Czytaj książkę: «La vie de Rossini, tome I»
PRÉFACE DE L'ÉDITEUR
La Vie de Rossini parut en France vers la fin de mai 1824, chez Auguste Boulant et Cie, libraires à Paris, rue du Battoir.
Cette même année, Beyle fit tirer un autre titre avec la mention: seconde édition, titre qui contenait du reste une faute d'impression, car on ne voyait qu'un s à Rossini. Un carton de quatre pages donnant une notice sur la vie et les ouvrages de Mozart avait en outre été glissé entre la préface et l'introduction de cette pseudo seconde édition.
Le livre, favorablement accueilli, suscita à ce point la curiosité du public qu'il amena l'épuisement de la première édition, en un volume, de Rome, Naples et Florence en 1817. Sa propre vente fut également fort honorable, mais il demeurait cependant des exemplaires de cet ouvrage chez les libraires, en 1834, puisque Beyle le faisait annoncer encore à cette date en même temps qu'il se préoccupait d'activer la vente de tous ses premiers livres. Nulle autre édition non plus n'en fut donnée avant celle des œuvres complètes chez Michel-Lévy, en 1854. Celle-ci, constamment réimprimée depuis lors, était seule dans le commerce jusqu'au jour où, dans la collection Champion, parut en 1923, grâce aux soins particulièrement heureux de M. Henry Prunières, l'édition critique en deux volumes que cette œuvre méritait.
Fidèle à mon plan, j'ai suivi dans la présente édition le texte original, tout en en corrigeant les fautes typographiques, les lapsus évidents, et souvent la ponctuation. A la suite de M. Prunières, et en me servant de ses recherches, j'ai rétabli fréquemment le texte correct des citations: on sait que Stendhal citait toujours de mémoire et de façon fort inexacte. Pour les erreurs de fait qu'il a parfois commises, je n'avais pas à les rectifier et à y substituer ma leçon: les dictionnaires sont là pour venir en aide aux lecteurs. Je me suis contenté d'indiquer en note les fautes trop marquantes. Ainsi aurai-je sans doute réussi à offrir un texte convenable non seulement aux dévôts, peut-être un peu clair-semés, de Rossini, mais aux fidèles de Stendhal moins soucieux du grand compositeur italien, que de l'âme mélomane que révèle à chaque page de ce recueil l'auteur de la Chartreuse.
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Stendhal attribue volontiers son goût pour la musique à cette origine italienne qu'il voulût toujours et assez spécieusement se reconnaître: les Gagnon, ses ancêtres maternels, seraient descendus, d'après une tradition familiale, d'un Guadagni qui s'était autrefois réfugié à Avignon après avoir en Italie assassiné un homme. Mais, comme il se voit, ses dispositions héréditaires avaient sauté quelques générations, car le jeune Beyle était né, il en fait encore l'aveu, «dans une famille essentiellement inharmonique.» Si haut qu'il remonte dans ses souvenirs il ne trouve durant toute son enfance d'autres plaisirs musicaux que les cloches de la paroisse Saint-André, le bruit de la pompe de la place Grenette quand les servantes, le soir, puisaient l'eau avec une grande barre de fer, et aussi une flûte dont un commis marchand jouait sur cette même place, au quatrième étage d'une maison voisine.
En dehors de ces sensations un peu brutes, et, chronologiquement, après elles, l'ouïe du jeune Beyle n'est réellement enchantée que lorsqu'il entend le Traité Nul de Gaveau, qu'il devait juger plus tard «si sautillant, si filet de vinaigre, si français», mais dont il raffole toute une saison aux alentours de sa quinzième année. Encore est-il croyable que cet opéra lui plaît surtout parce que Mlle Cubly qui le chante, le rend du même coup amoureux de l'amour. C'est moins le spectacle que la femme qu'il chérit; il nous le laisse explicitement entendre quand il ajoute que pour lui tous les mauvais petits opéras du temps furent alors portés au sublime.
La vraie révélation de la musique lui reste encore à acquérir, du moins en soupçonne-t-il l'existence. Sa curiosité est avertie, il s'inquiète d'en savoir davantage. C'est environ l'époque où il obtient de sa famille de prendre un professeur de violon: un nommé Mention, fort pauvre avec le cœur d'un artiste. Mais un jour que son élève joue plus mal qu'à l'ordinaire, le maître refuse de lui continuer son enseignement. Henri Beyle se transporte alors chez un allemand du nom d'Hoffmann qui tente vainement de lui enseigner la clarinette. Puis il se remet quelque peu au violon avec un M. Holleville. Plus tard il revient une dernière fois à la clarinette quand en 1801, dragon en garnison à Bergame, il lui prend la fantaisie de demander des leçons au chef de musique du 91e de ligne. Mais il a le bon sens de reconnaître bientôt qu'il vaut mieux ne pas insister et il ne pousse pas cette dernière expérience au delà de quelques semaines.
Auparavant il étudia également la musique vocale à l'insu de ses parents chez un fort bon chanteur, prétend-il. Le résultat n'est pas meilleur, et il nous raconte tous ces insuccès avec modestie: «J'avais horreur tout le premier des sons que je produisais. J'achetais des airs italiens, un entre autres où je lisais Amore, ou je ne sais quoi, nell'cimento; je comprenais: dans le ciment, dans le mortier. J'adorais ces airs italiens auxquels je ne comprenais rien. J'avais commencé trop tard. Si quelque chose eût été capable de me dégoûter de la musique, c'eût été les sons exécrables qu'il faut produire pour l'apprendre.»
Son bagage musical est donc fort léger quand soudain à Ivrée, dans les derniers jours de mai 1800, venant à peine de pénétrer en Italie, il assiste au Matrimonio Segreto et en reçoit une empreinte ineffaçable. En une soirée, et pour la vie entière, Beyle comprend et sent la musique. Désormais il ne cessera d'en être passionné. Durant les dix-sept mois qu'il va séjourner en Lombardie, son plus doux passe-temps sera la Scala de Milan. Il garde de ces représentations un tel souvenir que le cœur lui bat avec une cruelle et délicieuse intensité quand, de retour à Paris, un mot dans une conversation ou une gravure sur un mur ravivent soudain le regret de ces belles heures.
En France cependant, il est plus occupé de tragédie et de comédie que d'opéra. Il ne sait néanmoins se désintéresser de la musique et dans une lettre du 6 octobre 1807, il mande à sa sœur Pauline: «La musique me console de bien des choses; un petit air de Cimarosa que je fredonne d'une voix fausse me délasse de deux heures de paperasserie.»
A cette même sœur, la confidente fidèle de sa bonne et de sa mauvaise fortune, il raconte encore ce service en l'honneur de Haydn auquel il assiste à Vienne, en 1809, sans penser assurément qu'il consacrerait un jour un livre à ce grand musicien:
«Haydn s'est éteint ici il y a un mois environ; c'était le fils d'un simple paysan, qui s'était élevé à l'immortelle création par une âme sensible et des études qui lui donnèrent le moyen de transmettre aux autres les sensations qu'il éprouvait. Huit jours après sa mort, tous les musiciens de la ville se réunirent à Schotten-Kirchen pour exécuter en son honneur le Requiem de Mozart. J'y étais, et en uniforme, au deuxième banc; le premier était rempli de la famille du grand homme: trois ou quatre pauvres petites femmes en noir et à figure mesquine. Le Requiem me parût trop bruyant et ne m'intéressa pas, mais je commence à comprendre Don Juan, qu'on donne en allemand, presque toutes les semaines, au théâtre de Wieden.»
L'Italie, que revoit Beyle en 1811, redevient tout naturellement pour lui la terre de la musique. Les impressions de sa dix-huitième année se réveillent dès qu'il repose le pied dans cette divine Scala que l'éloignement même avait parée de tant d'agréments. Il commence à avoir des idées musicales arrêtées; il a ouvert des livres d'histoire, il connaît la biographie des principaux compositeurs et se vante de n'ignorer pas davantage à quelle date exacte se place l'apogée de la musique. Cette assurance lui vient d'un ouvrage napolitain dont, il ne le dissimule point, il partage très volontiers les opinions. Il l'utilisera du reste par la suite pour écrire la quatorzième de ses Lettres sur Haydn.
Rentré en France, il s'oriente à nouveau vers la comédie, car il n'a point encore renoncé à devenir un autre Molière; mais il n'en fréquente pas moins assidûment les salles de musique. D'autant plus qu'il a pour maîtresse, depuis 1811 et durant trois années, la jeune chanteuse de musique italienne Angéline Béreyter. Il devient à cette époque un familier de l'opera-buffa où cette aimable personne tient de petits rôles. Chaque soir elle vient s'établir dans son lit et il lui fait chanter les airs qu'il aime de Cimarosa et de Mozart. Angéline a certainement eu «sa petite part dans les livres que Stendhal écrivit plus tard sur la musique» 1 . En ce temps, Beyle revient exprès de Saint-Cloud à Paris pour assister à un acte du Matrimonio Segreto et souper d'un perdreau froid et d'une bouteille de champagne avec elle.
C'est sa période de splendeur: il dépense plus de trois mille francs par an pour les spectacles, les livres et les filles, il possède une calèche, un cabriolet et deux chevaux. On le voit dans les restaurants à la mode parler haut avec un insupportable air de fat.
En quelques mois, à la chute de Napoléon tout s'écroule, mais ce cataclysme nous vaut un écrivain. Henri Beyle ayant perdu ses places se trouve des loisirs. Pour ne plus songer aux ennuis de sa situation et parce qu'il pense se procurer ainsi les ressources qui lui font cruellement défaut, il imagine d'écrire un volume de biographie anecdotique.
Comment il compose au juste ces Lettres sur Haydn suivies d'une vie de Mozart et de considérations sur Métastase qui virent le jour en 1814, jusqu'à quel point il démarque Carpani pour la première partie de son livre et différents autres auteurs pour la suite, nous l'avons vu ailleurs2. Le fait est qu'il vient de consacrer un livre entier à la musique; et bien que la fortune de ce livre ait été assez peu brillante, l'auteur n'en est pas moins classé dès lors, et bon gré mal gré, parmi les musicographes. Les rares personnes averties de son pseudonyme le tiennent pour tel et lui-même, quelque peu de penchant qu'il ait jamais eu à se prendre au sérieux, se doit justement reconnaître des idées personnelles sur le sujet. Il ne désire que les fortifier et les mûrir. Précisément il décide d'aller vivre en Italie où tout l'attire: l'amour, les arts et aussi le bon marché de la vie. Il y reprend cette douce existence d'amateur dont le seul souvenir lui arrache ce cri si véridique: «A force d'être heureux à la Scala (salle de Milan), j'étais devenu une espèce de connaisseur.»
Il est certain que Stendhal a déjà entendu pas mal de musique en Italie, en France, en Autriche et en Allemagne. Il fréquente à Milan chez Elena Vigano qui connaissait tous les compositeurs à la mode et chez ces sœurs Mombelli, Esther et Annette, qu'il appelle les premières chanteuses de l'Italie. Il discute avec les dilettantes et les compositeurs de sa connaissance, ou du moins il écoute avec ravissement leurs propos. Rossini rencontre en sa présence le poète Monti et peut-être lui arrive-t-il de prendre part à leur conversation.
Chassé des États autrichiens en 1821, Beyle se refait à Paris une vie analogue à celle qu'il menait à Milan. Il va fréquemment à l'Opéra, et il termine ses soirées chez Mme Pasta qui habite ainsi que lui-même l'hôtel des Lillois, au nº 63 de la rue de Richelieu. C'est dans cette chambre d'hôtel qu'il vient de mettre au point ses deux petits volumes sur l'Amour, et qu'il va maintenant consacrer son temps libre à la musique. Colomb, dans sa Notice a bien évoqué la genèse de l'œuvre future: «Mme Pasta, alors à l'apogée de son magnifique talent, occupait le premier étage de la même maison; elle y recevait tous les soirs, de onze à deux heures, une société d'élite; beaucoup d'Italiens faisaient partie de ces réunions, auxquelles Beyle manquait rarement. Là, soit par conviction, soit par courtoisie pour la maîtresse de la maison, personne n'aurait osé élever la voix en faveur de la musique française; on s'abstenait d'en parler. Vivant habituellement au milieu de cette atmosphère, regrettant profondément la société de Milan dont on l'avait prié de s'éloigner deux années auparavant, il n'est pas étonnant que Beyle, dans la Vie de Rossini, montre tant de dédain pour la musique française.»
On parle beaucoup à cette époque de Rossini. Nul ne le connaît mieux que Stendhal, qui arrive d'Italie, a entendu presque tous ses opéras et s'est fait lentement sur lui une opinion complexe et mûrie. Avant 1814, il l'ignorait, ou presque. Il ne le mentionne que très hâtivement dans son étude sur Métastase. On peut dire qu'il le découvre en 1816 et qu'il ne commence à l'apprécier qu'un an ou deux après: «Je m'imagine que Paër et Spontini sont jaloux de Rossini. Vif, généreux, brillant, rapide, chevaleresque, aimant mieux peindre peu profond que s'appesantir; sa musique, comme sa personne, est faite pour faire raffoler Paris», écrit-il à Mareste, de Milan, le 26 août 1818.
Ce qui ne l'empêche aucunement de critiquer ferme dans le même temps quelques œuvres du maestro, en particulier Dorliska. Il n'a garde d'oublier non plus tout ce que Rossini doit à Cimarosa: «Rossini a fait cinq opéras qu'il copie toujours; la Gazza est une tentative pour sortir du cercle; je verrai. Quant au Barbier, faites bouillir quatre opéras de Cimarosa et deux de Paisiello, avec une symphonie de Beethoven; mettez le tout en mesures vives, par des croches, beaucoup de triples croches, et vous avez le Barbier, qui n'est pas digne de dénouer les cordons de Sigillara, de Tancrède, et de l'Italiana in Algeri.» Ce n'était pas là le jugement d'un partisan bien fanatique. D'autant plus que Beyle, dès 1820, estime que Rossini ne fait plus que se répéter. C'est que la faconde de cet homme d'esprit qu'il vit souvent à Milan de 1819 à 1821 lui paraît, à la longue, grossière. Mais quand à la fin de 1821 il constate quelles médiocrités tiennent en France l'affiche du théâtre italien, il oublie un peu ses sévérités; la musique de Rossini comparée à ce qui fait d'ordinaire les délices de Paris lui semble au moins vivante, empreinte d'énergie rustique, féconde, agréable, légère. Et il n'est pas jusqu'à la couleur de Crébillon fils répandue sur le tout qui n'achève de le séduire.
Déjà collaborateur de quelques revues anglaises, car nous sommes à l'époque où pour vivre, Beyle a besoin d'augmenter ses très modiques ressources, il donne sur Rossini, en janvier 1822, à The Paris Monthly Review, un article qui paraît en anglais, sous le pseudonyme d'Alceste. L'article est bientôt démarqué par The Blackwood's Edinburg Magazine, dans son numéro d'octobre. Ce démarquage est reproduit textuellement à son tour dans le numéro de novembre de The Galignani's Monthly Review. Puis une feuille de Milan en publie une traduction italienne qui est ensuite insérée dans un volume paru dans cette même ville en 1824, sous ce titre: Rossini e la sua musica.
On voit par ce simple exposé combien Rossini piquait alors la curiosité et combien le plagiat était courant à cette époque, Stendhal fut trop souvent le bénéficiaire de ces mœurs littéraires pour que nous ne signalions pas hautement qu'il lui arriva d'en être aussi la victime.
Toujours est-il qu'en Italie l'article était en général considéré comme un pamphlet et la signora Gertrude Giorgi Righetti, ancienne cantatrice retirée de la scène et qui vivait à Bologne, publia en réponse une brochure de 62 pages qui s'élevait violemment non seulement contre l'article de Stendhal, mais contre tous ceux qui avaient mal parlé de Rossini ou qui, par omission, avaient paru nier son propre talent de comédienne 3.
Devant le succès de son étude du Paris Monthly Review, Stendhal propose à l'éditeur Murray qui avait précédemment publié la traduction des Vies de Haydn, Mozart et Métastase, de lui donner une sorte d'histoire de la musique au commencement du XIXe siècle, où il développerait les idées exprimées dans son premier article sur Rossini. Les pourparlers n'aboutissent pas. Beyle n'en travaille pas moins à l'ouvrage projeté, mais il voit qu'il est plus opportun de s'attacher au seul Rossini. Son manuscrit, terminé au printemps 1823, est aussitôt envoyé à Londres où le livre est mis en vente, l'année suivante, en janvier, chez l'éditeur Hookham sous le titre de: Memoirs of Rossini by the author of the Life of Haydn and Mozart. Mais avec un sans-gêne assez curieux le traducteur y prévient le lecteur qu'il a assez mutilé le manuscrit anonyme qui lui a été remis, notamment en ce qui touche la religion, la politique et les mœurs italiennes. De son côté, pendant que le livre est traduit et imprimé en Angleterre, Stendhal retravaille son ouvrage, le corrige, le complète et le gonfle en ajoutant des notes et des chapitres nouveaux. Il lui ajoute une préface qu'il date de Montmorency le 30 septembre 1823, et, en avril 1824, donne à Paris le bon à tirer de l'édition française profondément différente de l'édition anglaise et beaucoup plus longue. Cette Vie de Rossini n'est pas à proprement parler une biographie; d'autant plus qu'elle est incomplète et, s'arrêtant à 1819, ignore les œuvres plus fortes de la seconde manière du compositeur. C'est en outre un ouvrage écrit à bâtons rompus, pleins de digressions, de redites et d'un désordre charmant. Il trahit la hâte et l'improvisation, mais il fourmille toutefois d'analyses curieuses et d'idées originales. L'auteur avait bien tort de dire avec son habituelle modestie: «J'espère bien que si notre brochure existe encore en 1840, on ne manquera pas de la jeter au feu.» Grand Dieu! que c'eût été dommage! d'autant plus que de l'avis de l'homme le plus qualifié, M. Henry Prunières, qui s'est préoccupé de ses sources, la Vie de Rossini est tout entière de première main et de premier jet. Et pourtant plusieurs critiques malveillants n'avaient pas manqué, sur la seule foi de la mauvaise réputation de Beyle et de la ressemblance des titres, d'alléguer qu'il avait encore dû profiter des travaux de Carpani qui venait de publier de son côté les Rossiniane. Calomnie pure: les deux œuvres ne se ressemblent en rien. Ce n'est pas, bien entendu, que Beyle se soit privé d'emprunter de toutes parts, sinon aux livres qui ont précédé le sien, il n'y en a pas, du moins aux articles des journaux et à la conversation des dilettantes. On sait ainsi par sa correspondance qu'il réclamait à son ami de Mareste un chapitre sur l'établissement de l'opéra bouffe à Paris. Mais un fait à noter c'est le parallélisme absolu des jugements émis par Stendhal dans ses lettres intimes avec ceux que nous retrouvons dans le livre. Celui-ci ne reproduit au travers même des opinions empruntées que le jugement réfléchi de l'auteur, et dans une langue, dans un style, un tour de pensée qui n'appartiennent bien qu'à lui.
L'ouvrage parut à son heure. L'actualité le servit: Rossini arrivait à Paris peu après sa publication. Et le succès en fut assez grand pour valoir à Beyle une réputation bien établie de mélomane. Aussi le Journal de Paris lui offrit-il de tenir la rubrique du théâtre italien dans ses colonnes. Durant près de trois ans, du 9 septembre 1824 au 8 juin 1827, il y publiera quarante-deux chroniques signées M. où il défendra ses idées les plus chères en faisant une campagne généreuse pour la musique italienne. Sans doute est-ce la seule qu'il connût bien, mais on ne peut dénier qu'il soit sur ce sujet tout à fait renseigné ni qu'il en parlât clairement et avec feu.
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Beyle affirme que la rêverie fut ce qu'il préféra à tout, «même à passer pour homme d'esprit». Il confesse par ailleurs que son état habituel a été celui d'amant malheureux. Quelles ressources voluptueuses la musique ne devait-elle pas apporter alors à ce sentimental? «La bonne musique, dit-il dans sa Vie de Haydn, ne se trompe pas et va droit au fond de l'âme chercher le chagrin qui nous dévore.»
Suivant M. Henri Delacroix qui en a donné une analyse fort minutieuse 4 , Stendhal a esquissé une véritable idéologie de la musique. Pour bien la dégager, il faut glaner avec patience à travers son œuvre entière. Il ne s'est pas contenté en effet de parler musique dans les livres qu'il consacre à Haydn ou à Rossini, dans les essais où il se complaît à décrire pour les mieux goûter tous les aspects de l'Italie, ou encore dans ses œuvres autobiographiques. Dans ses romans eux-mêmes il note fréquemment le pouvoir qu'une douce mélodie exerce sur une âme sensible.
Pour lui, la musique apporte toujours une aide efficace à ses pensées. Elle le fait songer avec une intensité plus grande, avec plus de clarté, à ce qui l'occupe. Elle exalte surtout son sentiment amoureux, et il établit une analogie constante entre l'amour et la musique. Les mêmes lois du reste les régissent. On connaît le rôle de l'imagination dans l'amour d'après les théories stendhaliennes, et tout ce qu'elle apporte à la cristallisation. L'imagination de Beyle est de même si vivement fouettée par la musique qu'il n'aperçoit tout d'abord que son rôle d'excitant et qu'il note dans son Journal: «Si je perdais toute imagination, je perdrais peut-être en même temps mon goût pour la musique.»
On découvre pareillement qu'il sent surtout la musique quand il est amoureux ou, ce qui chez lui revient à peu près au même, quand il est désolé par un amour malheureux. D'où ce corollaire: «L'habitude de la musique et de sa rêverie prédispose à l'amour.» Idée qu'il développe plusieurs fois ailleurs avec une abondante et magnifique plénitude: «Je viens d'éprouver ce soir que la musique, quand elle est parfaite, met le cœur exactement dans la même situation où il se trouve quand il jouit de la présence de ce qu'il aime; c'est-à-dire qu'elle donne le bonheur apparemment le plus vif qui existe sur cette terre.»
Toute musique sublime nous jette donc dans une rêverie profonde et nous donne de tendres regrets en nous procurant la vue du bonheur. Or voir le bonheur, même en songe, qu'est-ce, sinon donner de l'espérance? C'est-à-dire commencer à tenir ces promesses que la beauté apporte toujours avec elle. Car en même temps que la musique fait briller l'espérance, elle console des chagrins passés: «Les beaux-arts sont faits pour consoler. C'est quand l'âme a des regrets, c'est durant les premières tristesses des jours d'automne de la vie, c'est quand on voit la méfiance s'élever comme un fantôme funeste derrière chaque haie de la campagne, qu'il est bon d'avoir recours à la musique.» Mais de même qu'un remède agit différemment suivant les tempéraments, la puissance de la musique sur un être demeure proportionnelle à la richesse de sa vie intérieure.
S'il fallait illustrer ces théories par un exemple emprunté à la vie d'un homme et à l'histoire de sa sensibilité, on pense bien que nul mieux que Stendhal n'en fournirait plus éclatante confirmation. Ces théories ne sont en effet que les reflets de toute son existence sentimentale, les émanations mêmes de son art et de son génie. M. Romain Rolland a bien noté qu'il était tout «imprégné d'une sorte de buée musicale». Il n'écrit que pour noter les sons de son âme sur qui toute œuvre d'art, tout beau paysage joue comme un archet. Il compare sans cesse les sites pittoresques et les tableaux aux passages d'opéras qui le charmèrent le plus. Avant Baudelaire et Rimbaud il perçoit l'analogie des sons et des couleurs, quand le son de la flûte le fait songer au bleu d'outremer qu'on voit aux draperies des tableaux de Carlo Dolce. Et, pour les lecteurs de la Vie de Haydn, il ne sera point besoin d'insister sur ce singulier parallèle entre les peintres et les musiciens dont l'inspiration ou le métier ont, d'après lui, une exacte correspondance.
Tous les héros de ses romans sont du reste à cet égard peints à sa propre ressemblance. Fabrice del Dongo pleure à chaudes larmes en entendant chanter des airs de Pergolèse et de Cimarosa; Mathilde de la Môle exalte sa passion en répétant sur son piano la cantilène qui, toute la soirée, à l'Opéra, lui a fait rêver de Julien avec extase. Et de même la musique de Mozart dans les jardins du Chasseur Vert amène à fleur d'âme le sentiment mutuel, secret encore pour eux-mêmes, de Lucien Leuwen et de Mme de Chasteller.
C'est que pour Stendhal la musique en résumé n'est autre chose que le langage du cœur: «Dans les instants de peine et de bonheur, la situation du cœur change, à chaque seconde. Il est tout simple que nos langues vulgaires qui ne sont qu'une suite de signes convenus pour exprimer des choses généralement connues, n'aient point de signe pour exprimer de tels mouvements que vingt personnes peut-être sur mille ont éprouvés… Sept ou huit hommes de génie trouvèrent en Italie, il y a près d'un siècle, cette langue qui leur manquait.» Il importe au surplus assez peu si le grand nombre ne comprend pas cette langue, Beyle n'a jamais dédaigné pour sa part d'être classé dans l'élite. Mais quand il en vient à s'interroger sur son propre goût, il ne peut éluder cette juste question: «La musique me plaît-elle comme signe, comme souvenir du bonheur de la jeunesse, ou par elle-même? Je suis pour ce dernier avis.» Parfois il lui semble au contraire que certains airs ne lui plaisent que comme des signes, ceux mêmes de la passion à son paroxysme, mais d'autre part il croit reconnaître que c'est, dégagée de tout sens particulier, et par elle-même, que la musique du Matrimonio Segreto lui plaît tant. Il l'a peut-être entendu durant ses séjours à Paris soixante ou cent fois à l'Odéon. Pareillement le Don Juan de Mozart lui a, dit-il encore, procuré un plaisir plus vif qu'aucun ouvrage de littérature.
En revanche, il abhorre tout ce qui est français en musique: romance, ou opéra. Et ce jugement lui est en quelque sorte dicté par sa théorie des passions, auxquelles il croit impropre le Français vain, léger, jamais mélancolique, quand l'Italien sait de plain-pied éprouver tous les transports de l'âme.
Il est peut-être plus inattendu de voir encore Beyle préférer l'opera-buffa à l'opéra-seria: mais le premier est plein d'une vie, d'une vivacité et d'un capricieux enjouement, en face de quoi l'emphase du second, cousine germaine de l'hypocrisie, lui a toujours déplu. Sans doute aussi l'opéra-bouffe est-il plus spécifiquement italien, et cet argument a toujours son poids auprès d'un Stendhal. Une logique semblable lui fait préférer la musique vocale à la musique instrumentale. On eût pu croire que, n'étant plus bridée par les contraintes du livret, son imagination emportée par le rythme des seuls instruments vagabonderait avec plus de délices. Tout au contraire. Et il s'est expliqué fort nettement sur ce point: «Je n'ai aucun goût pour la musique purement instrumentale, la musique même de la Chapelle Sixtine et du chœur du chapitre de Saint-Pierre ne me fait aucun plaisir… La seule mélodie vocale me semble le produit du génie. Un sot a beau se faire savant, il ne peut, suivant moi, trouver un beau chant.» Il convient certainement ici de ne point oublier que chez Stendhal le mélomane se double toujours d'un psychologue et que la voix du chanteur exprimant ses états d'âme remuera toujours, avec une intensité à laquelle ne saurait atteindre une harmonie sans paroles, cet auditeur qui veut poursuivre partout la connaissance du cœur humain. Aucune sonate, aucune symphonie ne peut donc lutter avec un opéra réussi qui offre à lui seul toutes les ressources du meilleur roman d'analyse. Les acteurs expriment en chantant le sens général du drame et les passions qui les meuvent, cependant que l'orchestre vient de sa riche palette souligner la première impression fournie par la mélodie, et peindre par surcroît d'autres nuances fugitives de sentiments qui se confondent avec la révélation du principal état d'âme. Voilà un précieux point d'appui pour l'étude de l'homme et grâce auquel on ne risque plus de s'égarer. Et Beyle songe uniquement à l'opéra quand il prétend que la musique vaut surtout par son pouvoir de suggestion et parce qu'elle est un des plus puissants moyens de représenter, d'analyser et en même temps de saisir, avec évidence, force et clarté, des sentiments, une âme, un caractère.
La musique ainsi, de toutes ses merveilleuses avenues, ramène Stendhal à l'étude de l'homme. Il emprunte aux trois quarts sa Vie de Haydn à divers devanciers, mais il a soin d'y introduire, et c'est là un apport qui lui est rigoureusement personnel, une sorte de géographie de la sensibilité musicale. Il multiplie les observations sur les différents peuples, sur la mélancolie foncière des Italiens, sur la société viennoise à qui la volupté seule est permise, sur la psychologie amoureuse des Allemands. Il brosse à chaque page un tableau de mœurs et il recherche constamment les rapports existant entre le plaisir que donne la musique aux individus et le tempérament de ces individus, ce qui le conduit logiquement à la psychologie des races. Sujet fécond où il se montre dès son premier ouvrage le précurseur de Taine et de Gobineau; mais il n'abandonnera jamais dans ses livres postérieurs ces mêmes recherches et ces mêmes théories et il aboutira à cette conclusion que l'on ne peut comprendre la musique d'un peuple sans se rendre un compte exact du sol dont elle émane: «Cette espèce d'écume qu'on nomme Beaux-Arts, est le produit nécessaire d'une certaine fermentation. Pour faire connaître l'écume, il faut faire voir la nature de la fermentation.»
Bien entendu Beyle ne saurait goûter que la musique romantique et son goût ressort de sa définition même, puisque dans cet art charmant, pose-t-il en principe, nous avons la bonne habitude de n'applaudir que ce qui nous fait plaisir. Et chez tous les auteurs qu'il aime, il loue indistinctement leur style moderne.
Il ne les met cependant point pour cela sur le même rang. Ses préférences au contraire sont fort nettes, et, sans discussion possible, il place au-dessus de tous: Cimarosa et Mozart. L'idée de faire graver sur sa tombe que durant toute sa vie il adora ces deux grands hommes lui vint à Milan en 1820, et quinze ans environ plus tard, au moment où il trace la Vie de Henri Brulard, son jugement n'a changé en rien: «J'avouerai que je ne trouve parfaitement beaux que les chants de ces deux seuls auteurs Cimarosa et Mozart, et l'on me pendrait plutôt que de me faire dire avec sincérité lequel je préfère à l'autre…» Il avait précédemment avancé dans des termes à peu près identiques, que le dernier qu'il entendait, était toujours le plus grand.