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Czytaj książkę: «Vie de Henri Brulard, tome 2»

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CHAPITRE XXX 1

Je vois aujourd'hui qu'une qualité commune à tous mes amis était le naturel ou l'absence de l'hypocrisie. Mme Vignon et ma tante Séraphie m'avaient donné, pour cette première des conditions de succès dans la société actuelle, une horreur qui m'a bien nui et qui va jusqu'au dégoût physique. La société prolongée avec un hypocrite me donne un commencement de mal de cœur (comme, il y a un mois, l'italien du chevalier Naytall oblige la comtesse Sandre à desserrer sou corset).

Ce n'était pas par le naturel que brillait le pauvre Grand-Dufay, garçon d'infiniment d'esprit; aussi ne fut-il jamais que mon ami littéraire, c'est-à-dire rempli de jalousie chez lui, et chez moi de défiance, et tous deux nous estimant beaucoup.

Il remporta le premier prix de grammaire générale la même année, ce me semble, que je remportais le premier prix de belles-lettres. Mais quelle lut cette année? Fut-ce 1796 ou 17952? J'aurais grand besoin des archives de la Préfecture; nos noms étaient imprimés en pancarte in-folio et affichés. La sage loi de M. de Tracy environnait les examens de beaucoup de pompe. Ne s'agissait-il pas de l'espoir de la patrie? C'était un enseignement pour le membre de l'administration départementale, produit moral du despotisme de Mme Du Barry, autant que pour l'élève.

Qu'y avait-il à faire, en 1706, de tous les hommes qui avaient plus de vingt ans? Sauver la Patrie du mal qu'ils étaient disposés à lui faire, et attendre tant bien que mal leur death3.

Cela est aussi vrai que triste à dire. Quel allègement pour le vaisseau de l'Etat, en 1836, si tout ce qui a plus de cinquante ans passait tout d'un coup ad patres! Excepté, bien entendu, le Roi, ma Femme et Moi.

Dans une des nombreuses illuminations qui avaient lieu tous les mois, de 1789 à 1791, un bourgeois mit ce transparent:

VIVE
LE ROI
MA FEMME ET MOI4

Grand-Dufay, l'aîné de quatre ou cinq frères, était un petit, être maigre et peu fourni de chairs, avec une grosse tête, une figure fortement marquée; de petite vérole et cependant fort rouge5, des yeux brillants, mais faux et ayant un peu la vivacité inquiétante du sanglier. Il était cauteleux et jamais imprudent dans ses propos, toujours occupé à louer mais avec les termes le plus mesurés possible. On aurait dit un membre de l'Institut. Du reste, de l'esprit le plus vif et saisissant admirablement les choses, mais dès cet âge si tendre dévoré d'ambition. Il était le fils aîné et l'enfant gâté (terme du pays) d'une mère du même caractère, et ce n était pas sans raison: la famille était pauvre.

Quel admirable P… (c'est-à-dire avocat général vendu au pouvoir et sachant colorer les injustices les plus infâmes) Dufay n'eût-il pas fait6?

Mais il ne vécut pas et, à sa mort, à Paris, vers 1803, j'aurai à m'accuser d'un des plus mauvais sentiments de ma vie, d'un de ceux qui m'ont fait le plus hésiter à continuer ces Mémoires. Je l'avais oublié depuis 1803 ou 1804, époque de cette mort. Il est singulier de combien de choses je me souviens depuis que j'écris ces Confessions. Elles m'arrivent tout-à-coup, et il me semble que je les juge avec impartialité. A chaque instant je vois le mieux que je n'ai pas fait.

Mais qui diable aura la patience de les lire, ces choses?

Mes amis, quand je sors dans la rue avec un habit neuf et bien fait, donneraient un écu pour qu'on me jetât un verre d'eau sale. La phrase est mal faite, mais la chose est vraie (j'excepte, bien entendu, l'excellent comte de Barral; c'est le caractère de La Fontaine).

Où se trouvera le lecteur qui, après quatre ou cinq volumes de je et de moi, ne désirera pas qu'on me jette, non plus un verre d'eau sale, mais une bouteille d'encre? Cependant, ô mon lecteur, tout le mal n'est que dans ces sept7 lettres: B, R, U, L, A, R, D, qui forment mon nom, et qui intéressent mon amour-propre. Supposez que j'eusse écrit BERNARD, ce livre ne serait plus, comme le Vicaire de Wakefield (mon émule en innocence), qu'un roman écrit à la première personne.

Il faudra tout au moins que la personne à laquelle j'ai légué cette œuvre posthume en fasse abréger tous les détails par quelque rédacteur à la douzaine, le M. Amédée Pichot ou le M. Courchamp de ce temps-là. On a dit que l'on ne va jamais si loin en opéra d'inchiostro8 que quand on ne sait où l'on va: s'il en était toujours ainsi, les présents Mémoires, qui peignent un cœur d'homme, comme disent MM. Victor Hugo, d'Arlincourt, Soulié, Raymond, etc., etc., devraient être une bien belle chose. Les je et les moi me bourrelaient hier soir (14 janvier 1836) pendant que j'écoutais le Moïse de Rossini. La bonne musique me fait songer avec plus d'intensité et de clarté à ce qui m'occupe. Mais il faut pour cela que le temps du jugement soit passé; il y a si longtemps que j'ai jugé le Moïse (en 1823) que j'ai oublié le prononcé du jugement, et je n'y pense plus; je ne suis plus que l'Esclave de l'Anneau, comme disent les Nuits arabes9.

Les souvenirs se multiplient sous ma plume. Voilà que je m'aperçois que j'ai oublié un de mes amis les plus intimes, Louis Crozet, maintenant ingénieur en chef, et très digne ingénieur en chef, à Grenoble, mais enseveli comme le Baron enterré vis-à-vis de sa femme10 et par elle noyé dans l'égoïsme étroit d'une petite et jalouse bourgeoisie d'un bourg de la montagne de notre pays (La Mure, Corps ou le Bourg d'Oisans).

Louis Crozet était fait pour être à Paris un des hommes les plus brillants; il eût battu dans un salon Koreff, Pariset, Lagarde, et moi après eux, s'il est permis de se nommer. Il eût été, la plume à la main, un esprit dans le genre de Duclos, l'auteur de l'Essai sur les Mœurs (mais ce livre sera peut-être mort en 1880), l'homme qui, au dire de d'Alembert, avait le plus d'esprit dans un temps donné.

C'est, je crois, au latin (comme nous disions), chez M. Durand, que je me liai avec Crozet, alors l'enfant le plus laid et le plus disgracieux de l'Ecole centrale; il doit être né vers 178411.

Il avait une figure ronde et blafarde, fort marquée de petite vérole, et de petits yeux bleus fort vifs, mais avec des bords attaqués, éraillés par cette cruelle maladie. Tout cela était complété par un petit air pédant et de mauvaise humeur: marchant mal et comme avec des jambes torses, toute sa vie l'antipode de l'élégance et par malheur cherchant l'élégance, et avec cela

Un esprit tout divin. (La Fontaine.)

Sensible rarement, mais, quand il l'était, aimant la Patrie avec passion et, je pense, capable d'héroïsme s'il l'eût fallu. Il eût été un héros dans une assemblée délibérant sur Hampden, et pour moi c'est tout dire. (Voir la Vie de Hampden, par lord King ou Dacre, son arrière-petit-fils12.)

Enfin, c'est, sans comparaison, celui des Dauphinois auquel j'ai connu le plus d'esprit et de sagacité, et il avait cette audace mêlée de timidité nécessaire pour briller dans un salon de Paris; comme le général Foy, il s'animait en parlant.

Il me fut bien utile par cette dernière qualité (la sagacité) qui naturellement me manquait tout-à-fait et que, ce me semble, il est parvenu à m'inoculer en partie. Je dis en partie, car il faut toujours que je m'y force. Et si je découvre quelque chose, je suis sujet à m'exagérer ma découverte et à ne plus voir qu'elle.

J'excuse ce défaut de mon esprit en l'appelant: effet nécessaire et sine qua non d'une sensibilité extrême.

Quand une idée se saisit trop de moi au milieu de la rue, je tombe. Exemple: rue de la Rochelle, près la rue des Filles-Saint-Thomas, unique chûte pendant cinq ou six ans, causée, vers 1820, par ce problème: M. Debelleyme doit-il ou ne doit-il pas, dans l'intérêt de son ambition, se faire nommer député? C'était le temps où M. Debelleyme, préfet de police (le seul magistrat populaire du temps des Bourbons de la branche aînée), cherchait maladroitement à se faire député13.

Quand les idées m'arrivent an milieu de la rue, je suis toujours sur le point de donner contre un passant, de tomber ou de me faire écraser par les voitures. Vers la rue d'Amboise, un jour, à Paris (un trait entre cent), je regardais le Dr Edwards sans le reconnaître. C'est-à-dire, il y avait deux actions; l'une disait bien: Voilà le Dr Edwards; mais la seconde, occupée de la pensée, n'ajoutait pas: Il faut lui dire bonjour, et lui parler. Le docteur fut très étonné, mais pas fâché; il ne prit pas cela pour la comédie du génie (comme l'eussent fait MM. Prunelle, ancien maire de Lyon, l'homme le plus laid de France, Jules-César Boissat, l'homme le plus fat, Félix Faure, et bien d'autres de mes connaissances et amis).

J'ai eu le bonheur de retrouver souvent Louis Crozet, à Paris, ou 1800; à Paris, de 1803 à 1806; à Plancy, de 1810 à 1814? où je j'allais voir et où je mis mes chevaux en pension pendant je ne sais quelle mission de l'Empereur. Enfin, nous couchâmes dans la même chambre (hôtel de Hambourg, rue de l'Université) le soir de la prise de Paris en 1814. De chagrin il eut une indigestion dans la nuit; moi, qui perdais tout, je considérais davantage la chose comme un spectacle. Et d'ailleurs, j'avais de l'humeur de la stupide correspondance du duc de Bassano avec moi, quand j'étais dans la 7e division militaire avec ce vieillard rimbambito14, M. le comte de Saint-Vallier.

J'avais encore de l'humeur, je l'avoue à la honte de mon esprit, de la conduite de l'Empereur avec la députation du Corps législatif, où se trouvait cet imbécile sensible et éloquent nommé Laisné (de Bordeaux), depuis vicomte et pair de France, mort en 1835, en même temps que cet homme sans cœur, absolument pur de toute sensibilité, nommé Rœderer.

Avec Crozet, pour ne pas perdre notre temps en bavardage admiratif de La Fontaine, Corneille, ou Shakespeare, nous écrivions ce que nous appelions des Caractères (je voudrais bien en voir quelqu'un aujourd'hui).

C'étaient six ou huit pages in-folio rendant compte (sous un nom supposé) du caractère de quelqu'un de notre connaissance à tous deux à un jury composé d'Helvétius, Tracy et Machiavel, ou Helvétius, Montesquieu et Shakespeare. Telles étaient nos admirations d'alors.

Nous lûmes ensemble Adam Smith et J. – B. Say, et nous abandonnâmes cette science comme y trouvant des points obscurs ou même contradictoires. Nous étions de la première force en mathématiques, et après ses trois ans d'Ecole polytechnique Crozet était si fort eu chimie qu'on lui offrit une place analogue à celle de M. Thénard (aujourd'hui pair de France mais, à nos yeux d'alors, homme sans génie: nous n'adorions que Lagrange et Monge: Laplace même n'était presque, pour nous, qu'un esprit de lumière destiné à faire comprendre, mais non à inventer). Crozet et moi nous lûmes Montaigne, je ne sais combien de fois Shakespeare de Letourneur (quoique nous sussions fort bien l'anglais).

Nous avions15 des séances de travail de cinq ou six heures après avoir pris du café à l'hôtel de Hambourg, rue de l'Université, avec vue sur le Musée des Monuments français, charmante création, bien voisine de la perfection, anéantie par ces plats B[ourb]ons.

Il y a orgueil peut-être dans la qualification d'excellent mathématicien à moi attribuée ci-dessus. Je n'ai jamais su le calcul différentiel intégral, mais dons un temps je passais ma vie à songer avec plaisir à l'art de mettre en équation, à ce que j'appellerais, si je l'osais, la métaphysique des mathématiques. J'ai remporté le premier prix (et sans nulle faveur; au contraire, ma hauteur avait indisposé) sur huit jeunes gens qui, un mois après, à la fin de 1799, ont tous été reçus élèves de l'Ecole polytechnique.

J'ai bien eu avec Louis Crozet six à huit cents séances de travail improbus, de cinq à six heures chacune. Ce travail, sérieux et les sourcils froncés, nous l'appelions piocher, d'un mot en usage à l'Ecole polytechnique. Ces séances ont été ma véritable éducation littéraire, c'était avec un extrême plaisir que nous allions ainsi à la découverte de la vérité, au grand scandale de Jean-Louis Basset (maintenant M. le baron de Richebourg, auditeur, ancien sous-préfet, ancien amant d'une Montmorency, riche et fat, sans nul esprit, mais sans méchanceté). Cet être, haut de quatre pieds trois pouces et au désespoir de s'appeler Basset, logeait avec Crozet à l'hôtel de Hambourg. Je ne lui connais pas d'autre mérite que d'avoir reçu un coup de baïonnette dans la poitrine. Les revers de son habit, un jour que du parterre nous prîmes d'assaut la scène du Théâtre Français en l'honneur de Mlle Duchesnois (mais, bon Dieu! j'empiète), actrice excellente dans deux ou trois rôles, morte en 183516.

Nous ne nous passions rien, Crozet et moi, en travaillant ensemble; nous avions toujours peur de nous laisser égarer par la vanité, ne trouvant aucun de nos amis capable de raisonner avec nous sur ces matières.

Ces amis étaient les deux Basset, Louis de Barral (mon ami intime, ami intime aussi de Louis Crozet), Plana (professeur à Turin, membre de toutes les Académies et de tous les ordres de ce pays). Crozet et Plana, tous deux mes amis, étaient, pour les mathématiques, d'un an en arrière sur moi; ils apprenaient l'arithmétique tandis que j'étais à la trigonométrie et aux éléments d'algèbre.

CHAPITRE XXXI 17

Mon grand-père n'aimait point M. Dubois-Fontanelle; il était tout-à-fait homme de vanité cultivée et implacable, homme du grand monde à l'égard d'une infinité de personnes dont il parlait en bons termes, mais qu'il n'aimait point.

Je pense qu'il avait peur d'être méprisé, tout considéré, comme littérateur par ce pauvre M. Dubois, qui avait fait une tragédie, laquelle avait eu 'honneur d'envoyer son libraire aux galères. Il s'agit d'Ericie, ou la Vestale.18 C'était évidemment Ericie. ou la Religieuse, ou la Mélanie de cet intrigant de Laharpe, dont le froid génie avait, je pense, volé ce sujet au pauvre M. Dubois-Fontanelle, toujours si pauvre qu'il avait pris une écriture horriblement fine pour moins user de papier.

Le pauvre M. Dubois alla à Paris assez jeune avec l'amour du beau. Une pauvreté constante le força à chercher l'utile, il ne put jamais s'élever au rang des Jean Sucres de la première ligne, tels que Laharpe, Marmontel, etc. Le besoin le força à accepter la rédaction des articles politiques du Journal des Deux-Ponts, et, bien pis, là il épousa une grosse et grande Allemande, ex-maîtresse du roi de Bavière Maximilien-Joseph, alors prince Max et colonel français.

Sa fille aînée, fille du roi, fut mariée à un M. Renauldon, personnage vaniteux, fait exprès pour être bon maire d'une grande ville de province. En effet, il fut bon maire de Grenoble de 1800 à 1814, je crois19, et de plus outrageusement codifié par mon cousin Pelot, le roi des sots, lequel en fut déshonoré et obligé de sortir du pays avec une place dans les Droits réunis que lui donna le bienfaisant Français (de Nantes), financier puissant sous l'Empereur et qui donna une place à Parny. Je l'ai beaucoup connu comme littérateur sous le nom de M. Jérôme20, vers 1826. Tous ces gens d'esprit, malheureux dans l'ambition, prennent les lettres pour leur pis-aller. Par leur science d'intrigue et leurs amis politiques ils obtiennent des semblants de succès et, dans le fait, accrochent des ridicules. Tel j'ai vu M. Rœderer, M. Français (de Nantes) et même M. le comte Daru21, quand par son poème de l'Astronomie (publié après sa mort) il se fit associé libre de l'Académie des Sciences. Ces trois hommes de beaucoup d'esprit, de finesse et certainement au premier rang des conseiller d'Etat et des préfets, n'avaient, jamais vu cette petite figure de géométrie inventée par moi22, simple auditeur, il y a un mois.

Si, en arrivant à Paris, le pauvre M. Dubois, qui se nomma Fontanelle23, avait trouvé une pension de cent louis à condition d'écrire (comme Beethoven vers 1805, à Vienne), il eût cultivé le Beau, c'est-à-dire imité non la nature, mais Voltaire.

Au lieu de cela, il fut obligé de traduire les Métamorphoses d'Ovide24 et, bien pis, des livres anglais. Cet excellent homme me donna l'idée d'apprendre l'anglais et me prêta le premier volume de Gibbon25, et je vis à cette occasion qu'il prononçait: Té istory of té fall. Il avait appris l'anglais sans maître, à cause de la pauvreté, et à coups de dictionnaire.

Je n'ai appris l'anglais que bien des années après, quand j'inventai d'apprendre par cœur les quatre premières pages du Vicaire de Wakefield (Ouaikefilde). Ce fut, ce me semble, vers 1805. Quelqu'un a eu la même idée à Rome26, je crois, et je ne l'ai su qu'en 1815, quand j'accrochai quelques Edinburg Reviews en Allemagne.

M. Dubois-Fontanelle était presque perclus de goutte, ses doigts n'avaient plus de forme, il était poli, obligeant, serviable, du reste son caractère avait été brisé par l'infortune constante.

Le Journal des Deux-Ponts ayant été conquis par les armées de la Révolution, M. Dubois ne devint point aristocrate pour cela, mais, chose singulière, resta toujours citoyen français. Ceci paraîtra simple vers 1880, mais n'était rien moins qu'un miracle en 1796.

Voyez mon père qui, à la Révolution, gagnait de prendre rang par ses talents, qui fut premier adjoint faisant fonctions de maire de Grenoble, chevalier de la Légion d'honneur, et qui abhorrait cette Révolution qui l'avait tiré de la crotte.

Le pauvre et estimable M. Fontanelle, abandonné par son journal, arriva à Grenoble avec sa grosse femme allemande qui, malgré son premier métier, avait des manières basses et peu d'argent. Il fut trop heureux d'être professeur, logé, et alla même occuper un appartement à l'angle sud-ouest de la cour du Collège, avant qu'il ne fût terminé27.

En B était sa belle édition de Voltaire in-8°, de Kehl, le seul de ses livres que cet excellent homme ne prêtât pas. Ses livres avaient des notes de son écriture, heureusement presque impossible à lire sans loupe. Il m'avait prêté Emile et fut fort inquiet parce que, à cette folle déclamation de J. – J. Rousseau: «La mort de Socrate est d'un homme, celle de Jésus-Christ est d'un Dieu», il avait joint un papillon(bout de papier collé) fort raisonnable et fort peu éloquent, et qui finissait par la maxime contraire.

Ce papillon lui eût beaucoup nui, même aux yeux de mon grand-père. Qu'eût-ce été si mon père l'eût vu? Vers ce temps, mon père n'acheta pas le Dictionnaire de Bayle, à la vente de notre cousin Drier (homme de plaisir), pour ne pas compromettre ma religion, et il me le dit.

M. Fontanelle était trop brisé par le malheur et par le caractère de sa diablesse de femme pour être enthousiaste, il n'avait pas la moindre étincelle du feu de M. l'abbé Ducros; aussi n'eut-il guère d'influence sur mon caractère.

Il me semble que je suivis le cours avec ce petit jésuite28 de Paul-Emile Teisseire. le gros Marquis (bon et fat jeune homme riche de Rives ou de Moirans), Benoît, bon enfant qui se croyait sincèrement un Platon parce que le médecin Clapier lui avait enseigné l'amour (de l'évêque de Clogher).

Cela ne nous faisait pas horreur parce que nos parents en auraient eu horreur, mais cela nous étonnait. Je vois aujourd'hui que ce que nous ambitionnions était la victoire sur cet animal terrible: une femme aimable, juge du mérite des hommes, et non pas le plaisir. Nous trouvions le plaisir partout. Le sombre Benoît ne fit aucun prosélyte.

Bientôt le gros Marquis, un peu mon parent, ce me semble, ne comprit plus rien au cours et nous laissa. Il me semble que nous avions aussi un Penet, un ou deux Gauthier, minus habens sans conséquence29.

Il y eut à ce cours, comme à tous les autres, un examen au milieu de l'année. J'y eus un avantage marqué sur ce petit jésuite30 de Paul-Emile, qui apprenait tout par cœur et qui, pour cette raison, me faisait grand peur; car je n'ai aucune mémoire.

Voilà un des grands défauts de ma tête: je rumine sans cesse sur ce qui m'intéresse; à force de le regarder dans des positions d'âme différentes, je finis par y voir du nouveau, et je le fais changer d'aspect.

Je tire les tuyaux de lunette dans tous les sens, ou je les fais rentrer, suivant l'image employée par M. de Tracy (voir la Logique).

Ce petit jésuite de Paul-Emile, avec son ton doucereux et faux, me faisait grande peur pour cet examen. Heureusement, un M. Tortelebeau31, de Vienne, membre de l'Administration départementale, me poussa des questions. Je fus obligé d'inventer des réponses et je l'emportai sur Paul-Emile, qui seulement savait par cœur le sommaire des leçons du cours.

Dans ma composition écrite, il y eut même une espèce d'idée à propos de J. – J. Rousseau et des louanges qu'il méritait32.

Tout ce que j'apprenais aux l[eçons] de M. Dubois-Fontanelle était, à mes yeux, comme une science extérieure ou fausse.

Je me croyais du Génie, – où diable avais-je pris cette idée? – du génie pour le métier de Molière et de Rousseau.

Je méprisais sincèrement et souverainement le talent de Voltaire: je le trouvais puéril. J'estimais sincèrement Pierre Corneille, l'Arioste, Shakespeare, Cervantes et, en paroles, Molière. Ma peine était de les mettre d'accord.

Mon idée sur le beau littéraire, au fond, est la même qu'en 1796. mais chaque six mois elle se perfectionne, ou, si l'on veut, elle change un peu.

C'est le travail unique de toute ma vie.

Tout le reste n'a été que gagne-pain, gagne-pain joint à un peu de vanité de le gagner aussi bien qu'un autre; j'en excepte l'Intendance à Brunswick après le départ de Martial. Il y avait l'attrait de la nouveauté et le blâme exprimé par M. Daru à l'intendant de Magdebourg, M. Chaalons, ce me semble.

Mon beau idéal littéraire a plutôt l'apport à jouir des œuvres des autres et à les estimer, à ruminer sur leur mérite, qu'à écrire moi-même.

Vers 1794, j'attendais niaisement le moment du génie, à peu près comme la voix de Dieu parlant du buisson ardent à Moïse. Cette nigauderie m'a fait perdre bien du temps, mais peut-être m'a empêché de me contenter du demi-plat, comme font tant d'écrivains de mérite (par exemple, M. Loïs Weymar).

Quand je me mets à écrire, je ne songe plus à mon beau idéal littéraire, je suis assiégé par des idées que j'ai besoin de noter. Je suppose que M. Villemain est assiégé par des formes de phrases; et ce qu'on appelle un poète, un Delille, un Racine, par des formes de vers.

Corneille était agité par des formes de réplique:

Hé bien! prends-en ta part et me laisse la mienne …

d'Emile à Cinna.

Comme donc mon idée de perfection a changé tous les six mois, il m'est impossible de noter ce qu'elle était vers 1795 ou 1796, quand j'écrivais un drame dont j'ai oublié le nom. Le personnage principal s'appelait Picklar peut-être et était peut-être pris à Florian.

La seule chose que je voie clairement, c'est que, depuis quarante-six33 ans, mon idéal est de vivre à Paris, dans un quatrième étage, écrivant un drame ou un livre.

Les bassesses infinies et l'esprit de conduite nécessaire pour faire jouer un drame m'ont empêché d'en faire, bien malgré moi; il n'y a pas huit jours que j'en avais des remords abominables. J'en ai esquissé plus de vingt, toujours trop de détails, et trop profonds, trop peu intelligibles pour le public bête comme M. Ternaux, dont la révolution de 1789 a peuplé le parterre et les loges.

Quand, par son immortel pamphlet Qu'est-ce que le Tiers? Nous sommes à genoux, levons-nous, M. l'abbé Sieyès porta le premier coup à l'aristocratie politique, il fonda sans le savoir l'aristocratie littéraire. (Cette idée m'est venue en novembre 1835), faisant une préface à de Brosses34 qui a choqué Colomb.)

1.Le chapitre XXX est le chapitre XXV du manuscrit (fol. 432 à 450). – Ecrit à Rome, les 13, 14 et 15 janvier 1836.
2.Fut-ce 1796 ou 1795? – Le jeune Beyle obtint à la distribution des prix du 30 fructidor an V (16 septembre 1797), une mention honorable pour le dessin (classe des grandes têtes) et une mention honorable pour les mathématiques (arithmétique et géométrie, non compris la trigonométrie). Il remporta le premier prix de belles-lettres à la distribution des prix du 30 fructidor an VI (16 septembre 1798), et reçut à cette occasion Les Œuvres d'Homère, traduites par Bitaubé. Le même jour, il obtenait un accessit de dessin (ronde bosse). – Le prix de grammaire générale fut attribué cette année-là non à Grand-Dufay, mais à Perrier. C'est à la distribution des prix du 17 brumaire an VII (7 novembre 1798) que Grand-Dufay obtint le prix de grammaire générale.
  A la même distribution des prix du 17 brumaire an VII, Henri Beyle obtint le premier prix de mathématiques (1re division), en même temps que Marcellin Charvet, Jean-Jacques Bret, Casimir Mathieu, Félix Faure, Jacques Miège, Frédéric Giély, Louis Crozet et Charles Cheminade. Le palmarès ajoute (p. 17): «La précision que le citoyen Beyle a mise dans ses réponses et la facilité avec laquelle il a opéré ses calculs lui ont mérité l'ouvrage ci-après, sans tirer au sort: L'introduction à l'analyse infinitésimale (édition latine), donné par un citoyen.» (Arch. départ, de l'Isère, L 378 et 380, et Arch. mun. de Grenoble, LL 219 et 223).
3.leur death. – Leur mort.
4.un bourgeois mit ce transparent.– Je me le rappelle très bien; mais dans quelle rue? (Note au crayon de R. Colomb.)
5.une grosse tête, une figure fortement marquée de petite vérole et cependant fort rouge …– Variante: «Une grosse tête, un teint animé, des traits marqués de petite vérole.»
6.et sachant colorer les injustices les plus infâmes) Dufay n'eût-il pas fait?– Variante: «Et sachant donner couleur aux plus grandes iniquités, coquineries, Dufay aurait fait.»
7.tout le mal n'est que dans ces sept lettres …– Ms.: «Cinq.» – Equivoque avec le nom de l'auteur, qui effectivement est composé de cinq lettres.
8.opéra d'inchiostro …– Ouvrage littéraire. Mot-à-mot: travail d'encre.
9.les Nuits arabes.– La célèbre traduction des Mille et une Nuits, par Galland, parut entre 1704 et 1717.
10.le Baron enterré vis-à-vis de sa femme …– Vers de l'Homme du Jour:
Ci-gît, sans avoir rendu l'âme,Le Baron enterré vis-à-vis de sa femme.  (Note de Stendhal.)
11.Crozet … né vers 1784. – Louis Crozet est effectivement né à Grenoble en 1784.
12.la Vie de Hampden, par lord King ou Dacre …– La vie de Hampden a été l'objet d'un ouvrage de lord Nugent, sous ce titre: Some Memorials of John Hampden, his party and his time.
13.cherchait maladroitement à se faire député.– On lit en tête du fol. 442: «J'écris, sans y voir, le 14 janvier, à cinq heures douze minutes.»
14.ce vieillard rimbambito … – Terme italien signifiant: tombé en enfance.
15.Nous avions des séances de travail …– Variante: «Faisions.»
16.Mlle Duchesnois …– Mademoiselle Duchesnois, née en 1777, est morte, en effet, en 1835.
17.Le chapitre XXXI est le chapitre XXVI du manuscrit (fol. 451 à 468). – Ecrit à Rome, les 16 et 19 janvier 1836. On lit en haut du fol. 451: «16 janv. 1836. Le 15, excès de lecture, battements de cœur, ou plutôt cœur resserré.»
18.Ericie, ou la Vestale. – Ericie, ou la Vestale, présentée au Théâtre Français en 1767, fut considérée par la Censure comme attaquant les couvents. On en référa à l'archevêque de Paris, qui soumit le cas à la Sorbonne. De là, grand bruit sur le nom de Dubois-Fontanelle; tout le monde veut lire son drame, soit dans des copies manuscrites, soit dans des éditions clandestines. Trois colporteurs accusés, à Lyon, d'avoir vendu des exemplaires d'Ericie, furent condamnés aux galères (1768). – La Mélanie de Laharpe est de 1770.
19.Renauldon, … maire de Grenoble de 1800 à 1814 … – Renauldon fut maire de Grenoble du 28 fructidor an VIII (15 septembre 1800) jusqu'au 21 avril 1815.
20.M. Jérôme …– Sous ce nom, Français de Nantes a publié deux ouvrages: Le manuscrit de feu M. Jérôme (1825) et Recueil de fadaises, par M. Jérôme (1826).
21.M. le comte Daru …– Daru publia, en outre, divers ouvrages historiques et littéraires qui lui ouvrirent les portes de l'Académie française. Il fit paraître notamment une traduction en vers des Epîtres d'Horace (1798) et une Histoire de la République de Venise (1819).
22.cette petite figure de géométrie inventée par moi …– Suit la figure géométrique annoncée. C'est un carrefour de six routes au milieu duquel se trouve l'homme, en «A, moment de la naissance». A droite, en «R, route de l'argent: Rotschild» et en «P, route des bons préfets et conseillers d'Etat: MM. Daru, Rœderer, Français, Beugnot»; au milieu, une seule route est dénommée, la «route de la considération publique»; à gauche s'ouvrent en «L, route de l'art de se faire lire: Le Tasse, J. – J. Rousseau, Mozart», et en «F, route de la folie». Quatre d'entre elles (Argent, Bons Préfets et Conseillers d'Etat, Considération publique et Folie) sont dénommées: «B, routes prises à sept ans, souvent à notre insu. Il est souverainement absurde de vouloir, à cinquante ans, laisser la route R et la route P pour la route L. Frédéric II ne s'est guère fait lire, et dès vingt ans il songeait à la route L.»(Voir notre reproduction du fol. 454 du manuscrit.)
23.Fontanelle.– Dubois-Fontanelle était nommé M. de Fontanelle dans le monde littéraire de son temps. (Voir, par exemple, les Mémoires secrets de Bachaumont.)
24.il fut obligé de traduire les Métamorphoses d'Ovide …– Dubois-Fontanelle donna sept éditions de sa traduction des Métamorphoses entre 1762 et 1806.
25.le premier volume de Gibbon …– L'ouvrage de Gibbon, dont la première édition, en six volumes, parut entre 1776 et 1788, porte le titre suivant: The history of the décline and the Fall of the roman Empire.
26.Quelqu'un a eu la même idée à Rome …– Ms.: «Erom.»
27.… à l'angle sud-ouest de la cour du Collège …– Suit un plan sommaire indiquant l'appartement de Dubois-Fontanelle. Le point B, où se trouvait l'édition de Voltaire, est situé dans son cabinet. Un autre plan, au verso du fol. 459, indique l'appartement de Dubois-Fontanelle et plusieurs salles du collège, notamment celle du cours de belles-lettres.
28.avec ce petit jésuite …– Ms.: «Tejé.»
29.… minus habens sans conséquence.– Au verso du fol. 461, on lit: «En une heure et demie, de 450 à 461, onze pages.»
30.ce petit jésuite …– Ms.: «Tejé.»
31.M. Tortelebeau … —Père de feu Mme la comtesse Français de Nantes. (Note au crayon de R. Colomb.)
32.des louanges qu'il méritait.– Suit un blanc de plusieurs lignes.
33.depuis quarante-six ans …– Ms.: «4 X 10 + 6.»
34.une préface à de Brosses …– Cette préface a paru en 1836 dans la Revue de Paris, sous ce titre: La comédie est impossible en 1836. Elle se trouve dans l'édition Michel Lévy de 1855, à la fin des Chroniques italiennes.