les seuls traits qui correspondent à leur situation dramatique, mais avec des formes précises, complètes, et tout ce qui constitue la personnalité. Cassio n'est point là simplement pour devenir l'objet de la jalousie d'Othello, et comme une nécessité du drame, il a son caractère, ses penchants, ses qualités, ses défauts; et de là découle naturellement l'influence qu'il exerce sur ce qui arrive. Émilia n'est point une suivante employée par le poëte comme instrument soit du noeud, soit de la découverte des perfidies qui amènent la catastrophe; elle est la femme de Jago qu'elle n'aime point, et à qui cependant elle obéit parce qu'elle le craint, et quoiqu'elle s'en méfie; elle a même contracté, dans la société de cet homme, quelque chose de l'immoralité de son esprit; rien n'est pur dans ses pensées ni dans ses paroles; cependant elle est bonne, attachée à sa maîtresse; elle déteste le mal et la noirceur. Bianca elle-même a sa physionomie tout à fait indépendante du petit rôle qu'elle joue dans l'action. Oubliez les événements, sortez du drame; tous ces personnages demeureront réels, animés, distincts; ils sont vivants par eux-mêmes, leur existence ne s'évanouira point avec leur situation. C'est en eux que s'est déployé le pouvoir créateur du poëte, et les faits ne sont, pour lui, que le théâtre sur lequel il leur ordonne de monter.
Comme la nouvelle de Giraldi Cinthio, entre les mains de Shakspeare, était devenue Othello, de même, entre les mains de Voltaire, Othello est devenu Zaïre. Je ne veux point comparer. De tels rapprochements sont presque toujours de vains jeux d'esprit qui ne prouvent rien, si ce n'est l'opinion personnelle de celui qui juge. Voltaire aussi était un homme de génie; la meilleure preuve du génie, c'est l'empire qu'il exerce sur les hommes: là où s'est manifestée la puissance de saisir, d'émouvoir, de charmer tout un peuple, ce fait seul répond à tout; le génie est là, quelques reproches qu'on puisse adresser au système dramatique ou au poëte. Mais il est curieux d'observer l'infinie variété des moyens par lesquels le génie se déploie, et combien de formes diverses peut recevoir de lui le même fond de situations et de sentiments.
Ce que Shakspeare a emprunté du romancier italien, ce sont les faits; sauf le dénoûment, il n'en a répudié, il n'en a inventé aucun. Or les faits sont précisément ce que Voltaire n'a pas emprunté à Shakspeare. La contexture entière du drame, les lieux, les incidents, les ressorts, tout est neuf, tout est de sa création. Ce qui a frappé Voltaire, ce qu'il a fallu reproduire, c'est la passion, la jalousie, son aveuglement, sa violence, le combat de l'amour et du devoir, et ses tragiques résultats. Toute son imagination s'est portée sur le développement de cette situation. La fable, inventée librement, n'est dressée que vers ce but; Lusignan, Néresian, le rachat des prisonniers, tout a pour dessein de placer Zaïre entre son amant et la foi de son père, de motiver l'erreur d'Orosmane, et d'amener ainsi l'explosion progressive des sentiments que le poëte voulait peindre. Il n'a point imprimé à ses personnages un caractère individuel, complet, indépendant des circonstances où ils paraissent. Ils ne vivent que par la passion et pour elle. Hors de leur amour et de leur malheur, Orosmane et Zaïre n'ont rien qui les distingue, qui leur donne une physionomie propre et les fît partout reconnaître. Ce ne sont point des individus réels, en qui se révèlent, à propos d'un des incidents de leur vie, les traits particuliers de leur nature et l'empreinte de toute leur existence. Ce sont des êtres en quelque sorte généraux, et par conséquent un peu vagues, en qui se personnifient momentanément l'amour, la jalousie, le malheur, et qui intéressent, moins pour leur propre compte et à cause d'eux-mêmes, que parce qu'ils deviennent ainsi, et pour un jour, les représentants de cette portion des sentiments et des destinées possibles de la nature humaine.
De cette manière de concevoir le sujet, Voltaire a tiré des beautés admirables. Il en est résulté aussi des lacunes et des défauts graves. Le plus grave de tous, c'est cette teinte romanesque qui réduit, pour ainsi dire, à l'amour l'homme tout entier, et rétrécit le champ de la poésie en même temps qu'elle déroge à la vérité. Je ne citerai qu'un exemple des effets de ce système; il suffira pour les faire tous pressentir.
Le sénat de Venise vient d'assurer à Othello la tranquille possession de Desdémona; il est heureux, mais il faut qu'il parte, qu'il s'embarque pour Chypre, qu'il s'occupe de l'expédition qui lui est confiée: «Viens, dit-il à Desdémona, je n'ai à passer avec toi qu'une heure d'amour, de plaisir et de tendres soins. Il faut obéir à la nécessité.»
Ces deux vers ont frappé Voltaire, il les imite; mais en les imitant, que fait-il dire à Orosmane, aussi heureux et confiant? Précisément le contraire de ce que dit Othello:
Je vais donner une heure aux soins de mon empire
Et le reste du jour sera tout à Zaïre.
Ainsi voilà Orosmane, ce fier sultan qui, tout à l'heure, parlait de conquêtes et de guerre, s'inquiétait du sort des Musulmans et tançait la mollesse de ses voisins, le voilà qui n'est plus ni sultan ni guerrier; il oublie tout, il n'est plus qu'amoureux. A coup sûr Othello n'est pas moins passionné qu'Orosmane, et sa passion ne sera ni moins crédule ni moins violente; mais il n'abdique pas, en un instant, tous les intérêts, toutes les pensées de sa vie passée et future. L'amour possède son coeur sans envahir toute son existence. La passion d'Orosmane est celle d'un jeune homme qui n'a jamais rien fait, jamais rien eu à faire, qui n'a encore connu ni les nécessités ni les travaux du monde réel. Celle d'Othello se place dans un caractère plus complet, plus expérimenté et plus sérieux. Je crois cela moins factice et plus conforme aux vraisemblances morales aussi bien qu'à la vérité positive. Mais, quoi qu'il en soit, la différence des deux systèmes se révèle pleinement dans ce seul trait. Dans l'un, la passion et la situation sont tout; c'est là que le poëte puise tous ses moyens: dans l'autre, ce sont les caractères individuels et l'ensemble de la nature humaine qu'il exploite; une passion, une situation ne sont, pour lui, qu'une occasion de les mettre en scène avec plus d'énergie et d'intérêt.
L'action qui fait le sujet d'Othello doit être rapportée à l'année 1570, époque de la principale attaque des Turcs contre l'île de Chypre, alors au pouvoir des Vénitiens. Quant à la date de la composition même de la tragédie, M. Malone la fixe à l'année 1611. Quelques critiques doutent que Shakspeare ait connu la nouvelle même de Giraldi Cinthio, et supposent qu'il n'a eu entre les mains qu'une imitation française, publiée à Paris en 1584 par Gabriel Chappuys. Mais l'exactitude avec laquelle Shakspeare s'est conformé au récit italien, jusque dans les moindres détails, me porte à croire qu'il a fait usage de quelque traduction anglaise plus littérale.
PERSONNAGES
LE DUC DE VENISE.
BRABANTIO, sénateur.
GRATIANO, frère de Brabantio.
LODOVICO, parent de Brabantio.
OTHELLO, le More.
CASSIO, lieutenant d'Othello.
JAGO, enseigne d'Othello.
RODERIGO, gentilhomme vénitien.
MONTANO, prédécesseur d'Othello dans le gouvernement de l'île de Chypre.
UN BOUFFON au service d'Othello.
UN HÉRAUT.
DESDÉMONA, fille de Brabantio, et femme d'Othello.
ÉMILIA, femme du Jago.
BIANCA, courtisane, maîtresse de Cassio.
SÉNATEURS, OFFICIERS, MESSAGERS, MUSICIENS, MATELOTS ET SUITE.
La scène, au premier acte, est à Venise; pendant le reste de la pièce elle est dans un port de mer, dans l'île de Chypre.
ACTE PREMIER
SCÈNE I
Venise. – Une rue
Entrent RODERIGO et JAGO
RODERIGO. – Allons, ne m'en parle jamais! Je trouve très-mauvais que toi, Jago, qui as disposé de ma bourse comme si les cordons en étaient dans tes mains, tu aies eu connaissance de cela.
JAGO. – Au diable! mais vous ne voulez pas m'entendre. Si jamais j'ai eu le moindre soupçon de cette affaire, haïssez-moi.
RODERIGO. – Tu m'avais dit que tu le détestais.
JAGO. – Méprisez-moi, si cela n'est pas. Trois grands personnages de la ville, le sollicitant en personne pour qu'il me fît lieutenant, lui ont souvent ôté leur chapeau; et foi d'homme, je sais ce que je vaux, je ne vaux pas moins qu'un tel emploi: mais lui, qui n'aime que son orgueil et ses idées, il les a payés de phrases pompeuses, horriblement hérissées de termes de guerre, et finalement il a éconduit mes protecteurs: «Je vous le proteste, leur a-t-il dit, j'ai déjà choisi mon officier.» Et qui était-ce? Vraiment un grand calculateur, un Michel Cassio, un Florentin, un garçon prêt à se damner pour une belle femme, qui n'a jamais manoeuvré un escadron sur le champ de bataille, qui ne connaît pas plus qu'une vieille fille la conduite d'une bataille; mais savant, le livre en main, dans la théorie que nos sénateurs en toge discuteraient aussi bien que lui. Pur bavardage sans pratique, c'est là tout son talent militaire. Voilà l'homme sur qui est tombé le choix du More; et moi, que ses yeux ont vu à l'épreuve à Rhodes, en Chypre, et sur d'autres terres chrétiennes et infidèles, je me vois rebuté et payé par ces paroles: «Je sais ce que je vous dois; prenez patience, je m'acquitterai un jour!» C'est cet autre qui, dans les bons jours, sera son lieutenant; et moi (Dieu me bénisse!), je reste l'enseigne de sa moresque seigneurie.
RODERIGO. – Par le ciel! j'aurais mieux aimé être son bourreau.
JAGO – Mais à cela nul remède. Tel est le malheur du service. La promotion suit la recommandation et la faveur; elle ne se règle plus par l'ancienne gradation, lorsque le second était toujours héritier du premier. Maintenant, seigneur, jugez vous-même si j'ai la moindre raison d'aimer le More.
RODERIGO. – En ce cas, je ne resterais pas à son service.
JAGO. – Seigneur, rassurez-vous. Je le sers pour me servir moi-même contre lui. Nous ne pouvons tous être maîtres, et tous les maîtres ne peuvent être fidèlement servis. Vous trouverez beaucoup de serviteurs soumis, rampants, qui, passionnés pour leur propre servitude, usent leur vie comme l'âne de leur maître, seulement pour la nourriture de la journée. Quand ils sont vieux on les casse aux gages. Châtiez-moi ces honnêtes esclaves. Il en est d'autres qui, revêtus des formes et des apparences du dévouement, tiennent au fond toujours leur coeur à leur service. Ils ne donnent à leurs seigneurs que des démonstrations de zèle, prospèrent à leurs dépens; et dès qu'ils ont mis une bonne doublure à leurs habits, ce n'est plus qu'à eux-mêmes qu'ils rendent hommage. Ceux-là ont un peu d'âme, et je professe d'en être; car, seigneur, aussi vrai que vous êtes Roderigo, si j'étais le More, je ne voudrais pas être Jago. En le servant, je ne sers que moi, et le ciel m'est témoin que je ne le fais ni par amour, ni par dévouement, mais, sous ce masque, pour mon propre intérêt. Quand mon action visible et mes compliments extérieurs témoigneront au vrai la disposition naturelle et le dedans de mon âme, attendez-vous à me voir bientôt porter mon coeur sur la main, pour le donner à becqueter aux corneilles. Non, je ne suis pas ce que je suis.
RODERIGO. – Quelle bonne fortune pour ce More aux lèvres épaisses, s'il réussit de la sorte dans son dessein!
JAGO. – Appelez son père; éveillez-le; faites poursuivre le More, empoisonnez sa joie; dénoncez-le dans les rues; excitez les parents de la jeune fille; au sein du paradis où le More repose, tourmentez-le par des mouches; et quoiqu'il jouisse du bonheur, mêlez-y de telles inquiétudes que sa joie en soit troublée et décolorée.
RODERIGO. – Voici la maison de son père; je vais l'appeler à haute voix.
JAGO. – Appelez avec des accents de crainte et des hurlements de terreur, comme il arrive quand on découvre l'incendie que la négligence et la nuit ont laissé se glisser au sein des cités populeuses.
RODERIGO. – Holà, holà, Brabantio! seigneur Brabantio! holà!
JAGO. – Éveillez-vous: holà, Brabantio! des voleurs! des voleurs! voyez à votre maison, à votre fille, à vos coffres! au voleur! au voleur!
BRABANTIO, à la fenêtre. – Et quelle est donc la cause de ces effrayantes clameurs? Qu'y a-t-il?
RODERIGO. – Seigneur, tout votre monde est-il chez vous?
JAGO. – Vos portes sont-elles bien fermées?
BRABANTIO. – Comment, pourquoi me demandez-vous cela?
JAGO. – Par Dieu, seigneur, vous êtes volé: pour votre honneur passez votre robe: votre coeur est frappé; vous avez perdu la moitié de votre âme: en ce moment, à l'heure même, un vieux bélier noir ravit votre brebis blanche. Levez-vous, hâtez-vous, réveillez au son de la cloche les citoyens qui ronflent; ou le diable va cette nuit faire de vous un grand-père. Debout, vous dis-je.
BRABANTIO. – Quoi donc, avez-vous perdu l'esprit?
RODERIGO. – Vénérable seigneur, reconnaissez-vous ma voix?
BRABANTIO. – Moi, non. Qui êtes-vous?
RODERIGO. – Je m'appelle Roderigo.
BRABANTIO. – Tu n'en es que plus mal venu. Déjà je t'ai défendu de rôder autour de ma porte. Je t'ai franchement déclaré que ma fille n'est pas pour toi: et aujourd'hui dans ta folie, encore plein de ton souper, et échauffé de boissons enivrantes, tu viens me braver méchamment et troubler mon sommeil!
RODERIGO. – Seigneur, seigneur, seigneur…
BRABANTIO. – Mais tu peux être bien sûr que j'ai assez de pouvoir pour te faire repentir de ceci.
RODERIGO. – Modérez-vous, seigneur.
BRABANTIO. – Que me parles-tu de vol? C'est ici Venise: ma maison n'est pas une grange isolée.
RODERIGO. – Puissant Brabantio, c'est avec une âme droite et pure que je viens à vous…
JAGO. – Parbleu, seigneur, vous êtes un de ces hommes qui ne veulent pas servir Dieu quand c'est Satan qui le leur commande. Parce que nous venons vous rendre service, vous nous prenez pour des bandits. Vous voulez donc voir votre fille associée à un cheval de Barbarie2? Vous voulez donc que vos petits-enfants hennissent après vous? vous voulez avoir des coursiers pour cousins et des haquenées pour parents?
BRABANTIO. – Quel impudent misérable es-tu?
JAGO. – Je suis un homme, seigneur, qui viens vous dire qu'à l'heure où je vous parle, dans les bras l'un de l'autre, votre-fille et le More ne font qu'un3.
BRABANTIO. – Tu es un coquin.
JAGO. – Vous êtes un sénateur!
BRABANTIO. – Tu me répondras de ton insolence. Je te connais, Roderigo.
RODERIGO. – Seigneur, je consens à répondre de tout. Mais de grâce écoutez-nous; si (comme je crois le voir en partie) c'est selon votre bon plaisir et de votre aveu que votre belle fille, à cette heure sombre et bizarre de la nuit, sort sans meilleure ni pire escorte qu'un coquin aux gages du public, un gondolier, et va se livrer aux grossiers embrassements d'un More débauché; si cela vous est connu, et que vous l'avez permis, alors nous vous avons fait un grand et insolent outrage; mais si vous ignorez tout cela, mon caractère me garantit que vous nous repoussez à tort. Ne croyez pas que, dépourvu de tout sentiment des convenances, je voulusse plaisanter et me jouer ainsi de Votre Excellence. Votre fille, je le répète, si vous ne lui en avez pas donné la permission, a commis une étrange faute en attachant ses affections, sa beauté, son esprit, sa fortune, au sort d'un vagabond, étranger ici et partout. Éclaircissez-vous sans délai. Si elle est dans sa chambre ou dans votre maison, déchaînez contre moi la justice de l'État, pour vous avoir ainsi abusé.
BRABANTIO. – Battez le briquet! Vite! donnez-moi un flambeau! Appelez tous mes gens! Cette aventure ressemble assez à mon songe: la crainte de sa vérité oppresse déjà mon coeur. De la lumière! de la lumière!
(Brabantio se retire de la fenêtre.)
JAGO, à Roderigo. – Adieu, il faut que je vous quitte. Il n'est ni convenable, ni sain pour ma place, qu'on me produise comme témoin contre le More, ce qui arrivera si je reste. Je sais ce qui en est; quoique ceci lui puisse causer quelque échec, le sénat ne peut avec sûreté le renvoyer. Il s'est engagé avec tant de succès dans la guerre de Chypre maintenant en train, que, pour leur salut, les sénateurs n'ont pas un autre homme de sa force pour conduire leurs affaires. Aussi, quoique je le haïsse comme je hais les peines de l'enfer, la nécessité du moment me contraint à arborer l'étendard du zèle, et à en donner des signes; des signes, sur mon âme, rien de plus. Pour être sûr de le trouver, dirigez vers le Sagittaire4 la recherche du vieillard; j'y serai avec le More. Adieu.
(Jago sort.)
(Entrent dans la rue Brabantio et des domestiques avec des torches.)
BRABANTIO. – Mon malheur n'est que trop vrai! Elle est partie; et ce qui me reste d'une vie déshonorée ne sera plus qu'amertume. Roderigo, où l'as-tu vue? – O malheureuse fille!.. Avec le More, dis-tu? – Qui voudrait être père? – Comment as-tu su que c'était elle? – Oh! tu m'as trompé au delà de toute idée. – Et que vous a-t-elle dit? – Allumez encore des flambeaux. Éveillez tous mes parents. – Sont-ils mariés, croyez-vous?
RODERIGO. – En vérité, je crois qu'ils le sont.
BRABANTIO. – O ciel! – Comment est-elle sortie? – O trahison de mon sang! – Pères, ne vous fiez plus au coeur de vos filles d'après la conduite que vous leur voyez tenir. – Mais n'est-il pas des charmes par lesquels on peut corrompre la virginité et les penchants de la jeunesse? Roderigo, n'avez-vous rien lu sur de pareilles choses?
RODERIGO. – Oui, en vérité, seigneur, je l'ai lu.
BRABANTIO. – Appelez mon frère. – Oh! que je voudrais vous l'avoir donnée! – Que les uns prennent un chemin, et les autres un autre. – Savez-vous où nous pourrons la surprendre avec le More?
RODERIGO. – J'espère pouvoir le découvrir, si vous voulez emmener une bonne escorte et venir avec moi.
BRABANTIO. – Ah! je vous prie, conduisez-nous. A chaque maison je veux appeler: je puis demander du monde presque partout: Prenez vos armes, courons: rassemblez quelques officiers chargés du service de nuit. Allons! marchons. – Honnête Roderigo, je vous récompenserai de votre peine.