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Czytaj książkę: «Le sergent Simplet», strona 12

Czcionka:

Avec une activité fiévreuse, il se reprit à creuser le canal. Plus de deux heures s’écoulèrent, avant que ses compagnons vinssent le rejoindre. Le travail, ce grand consolateur, avait fait tomber sa surexcitation, apaisé les révoltes de sa pensée. Le calme lui était revenu et personne ne soupçonnait le drame intérieur qui l’avait torturé.

À midi tout était disposé pour le « miracle ». Le nouveau lit du ruisseau coupait d’une tranchée sinueuse la surface de la prairie. Près de la source on avait laissé un simple barrage facile à détruire. Les bogues sèches, amoncelées un peu en arrière du bord du plateau, afin de n’être pas aperçues par les assiégeants, formaient un bûcher de la hauteur d’un homme. Il n’y avait plus qu’à attendre les ombres propices de la nuit.

Entre les assiégés aucune conversation. Rassemblés auprès de la cascade, route de cristal qui devait les conduire à la liberté, ils gardaient le silence, absorbés par leurs pensées.

Toutes les inquiétudes du captif, durant les heures lentes qui précèdent l’évasion, assiégeaient les voyageurs. À chaque instant un visage se rembrunissait, montrant que son propriétaire se posait la redoutable question:

– Le stratagème réussira-t-il?

Le mutisme de Marcel n’étonna donc personne. Tous crurent le jeune homme en proie aux préoccupations générales.

Ils ne remarquèrent pas le regard doux et triste, résigné comme celui du chien battu, qu’il oubliait souvent sur sa sœur de lait. Simplet disait l’adieu pénible aux illusions disparues. Il se traçait sa ligne de conduite. Toujours on ignorerait sa tendresse, pauvre oiselet, aux ailes trop faibles, tombé du nid avant d’avoir pu monter aux splendeurs bleues du firmament. Il serait l’ami fidèle, d’un dévouement sûr, car il n’en attendrait aucune récompense.

Et avec un serrement de cœur, il se promettait de jouer ce rôle ardu de gagner la confiance complète d’Yvonne, d’apprendre d’elle-même le songe mystérieux de son âme virginale.

Chez le sous-officier, un phénomène curieux s’accomplissait. Sous l’étreinte de la douleur, son être s’affinait, devenait immatériel. L’âme du petit soldat accoutumée aux devoirs simples: l’amitié, le drapeau, acquérait des complications de poète.

Non sans trouble, Simplet assistait à cette genèse de l’homme qu’il serait à l’avenir, et ses yeux se troublaient à sonder l’horizon toujours élargi du sacrifice.

Cependant Roumévo, pratique comme un homme familiarisé avec les vicissitudes de la vie sauvage, prépara un dîner succulent.

– Nous aurons à marcher cette nuit, affirma-t-il, il est utile de prendre des forces.

La chauve-souris, rôtie avec soin, parut délicieuse. Et de fait, la chair de l’animal rappelait celle des meilleurs poulets de Bresse.

Quoi qu’il en eût, Dalvan lui-même y fit honneur. Quand la mélancolie est soumise à des exercices violents, qu’elle est perchée sur une colline balayée par tous les vents du ciel, elle ne perd pas l’appétit, et maint rêveur anémique deviendrait vigoureux s’il promenait ses idées noires par des chemins de montagne. Du reste, l’instant d’agir était proche. Les Betsileos, auxquels les femmes avaient apporté de nouvelles provisions, avaient pris leur repas. Au lieu de se terrer de nouveau, ils s’étaient réunis par petits groupes, autour des tombes élevées aux guerriers tués pendant la sortie de la veille. Cette manœuvre avait inquiété les Français. Mais le courrier leur avait expliqué, que les assiégeants attendaient l’apparition de la lune pour entonner le chant de mort, hommage suprême auquel a droit l’homme frappé les armes à la main.

– Ils attendront peut-être longtemps, remarqua Simplet, le ciel est couvert de nuages, et madame la Lune semble avoir tiré ses rideaux.

En effet, au déclin du jour, des nuées épaisses poussées par un vent d’est – pluvieux à Madagascar alors qu’il est sec en Europe – avaient envahi la coupole céleste.

– Bon! répliqua Roumévo, il suffit qu’elle se montre un instant.

Phœbé, presque aussitôt, glissa un pâle rayon entre deux nues, et un chant grave, solennel, s’éleva dans la plaine.

Parfois il s’abaissait ainsi qu’une plainte, puis les voix devenaient aiguës s’éraillant en cris de vengeance, et les strophes de la lugubre cantilène s’achevaient en sons hoquetés, heurtés, figurant des sanglots.

La lune de nouveau voilée, le plateau semblait une île perdue au milieu d’un océan d’ombre, et c’était sinistre d’entendre monter de la nuit le chant de mort des Betsileos.

– Maintenant, dit le courrier qui écoutait avec attention, ils nous maudissent et nous vouent à l’exécration des génies malfaisants.

– Alors, s’écria Marcel, c’est l’heure du miracle. Ils se croiront exaucés… Claude, allume le bûcher; avec Roumévo, nous allons détruire le barrage.

Peu de minutes après, une flamme claire dansait au bord du plateau; elle grandissait, grandissait au milieu de pétillements; des gerbes d’étincelles s’éparpillaient avec des éclats stridents. Dans la plaine, des pas résonnaient, des froissements d’acier passaient nets dans le silence. Évidemment les assiégeants s’inquiétaient de la lueur brusquement apparue.

Et soudain un grand cri traversa l’espace. Le ruisseau dérivé avait empli son nouveau lit et roulait impétueusement sur la pente. Le canal passait sous le bûcher. L’onde semblait jaillir des flammes.

– Zenahari!… Zenahari!

À cet appel au dieu Soleil, Marcel répondit par une exclamation moqueuse.

– Ils coupent dans le pont! Filons, et lestement.

Suivi par ses amis, il gagna l’ancienne cascade et la descente commença. Difficile, périlleuse même; les pieds glissaient sur les rochers polis par les eaux. Ici la paroi devenait lisse, et les ceintures, ajustées bout à bout permettaient à peine d’arriver au gradin inférieur. Plus bas, les degrés faisaient défaut, remplacés par une rampe raide, sur laquelle les fugitifs s’abandonnaient non sans anxiété. Ils glissaient dans la nuit opaque, brusquement arrêtés par un palier invisible.

Enfin, tous se trouvèrent les pieds dans l’eau, au fond d’une sorte de bassin vaseux. Ils avaient atteint le niveau de la plaine.

De l’autre côté de la colline sacrée, les vociférations continuaient. Sans nul doute, tous les Malgaches étaient réunis en face du point où se produisait le prodige.

Suivant le lit du ruisseau, la troupe reprit sa marche. Elle avançait difficilement sur le sol détrempé, parsemé de pierres et de trous encore emplis d’eau. Aussi, après un quart d’heure de ce fatigant exercice, certains d’avoir dépassé la ligne d’investissement, les fugitifs escaladèrent le talus et, côtoyant la haie d’herbes qui marquait le cours du ruisselet, ils se dirigèrent vers le sud.

Une clarté livide courut sur la plaine et s’éteignit. Tous s’arrêtèrent surpris. Un grondement formidable emplit l’atmosphère.

– L’orage! cria Roumévo, hâtons-nous vers la forêt.

Mais quelque diligence que fissent les Européens, la tempête éclata avant qu’ils eussent gagné le fourré. De tous les points de l’horizon des éclairs lançaient leurs lumineux zigzags, des détonations ininterrompues éclataient dans les nues, et une pluie diluvienne s’abattit sur le sol subitement transformé en lac.

Aveuglés, courbés sous l’averse, tous se mirent à courir. En avant d’eux, une ligne plus sombre indiquait le taillis. Ils allaient l’atteindre, quand une nappe de feu les enveloppa avec un fracas assourdissant. Précipités à terre, ils entrevirent une masse énorme se renverser, et ils perdirent connaissance, à demi cachés sous les branches extrêmes d’un géant de la forêt terrassé par la foudre.

XVI. LE PAYS DES BARES

La première, Yvonne retrouva le sentiment. Elle était étendue sur le sol, la face tournée vers le ciel redevenu bleu. Elle regarda sans comprendre tout d’abord. Puis le souvenir lui revint; elle se rappela et, très inquiète, elle chercha à se soulever pour apercevoir ses compagnons.

Son mouvement lui arracha un cri de douleur. Il lui sembla être contusionnée par tout le corps. Ses membres n’avaient plus de force. Mais elle lutta et parvint à s’asseoir.

Devant elle, une énorme boule verdoyante lui barrait la vue. C’était la cime de l’arbre déraciné par la tourmente. En regardant mieux, la jeune fille distingua ses compagnons enfouis sous les branches.

– Ils sont morts! murmura-t-elle avec épouvante.

D’un héroïque effort elle se mit debout et, la poitrine serrée par l’angoisse, elle écarta les feuillages.

– C’est vous, mademoiselle Yvonne? fit une voix faible.

– Oui, c’est moi… Mais Marcel, mais Roumévo sont ensevelis sous les branchages!

– Mâtin!

Et Claude, se traînant péniblement, sortit de sa verte prison. Une fois debout, il se livra à un vigoureux moulinet, afin de rétablir la circulation, et il aida Yvonne à délivrer ses amis. Dalvan avait reçu une blessure à la tête, plus effrayante que dangereuse heureusement, et bientôt les voyageurs constatèrent qu’en somme, l’aventure ne leur avait laissé qu’une forte courbature. Le meilleur moyen de combattre cette fâcheuse affection est l’exercice. Aussi, après s’être félicités, les amis franchirent la lisière de la forêt. Seulement Yvonne, si contente en découvrant que son frère de lait était sain et sauf, avait maintenant un visage assombri.

En lui disant son plaisir de la revoir vivante, Marcel lui avait paru froid, gêné, compassé. Elle ne se trompait pas. Mais dans l’impossibilité de deviner la brusque évolution produite dans l’esprit du jeune homme par son rêve parlé, elle lui fit un crime de son calme. Rougissante, elle se demanda s’il n’avait pas compris ses tendres inquiétudes.

– Mais si, se répondit-elle, ses regards, son accent, tout proclamait qu’il me savait gré de l’aimer davantage. Alors que signifie son attitude présente? Veut-il me donner à entendre que son affection ne saurait aller au-delà de l’amitié?

Et toute surprise de sa pensée:

– En vérité, qui donc lui demande cela… Eh bien! je lui montrerai qu’il fait fausse route, je l’amènerai à regretter l’amitié qu’il refuse, car ce n’est que de l’amitié… Oh! oui, rien que de l’amitié, rien que de l’amitié.

Avec l’adorable esprit de contradiction qui fait le charme de la femme et le malheur de l’homme, elle affirmait rondement, bien qu’ayant conscience de déguiser la vérité.

Seulement, ce qu’elle ne put déguiser, ce furent de grosses larmes qui jaillirent de ses yeux. Elle les essuya bien vite pour que Marcel ne les vît pas. Pourtant elle n’eût pas été fâchée qu’il les surprît, afin de lui faire honte. Songez donc, un homme qui coûte des pleurs à une femme, – c’est si lâche!

Partagée ainsi entre la crainte de parler et celle de se taire, tiraillée par des désirs adverses, Yvonne cheminait sans prendre garde aux merveilles végétales que sa jupe effleurait. Les sirikis noirs, perchés à l’intersection des branches, fixaient sur elle leurs yeux vifs; les perroquets à collerette rouge, les perruches vertes babillaient sans réussir à attirer son attention.

Une fois ou deux seulement, le passage bruyant d’un cochon sauvage, l’envolée d’une poule sultane à la robe violette, la tirèrent de sa rêverie. Elle s’empressait d’y retomber.

Au soir, on dîna merveilleusement d’une sarcelle à tête rose, abattue par Roumévo, et d’œufs de caïman à l’enveloppe verdâtre trouvés sur le bord d’un étang.

Durant deux jours encore, les voyageurs firent route à travers les arbres. Un simple incident culinaire marqua les étapes. Roumévo escalada un palmier, dont la découverte avait amené un large rire sur sa face bronzée. Il coupa l’extrême cime et convia ses compagnons à s’en régaler. Ce qu’ils firent volontiers, car ce nouvel aliment n’était autre que le chou palmiste, dont les palais les plus délicats s’accommodent parfaitement.

La végétation devenait plus rare. Les herbes avaient disparu, et les amis d’Yvonne foulaient un terrain d’aspect jaunâtre. Les arbres se distançaient et perdaient leurs dimensions colossales. Des buissons chétifs leur succédèrent.

– C’est le désert, affirma Bérard. Quand j’étais en garnison dans l’île, on nous apprenait qu’au sud des provinces betsileos se trouve un désert, parsemé de buissons et habité par des peuplades sauvages, les Bares, dont les mœurs sont semblables à celles des Bushmen, voisins de la colonie du Cap.

Sur cette déclaration, les gourdes avaient été remplies à un maigre cours d’eau, et la caravane s’était portée en avant. Bientôt les assertions du « Marsouin » s’étaient vérifiées. Plus de chants d’oiseaux, plus de traces d’animaux. À perte de vue le feuillage grisâtre des plantes épineuses, qui croissent seules dans cette région. Plus de lacs, plus de rivières. Partout une terre sèche aux tons dorés.

Avec cela un soleil implacable. Il fallut renoncer à avancer pendant le milieu de la journée. C’eût été provoquer des insolations qui eussent arrêté la petite troupe. Et s’arrêter en ces lieux était se vouer à une mort certaine.

Au soir, haletants, la gorge séchée par la fine poussière que soulevait le moindre vent, les voyageurs s’arrêtèrent et inconsidérément vidèrent leurs gourdes. Quand Roumévo conseilla de garder une petite provision d’eau pour le lendemain, il était trop tard.

– Bah! fit Claude, le désert malgache n’est pas grand: deux jours de marche à peine. Nous en sortirons demain.

Cependant une vague appréhension pesait sur tous, lorsqu’ils s’endormirent. Ils se réveillèrent avec une soif ardente. Le vent avait soufflé. Ils étaient couverts de poussière; leurs narines, leurs lèvres desséchées se fendillaient.

– Debout! ordonna Roumévo, marchons avant que le courage nous fasse défaut.

Vers dix heures, il fallut s’arrêter. La chaleur devenait intolérable. L’air semblait chassé par la gueule d’un four. Suffoqués, assommés par cette température, Marcel et ses amis se glissèrent sous des buissons, afin de se dérober aux brûlures du soleil. Et là, étendus à terre, la face congestionnée, ayant l’impression d’être enfermés dans une étuve, ils attendirent.

– Nous pouvons repartir.

Cette phrase, prononcée par Roumévo d’une voix spectrale, secoua les sous-officiers. Rampant sur les coudes et les genoux, ils quittèrent leur abri et se levèrent. Ils chancelaient. Dans leur crâne, il leur semblait que la cervelle bouillait et, pris d’une sorte de vertige, ils pensaient qu’autour d’eux les arbustes se mouvaient. Cependant ils vainquirent cette faiblesse et se disposèrent au départ.

– Et Yvonne? demanda Dalvan.

Elle était restée étendue, les yeux clos. Il s’approcha.

– Yvonne, murmura-t-il doucement. Un peu de courage; nous allons sortir de ce pays désolé.

Elle n’eut pas l’air d’entendre. Un sourire se joua sur ses lèvres.

– Des arbres verts, des moissons, de l’eau… Ah! que c’est bon!

Le courrier avait entendu.

– Le délire, fit-il tristement; si nous ne trouvons pas d’eau, elle ne pourra nous suivre.

Il se tut. Marcel l’avait saisi. Il le regardait d’un air égaré:

– Qu’as-tu dit?

– La vérité, hélas!

– Alors, ma sœur?…

– Est atteinte de la fièvre du désert et le seul remède, c’est l’eau.

Un instant, Simplet parut accablé; puis se redressant:

– Eh bien, puisqu’il faut de l’eau à Yvonne, trouvons-en.

En vain le courrier essaya de lui démontrer l’inutilité d’une pareille recherche. Le jeune homme s’entêta. Profondément troublé, il répétait sans cesse cette phrase:

– Yvonne a besoin de boire; c’est bien simple, il faut trouver de l’eau.

De guerre lasse, Roumévo céda. On chercherait pendant deux heures; après quoi, on porterait la jeune fille sur les fusils entre-croisés, et on marcherait tant que les forces le permettraient.

En attendant, pour que les explorateurs ne se perdissent pas, le Tsimando attacha deux remingtons l’un au bout de l’autre, et surmonta le mât improvisé d’une baguette, à l’extrémité de laquelle il noua un mouchoir. Ce signal dépassait le niveau des arbustes d’un mètre cinquante environ, et devait s’apercevoir d’assez loin.

Toutes les précautions prises ainsi, les trois voyageurs partirent à la découverte. Mais ils eurent beau fouiller les fourrés, sonder le sol, nulle trace d’humidité ne leur apparut. De temps à autre, ils rencontraient des ravines creusées par les averses de la saison des pluies, mais la terre poreuse avait absorbé depuis longtemps les eaux du ciel.

Un à un, découragés, torturés eux-mêmes par la soif, ils revinrent au campement. Les yeux fixes, ils se regardaient. Leurs langues gonflées se refusaient à la conversation, et leur salive rare humectait insuffisamment leurs gosiers brûlants. Une sorte de torpeur les envahissait. Leur cervelle, subitement racornie, ballottait dans leur crâne ainsi qu’une amande sèche. Leur tête vacillait sur leurs épaules. Ils tentèrent un effort. Soulevant avec précaution leur compagne, ils la placèrent sur un brancard formé de deux fusils. Ils voulaient fuir droit devant eux, gagner une région plus clémente, avec de claires rivières aux rives ombreuses. Mais ils avaient trop présumé de leurs forces. Après cent mètres, ils durent s’arrêter. La frêle enfant pesait trop encore pour leurs bras affaiblis, et avec un désespoir farouche, ils la reposèrent sur le sable. Marcel appela ses compagnons.

– Partez, leur dit-il; seuls vous réussirez peut-être à sortir de cette effroyable solitude.

Et comme ils refusaient:

– Il est inutile que vous périssiez avec nous.

– Mais toi-même, s’écria Bérard, pourquoi te condamnes-tu à périr de soif?

Dalvan haussa les épaules.

– Je reste auprès d’elle.

– C’est la mort que tu cherches?

– N’est-ce point le repos?

Le ton de Simplet indiquait une résolution arrêtée.

Bérard cessa de discuter. Tranquillement il se coucha et ferma les yeux.

– Que fais-tu? interrogea Marcel.

– Tu le vois, je reste aussi.

Un éclair passa dans l’œil du sous-officier. Il se mit debout et, d’un mouvement rageur, frappa la terre du talon. Un cri fou jaillit de ses lèvres, rugissement de damné apercevant le ciel. Sous le choc, la terre avait cédé, et des gouttelettes d’eau sautaient de tous côtés sur le sable.

– De l’eau!

Roumévo s’était précipité, et avec précaution il dégageait la partie supérieure d’une cavité ovoïde aux trois quarts emplie d’eau. Un peu bourbeuse peut-être, mais potable, mais capable de rendre l’existence à Mlle Ribor.

Les gourdes furent garnies, et Dalvan radieux, riant et parlant tout seul, fit couler quelques gorgées entre les lèvres serrées de sa sœur de lait. On eût dit que chaque goutte absorbée chassait une portion du mal. Les yeux de la malade s’ouvraient; son regard voilé redevenait intelligent; les roses de la vie remontaient à ses joues. Puis elle parla pour dire:

– Encore! encore!

Elle but près d’un litre d’eau, et elle put se soulever, s’asseoir.

– Il me semble, déclara-t-elle, que je marcherais.

– Dans une heure, répondit le Tsimando, remettez-vous maintenant et laissez votre frère se rafraîchir à son tour.

Alors Marcel se souvint de sa soif, il l’apaisa et revint auprès d’Yvonne. Les gourdes pleines, les voyageurs largement abreuvés, la cavité se trouva vide. Claude, étonné de sa forme régulière, murmura:

– Ma parole, on dirait un œuf.

– C’en est un, en effet, répliqua Roumévo; c’est un œuf d’œpiornis. Autrefois vivait dans l’île un oiseau gigantesque, auprès duquel l’autruche d’Afrique n’est qu’un oiselet. Ses œufs que l’on découvre parfois – jamais plus heureusement que celui-ci, par exemple – contiennent jusqu’à huit litres d’eau, c’est-à-dire six fois plus que l’œuf d’autruche. On peut juger ainsi de ce qu’était l’animal qui les pondait.

Le brave Hova mettait quelque orgueil à enseigner aux Français l’existence préhistorique du volatile unique au monde. C’était une production de sa terre natale, et s’il en était fier, un patriotisme un peu exagéré en était seule cause.

– Mais l’eau? questionna Yvonne qui écoutait.

– Lors des dernières pluies, elle se sera infiltrée par une fente de la coquille. Une croûte sablonneuse a bouché l’ouverture et conservé, tout exprès pour vous sauver, un liquide dont vous ne rencontreriez pas trace à vingt kilomètres à la ronde.

Ragaillardis, oublieux des souffrances passées, les voyageurs partirent allègrement. Dans les bidons soigneusement bouchés, l’eau captive se démenait avec des glouglous encourageants. Nulle mélodie n’eût paru aussi douce aux oreilles de gens à peine échappés aux affres de la soif.

Toute la nuit, ils allèrent de l’avant, étonnés eux-mêmes de leur vaillance. Ils ignoraient que la soif tue avant l’épuisement des forces. Elle suspend la vie, qu’un peu d’humidité rend avec toute son activité. Aux approches du jour d’ailleurs, des signes certains montrèrent que le mauvais pas était franchi. Des plantes vertes, rares d’abord, succédaient aux buissons épineux. Puis vinrent des arbres, de taille exiguë encore, avant-garde naine des puissantes futaies.

Enfin, alors que l’horizon oriental rougissait, la caravane, épuisée mais joyeuse, fit halte au bord d’une petite rivière, qui couvrait de cinquante centimètres d’eau un fond sableux brillant comme de l’or. Sur chaque berge, des arbres s’élevaient ainsi que des colonnes et unissant leurs branches à cinquante pieds du sol, formaient une voûte feuillue impénétrable aux ardeurs solaires.

Les voyageurs se baignèrent. Yvonne avait remonté le courant et, à peu de distance, elle avait découvert une petite crique formant un ravissant cabinet de verdure. Avec délices la jeune fille barbota dans l’eau courante; puis rafraîchie, elle rejoignit ses compagnons. Ceux-ci, établis dans une clairière gazonnée, parsemée de troncs abattus – sans doute un cyclone avait passé par là – étalaient leurs provisions sur le tapis vert.

Profitant de l’absence de la jeune fille, ils avaient fait une ample cueillette de fruits. Noix de coco, mangues, bananes s’amoncelaient, tandis que Roumévo, accroupi auprès d’un foyer formé de deux pierres, assujettissait au-dessus de la flamme une superbe pintade qu’il venait de capturer.

– Dans un quart d’heure, mademoiselle sera servie, s’écria Marcel en apercevant sa sœur de lait.

– Ah! fit-elle, tant mieux; je meurs de faim.

– Le meilleur des assaisonnements, affirment les philosophes.

– Je le possède à ce point que j’en oublie la fatigue.

– Tu dévoreras, petite ogresse, et après… tout le monde au dortoir… Comme les noctambules parisiens, nous nous blottirons dans les bras de Morphée à huit heures du matin.

Curieuse, Mlle Ribor alla jeter un coup d’œil sur la broche qui traversait la pintade. Elle était primitive. Une baguette de fusil supportée par deux pieux fichés en terre.

– Le triomphe du remington, avait déclaré Dalvan; cette arme sans pareille sert à abattre le gibier, et à le faire cuire au besoin.

Le volatile, soigneusement retourné par le courrier, commençait à prendre une teinte dorée du plus appétissant aspect.

La jeune fille regarda autour d’elle. Pour le repas, il ne manquait rien. Ses compagnons fournissaient la volaille et le dessert. Elle voulait apporter sa part de contribution cependant. Et elle songea que les fleurs sont le complément de tout bon dîner. Elles sont la gourmandise des yeux. Faire un bouquet était facile. Des fleurs multicolores émaillaient la clairière. Yvonne se mit à en cueillir une gerbe.

Les muguets sauvages, les rouges arkatra, les lombodi à la corolle bleue veinée de noir s’entassaient en odorante botte sur le bras de la blonde voyageuse. Bientôt le fardeau devint gênant. Du regard la jeune fille chercha un endroit, où elle pût disposer ses fleurs.

À la lisière même du fourré, entre des buissons étoilés de blanches floraisons, était couché un jeune arbre, au tronc poli, renversé depuis peu certainement, car son écorce ne présentait pas ces moisissures qui rongent les géants sylvestres terrassés. Le coin semblait être fait exprès. La jolie bouquetière y courut, s’assit sur le siège mis à sa disposition par la forêt et jeta devant elle son tas de fleurs.

Déjà, entre ses doigts menus, elle tenait les tiges dont les brisures laissaient goutter la sève ainsi que des larmes, quand il lui parut que le tronc d’arbre s’agitait. Étonnée, elle pensa se lever. Elle n’en eut pas le temps. Renversée brutalement en arrière, elle se sentit enlacée par une spirale vivante, et au-dessus de son visage, elle aperçut une gueule énorme dont l’ouverture ne mesurait pas moins de quarante centimètres. Elle poussa un cri aigu et ferma les yeux, n’osant pas regarder venir la mort.

Le tronc d’arbre, sur lequel Yvonne avait pris place, était le corps d’un boa constrictor de grande taille. L’animal, sans doute engourdi par une digestion laborieuse – on a vu des boas rester plusieurs heures sans mouvement après la déglutition d’une proie – n’avait pas bougé tout de suite. Mais, si légère que fût Mlle Ribor, son poids avait causé au reptile un sentiment de gêne tel, que surmontant sa paresse, il avait songé à se venger de l’être importun qui l’étouffait.

Au cri d’Yvonne, ses amis s’étaient élancés. Puis ils étaient demeurés cloués sur place devant le terrible tableau. Le boa avait à peine dardé sur eux le regard de ses yeux jaunes et, d’un mouvement presque insensible, il abaissait sa tête vers le visage blêmi de sa victime. Sa gueule allait toucher le front de la vierge…, les mâchoires distendues se refermeraient, et le sacrifice serait consommé.

Claude épaula son fusil. Mais, plus rapide que lui, Marcel releva l’arme.

– Comme cela, c’est elle que tu atteindras.

Yvonne eut une plainte:

– J’étouffe!

Le constrictor se mettait à serrer celle qu’il tenait captive dans ses anneaux. Dalvan bondit, et soudain ses compagnons le virent s’arrêter; un sourire courut sur sa physionomie bouleversée.

– Que je suis bête! dit-il.

Ils crurent qu’il devenait fou. Mais lui continuait:

– Simple comme tout de le faire lâcher, la flûte des charmeurs!

Et doucement il se prit à siffler. Presque bas au début, le son s’enfla bientôt. Comprimant le frisson d’angoisse dont son être était secoué, Marcel lançait aux échos de la clairière l’enlaçante mélodie de la Vague. Le grand artiste, qui fut Olivier Métra, ne se doutait pas qu’il serait exécuté un jour dans de telles conditions.

Dès les premières notes, le reptile avait été parcouru comme par une commotion galvanique. Sa tête allongée s’était redressée et ses yeux, subitement couverts d’un voile, s’étaient fixés sur le musicien. Puis il se balança d’un mouvement rythmé, et comme le sous-officier, sifflant toujours, s’éloignait un peu, le serpent abandonna sa proie, ses anneaux glissèrent avec un frottement métallique sur la robe d’Yvonne, et il rampa vers le charmeur improvisé.

La hideuse bête se rapprochait, tout le corps oscillant en mesure. Marcel, à quelques pas, s’était arrêté. Mais l’attraction musicale continuait. Le boa, arrivé près de lui, avait levé la tête jusqu’à la hauteur de celle du jeune homme, et là, les regards papillotants, il semblait littéralement boire les sons.

Bérard et le courrier, qui assistaient immobiles à ce surprenant duel, virent Marcel prendre son revolver, porter lentement le canon en face de la gueule entr’ouverte du monstre. Le coup partit, et la tête éclatée, le constrictor se convulsa furieusement sur l’herbe, fauchant de sa queue les arbustes à sa portée.

Insoucieux de son agonie, son vainqueur courut à Yvonne, auprès de qui ses compagnons s’empressaient déjà. La jeune fille n’avait point perdu connaissance. Comme en rêve, elle avait vu le danger et le sauveur. À l’arrivée de Marcel, elle fit un mouvement pour se jeter dans ses bras.

Lui-même allait l’étreindre contre sa poitrine. Mais ils se souvinrent de leur douloureuse erreur. Dans un éclair, ils se dirent: lui, qu’elle en aimait un autre; elle, qu’il ne l’aimait point! Et ils restèrent glacés, muets, embarrassés d’être en présence. Enfin, Mlle Ribor surmonta son trouble et tendant la main à son frère de lait:

– Merci, Marcel, murmura-t-elle en détournant la tête.

Et Dalvan, comprimant avec peine les paroles affectueuses qui se pressaient sur ses lèvres, répondit comme inconscient:

– Il n’y a pas de quoi, petite sœur.

Bérard, qui ne pouvait comprendre le malentendu existant entre les jeunes gens, haussa les épaules et grommela rageusement:

– En voilà une petite drogue! Son frère de lait passe sa vie à sauver la sienne. Elle le remercie du bout des dents. On dirait que ça lui est dû. J’ai déjà remarqué d’ailleurs son indifférence. Pour sûr que si ce n’était pas pour Marcel, je l’abandonnerais et je m’amuserais à la voir se débrouiller toute seule.

Décrivant un cercle afin d’éviter de passer auprès du boa toujours agité par l’agonie, tous allèrent prendre place à l’endroit où étaient déposées les provisions. Le repas fut silencieux. L’émotion avait paralysé l’appétit. La pintade parut coriace, les fruits amers.

Le déjeuner expédié, on pensa à dormir. Mais l’aventure récente avait prédisposé les esprits à l’inquiétude. Il fut convenu que chaque homme veillerait à tour de rôle. Le premier quart échut à Bérard. Roumévo s’étendit aussitôt sur l’herbe. Yvonne fit de même. Pour Marcel, il se retira à l’écart. La tête appuyée sur ses mains, mécontent de lui-même et des autres, il se reprocha de souffrir, comme si la volonté de l’homme pouvait enrayer la douleur.

Trois jours plus tard, le 19 février, ayant traversé une riche contrée où l’air était embaumé de jasmin et les nuits semées de mouches à feu, étincelles vivantes, les voyageurs atteignirent la mer. Là, Roumévo leur désigna un promontoire qui se profilait à l’horizon.

– Fort Dauphin! dit-il. Vous y serez en sûreté et trouverez certainement un moyen de quitter Madagascar. Moi, j’ai rempli ma mission. Mon frère de sang n’est plus en danger; je retourne à mon devoir auprès de ma souveraine.

En vain les Européens cherchèrent à le détourner de son projet. Il persista. Et tous éprouvèrent la tristesse de la séparation. Ils s’étaient attachés à ce compagnon fidèle, qui pour eux avait risqué sa vie, sa liberté. Il ressentait peut-être les mêmes choses, mais son visage sombre ne trahissait point sa pensée; seulement, à l’heure du départ, il réunit dans sa main celles d’Yvonne et de Marcel. Il les considéra un moment comme absorbé, et avec un accent vibrant qui leur causa un inexplicable malaise:

– Vous serez heureux, prononça-t-il; vous oublierez le frère Hova. Roumévo, lui, se souviendra toujours.