Czytaj książkę: «Un Cadet de Famille, v. 1/3»
Mon cher Éditeur,
Lisez le roman, les mémoires, les aventures, la chose enfin que je vous envoie, et que je viens de publier dans le Mousquetaire, sous le titre du Cadet de famille.
Ce sont les aventures de jeunesse du fameux pirate Trelawnay, ami de lord Byron.
Il y avait autrefois un libraire modèle qu'on appelait Dumont. Il fut alors ce qu'est aujourd'hui Cadot, l'étoile du cabinet littéraire dans le ciel de la librairie. Ils sont d'ailleurs les deux bouts d'une ligne d'horizon qui aboutit à moi. Dumont fut mon premier, Cadot sera probablement mon dernier libraire. J'allai un jour, je ne sais pourquoi, dans la librairie de Dumont. Il y a bien longtemps de cela, mon cher Éditeur: il y a quelque chose comme trente ans. Je faisais Henri III.
– Lisez donc cela, me dit Dumont en me remettant trois volumes dans la main, c'est amusant en diable.
– Qu'est-ce que c'est que cela, Dumont?
– Un livre que je viens de faire traduire.
Je n'avais pas une énorme confiance dans le goût littéraire de Dumont, qui venait de refuser d'imprimer mon premier volume, les Nouvelles contemporaines. J'ouvris donc son livre, je dois le dire, avec une certaine nonchalance.
J'y fus pris; je lus le livre de la première à la dernière page.
D'autres y furent pris comme moi, sans doute, car lorsque, vingt-six ou vingt-huit ans après, voulant relire ce livre, qui m'avait tant plu pendant ma jeunesse, j'allais écrire mon enfance: ce que c'est que d'être vieux! je ne le pus retrouver.
J'eus alors l'idée de le faire traduire, et de le publier dans le Mousquetaire. Je m'adressai à un de mes amis, garçon fort habile et que j'aime beaucoup, nommé Victor Perceval, et je le chargeai de ce travail.
Ce travail accompli, à ma grande satisfaction, je le publiai dans le Mousquetaire.
Publiez-le à votre tour, mon cher Éditeur; mettez-le dans votre collection, et je vous promets qu'il ne la déparera en aucune façon.
Tout à vous.
A. Dumas.
20 août 1856.
I
Ma naissance est mon premier malheur. Je suis venu au monde dénoncé comme un vagabond, quoique je fusse le cadet d'une famille fière de son antiquité. Dans une telle maison, mon inopportune arrivée fut à peu près accueillie comme celle des jeunes loups, sur la tête desquels le bon roi Edgard avait mis un prix, à l'époque de l'invasion de ces animaux, qui infestèrent de leur désolante présence les années de son règne.
Mon grand-père était général. À sa mort, il ne laissa à l'auteur de mes jours, son fils unique, qu'un nom sans tache et des protections dans la carrière qu'il avait parcourue. La nature avait été plus généreuse à l'égard de mon père, en lui prodiguant toutes les qualités extérieures qui mènent à la fortune plus promptement encore que le travail, le courage et la vertu. Il était jeune, beau, spirituel, et avait des manières gracieuses, simples et distinguées. La jeunesse de mon père ne se signala par aucun fait remarquable; il menait la vie aventureuse et galante des jeunes gens de l'époque. Le vin, les femmes, la cour et le camp formaient le théâtre de ses exploits, mais il jouait parfaitement son rôle.
À l'âge de vingt-quatre ans, il devint amoureux d'une douce et charmante jeune fille. Ses pensées prirent alors une nouvelle direction, et en apportant un peu de régularité dans le désordre de sa vie, elles calmèrent l'effervescence de son goût effréné pour les plaisirs.
Mon père découvrit bientôt que la jeune fille partageait son amour (car il était savant dans l'étude des sentiments du cœur), que le seul obstacle qui s'opposait à leur union était la fortune. Leurs familles, non leurs espérances d'avenir, se trouvaient égales: car la jeune fille était pauvre, et l'ambition de mon père aurait pu, en dirigeant sa conduite, le faire arriver à une brillante fortune. Mais la jeunesse et l'amour ne calculent pas, et l'argent, les contrats, les douaires, sont des mots dont ils n'apprécient nullement la valeur; puis, lorsque ce sentiment se révèle pour la première fois, il est trop sincère, trop vif, trop passionné pour être retenu par l'intérêt personnel. Intérêt sordide, qui, à une certaine époque de la vie, se trouve si bien mélangé à tous les sentiments, qui les fait naître et mourir à l'aide d'un chiffre. Des passions nobles et généreuses, animées par le premier amour, impriment souvent sur le caractère incertain et irrésolu de la jeunesse une stabilité que le temps ne peut pas tout à fait détruire. Plût au ciel que mon père eût uni sa destinée à celle de cette charmante femme, car son mérite et sa constance ont résisté aux épreuves du temps et de ses vicissitudes!
Pendant que mon père essayait de vaincre les difficultés matérielles qui s'opposaient à son mariage, il lui fut soudainement ordonné de partir pour l'Ouest avec son régiment.
Pensant que leur séparation ne serait que momentanée, les deux jeunes gens se dirent adieu, comme tous ceux qui se trouvent dans la même situation, avec des larmes et des serments de fidélité éternelle; et quoique mon père fût un soldat joyeux et galant, il s'éloigna avec l'accablement du regret, et fit honneur à ses promesses pendant trois mois entiers.
Pour célébrer sa nouvelle dignité, le shérif du comté où mon père était en garnison donna un bal à ses administrés.
Mon père y fut invité, ainsi que les premiers officiers de son grade, car il était capitaine.
Les honneurs de la soirée étaient faits par la fille du riche gentleman. Celle-ci était le bonheur, l'idole et l'unique héritière de son père. À l'ouverture du bal, le shérif engagea sa fille à choisir pour cavalier l'homme le plus haut placé dans le monde par ses distinctions sociales: la jeune personne répondit qu'elle n'accorderait cette faveur qu'au plus charmant, et tendit la main à mon père. Cette flatteuse préférence enivra l'orgueilleux capitaine, car elle attira sur lui l'attention générale, et le brillant officier fut dès ce moment le sujet de toutes les causeries. Dès lors une modification complète s'opéra dans les idées de mon père, et lui fit concevoir des désirs que, sans cet événement, il n'eût jamais soupçonnés.
La fille du shérif avait vingt-huit ans, les traits prononcés, la tournure sans grâce. Ses gestes, ses allures et le son de sa voix avaient quelque chose de masculin et de peu agréable; mais elle était riche, et en parant ses imperfections des splendeurs de la fortune, elle les rendait intéressantes.
Naturellement, ou par l'exemple du monde, mon père était très-égoïste. Son ambition, prenant un nouveau point de départ, lui fit abandonner le chemin de l'amour et considérer la richesse et la beauté comme des dons semblables. Les constantes attentions de l'héritière, en élevant mon père au-dessus de ses rivaux, lui donnèrent encore le désir de les vaincre complétement par l'éclat d'une triomphante victoire, et ceux dont il avait autrefois envié le sort devinrent alors jaloux de lui.
Ce dernier succès fut le voile sous lequel disparurent les vivants souvenirs de sa première affection; car son premier amour passa bientôt dans son esprit à l'état de folie de jeunesse. L'or devint son unique idole, car il avait cruellement ressenti les humiliantes souffrances de la pauvreté. Il prit donc la résolution de sacrifier son cœur au dieu de la fortune, et n'attendit plus qu'un instant favorable pour dévoiler son apostasie envers l'amour. Il appelait sa conduite prudence, sagesse, nécessité, essayant ainsi d'en dissimuler le cruel et froid égoïsme. Ses lettres à l'aimante jeune fille si lâchement trahie devinrent moins longues, moins expansives, moins tendres; l'intervalle entre chaque jour de cette correspondance fut d'une interminable longueur; puis enfin elle cessa tout à fait, et la pauvre enfant fut entièrement convaincue de son abandon. Elle pleura ses illusions, son bonheur et sa jeunesse à jamais flétrie par d'inconsolables regrets; car la malheureuse fille resta fidèle aux serments violés par le trompeur oublieux.
Mon père consacra donc tous ses loisirs à sa nouvelle conquête, et finit par lui donner son nom. Mais pourquoi nous arrêter ainsi sur un événement si commun dans le monde? N'arrive-t-il pas journellement que nous jetons loin de nous la vertu et la beauté, pour prendre la laideur et la richesse, quoique ce soit le diable qui nous les donne?
Une fois initié aux affaires embrouillées du shérif, mon père découvrit que la fortune de sa femme était des plus médiocres. Désespéré de s'être si aveuglément laissé éblouir par les luxueuses apparences d'une fausse splendeur, il rentra au régiment avec la conscience peu satisfaisante d'avoir mérité sa punition. Non-seulement par l'excès des exigences de la dame, mais encore pour continuer la parade de son élévation, il dépensa en bals et en festins une bonne partie de la dot, et six mois après mon père quittait l'armée sous le faux prétexte d'une maladie de poitrine, mais véritablement pour se retirer à la campagne et y végéter, en attendant mieux, dans les privations d'une tardive et sévère économie.
Le savant Malthus n'avait pas encore éclairé le monde, et chaque année mon père enregistrait à contre cœur dans la Bible de la famille la naissance d'un fardeau vivant. Des dépenses inévitables le fatiguèrent tellement, qu'il s'attrista et perdit le courage de tâcher d'y pourvoir. Sur ces malheureuses entrefaites, un legs lui fut laissé, et, en relevant son affaiblissement moral, cette bonne fortune augmenta, s'il était possible, son système d'économie et ses désirs d'amasser de l'argent.
Cette avare occupation devint alors l'unique emploi de son temps; il y concentra toutes ses facultés, et fut enfin ce que l'on appelle un homme prudent. Si un pauvre parent se hasardait à venir demander à mon père l'appui d'un secours, il lui était refusé au milieu de phrases sonores qui élevaient au-dessus de toute considération les devoirs qu'il avait à remplir envers sa femme, et les nécessités sans cesse renaissantes d'un essaim d'enfants dont le chiffre n'était pas encore arrêté.
Plus la fortune de mon père prenait d'accroissement, et plus il s'entourait des apparences de la misère, plus il criait contre le prix déraisonnable de toutes les denrées. Son avarice, en ne se relâchant jamais que pour lui-même, mettait dans sa tête des idées absurdes. D'abord il se persuadait et essayait de persuader aux autres qu'il était au-dessus de ses moyens de nous envoyer en pension, parce que l'éducation coûtait bien au delà de sa valeur; il partait de là pour prouver encore que ses études à Westminster ne lui avaient été ni utiles ni agréables, et n'avaient apporté aucun changement à la direction de sa vie, puisqu'il n'avait point relu les livres grecs et latins qu'il avait été forcé d'y apprendre.
Cependant, disait-il, je ne suis ni plus sot ni plus ignorant qu'un autre: tout ce que l'on doit savoir, c'est la valeur de l'argent, les avantages qu'il procure et la nécessité d'en amasser beaucoup; la science vient quand on en a besoin. Car il croyait peut-être à la doctrine du talent inné, en trouvant qu'il n'était nécessaire de s'instruire qu'au moment de faire le choix d'une profession. Comme il me destinait, ainsi que mon frère, à celle des armes, nos études devaient se borner à la plus légère superficie de toutes les sciences. Mon père détestait les superflus onéreux; d'ailleurs il avait observé dans son régiment que ceux qui étaient instruits étaient les plus niais et les plus pédants, et que la profondeur de leur érudition ne les avançait pas d'une ligne dans la carrière militaire.
II
Mon frère James, garçon à peu près de mon âge (nous étions entre neuf et dix ans), avait un caractère doux, inoffensif, généreux. Il ne se plaignait jamais de la tristesse de notre vie, mais il en souffrait passivement. Quant à moi, j'étais sans cesse grondé par mon père, car, en suivant les caprices de mon imagination, je me révoltais violemment contre le frein qu'il voulait y mettre, et les entraves de sa volonté, le transport de ses furieuses colères ne servaient qu'à augmenter mon vif penchant pour l'indiscipline. Entre les mille rigueurs qui bornaient l'étroit horizon de notre liberté, il en était une que je n'ai jamais pu admettre: celle de nous promener dans le jardin sans jamais en franchir les allées.
Mon frère se soumettait tranquillement à cette règle, tandis que j'allais chercher une compensation à ce plaisir restreint en maraudant dans les propriétés voisines, d'où je revenais les mains et les poches remplies de racines, de fruits et de fleurs. En outre de la monotone promenade du jardin, nous avions celle plus monotone encore d'une route peu fréquentée qui longeait la maison, et pendant que le pacifique James arpentait lentement l'espace fixé, je grimpais sur les collines, et là, riche de mes frauduleuses récoltes, je passais une grande partie du jour mangeant, dormant, rêvant, sans être préoccupé une seule minute de l'accueil qui attendait mon retour.
À la nuit tombante, j'abandonnais ma solitude aérienne pour les eaux bleues du lac dans lequel j'appris à nager. Les coups qui célébraient mes rentrées nocturnes ne changeaient rien à mes projets pour le lendemain, car je les réalisais avec autant d'insouciance pour leurs mauvais résultats que j'avais, avec la même perspective, réalisé ceux de la veille. Je détestais les réprimandes, les sermons, les maîtres, les curés, enfin tous ceux qui se prétendent sages et qui ne sont qu'ennuyeux.
Loin d'intimider mes passions et de les contraindre, la cruelle sévérité de mon père ne faisait qu'en décupler les forces, et je recherchais toujours et plus avidement que les autres les actions dangereuses à tenter ou qu'il m'était défendu de faire; car c'était précisément celles qui s'emparaient avec le plus de force de mon esprit, et j'étais incapable de résister à cet entraînement qui me poussait à la désobéissance avec une joie d'esclave emporté par le courant d'une révolte.
Si, à la place de ses brutales remontrances, mon père m'eût témoigné un peu d'affection ou même un semblant d'amitié, je serais resté doux et gentil, comme je l'étais aux premiers jours de mon enfance. Mais les privations, les coups, les pénitences aigrirent mon caractère; et ce sont les seules preuves d'amour paternel dont je puisse me souvenir.
Mon père possédait depuis fort longtemps un affreux corbeau, pour lequel il avait, malgré sa sécheresse de cœur, une profonde amitié. Ce corbeau, qui était vieux, laid, sale, boiteux, passait sa vie à rôder solitairement dans le jardin, et détestait les enfants, car lorsque nous apparaissions à la porte il accourait vers nous en jetant des cris de fureur et nous chassait de son domaine. Bien certainement je ne lui eusse jamais disputé la possession de ce territoire, s'il n'eût mis tant de méchanceté à en constater les droits. Mais le sauvage égoïsme de cette odieuse bête, soutenu par mon père, nous la faisait considérer comme le second tyran du logis.
Il était hideux à voir; sa démarche chancelante sur des pattes roidies par les années et aussi dures que l'écorce d'un liége, son regard lourd et faussement engourdi donnaient à son approche quelque chose d'effrayant. Mon frère en avait peur: quant à moi, il ne m'inspirait qu'un invincible dégoût. L'affreuse bête passait la moitié du jour couchée au soleil, sur la crête d'un mur contre lequel était appuyé un des pruniers du jardin et le plus productif. La privation de ces prunes délicieuses, dont le corbeau défendait énergiquement la possession, augmenta notre haine et nous fit enfin, épuisés de patience, concevoir le projet de nous en rendre maîtres.
Avant d'en arriver à de trop vives représailles, nous essayâmes de le déloger amicalement, d'abord par des offres de fruits, de viandes qu'il aimait, puis enfin par de douces paroles.
Mais tout échoua devant l'impassible regard d'un œil flasque et vitreux. L'entêtement raisonné de la méchante bête, qui semblait deviner nos désirs, l'impossibilité de satisfaire ces désirs et la rage de nous voir vaincus nous rendirent tout à fait furieux. Nous eûmes alors recours aux procédés qu'on employait si souvent envers nous, procédés sans réplique, qui étaient de rosser d'importance la maligne bête. Mais nous étions trop faibles pour agir avec efficacité sur sa vieille carcasse, car les pierres et les coups de bâton l'atteignirent à peine; il fallait y renoncer et attendre une meilleure occasion. Le soir de la bataille, je demandai justice au jardinier en lui exposant nos griefs contre le corbeau; mais, dans la crainte de déplaire à son maître, le jardinier nous donna tort et se moqua de notre gourmandise.
Le lendemain de cette orageuse journée, en jouant sur la route avec la petite fille d'un de nos voisins, je fus entraîné à lui offrir des fruits, car, ayant soif, elle voulait nous quitter, et son départ eût suspendu nos plaisirs. Sans être vus, même de mon père, nous entrâmes tous les deux dans le jardin avec l'intention de remplir clandestinement nos poches de poires. Mais au moment où, joyeux de notre mystérieuse escapade, nous commencions notre récolte, le corbeau fondit sur nous et saisit la petite fille par la manche de sa robe. Éperdue d'épouvante et trop effrayée pour se débattre, la pauvre enfant jeta un cri d'angoisse, auquel je répondis en me précipitant sur le corbeau.
À mon approche, le monstre tourna sa fureur contre moi, et son bec de fer mordit violemment ma main, à laquelle il se cramponna. Mais, insensible à la douleur, car la colère de voir couler les larmes de ma compagne, que j'aimais tendrement, m'avait rendu furieux, je saisis le corbeau par le cou, et le forçant de lâcher prise, je le frappai violemment contre l'arbre. Mais cette dure secousse ne semblait lui faire aucun mal. Son corps rebondissait comme une balle élastique, et son regard restait terne et froidement féroce. Nous combattîmes ainsi pendant quelques minutes, et ses efforts pour échapper à l'énergique pression de mes mains, trop faibles pour le contenir, me causèrent de vives douleurs. J'étais évidemment moins fort que lui, et j'allais succomber.
– Si j'appelais le jardinier? me demanda l'enfant, dont l'effroi avait suspendu les larmes.
– Non, car il dirait à mon père que nous avons pris des poires. Je vais prendre ce lâche oiseau; donne-moi ta ceinture.
La petite fille me tendit le ruban bleu qui retenait les plis de sa robe, et je réussis, malgré mes blessures, à l'attacher au cou de notre ennemi. Après avoir grimpé sur l'arbre, j'attachai le ruban à une branche, et nous eûmes le plaisir de voir le corbeau à la portée de nos coups et dans l'impossibilité de se défendre.
Nous commencions à peine à prendre notre revanche, lorsque mon frère arriva vers nous. La vue de mes blessures, dont il ne comprit la cause qu'en apercevant lié comme un criminel celui qui les avait faites, changea vite sa tristesse en joie, et il nous aida à assaillir le corbeau d'une volée de pierres.
Quand nous fûmes fatigués de ce divertissement, et que, d'après l'immobilité de l'oiseau, nous le jugeâmes mort, je remontai sur l'arbre, et je repris le ruban de notre petite amie. Le corbeau détaché tomba au pied du poirier. Pour compléter notre triomphante victoire, mon frère prit une branche de sureau et le frappa encore violemment sur la tête, quand tout à coup, – à notre grande surprise et surtout à notre grande consternation, – l'infernal oiseau s'élança dans l'air en jetant un cri aigu. Mais sa méchanceté fut sa perte; car après avoir tournoyé un instant au-dessus de nous, il dirigea son vol oblique contre mes regards, levés vers lui, et auxquels il préparait un aveuglant coup de bec. Je le saisis par ses ailes en criant à mon frère de ne pas fuir, car la terreur l'avait jeté à vingt pas de moi, et nous emprisonnâmes de nouveau notre invincible ennemi. Mais il était enfin comme anéanti. Son regard terrifiant se voilait des ombres de la mort, le sang coulait de son bec entr'ouvert et ses ailes battaient la terre. J'avais le pied sur sa queue à moitié arrachée, et cependant l'expirante bête employait encore son dernier souffle à la conservation de sa vie. J'étais aussi ensanglanté que le corbeau, qui mourut enfin sous nos piétinements.
Nous lui attachâmes une pierre au cou, afin de cacher son corps et notre impardonnable crime dans la profondeur de l'étang. Ce duel est le premier et le plus redoutable que j'aie jamais eu. Je le raconte, quoiqu'il soit puéril, non-seulement parce qu'il s'est fortement imprimé dans ma mémoire, mais ensuite parce que la revue de ma vie m'a prouvé qu'il fut l'anneau auquel se sont liées toutes mes actions. Cet événement est une preuve que, jusqu'à une certaine limite, je puis supporter les ennuis et les vexations, mais qu'une fois révolté contre ma chaîne, je la brise sans souci, sans crainte, sans arrière-pensée, sans réflexion surtout. Je vois le but, je le saisis sans regarder ni en avant ni en arrière.
Cette brusque révélation d'une nature fort patiente, mais inexorable dans la démonstration de sa force trop longtemps contenue, est un grand défaut, et ce défaut m'a donné de vifs, de profonds remords; car j'ai tué sans justice, par violence, dans des circonstances où les corrections eussent été suffisantes. En commettant une action que mon emportement me faisait trouver naturelle et justiciable, ceux qui en souffraient ou qui vivaient avec moi la considéraient comme une horrible vengeance.