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Czytaj książkę: «Les derniers jours de Pékin», strona 11

Czcionka:

Me voici pourtant presque dehors, sorti de l’enceinte intérieure, par des battants massifs qui vite se referment sur mes pas. Je suis pris maintenant entre le second et le premier rempart, l’un aussi farouche que l’autre; je suis dans le chemin de ronde qui fait le tour de cette ville, espèce de couloir d’angoisse, infiniment long, entre les deux murailles rouge sombre qui dans le lointain ont l’air de se rejoindre; il y traîne quelques débris humains, quelques loques ayant été des vêtements de soldats; on y voit aussi deux ou trois corbeaux sautiller, et il s’y promène un chien mangeur de cadavres.

Quand enfin tombent devant moi les madriers qui barricadent la porte extérieure – (la porte confiée aux Japonais), – je retrouve, comme au réveil d’un rêve étouffant, le parc de la «Ville jaune», l’espace libre, sous les grands cèdres…

XIII

Dimanche 28 octobre.

L’Ile des Jades, sur le Lac des Lotus, est un rocher – artificiel peut-être malgré ses proportions de montagne – qui se dresse au milieu des bois de la «Ville jaune»; à ses parois s’accrochent de vieux arbres, de vieux temples, qui vont s’étageant vers le ciel; et, couronnant cet ensemble, une sorte de tour s’élance, un donjon d’une taille colossale, d’un dessin baroque et mystérieux. On le voit de partout, ce donjon; il domine tout Pékin de sa silhouette, de sa chinoiserie vraiment excessive, et il contient là-haut une effroyable idole aérienne, dont le geste menaçant et le rictus de mort planent sur la ville, – une idole que nos soldats ont appelée le «grand diable de Chine.»

Et je monte, ce matin, faire visite à ce «grand diable».

Un arceau de marbre blanc, jeté sur les roseaux et les lotus, donne accès dans l’Ile des Jades. Et les deux bouts de ce pont, il va sans dire, sont gardés par des monstres de marbre, ricanant et louchant d’une façon féroce vers quiconque aurait l’audace de passer. Les rives de l’île s’élèvent à pic, sous les branches des cèdres, et il faut tout de suite commencer à grimper, par des escaliers ou des chemins taillés dans le roc. On trouve alors, échelonnées parmi les arbres sévères, des séries de terrasses de marbre, avec leurs brûle-parfums de bronze, et des pagodes sombres au fond desquelles brillent dans l’obscurité d’énormes idoles dorées.

Cette Ile des Jades, position stratégique importante, puisqu’elle domine tous les alentours, vient d’être occupée militairement par une compagnie de notre infanterie de marine.

* * * * *

Ils n’ont point là d’autre gîte que les pagodes, nos soldats, et point d’autre lit de camp que les tables sacrées; alors, pour pouvoir se faire un peu de place, pour pouvoir s’étendre, la nuit, sur ces belles tables rouges, ils ont doucement mis à la porte la peuplade des petits dieux secondaires qui les encombraient depuis quelques siècles, laissant seulement sur leurs trônes les grandes idoles solennelles. Donc, les voici dehors par centaines, par milliers, alignés comme des jouets sur les terrasses blanches, les pauvres petits dieux encore étincelants, sur qui tombent à présent le soleil et la poussière. Et, dans l’intérieur des temples, autour des grandes idoles que l’on a respectées, avec quels aspects de rudesse les fusils de nos hommes s’étalent, et leurs couvertures grises, et leurs hardes suspendues! Et quelle lourde senteur de tanière ils ont déjà apportée, nos braves soldats, dans ces sanctuaires fermés, sous ces plafonds de laque habitués au parfum du santal et des baguettes d’encens.

* * * * *

A travers les ramures torturées des vieux cèdres, l’horizon, qui peu à peu se déploie, est un horizon de verdure, aux teintes roussies par l’automne. C’est un bois, un bois infini, au milieu duquel apparaissent seulement, çà et là, comme noyées, des toitures de faïence jaune. Et ce bois, c’est Pékin, Pékin que l’on n’imaginait certainement pas ainsi, – et Pékin vu des hauteurs d’un lieu très sacré, où il semblait que jamais Européen n’aurait pu venir.

Le sol rocheux qui vous porte va toujours diminuant, se rétrécissant, à mesure que l’on s’élève vers le «grand diable de Chine», à mesure que l’on approche de la pointe de ce cône isolé qui est l’Ile des Jades.

Ce matin, aux étages supérieurs, je croise en montant une petite troupe de pèlerins singuliers qui redescendent: des missionnaires lazaristes en costume mandarin et portant la longue queue; en leur compagnie, quelques jeunes prêtres catholiques chinois, qui semblent effarés d’être là, comme si, malgré leur christianisme superposé aux croyances héréditaires, ils avaient encore le sentiment de quelque sacrilège, commis par leur seule présence en un lieu si longtemps défendu.

Tout au pied du donjon qui couronne ces rochers, voici le kiosque de faïence et de marbre où le «grand diable» habite. On est là très haut, dans l’air vif et pur, sur une étroite terrasse, au-dessus d’un déploiement d’arbres à peine voilés aujourd’hui par l’habituel brouillard de poussière et de soleil.

Et j’entre chez le «grand diable», qui est seul hôte de cette région aérienne… Oh! l’horrible personnage! Il est de taille un peu surhumaine, coulé en bronze. Comme Shiva, dieu de la mort, il danse sur des cadavres; il a cinq ou six visages atroces, dont le ricanement multiple est presque intolérable; il porte un collier de crânes et il gesticule avec une quarantaine de bras qui tiennent des instruments de torture ou des têtes coupées.

* * * * *

Telle est la divinité protectrice que les Chinois font planer sur leur ville, plus haut que toutes leurs pyramidales toitures de faïence, plus haut que leurs tours et leurs pagodes, – ainsi qu’on aurait chez nous, aux âges de foi, placé un christ ou une Vierge blanche. Et c’est comme le symbole tangible de leur cruauté profonde; c’est comme l’indice de l’inexplicable fissure dans la cervelle de ces gens-là, d’ordinaire si maniables et doux, si accessibles au charme des petits enfants et des fleurs, mais qui peuvent tout à coup devenir tortionnaires avec joie, avec délire, arracheurs d’ongles et dépeceurs d’entrailles vives…

Les choses qui me soutiennent en l’air, rochers et terrasses de marbre, dévalent au-dessous de moi, parmi les cimes des vieux cèdres, en des fuites glissantes à donner le vertige. La lumière est admirable et le silence absolu.

Pékin sous mes pieds semblable à un bois!… On m’avait averti de cet effet incompréhensible, mais mon attente est encore dépassée. En dehors des parcs de la «Ville impériale», il ne me paraissait point qu’il y eût tant d’arbres, dans les cours des maisons, dans les jardins, dans les rues. Tout est comme submergé par la verdure. Et même au delà des remparts, qui dessinent dans le lointain extrême leur cadre noir, le bois recommence, semble infini. Vers l’Ouest seulement, c’est le steppe gris, par où j’étais arrivé un matin de neige. Et vers le Nord, les montagnes de Mongolie se lèvent charmantes, diaphanes et irisées, sur le ciel pâle.

* * * * *

Les grandes artères droites de cette ville, tracées d’après un plan unique, avec une régularité et une ampleur qu’on ne retrouve dans aucune de nos capitales d’Europe, ressemblent, d’où je suis, à des avenues dans une forêt; des avenues que borderaient des maisonnettes drôles, compliquées, fragiles, en carton gris ou en fines découpures de papier doré. Beaucoup de ces artères sont mortes; dans celles qui restent vivantes, la vie s’indique, regardée de si haut, par un processionnement de petites bêtes brunes aplaties sur le sol, quelque chose qui rappelle la migration des fourmis: ces caravanes toujours, qui s’en vont, s’en vont lentes et tranquilles, se disperser aux quatre coins de la Chine immense.

La région directement sous mes pieds est la plus dépeuplée de tout Pékin et la plus muette. Le silence seul monte vers l’affreuse idole et vers moi, qui, de compagnie, nous grisons de lumière, d’air vif et un peu glacé. A peine quelques croassements, perdus, diffusés dans trop d’espace, quand vient à tourbillonner au-dessous de nous un vol d’oiseaux noirs…

* * * * *

Un semblant de regret se mêle aujourd’hui à mon après-midi de travail dans l’isolement de mon haut palais: regret de ce qui va finir, car je suis maintenant tout près de mon départ. Ce sera du reste une fin sans recommencement possible, car si je revenais plus tard à Pékin, ce palais me serait fermé, ou tout au moins n’y retrouverais-je jamais ma solitude charmante.

Et ce lieu si lointain, si inaccessible, dont il eût semblé insensé autrefois de dire que je ferais ma demeure, m’est devenu déjà tellement familier, ainsi que tout ce qui s’y trouve et ce qui s’y passe! La présence de la grande déesse d’albâtre dans le temple obscur, la visite quotidienne du chat, le silence des entours, l’éclat morne du soleil d’octobre, l’agonie des derniers papillons contre mes vitres, le manège de quelques moineaux qui nichent aux toits d’émail, et la promenade des feuilles mortes, la chute des petites aiguilles balsamiques des cèdres sur les dalles de l’esplanade, sitôt que souffle le vent… Quelle singulière destinée, quand on y songe, m’a fait le maître ici pour quelques jours!…

* * * * *

Au palais du Nord, c’est déjà bien fini des splendeurs de notre longue galerie. La voici traversée de place en place par des boiseries légères, qui pourraient être enlevées sans peine si jamais l’Impératrice pensait à revenir, mais qui pour le moment la partagent en bureaux et en chambres. Encore quelques bibelots magnifiques dans la partie qui sera le salon du général; ailleurs, tout a été simplifié, et les soieries, les potiches, les écrans, les bronzes, dûment catalogués aujourd’hui, sont allés au Garde-Meuble. Nos soldats ont même apporté dans ces futurs logements de l’état-major, pour les rendre habitables, des sièges européens, trouvés par là dans les réserves du palais, – canapés et fauteuils vaguement Henri II, couverts en peluche vieil or, d’un beau faste d’hôtel garni provincial.

Je pars sans doute demain matin. Et, quand l’heure du dîner nous réunit une fois encore, le capitaine C… et moi, à notre toujours même table d’ébène, nous avons l’un et l’autre un peu de mélancolie à voir combien les choses sont changées autour de nous et combien vite s’est achevé notre petit rêve de souverains chinois…

Lundi 29 octobre.

J’ai retardé mon départ de vingt-quatre heures, afin de rencontrer le général Voyron, qui rentre à Pékin ce soir, et de prendre ses commissions pour l’amiral.

C’est donc un dernier après-midi tout à fait imprévu à passer dans mon haut mirador et une dernière visite du chat, qui ne me retrouvera plus, ni demain ni jamais, à ma place habituelle. D’ailleurs, la température s’abaisse de jour en jour et mon poste de travail bientôt ne serait plus tenable.

Avant que la porte de ce palais se referme derrière moi pour l’éternité, je me promène, en tournée d’adieu, dans tous les recoins étranges des terrasses, dans tous les kiosques maniérés et charmants, où l’Impératrice sans doute cachait ses rêveries et ses amours.

* * * * *

Quand je vais prendre congé de la grande déesse blanche – le soleil déjà déclinant et les toits de la «Ville violette» déjà baignés dans l’or rouge des soirs – je trouve les aspects changés autour d’elle: les soldats qui gardent en bas la poterne sont montés pour mettre de l’ordre dans sa demeure; ils ont enlevé les mille cassons de porcelaines, de girandoles, les mille débris de vases ou de bouquets, et balayé avec soin la place. La déesse d’albâtre, délicieusement pâle dans sa robe d’or, sourit plus solitaire que jamais, au fond de son temple vide.

Il se couche, le soleil de ce dernier jour, dans de petits nuages d’hiver et de gelée qui donnent froid rien qu’à regarder. Et le vent de Mongolie me fait trembler sous mon manteau tandis que je repasse le Pont de Marbre pour rentrer au palais du Nord, – où le général vient d’arriver, avec une escorte de cavaliers.

* * * * *

Mardi 30 octobre.

A cheval à sept heures du matin, sous l’inaltérable beau soleil et sous le vent glacé. Et je m’en vais, avec mes deux serviteurs, plus le jeune Chinois Toum, et une petite escorte de deux chasseurs d’Afrique qui m’accompagnera jusqu’à ma jonque. Environ six kilomètres à faire, avant d’être dans la funèbre campagne. Nous devons naturellement d’abord passer le Pont de Marbre, sortir du grand bois impérial. Ensuite, traverser, dans le nuage de poussière noire, tout ce Pékin de ruines, de décombres et de pouillerie, qui est en plein grouillement matinal.

Et enfin, après les portes profondes, percées dans les hauts remparts, voici le steppe gris du dehors, balayé par un vent terrible, voici les énormes chameaux de Mongolie à crinière de lion, qui perpétuellement y défilent en cortège et font nos chevaux se cabrer de peur.

* * * * *

L’après-midi, nous sommes à Tong-Tchéou, la ville de ruines et de cadavres, qu’il faut franchir dans le silence pour arriver au bord du Peï-Ho. Et là, je retrouve ma jonque amarrée, sous la garde d’un cavalier du train; ma même jonque, qui m’avait amené de Tien-Tsin, mon même équipage de Chinois et tout mon petit matériel de lacustre demeuré intact. On n’a pillé en mon absence que ma provision d’eau pure, ce qui est très grave pour nous, mais si pardonnable, en ce moment où l’eau du fleuve est un objet d’effroi pour nos pauvres soldats! Tant pis! nous boirons du thé bouillant.

A la course, allons chez le chef d’étape régler nos papiers, allons toucher nos rations de campagne au magasin de vivres installé dans les ruines, et vite, démarrons la jonque de la rive infecte qui sent la peste et la mort, commençons de redescendre le fleuve, au fil du courant, vers la mer.

Bien qu’il fasse sensiblement plus froid encore qu’à l’aller, c’est presque amusant de reprendre la vie nomade, de réhabiter le petit sarcophage au toit de natte, de s’enfoncer, à la nuit tombante, dans l’immense solitude d’herbages, en glissant entre les deux rives noires.

Mercredi 31 octobre.

Le soleil matinal resplendit sur le pont de la jonque couvert d’une couche de glace. Le thermomètre marque 8° au-dessous de zéro, et le vent de Mongolie souffle avec violence, âpre, cruel, mais puissamment salubre.

Nous avons pour nous le courant rapide, et, beaucoup plus vite qu’au départ, défilent sous nos yeux les rives désolées, avec leurs mêmes ruines, leurs mêmes cadavres aux mêmes places. Du matin au soir, pour nous réchauffer, nous marchons sur le chemin de halage, courant presque à côté de nos Chinois à la cordelle. Et c’est une plénitude de vie physique; dans ce vent-là, on se sent infatigables et légers.

* * * * *

Jeudi 1er novembre.

Notre trajet par le fleuve n’aura duré cette fois que quarante-huit heures, et nous n’aurons dormi que deux nuits de gelée sous le toit de nattes minces qui laisse voir par ses mailles le scintillement des étoiles, car vers la fin du jour nous entrons à Tien-Tsin.

Ce Tien-Tsin, où il nous faudra chercher un gîte pour la nuit, s’est repeuplé terriblement depuis notre dernier passage. Nous mettons près de deux heures pour traverser à l’aviron l’immense ville, au milieu d’une myriade de canots et de jonques, les deux rives du fleuve encombrées de foules chinoises qui hurlent, qui s’agitent, achètent ou vendent, malgré l’éboulement des murailles et des toitures.

Vendredi 2 novembre.

Sous le vent de gel et de poussière qui continue de souffler sans pitié, nous arrivons pour midi dans l’horrible Takou, à l’embouchure du fleuve. Mais hélas! impossible de rejoindre l’escadre aujourd’hui: les marées sont défavorables, la barre mauvaise, la mer démontée. Peut-être demain et encore?…

J’avais presque eu le temps de l’oublier, moi, la vie incertaine et pénible que l’on mène ici: perpétuelle inquiétude du temps qu’il va faire; préoccupation pour tel chaland, chargé de soldats ou de matériel, qui risque d’être surpris dehors ou de s’échouer sur la barre; complications et dangers de toute sorte pour ce va-et-vient entre la terre et les navires, pour ce débarquement du corps expéditionnaire, – qui semble peut-être une chose si simple, lorsqu’on y regarde de loin, et qui est un monde de difficultés, dans de tels parages…

Samedi 3 novembre.

En route dès le matin pour l’escadre, par grosse mer. Au bout d’une demi-heure, la sinistre rive de Chine s’est évanouie derrière nous et les fumées des cuirassés commencent d’étendre sur l’horizon leur nuage noir. Mais nous craignons d’être forcés de rebrousser chemin, tant il fait mauvais…

Tout trempé d’embruns, je finis cependant par arriver, et, entre deux lames, je saute à bord du Redoutable, – où mes camarades, qui n’ont pas eu comme moi un intermède de haute chinoiserie, sont à la peine depuis déjà quarante jours.

V. RETOUR A NING-HAI

Environ six semaines plus tard. C’est encore le matin, mais il fait sombre et froid. Après avoir été à Tien-Tsin, à Pékin et ailleurs, où tant d’étranges ou funèbres images ont passé sous nos yeux, nous voici revenus devant Ning-Haï, que nous avions eu le temps d’oublier; notre navire a repris là, au petit jour, son précédent mouillage, et nous retournons au fort des Français.

Il fait sombre et froid; l’automne, très brusque dans ces régions, a ramené des gelées soudaines, et les bouleaux, les saules achèvent de dépouiller leurs feuilles, sous un ciel bas, d’une couleur terne et glacée.

Les zouaves, habitants du fort, qui si gaiement, il y a un mois, s’étaient mis en route pour y succéder à nos matelots, ont déjà laissé dans la terre chinoise quelques-uns des leurs, emportés par le typhus, ou tués par des explosions de torpilles, par des coups de feu. Et nous venons ce matin, avec l’amiral et des marins en armes, rendre les honneurs derniers à deux d’entre eux qui, d’une façon particulièrement tragique, par une lamentable méprise, sont tombés sous des balles russes.

Tout est plus solitaire sur les routes de sable semées de feuilles jaunes. Les cosaques de la plaine ont évacué leurs campements et disparu, de l’autre côté de la Grande Muraille, vers la Mandchourie. C’est fini de l’agitation des premiers jours, fini de la confusion et de l’encombrement joyeux; cela «s’est tassé», comme on dit en marine; chacun a pris ses quartiers d’hiver à la place assignée; quant aux paysans d’alentour, ils ne sont pas revenus, et les villages restent vides, à l’abandon.

Le fort, orné toujours de ses emblèmes chinois, de son écran de pierre et de son monstre, porte à présent un nom très français: il s’appelle le fort «Amiral-Pottier». Et quand nous entrons, les clairons sonnant aux champs pour l’amiral, les zouaves rangés sous les armes regardent avec un respect attendri ce chef qui vient honorer les funérailles de deux soldats.

Les portes franchies, on a tout à coup le sentiment inattendu d’arriver sur un sol de France, – et vraiment on serait en peine de dire par quel sortilège ces zouaves, en un mois, ont fait de ce lieu et de ses proches alentours quelque chose qui est comme un coin de patrie.

Rien de bien changé cependant; ils se sont contentés de déblayer les immondices chinoises, de mettre en ordre le matériel de guerre, de blanchir les logis, d’organiser une boulangerie où le pain sent bon, – et un hôpital où beaucoup de blessés, hélas! et de malades dorment sur des petits lits de camp très propres. Mais tout cela, dès l’abord, sans qu’on sache pourquoi, vous cause une émotion de France retrouvée…

Au milieu du fort, dans la cour d’honneur, devant la porte de la salle où le mandarin trônait, deux voitures d’artillerie, sous le triste ciel d’automne, attendent, dételées. Leurs roues sont garnies de feuillage, et des draps blancs les enveloppent, semés de pauvres petits bouquets qui y tiennent par des épingles: dernières fleurs des jardins chinois d’alentour, maigres chrysanthèmes et chétives roses flétries par la gelée; tout cela, disposé avec des soins touchants et de gentilles gaucheries de soldat, pour les camarades qui sont morts et qui reposent là sur ces voitures, dans des cercueils couverts du pavillon de France.

Et c’est une surprise d’entrer dans cette vaste chambre du mandarin, que les zouaves ont transformée en chapelle.

Chapelle un peu étrange, il est vrai. Aux murs tout blancs de chaux, des vestes de soldats chinois sont clouées en étoiles, réunies en trophées avec des sabres, des poignards, et, sur la nappe blanche de l’autel que des potiches décorent, les flambeaux pour les cierges sont faits d’obus et de baïonnettes; – choses naïves et charmantes, que les soldats savent arranger quand ils sont en exil.

La messe alors commence, très militaire, avec des piquets en armes, avec des sonneries de clairon qui font tomber à genoux les zouaves; messe dite par l’aumônier de l’escadre, dans ses ornements de deuil; messe de mort, pour les deux qui dorment, devant la porte, au vent glacé, sur les fourgons ornés de tardives fleurs. Et, dans la cour, les cuivres un peu assourdis entonnent lentement le «Prélude» de Bach, qui monte comme une prière, dominant ce mélange de patrie et de terre lointaine, de funérailles et de matinée grise…

Ensuite c’est le départ pour un enclos chinois tout proche, aux solides murs de terre battue, dont nous avons fait ici notre cimetière. On attelle des mules aux deux fourgons lourds, et l’amiral lui-même conduit le deuil, par les sentiers de sable où les zouaves forment la haie, présentant les armes.

Le soleil, ce matin, ne percera pas les nuées d’automne, au-dessus de cet enterrement d’enfants de France. Il fait toujours sombre et froid, et les saules, les bouleaux de la morne campagne continuent de semer sur nous leurs feuilles.

Ce cimetière improvisé, au milieu de tout l’exotisme qui l’entoure, a déjà pris lui aussi un air d’être français, – sans doute à cause de ces braves noms de chez nous, inscrits sur les croix de bois des tombes toutes fraîches, à cause de ces pots de chrysanthèmes, apportés par les camarades devant les tristes mottes de terre. Cependant au-dessus du mur qui protège nos morts, ce rempart si voisin, qui monte et se prolonge indéfiniment dans la campagne sous les nuages de novembre, c’est la Grande Muraille de Chine, – et nous sommes loin, effroyablement loin, dans l’exil extrême.

* * * * *

Maintenant les nouveaux cercueils sont descendus, chacun au fond de sa fosse, continuant ainsi la rangée, qui est déjà longue, de ces jeunes sépultures; tous les zouaves se sont approchés, les files serrées, et leur commandant rappelle en quelques mots comment ces deux-là tombèrent:

C’était aux environs d’ici. La compagnie marchait sans méfiance, dans la direction d’un fort où l’on venait de hisser le pavillon de Russie, quand les balles tout à coup fouettèrent comme une grêle; ces Russes, derrière leurs créneaux, étaient des nouveaux venus qui n’avaient jamais rencontré de zouaves et qui prenaient leurs bonnets rouges pour des calottes de Boxers. Avant que la méprise fût reconnue, nous avions déjà plusieurs des nôtres à terre, sept blessés dont un capitaine, et ces deux morts, dont l’un était le sergent qui agitait notre drapeau pour essayer d’arrêter le feu.

Enfin l’amiral à son tour parle aux zouaves, dont les regards alignés se voilent bientôt de bonnes larmes, – et, quand il s’avance sur le funèbre éboulement de terre pour abaisser son épée vers les fosses béantes, en disant à ceux qui y sont couchés: «Je vous salue en soldat, pour la dernière fois», on entend un vrai sanglot, très naïf et nullement retenu, partir de la poitrine d’un large garçon hâlé qui, dans le rang, n’a pourtant pas l’air du moins brave…

* * * * *

Le vide pitoyable, à côté de cela, le vide ironique de tant de pompeuses cérémonies sur des tombes officielles, et de beaux discours!

Oh! dans nos temps médiocres et séniles, où tout s’en va en dérision et où les lendemains épouvantent, heureux ceux qui sont fauchés debout, heureux ceux qui tombent, candides et jeunes, pour les vieux rêves adorables de patrie et d’honneur, et que l’on emporte enveloppés d’un humble petit drapeau tricolore, – et que l’on salue en soldat, avec des paroles simples qui font pleurer!…