Czytaj książkę: «Le Dernier Jour d'un Condamné», strona 5
XIV
Quand je revins à moi, il était nuit. J'étais couché dans un grabat; une lanterne qui vacillait au plafond me fit voir d'autres grabats alignés des deux côtés du mien. Je compris qu'on m'avait transporté à l'infirmerie.
Je restai quelques instants éveillé, mais sans pensée et sans souvenir, tout entier au bonheur d'être dans un lit. Certes, en d'autres temps, ce lit d'hôpital et de prison m'eût fait reculer de dégoût et de pitié; mais je n'étais plus le même homme. Les draps étaient gris et rudes au toucher, la couverture maigre et trouée; on sentait la paillasse à travers le matelas; qu'importe! mes membres pouvaient se déroidir à l'aise entre ces draps grossiers; sous cette couverture, si mince qu'elle fût, je sentais se dissiper peu à peu cet horrible froid de la moelle des os dont j'avais pris l'habitude. – Je me rendormis.
Un grand bruit me réveilla; il faisait petit jour. Ce bruit venait du dehors; mon lit était à côté de la fenêtre, je me levai sur mon séant pour voir ce que c'était.
La fenêtre donnait sur la grande cour de Bicêtre. Cette cour était pleine de monde; deux haies de vétérans avaient peine à maintenir libre, au milieu de cette foule, un étroit chemin qui traversait la cour. Entre ce double rang de soldats cheminaient lentement, cahotées à chaque pavé, cinq longues charrettes chargées d'hommes; c'étaient les forçats qui partaient.
Ces charrettes étaient découvertes. Chaque cordon en occupait une. Les forçats étaient assis de côté sur chacun des bords, adossés les uns aux autres, séparés par la chaîne commune, qui se développait dans la longueur du chariot, et sur l'extrémité de laquelle un argousin debout, fusil chargé, tenait le pied. On entendait bruire leurs fers, et, à chaque secousse de la voiture, on voyait sauter leurs têtes et ballotter leurs jambes pendantes.
Une pluie fine et pénétrante glaçait l'air, et collait sur leurs genoux leurs pantalons de toile, de gris devenus noirs. Leurs longues barbes, leurs cheveux courts ruisselaient; leurs visages étaient violets; on les voyait grelotter, et leurs dents grinçaient de rage et de froid. Du reste, pas de mouvements possibles. Une fois rivé à cette chaîne, on n'est plus qu'une fraction de ce tout hideux qu'on appelle le cordon, et qui se meut comme un seul homme. L'intelligence doit abdiquer, le carcan du bagne la condamne à mort; et quant à l'animal lui-même, il ne doit plus avoir de besoins et d'appétits qu'à heures fixes. Ainsi, immobiles, la plupart demi-nus, têtes découvertes et pieds pendants, ils commençaient leur voyage de vingt-cinq jours, chargés sur les mêmes charrettes, vêtus des mêmes vêtements pour le soleil à plomb de juillet et pour les froides pluies de novembre. On dirait que les hommes veulent mettre le ciel de moitié dans leur office de bourreaux.
Il s'était établi entre la foule et les charrettes je ne sais quel horrible dialogue; injures d'un côté, bravades de l'autre, imprécations des deux parts; mais, à un signe du capitaine, je vis les coups de bâton pleuvoir au hasard dans les charrettes, sur les épaules ou sur les têtes, et tout rentra dans cette espèce de calme extérieur qu'on appelle l'ordre. Mais les yeux étaient pleins de vengeance, et les poings des misérables se crispaient sur leurs genoux.
Les cinq charrettes, escortées de gendarmes à cheval et d'argousins à pied, disparurent successivement sous la haute porte cintrée de Bicêtre; une sixième les suivit, dans laquelle ballottaient pêle-mêle les chaudières, les gamelles de cuivre et les chaînes de rechange. Quelques gardes-chiourme qui s'étaient attardés à la cantine sortirent en courant pour rejoindre leur escouade. La foule s'écoula. Tout ce spectacle s'évanouit comme une fantasmagorie. On entendit s'affaiblir par degrés dans l'air le bruit lourd des roues et des pieds des chevaux sur la route pavée de Fontainebleau, le claquement des fouets, le cliquetis des chaînes, et les hurlements du peuple qui souhaitait malheur au voyage des galériens.
Et c'est là pour eux le commencement !
Que me disait-il donc, l'avocat? Les galères! Ah! oui, plutôt mille fois la mort, plutôt l'échafaud que le bagne, plutôt le néant que l'enfer; plutôt livrer mon cou au couteau de Guillotin qu'au carcan de la chiourme! Les galères, juste ciel !
XV
Malheureusement je n'étais pas malade. Le lendemain il fallut sortir de l'infirmerie. Le cachot me reprit.
Pas malade! en effet, je suis jeune, sain et fort. Le sang coule librement dans mes veines; tous mes membres obéissent à tous mes caprices; je suis robuste de corps et d'esprit, constitué pour une longue vie; oui, tout cela est vrai; et cependant j'ai une maladie, une maladie mortelle, une maladie faite de la main des hommes.
Depuis que je suis sorti de l'infirmerie, il m'est venu une idée poignante, une idée à me rendre fou, c'est que j'aurais peut-être pu m'évader si l'on m'y avait laissé. Ces médecins, ces soeurs de charité, semblaient prendre intérêt à moi. Mourir si jeune et d'une telle mort! On eût dit qu'ils me plaignaient, tant ils étaient empressés autour de mon chevet. Bah! curiosité! Et puis, ces gens qui guérissent vous guérissent bien d'une fièvre, mais non d'une sentence de mort. Et pourtant cela leur serait si facile! une porte ouverte! Qu'est-ce que cela leur ferait ?
Plus de chance maintenant! Mon pourvoi sera rejeté, parce que tout est en règle; les témoins ont bien témoigné, les plaideurs ont bien plaidé, les juges ont bien jugé. Je n'y compte pas, à moins que… Non, folie! plus d'espérance! Le pourvoi, c'est une corde qui vous tient suspendu au-dessus de l'abîme, et qu'on entend craquer à chaque instant, jusqu'à ce qu'elle se casse. C'est comme si le couteau de la guillotine mettait six semaines à tomber.
Si j'avais ma grâce? – Avoir ma grâce! Et par qui? et pourquoi? et comment? Il est impossible qu'on me fasse grâce. L'exemple! comme ils disent.
Je n'ai plus que trois pas à faire: Bicêtre, la Conciergerie, la
Grève.
XVI
Pendant le peu d'heures que j'ai passées à l'infirmerie, je m'étais assis près d'une fenêtre, au soleil – il avait reparu – ou du moins recevant du soleil tout ce que les grilles de la croisée m'en laissaient.
J'étais là, ma tête pesante et embrassée dans mes deux mains, qui en avaient plus qu'elles n'en pouvaient porter, mes coudes sur mes genoux, les pieds sur les barreaux de ma chaise; car l'abattement fait que je me courbe et me replie sur moi-même comme si je n'avais plus ni os dans les membres ni muscles dans la chair.
L'odeur étouffée de la prison me suffoquait plus que jamais, j'avais encore dans l'oreille tout ce bruit de chaînes des galériens, j'éprouvais une grande lassitude de Bicêtre. Il me semblait que le bon Dieu devrait bien avoir pitié de moi et m'envoyer au moins un petit oiseau pour chanter là, en face, au bord du toit.
Je ne sais si ce fut le bon Dieu ou le démon qui m'exauça; mais presque au même moment j'entendis s'élever sous ma fenêtre une voix, non celle d'un oiseau, mais bien mieux: la voix pure, fraîche, veloutée d'une jeune fille de quinze ans. Je levai la tête comme en sursaut, j'écoutai avidement la chanson qu'elle chantait. C'était un air lent et langoureux, une espèce de roucoulement triste et lamentable; voici les paroles :
C'est dans la rue du Mail Où j'ai été coltigé,
Maluré, Par trois coquins de railles,
Lirlonfa malurette, Sur mes – sique 'ont foncé,
Lirlonfa maluré.
Je ne saurais dire combien fut amer mon désappointement. La voix continua :
Sur mes sique' ont foncé,
Maluré. Ils m'ont mis la tartouve,
Lirlonfa malurette, Grand Meudon est aboulé,
Lirlonfa maluré. Dans mon trimin rencontre,
Lirlonfa malurette, Un peigre du quartier
Lirlonfa maluré.
Un peigre du quartier
Maluré. – Va-t'en dire à ma largue,
Lirlonfa malurette,
Que je suis enfourraillé,
Lirlonfa maluré. Ma largue tout en colère,
Lirlonfa malurette,
M'dit: Qu'as-tu donc morfillé ?
Lirlonfa maluré.
M'dit: Qu'as-tu donc morfillé ?
Maluré. – J'ai fait suer un chêne,
Lirlonfa malurette, Son auberg j'ai enganté,
Lirlonfa maluré, Son auberg et sa toquante,
Lirlonfa malurette, Et ses attach's de cés,
Lirlonfa maluré.
Et ses attach's de cés,
Maluré. Ma largu' part pour Versailles,
Lirlonfa malurette, Aux pieds d' sa majesté,
Lirlonfa maluré. Elle lui fonce un babillard,
Lirlonfa malurette, Pour m' faire défourrailler
Lirlonfa maluré.
Pour m'faire défourrailler
Maluré. – Ah! si j'en défourraille,
Lirlonfa malurette, Ma largue j'entiferai,
Lirlonfa maluré.
J' li ferai porter fontange,
Lirlonfa malurette,
Et souliers galuchés, Lirlonfa maluré.
Et souliers galuchés,
Maluré. Mais grand dabe qui s'fâche,
Lirlonfa malurette,
Dit: – Par mon caloquet,
Lirlonfa maluré,
J' li ferai danser une danse,
Lirlonfa malurette, Où il n'y a pas de plancher
Lirlonfa maluré.
Je n'en ai pas entendu et n'aurais pu en entendre davantage. Le sens à demi compris et à demi caché de cette horrible complainte; cette lutte du brigand avec le guet, ce voleur qu'il rencontre et qu'il dépêche à sa femme, cet épouvantable message: J'ai assassiné un homme et je suis arrêté, j'ai fait suer un chêne et je suis enfourraillé; cette femme qui court à Versailles avec un placet, et cette Majesté qui s'indigne et menace le coupable de lui faire danser la danse où il n'y a pas de plancher; et tout cela chanté sur l'air le plus doux et par la plus douce voix qui ait jamais endormi l'oreille humaine !.. J'en suis resté navré, glacé, anéanti. C'était une chose repoussante que toutes ces monstrueuses paroles sortant de cette bouche vermeille et fraîche. On eût dit la bave d'une limace sur une rose.
Je ne saurais rendre ce que j'éprouvais; j'étais à la fois blessé et caressé. Le patois de la caverne et du bagne, cette langue ensanglantée et grotesque, ce hideux argot, marié à une voix de jeune fille, gracieuse transition de la voix d'enfant à la voix de femme! tous ces mots difformes et mal faits, chantés, cadencés, perlés !
Ah! qu'une prison est quelque chose d'infâme! Il y a un venin qui y salit tout. Tout s'y flétrit, même la chanson d'une fille de quinze ans! Vous y trouvez un oiseau, il a de la boue sur son aile; vous y cueillez une jolie fleur, vous la respirez; elle pue.
XVII
Oh! si je m'évadais, comme je courrais à travers champs !
Non, il ne faudrait pas courir. Cela fait regarder et soupçonner. Au contraire, marcher lentement, tête levée, en chantant. Tâcher d'avoir quelque vieux sarrau bleu à dessins rouges. Cela déguise bien. Tous les maraîchers des environs en portent.
Je sais auprès d'Arcueil un fourré d'arbres à côté d'un marais, où, étant au collège, je venais avec mes camarades pêcher des grenouilles tous les jeudis. C'est là que je me cacherais jusqu'au soir.
La nuit tombée, je reprendrais ma course. J'irais à Vincennes. Non, la rivière m'empêcherait. J'irais à Arpajon. – Il aurait mieux valu prendre du côté de Saint-Germain, et aller au Havre, et m'embarquer pour l'Angleterre. – N'importe! j'arrive à Longjumeau. Un gendarme passe; il me demande mon passeport… Je suis perdu !
Ah! malheureux rêveur, brise donc d'abord le mur épais de trois pieds qui t'emprisonne! La mort! la mort !
Quand je pense que je suis venu tout enfant, ici, à Bicêtre, voir le grand puits et les fous !
XVIII
Pendant que j'écrivais tout ceci, ma lampe a pâli, le jour est venu, l'horloge de la chapelle a sonné six heures. —
Qu'est-ce que cela veut dire? Le guichetier de garde vient d'entrer dans mon cachot, il a ôté sa casquette, m'a salué, s'est excusé de me déranger et m'a demandé, en adoucissant de son mieux sa rude voix, ce que je désirais à déjeuner…
Il m'a pris un frisson. – Est-ce que ce serait pour aujourd'hui ?
XIX
C'est pour aujourd'hui !
Le directeur de la prison lui-même vient de me rendre visite. Il m'a demandé en quoi il pourrait m'être agréable ou utile, a exprimé le désir que je n'eusse pas à me plaindre de lui ou de ses subordonnés, s'est informé avec intérêt de ma santé et de la façon dont j'avais passé la nuit; en me quittant, il m'a appelé monsieur !
C'est pour aujourd'hui !
XX
Il ne croit pas, ce geôlier, que j'aie à me plaindre de lui et de ses sous-geôliers. Il a raison. Ce serait mal à moi de me plaindre; ils ont fait leur métier, ils m'ont bien gardé; et puis ils ont été polis à l'arrivée et au départ. Ne dois-je pas être content ?
Ce bon geôlier, avec son sourire bénin, ses paroles caressantes, son oeil qui flatte et qui espionne, ses grosses et larges mains, c'est la prison incarnée, c'est Bicêtre qui s'est fait homme. Tout est prison autour de moi; je retrouve la prison sous toutes les formes, sous la forme humaine comme sous la forme de grille ou de verrou. Ce mur, c'est de la prison en pierre; cette porte, c'est de la prison en bois; ces guichetiers, c'est de la prison en chair et en os. La prison est une espèce d'être horrible, complet, indivisible, moitié maison, moitié homme. Je suis sa proie; elle me couve, elle m'enlace de tous ses replis. Elle m'enferme dans ses murailles de granit, me cadenasse sous ses serrures de fer, et me surveille avec ses yeux de geôlier.
Ah! misérable! que vais-je devenir? qu'est-ce qu'ils vont faire de moi ?
XXI
Je suis calme maintenant. Tout est fini, bien fini. Je suis sorti de l'horrible anxiété où m'avait jeté la visite du directeur. Car, je l'avoue, j'espérais encore. – Maintenant, Dieu merci, je n'espère plus.
Voici ce qui vient de se passer :
Au moment où six heures et demie sonnaient, – non, c'était l'avant-quart – la porte de mon cachot s'est rouverte. Un vieillard à tête blanche, vêtu d'une redingote brune, est entré. Il a entr'ouvert sa redingote. J'ai vu une soutane, un rabat. C'était un prêtre.
Ce prêtre n'était pas l'aumônier de la prison. Cela était sinistre.
Il s'est assis en face de moi avec un sourire bienveillant; puis a secoué la tête et levé les yeux au ciel, c'est-à-dire à la voûte du cachot. Je l'ai compris.
– Mon fils, m'a-t-il dit, êtes-vous préparé ?
Je lui ai répondu d'une voix faible :
– Je ne suis pas préparé, mais je suis prêt.
Cependant ma vue s'est troublée, une sueur glacée est sortie à la fois de tous mes membres, j'ai senti mes tempes se gonfler, et j'avais les oreilles pleines de bourdonnements.
Pendant que je vacillais sur ma chaise comme endormi, le bon vieillard parlait. C'est du moins ce qu'il m'a semblé, et je crois me souvenir que j'ai vu ses lèvres remuer, ses mains s'agiter, ses yeux reluire.
La porte s'est rouverte une seconde fois. Le bruit des verrous nous a arrachés, moi à ma stupeur, lui à son discours. Une espèce de monsieur, en habit noir, accompagné du directeur de la prison, s'est présenté, et m'a salué profondément. Cet homme avait sur le visage quelque chose de la tristesse officielle des employés des pompes funèbres. Il tenait un rouleau de papier à la main.
– Monsieur, m'a-t-il dit avec un sourire de courtoisie, je suis huissier près la cour royale de Paris. J'ai l'honneur de vous apporter un message de la part de monsieur le procureur général.
La première secousse était passée. Toute ma présence d'esprit m'était revenue.
– C'est monsieur le procureur général, lui ai-je répondu, qui a demandé si instamment ma tête? Bien de l'honneur pour moi qu'il m'écrive. J'espère que ma mort lui va faire grand plaisir; car il me serait dur de penser qu'il l'a sollicitée avec tant d'ardeur et qu'elle lui était indifférente.
J'ai dit tout cela, et j'ai repris d'une voix ferme :
– Lisez, monsieur !
Il s'est mis à me lire un long texte, en chantant à la fin de chaque ligne et en hésitant au milieu de chaque mot. C'était le rejet de mon pourvoi.
– L'arrêt sera exécuté aujourd'hui en place de Grève, a-t-il ajouté quand il a eu terminé, sans lever les yeux de dessus son papier timbré. Nous partons à sept heures et demie précises pour la Conciergerie. Mon cher monsieur aurez-vous l'extrême bonté de me suivre ?
Depuis quelques instants je ne l'écoutais plus. Le directeur causait avec le prêtre; lui avait l'oeil fixé sur son papier; je regardais la porte, qui était restée entrouverte… – Ah! misérable! quatre fusiliers dans le corridor !
L'huissier a répété sa question, en me regardant cette fois.
– Quand vous voudrez, lui ai-je répondu. À votre aise !
Il m'a salué en disant :
– J'aurai l'honneur de venir vous chercher dans une demi-heure.
Alors ils m'ont laissé seul.
Un moyen de fuir, mon Dieu! un moyen quelconque! Il faut que je m'évade! il le faut! sur-le-champ! par les portes, par les fenêtres, par la charpente du toit! quand même je devrais laisser de ma chair après les poutres !
Ô rage! démons! malédiction! Il faudrait des mois pour percer ce mur avec de bons outils, et je n'ai ni un clou, ni une heure !
XXII
De la Conciergerie.
Me voici transféré, comme dit le procès-verbal.
Mais le voyage vaut la peine d'être conté.
Sept heures et demie sonnaient lorsque l'huissier s'est présenté de nouveau au seuil de mon cachot. – Monsieur, m'a-t-il dit, je vous attends. – Hélas! lui et d'autres !
Je me suis levé, j'ai fait un pas; il m'a semblé que je n'en pourrais faire un second, tant ma tête était lourde et mes jambes faibles. Cependant je me suis remis et j'ai continué d'une allure assez ferme. Avant de sortir du cabanon, j'y ai promené un dernier coup d'oeil. – Je l'aimais, mon cachot. – Puis, je l'ai laissé vide et ouvert; ce qui donne à un cachot un air singulier.
Au reste, il ne le sera pas longtemps. Ce soir on y attend quelqu'un, disaient les porte-clefs, un condamné que la cour d'assises est en train de faire à l'heure qu'il est.
Au détour du corridor l'aumônier nous a rejoints. Il venait de déjeuner.
Au sortir de la geôle, le directeur m'a pris affectueusement la main, et a renforcé mon escorte de quatre vétérans.
Devant la porte de l'infirmerie, un vieillard moribond m'a crié: Au revoir !
Nous sommes arrivés dans la cour. J'ai respiré; cela m'a fait du bien.
Nous n'avons pas marché longtemps à l'air. Une voiture attelée de chevaux de poste stationnait dans la première cour; c'est la même voiture qui m'avait amené; une espèce de cabriolet oblong, divisé en deux sections par une grille transversale de fil de fer si épaisse qu'on la dirait tricotée. Les deux sections ont chacune une porte, l'une devant, l'autre derrière la carriole. Le tout si sale, si noir si poudreux, que le corbillard des pauvres est un carrosse du sacre en comparaison.
Avant de m'ensevelir dans cette tombe à deux roues, j'ai jeté un regard dans la cour, un de ces regards désespérés devant lesquels il semble que les murs devraient crouler. La cour, espèce de petite place plantée d'arbres, était plus encombrée encore de spectateurs que pour les galériens. Déjà la foule !
Comme le jour du départ de la chaîne, il tombait une pluie de la saison, une pluie fine et glacée qui tombe encore à l'heure où j'écris, qui tombera sans doute toute la journée, qui durera plus que moi.
Les chemins étaient effondrés, la cour pleine de fange et d'eau. J'ai eu plaisir à voir cette foule dans cette boue.
Nous sommes montés, l'huissier et un gendarme, dans le compartiment de devant; le prêtre, moi et un gendarme dans l'autre. Quatre gendarmes à cheval autour de la voiture. Ainsi, sans le postillon, huit hommes pour un homme.
Pendant que je montais, il y avait une vieille aux yeux gris qui disait: – J'aime encore mieux cela que la chaîne.
Je conçois. C'est un spectacle qu'on embrasse plus aisément d'un coup d'oeil, c'est plus tôt vu. C'est tout aussi beau et plus commode. Rien ne vous distrait. Il n'y a qu'un homme, et sur cet homme seul autant de misère que sur tous les forçats à la fois. Seulement cela est moins éparpillé; c'est une liqueur concentrée, bien plus savoureuse.
La voiture s'est ébranlée. Elle a fait un bruit sourd en passant sous la voûte de la grande porte, puis a débouché dans l'avenue, et les lourds battants de Bicêtre se sont refermés derrière elle. Je me sentais emporté avec stupeur, comme un homme tombé en léthargie qui ne peut ni remuer ni crier et qui entend qu'on l'enterre. J'écoutais vaguement les paquets de sonnettes pendus au cou des chevaux de poste sonner en cadence et comme par hoquets, les roues ferrées bruire sur le pavé ou cogner la caisse en changeant d'ornière, le galop sonore des gendarmes autour de la carriole, le fouet claquant du postillon. Tout cela me semblait comme un tourbillon qui m'emportait.
À travers le grillage d'un judas percé en face de moi, mes yeux s'étaient fixés machinalement sur l'inscription gravée en grosses lettres au-dessus de la grande porte de Bicêtre: HOSPICE DE LA VIEILLESSE.
– Tiens, me disais-je, il paraît qu'il y a des gens qui vieillissent, là.
Et, comme on fait entre la veille et le sommeil, je retournais cette idée en tous sens dans mon esprit engourdi de douleur. Tout à coup la carriole, en passant de l'avenue dans la grande route, a changé le point de vue de la lucarne. Les tours de Notre-Dame sont venues s'y encadrer, bleues et à demi effacées dans la brume de Paris. Sur-le-champ le point de vue de mon esprit a changé aussi. J'étais devenu machine comme la voiture. À l'idée de Bicêtre a succédé l'idée des tours de Notre-Dame. – Ceux qui seront sur la tour où est le drapeau verront bien, me suis-je dit en souriant stupidement.
Je crois que c'est à ce moment-là que le prêtre s'est remis à me parler. Je l'ai laissé dire patiemment. J'avais déjà dans l'oreille le bruit des roues, le galop des chevaux, le fouet du postillon. C'était un bruit de plus.
J'écoutais en silence cette chute de paroles monotones qui assoupissaient ma pensée comme le murmure d'une fontaine, et qui passaient devant moi, toujours diverses et toujours les mêmes, comme les ormeaux tordus de la grande route, lorsque la voix brève et saccadée de l'huissier, placé sur le devant, est venue subitement me secouer.
– Eh bien! monsieur l'abbé, disait-il avec un accent presque gai, qu'est-ce que vous savez de nouveau ?
C'est vers le prêtre qu'il se retournait en parlant ainsi.
L'aumônier, qui me parlait sans relâche, et que la voiture assourdissait, n'a pas répondu.
– Hé! hé! a repris l'huissier en haussant la voix pour avoir le dessus sur le bruit des roues; infernale voiture !
Infernale! En effet. Il a continué :
– Sans doute, c'est le cahot; on ne s'entend pas. Qu'est-ce que je voulais donc dire? Faites-moi le plaisir de m'apprendre ce que je voulais dire, monsieur l'abbé! – Ah! savez-vous la grande nouvelle de Paris, aujourd'hui ?
J'ai tressailli, comme s'il parlait de moi.
– Non, a dit le prêtre, qui avait enfin entendu, je n'ai pas eu le temps de lire les journaux ce matin. Je verrai cela ce soir. Quand je suis occupé comme cela toute la journée, je recommande au portier de me garder mes journaux, et je les lis en rentrant.
– Bah! a repris l'huissier, il est impossible que vous ne sachiez pas cela. La nouvelle de Paris! la nouvelle de ce matin !
J'ai pris la parole.
– Je crois la savoir.
L'huissier m'a regardé.
– Vous! vraiment! En ce cas, qu'en dites-vous ?
– Vous êtes curieux! lui ai-je dit.
– Pourquoi, monsieur? a répliqué l'huissier. Chacun a son opinion politique. Je vous estime trop pour croire que vous n'avez pas la vôtre. Quant à moi, je suis tout à fait d'avis du rétablissement de la garde nationale. J'étais sergent de ma compagnie, et, ma foi, c'était fort agréable.
Je l'ai interrompu.
– Je ne croyais pas que ce fût de cela qu'il s'agissait.
– Et de quoi donc? Vous disiez savoir la nouvelle…
– Je parlais d'une autre, dont Paris s'occupe aussi aujourd'hui.
L'imbécile n'a pas compris; sa curiosité s'est éveillée.
– Une autre nouvelle? Où diable avez-vous pu apprendre des nouvelles? Laquelle, de grâce, mon cher monsieur? Savez-vous ce que c'est, monsieur l'abbé? êtes-vous plus au courant que moi? Mettez-moi au fait, je vous prie. De quoi s'agit-il? – Voyez-vous, j'aime les nouvelles. Je les conte à monsieur le président, et cela l'amuse.
Et mille billevesées. Il se tournait tour à tour vers le prêtre et vers moi, et je ne répondais qu'en haussant les épaules.
– Eh bien! m'a-t-il dit, à quoi pensez-vous donc ?
– Je pense, ai-je répondu, que je ne penserai plus ce soir.
– Ah! c'est cela! a-t-il répliqué. Allons, vous êtes trop triste !
M. Castaing causait.
Puis, après un silence :
– J'ai conduit M. Papavoine; il avait sa casquette de loutre et fumait son cigare. Quant aux jeunes gens de La Rochelle, ils ne parlaient qu'entre eux. Mais ils parlaient.
Il a fait encore une pause, et a poursuivi :
– Des fous! des enthousiastes! Ils avaient l'air de mépriser tout le monde. Pour ce qui est de vous, je vous trouve vraiment bien pensif, jeune homme.
– Jeune homme! lui ai-je dit, je suis plus vieux que vous; chaque quart d'heure qui s'écoule me vieillit d'une année.
Il s'est retourné, m'a regardé quelques minutes avec un étonnement inepte, puis s'est mis à ricaner lourdement.
– Allons, vous voulez rire, plus vieux que moi! je serais votre grand-père.
– Je ne veux pas rire, lui ai-je répondu gravement.
Il a ouvert sa tabatière.
– Tenez, cher monsieur, ne vous fâchez pas; une prise de tabac, et ne me gardez pas rancune.
– N'ayez pas peur; je n'aurai pas longtemps à vous la garder.
En ce moment sa tabatière, qu'il me tendait, a rencontré le grillage qui nous séparait. Un cahot a fait qu'elle l'a heurté assez violemment et est tombée tout ouverte sous les pieds du gendarme.
– Maudit grillage! s'est écrié l'huissier.
Il s'est tourné vers moi.
– Eh bien! ne suis-je pas malheureux? tout mon tabac est perdu !
– Je perds plus que vous, ai-je répondu en souriant.
Il a essayé de ramasser son tabac, en grommelant entre ses dents :
– Plus que moi! cela est facile à dire. Pas de tabac jusqu'à Paris! c'est terrible !
L'aumônier alors lui a adressé quelques paroles de consolation, et je ne sais si j'étais préoccupé, mais il m'a semblé que c'était la suite de l'exhortation dont j'avais eu le commencement. Peu à peu la conversation s'est engagée entre le prêtre et l'huissier; je les ai laissés parler de leur côté, et je me suis mis à penser du mien.
En abordant la barrière, j'étais toujours préoccupé sans doute, mais
Paris m'a paru faire un plus grand bruit qu'à l'ordinaire.
La voiture s'est arrêtée un moment devant l'octroi. Les douaniers de ville l'ont inspectée. Si c'eût été un mouton ou un boeuf qu'on eût mené à la boucherie, il aurait fallu leur jeter une bourse d'argent; mais une tête humaine ne paie pas de droit. Nous avons passé.
Le boulevard franchi, la carriole s'est enfoncée au grand trot dans ces vieilles rues tortueuses du faubourg Saint-Marceau et de la Cité, qui serpentent et s'entrecoupent comme les mille chemins d'une fourmilière. Sur le pavé de ces rues étroites le roulement de la voiture est devenu si bruyant et si rapide, que je n'entendais plus rien du bruit extérieur. Quand je jetais les yeux par la petite lucarne carrée, il me semblait que le flot des passants s'arrêtait pour regarder la voiture, et que des bandes d'enfants couraient sur sa trace. Il m'a semblé aussi voir de temps en temps dans les carrefours ça et là un homme ou une vieille en haillons, quelquefois les deux ensemble, tenant en main une liasse de feuilles imprimées que les passants se disputaient, en ouvrant la bouche comme pour un grand cri.
Huit heures et demie sonnaient à l'horloge du Palais au moment où nous sommes arrivés dans la cour de la Conciergerie. La vue de ce grand escalier, de cette noire chapelle, de ces guichets sinistres, m'a glacé. Quand la voiture s'est arrêtée, j'ai cru que les battements de mon coeur allaient s'arrêter aussi.
J'ai recueilli mes forces; la porte s'est ouverte avec la rapidité de l'éclair; j'ai sauté à bas du cachot roulant, et je me suis enfoncé à grands pas sous la voûte entre deux haies de soldats. Il s'était déjà formé une foule sur mon passage.