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Paul d’Ivoi
LE SERGENT SIMPLET À TRAVERS LES COLONIES FRANÇAISES
I. DEUX SOUS-OFFS
L’horloge de la gare de Grenoble marquait trois heures. Sur la voie montante le train pour Lyon était formé. Les employés pressaient les voyageurs retardataires et, courant le long du train, fermaient les portières avec violence.
Un coup de sifflet retentit.
Soudain un sergent d’infanterie de ligne parut à la porte des salles d’attente. Il courait tout essoufflé, une valise à la main.
Écartant un agent qui prétendait l’arrêter, il s’élança vers le convoi déjà en marche, ouvrit la portière d’un compartiment de seconde classe dans lequel il s’engouffra en coup de vent.
– Ouf! quelle course, fit-il en allant tomber dans le seul coin inoccupé. Il posa sa valise à côté de lui et regarda ses compagnons de voyage.
À l’autre extrémité du wagon, deux hommes grands, à la face rougeaude, mi-bourgeois, mi-paysans, causaient à haute voix, avec l’importance de gens bien nourris à qui les écus ne manquent point.
En reportant ses yeux en face de lui, le jeune homme murmura:
– Tiens un autre pied de banc!
En effet son vis-à-vis se trouvait être un sergent d’infanterie de marine, aussi brun qu’il était blond, aussi bronzé qu’il l’était peu.
C’était sa vivante antithèse.
Alors que le lignard, de taille moyenne mais bien prise, avait l’œil bleu très doux, la moustache blonde relevée en crocs, la figure pleine; le marsouin était grand, maigre, et des yeux noirs, durs, trouaient son visage cuit par le soleil.
Lui aussi portait la moustache; mais les pointes pendaient mélancoliquement de chaque côté de la bouche, à la façon des vieux Celtes ou des modernes Chinois.
Il ne parut pas s’apercevoir de l’examen dont il était l’objet. Immobile, la tête renversée en arrière, il semblait absorbé par une pensée triste.
Un bruyant éclat de rire le fit tressaillir.
Les « pékins » se tordaient dans un accès de folle gaieté. L’un avait sans doute fait une remarque plaisante à l’adresse du sous-officier, car leurs yeux ne le quittaient point.
Il fronça le sourcil. Les rires redoublèrent. Du coup il se redressa et d’une voix sèche:
– Pardon, messieurs, ne pourriez-vous rire sans regarder de mon côté?
– Cela vous gêne? répliqua lourdement le plus jeune paysan.
– Énormément. Votre attitude, d’ailleurs, me donne à penser que je ne suis pas étranger à votre hilarité.
Ils ne répondirent pas. Ils riaient de plus belle, la bouche fendue jusqu’aux oreilles.
Puis celui qui n’avait pas encore parlé, une sorte de colosse, reprit:
– Vous avez mauvais caractère.
– C’est possible, je ne plaisante qu’avec mes amis.
– Oui, et parce que vous portez la livrée militaire…
– L’uniforme, rectifia le soldat en se soulevant légèrement.
– Vous croyez faire peur aux autres. Vous faites l’avale-tout-cru. Pas la peine avec nous, on est rustique. Allez, calmez-vous, ça vous évitera une mauvaise querelle.
Le marsouin était devenu blême; il fit un mouvement pour s’élancer vers ses interlocuteurs.
Mais le rustre souleva un gros bâton sur lequel s’appuyaient ses mains calleuses et goguenard:
– Oh! vous savez, sergent, vous n’êtes pas de force. Un contre deux qui en valent bien quatre.
Et pointant son gourdin en avant, il continua:
– Avec ces camarades-là… Qu’est-ce que vous pouvez?
Jusque-là le lignard avait assisté à la scène sans un geste.
À ce moment, il étendit vivement la main, saisit la canne et d’une saccade l’arracha au paysan, tout en disant d’une voix tranquille:
– C’est bien simple, maintenant nous sommes trois de ce côté, y compris le camarade gourdin, et si vous ne vous excusez pas de votre insolence, nous vous battrons.
L’attitude calme et résolue du fantassin en imposa aux deux hommes, car en même temps ils s’écrièrent:
– Eh! on ne se moquait pas de lui.
– Je veux le penser, mais on en avait l’air.
– Vous croyez?
– Parfaitement!
– Ben quoi! on vous fait des excuses alors.
– C’est bon!
Et tendant la canne au paysan tout penaud.
– Reprenez cela. Quand on a l’honneur de porter l’uniforme, on n’a pas besoin d’un morceau de bois pour se faire respecter.
Puis sans s’inquiéter davantage de ses adversaires, il se tourna vers le marsouin. Les jeunes gens se serrèrent la main.
– Je vous remercie, mon cher collègue, commença celui-ci.
Il l’interrompit:
– Oh! c’est tout simple. Vous pouvez, du reste, me causer un grand plaisir en échange.
– Parlez!
– Parler précisément. J’ai horreur du voyage solitaire et muet. Si vous jugez la glace rompue…?
– Fondue, mon cher collègue – et se levant à demi – Claude Bérard, sergent au 1er régiment d’infanterie de marine, libéré après la campagne au Dahomey et deux mois de convalescence à Toulon.
– Et moi, Marcel Dalvan, sergent au 35e de ligne, libéré en garnison d’Embrun, il y a quatre jours. Présentement propriétaire qui vient de s’occuper de vendre ses propriétés à Grenoble, et se dirige vers Lyon. Mais vous-même…?
– Je me rends à Lyon… probablement à Paris ensuite. Pas propriétaire du tout, je suis en quête d’un emploi.
– Ah! avez-vous une préférence quelconque?
– Oui, le commerce.
– Bravo!
– Pourquoi bravo?
– Parce que j’ai, à Lyon, des amis qui font la commission coloniale, et par eux je pense bien…
– Me trouver quelque chose?
– Justement.
Le marsouin saisit la main du jeune homme et la serra énergiquement.
– Décidément, vous êtes mon sauveur!
– Pas du tout. Ça se rencontre comme cela. Et puis un sous-officier offre des garanties. On le prend de préférence à un civil, c’est bien simple.
– Il vous plaît à dire. Mais vous êtes en bons termes avec…
– Les négociants dont je parle? Oh!… depuis deux ans je ne les ai pas vus. Mais c’est égal, si mon ami Antonin Ribor m’avait oublié, sa sœur Yvonne, ma sœur de lait à moi, aurait meilleure mémoire.
Et d’une voix émue:
– Si vous saviez comme elle est gentille et bonne! C’est ma mère qui nous a nourris tous deux, puis élevés. Le père Ribor, voyageur infatigable, était toujours à trois mille lieues de ses enfants. Ah! c’est une jolie fille, avec ses cheveux châtains, sa figure rieuse, ses grands yeux bruns et une voix, une vraie musique. Je serais allé au bout du monde, quand elle disait, en me regardant comme cela: Simplet.
– Simplet? interrompit Claude Bérard.
– Un sobriquet. J’ai un tic. Il paraît que c’est un tic. Tout me semble simple. Alors…
– Simplet s’explique. Et elle, comment l’appeliez-vous?
– Yvonne.
Claude sourit:
– Vous l’aimez beaucoup?
– Je n’ai qu’elle.
– Et l’amitié avec une brave fille conduit au mariage.
Marcel Dalvan eut un soubresaut.
– Au mariage! Ah bien! si vous disiez ça devant elle, je vous garantis qu’elle rirait de bon cœur. M’épouser, elle!
Il riait, un peu gêné, un brouillard plus rose montant à ses joues.
– Le mariage, reprit-il. Depuis deux ans, elle ne m’a pas écrit.
– Pas une lettre?
– Non. J’étais en garnison à Granville, on m’a expédié à Embrun…
– Ce n’est pas une raison.
– Je me suis montré négligent. Durant plusieurs mois, je n’ai pas écrit, puis je me suis décidé. Seulement elle devrait être vexée; aucune réponse.
– Diable!
– C’est qu’elle a sa petite tête. Mais soyez tranquille, cela ne nous empêchera pas de nous embrasser avec plaisir.
Les stations se succédaient. Avec la confiance de la vingt-troisième année, les sous-officiers se racontaient leur existence.
Claude, orphelin, devenu à force de travail petit commis chez un éditeur. Puis le tirage au sort, 18e arrondissement (Montmartre). Le passage en Tunisie, au Tonkin, au Dahomey. Les joies et les souffrances des héros obscurs aboutissant à la libération, à la rentrée plate dans la vie de la métropole. Il disait son embarras, sa tristesse de se sentir seul, et à l’idée d’avoir rencontré un ami, la satisfaction qui faisait briller ses yeux, qui illuminait son visage grave.
La voix des employés criant: Lyon-Perrache, tout le monde descend, surprit les soldats.
Le voyage s’était accompli rapidement.
– Déjà! firent-ils en même temps.
Puis tout réjouis, ils sautèrent sur le quai, traversèrent la salle d’attente remplie d’hommes, de femmes, d’enfants, attendant des voyageurs aimés et sortirent de la gare.
La nuit était venue, hâtive; nuit de novembre.
Dans cette partie de la ville, conquise autrefois sur le Rhône et la Saône par le sculpteur Perrache, mais toujours humide, un brouillard épais régnait.
– Où allons-nous? demanda Claude.
– Chez mes amis, parbleu. C’est à deux pas, rue Suchet.
– Mais c’est l’heure du dîner et je ne sais si…
– S’ils nous inviteront? Vous allez voir ça. La maison de commission A. Ribor et Cie est hospitalière, et vous, qui venez des colonies, serez doublement bien reçu.
Tous deux marchaient d’un bon pas, frissonnant un peu sous le manteau froid de la brume, mais heureux à la pensée du gîte tout proche, des hôtes aimables.
– Voilà le progrès, murmura Marcel.
– Où cela?
Le lignard se prit à rire.
– Je continuais à haute voix une pensée commencée tout bas.
– Ah! pardon.
– Ce n’est plus un secret depuis que les savants s’en sont occupés. Je me disais: En l’an 500 avant Jésus-Christ.
– Pristi! interrompit Bérard, vous êtes bien renseigné, vous.
– C’est de l’érudition locale simplement. Les Gaulois – que nous considérons comme des barbares – savez-vous où ils avaient établi leur oppidum, Lugdunum, – la colline du Corbeau – embryon de la cité actuelle?
– Ma foi non.
– Sur les hauteurs de Croix-Rousse, mon cher, où le brouillard est inconnu. Les modernes sont venus s’installer juste au confluent des fleuves, dans un marécage. Est-ce un progrès?
– Certes non. Et le choix de leur demeure prouve leur infériorité.
– Comment?
– Il est évident qu’un monsieur perché sur une colline a les idées plus élevées que lorsqu’il est en plaine!
Les jeunes gens éclatèrent de rire.
– Ah! voici la rue Suchet, reprit Marcel au bout d’un moment. Tournons à gauche; c’est la troisième maison. Tenez, une voiture stationne devant la porte.
En effet un fiacre fermé, lanternes allumées, était arrêté à quelques pas.
Les voyageurs parvinrent à une haute porte cochère.
Un des battants était entr’ouvert.
– Nous sommes arrivés, déclara Marcel en baissant la voix. J’ai le cœur qui bat. Songez donc, mes seuls amis! Tiens, mais voici la plaque de la maison, A. Ribor et Cie.
Il désignait un large panneau appliqué sur le mur à droite de l’entrée.
Pour laisser à son compagnon le temps de se remettre, Claude parut considérer la plaque.
– Mais vous vous trompez, fit-il tout à coup.
Simplet l’interrogea du regard:
– Sans doute. Ce n’est pas la maison Ribor.
– Vous avez la berlue.
– Voyez vous-même.
Avec un haussement d’épaules, Dalvan rejoignit le sous-officier. Il jeta les yeux sur le panneau et eut un geste de surprise:
– Canetègne et Cie, murmura-t-il. Qu’est-ce que cela signifie? Puis se frappant le front:
– Ils ont peut-être déménagé. Depuis deux ans, ils en ont eu le temps. Informons-nous.
Il se dirigea vers la porte.
Mais comme il allait en franchir le seuil, le battant entr’ouvert fut brusquement tiré en arrière. Deux hommes parurent, maintenant une femme qui se débattait.
L’un ouvrit la portière du fiacre et d’un ton tranchant:
– Montez, mademoiselle, notre consigne est de vous arrêter… Si vous résistez, tant pis pour vous.
– Mais c’est une infamie, gémit la prisonnière.
– Cette voix, bredouilla Marcel en se cramponnant au bras de son camarade.
Il tremblait.
– Montez, mademoiselle, répéta l’homme qui déjà avait parlé.
Comme malgré lui le sous-officier fit un pas en avant. La clarté de la lanterne frappa en plein son visage pâle.
La captive l’aperçut. D’un effort surhumain elle s’arracha des mains de ces gardiens, et se réfugia dans les bras de Marcel:
– Simplet, s’écria-t-elle, Simplet, sauve-moi!
– Yvonne, répondit le jeune homme, toi!
Les agents, étonnés d’abord, intervinrent:
– Allons, allons, assez de simagrées. En voiture et lestement.
Les yeux de Dalvan eurent un éclair. Yvonne le vit.
– Non, dit-elle vivement, ne me défends pas. Reste libre. Il le faut pour me protéger. Écoute: je suis arrêtée comme voleuse sur la dénonciation de M. Canetègne, l’ancien associé de mon frère qu’il a ruiné. Antonin a la preuve de mon innocence.
– Bon! où demeure-t-il?
– Hélas! il est parti depuis un an. Il parcourt le monde. Je n’ai pas de ses nouvelles.
Elle allait continuer. L’un des policiers lui appuya la main sur l’épaule.
– La belle enfant, il se fait tard.
Et narquois:
– Vous savez, sergent, vous pourrez la voir en prison. Une simple demande à présenter. L’administration est paternelle.
Marcel eut un mouvement comme pour se ruer sur ce personnage, mais Yvonne l’arrêta:
– Simplet, je n’ai que toi!
Il redevint calme.
– Cela suffira, petite sœur. On t’accuse injustement. Je prouverai la fausseté de tes ennemis. Compte sur moi.
L’un des agents avait pris place dans le fiacre avec la prisonnière. L’autre se hissait sur le siège.
– Hue, gronda le cocher.
Comme la voiture s’ébranlait, la jeune fille mit la tête à la portière et avec un accent déchirant:
– Adieu, Simplet.
– Au revoir, répondit-il, au revoir.
Les sous-officiers restèrent seuls sur le trottoir.
Très troublé, Claude se taisait, n’osant interrompre la rêverie où son ami était plongé. Il éprouvait le contre-coup de la douleur cuisante qui frappait le pauvre garçon.
Deux mots lui avaient fait comprendre l’étendue de l’affection dont Yvonne et Simplet étaient unis.
En parlant d’elle, le sous-officier avait dit:
– Je n’ai qu’elle.
En le voyant, la jeune fille s’était écriée:
– Je n’ai que toi!
Et le marsouin grommelait entre ses dents:
– En voilà une tuile!
La phrase était vulgaire, mais le ton profondément sympathique.
– Ah! fit tout à coup Marcel, parlant haut sans en avoir conscience. Antonin est au diable et Yvonne va en prison. Le plus pressé est de l’en faire sortir. Seulement, voilà… dans cette ville où je ne connais personne, où je suis seul…
Claude lui toucha le bras.
– Pardon, nous sommes deux.
Le jeune homme leva la tête.
– Oui, poursuivit Bérard. Tantôt vous avez pris mon parti, sans m’avoir jamais vu, poussé uniquement par l’idée de justice. C’est mon tour maintenant, et je répète après vous: nous sommes deux.
Dalvan essuya une larme, puis simplement:
– Merci, frère, j’accepte.
II. LA TOILE D’ARAIGNÉE
Le lendemain vers dix heures, Marcel était assis pensif dans la chambre d’hôtel où il avait passé la nuit. On frappa à la porte.
– Entrez, dit-il.
Claude parut et demanda:
– Eh bien, comment ça va-t-il ce matin?
Dalvan eut un sourire:
– Bien…
– Oui, mais l’affaire de Mlle Yvonne?
– J’y pense.
– J’en suis sûr. Seulement qu’allons-nous faire?
Le jeune homme indiqua une chaise à son ami:
– Il faut qu’Yvonne soit libre. Or elle peut l’être de deux façons: son innocence prouvée, ou par évasion. Pour l’instant, il s’agit de comprendre l’affaire. Pourquoi et dans quelles circonstances a-t-elle été accusée?
Bérard ricana:
– À qui demander cela? Moi je ne connais rien à la police.
– Moi non plus, mais je désire voir Yvonne. À qui cela peut-il déplaire?
– Comment déplaire?
– Sans doute. C’est de celui-là que je dois obtenir l’autorisation, puisque seul il songerait à la refuser.
Le marsouin inclina la tête et gravement:
– C’est vrai! rien de plus logique, mais ça n’indique pas le personnage qui…
– Au contraire. Qui instruira le délit?
– Un juge.
– C’est donc lui qui a intérêt à ce que ma pauvre petite sœur soit au secret.
– En effet, s’écria Claude en riant, le raisonnement est simple.
– Tout est simple, affirma gravement Marcel.
Un hochement de tête de son compagnon l’interrompit:
– Quoi encore? dit-il.
– Où trouver l’adresse du juge, son nom?
– Au Palais de Justice.
– Au fait, c’est évident. Pour rencontrer un garçon de recettes, on irait à la banque qui l’occupe; de même pour un magistrat. Alors en route.
Quelques instants plus tard les jeunes gens quittaient l’hôtel, s’informaient au premier passant et, sur ses indications, gagnaient le quai qui longe la Saône.
Bientôt ils atteignirent le Palais de Justice, monument assez médiocre, malgré la colonnade corinthienne dont il est orné. Le concierge renvoya les sous-officiers au greffe, où un employé leur apprit que l’instruction du vol reproché à Mlle Ribor était confiée à M. Rennard, domicilié place Saint-Nizier, en face la curieuse église de ce nom.
Nanti de ce renseignement, Marcel entraîna son ami vers la demeure du magistrat.
Celui-ci, un brave homme grassouillet, à la figure paterne, accueillit le soldat avec bienveillance. Il parut ému par le récit de son affection pour Yvonne, et ne fit aucune difficulté de lui signer un permis de visiter la prisonnière.
Seulement, quand Marcel lui déclara qu’il apporterait les preuves de l’innocence de la malheureuse enfant, M. Rennard secoua doucement la tête sans répondre. Évidemment il la croyait coupable.
Après un déjeuner sommaire, les soldats se séparèrent. Bérard retourna à l’hôtel, tandis que le lignard s’acheminait vers la prison, située vis-à-vis l’ancien quai de la Vitriolerie.
Le laisser-passer du juge d’instruction était en règle, et le jeune homme fut bientôt introduit dans la chambre occupée par Yvonne. Munie d’un peu d’argent, la captive avait obtenu sans peine d’être soumise au régime de la « pistole ». Elle n’était d’ailleurs que « prévenue ».
– Simplet! s’écria-t-elle comme la veille.
– Moi, tu ne m’attendais pas?
– Comment es-tu arrivé jusqu’ici? J’étais triste et maintenant il me semble que mon malheur va prendre fin.
Rapidement il la mit au courant de ses démarches. Le visage de la jeune fille exprima la stupéfaction et d’un ton hésitant:
– Comment! c’est toi qui as eu l’idée de tout cela?
– Oui, répondit-il sans paraître remarquer l’air singulier d’Yvonne, moi avec mon ami Claude Bérard.
– Ah! bon!
Il y avait dans ces deux mots une foule de révélations. Au fond, la détenue ne prenait pas « au sérieux » son frère de lait. Son exclamation signifiait clairement:
– C’est ton ami qui t’a guidé, car livré à toi-même tu n’aurais pas trouvé cela.
L’affection a de ces injustices. Il n’est pas, dit-on, de grand homme pour son valet de chambre; encore moins pour ses amis ou ses parents. Et dans ce surnom de « Simplet », Yvonne avait mis, sans le savoir, toute la supériorité protectrice qu’elle pensait avoir le droit de marquer au jeune homme.
– Voyons, poursuivit Marcel, mettons à profit les instants. Y a t-il moyen de démontrer la fausseté de l’accusation qui pèse sur toi?
Elle secoua la tête:
– Non, ou plutôt il y en aurait un, si Antonin était auprès de nous.
– Tu m’as déjà dit cela hier soir. Si je suis venu, c’est pour t’encourager et te prier de me raconter ce qui s’est passé depuis que je ne t’ai vue. Pour te défendre, il est indispensable que je sache de quoi tu es menacée.
Du même ton d’ironie douloureuse:
– Tu veux me protéger, Simplet?
Marcel lui prit les mains:
– Oui, petite sœur.
– Oh! je sais bien, reprit-elle d’une voix tremblante, touchée par l’affection du soldat. Je sais bien que, si tu le pouvais, tu me tirerais d’ici; mais hélas! comment réussirais-tu? Contre moi se dressent des charges accablantes…
Doucement, il lui coupa la parole:
– C’est égal, raconte tout de même, je t’en supplie.
– Soit, fit-elle. Quand tu partis au régiment, Antonin avait fondé depuis plusieurs mois sa maison de commission coloniale.
– Et Canetègne n’était-il pas son associé?
– Si. Tu ignores comment cette association fut signée?
– En effet.
– Oh! ce fut une infamie. Dans la famille, les hommes sont des « inquiets de mouvement ». C’est de l’atavisme, n’est-ce pas? Notre bisaïeul, au début du siècle, fit la course. Le corsaire audacieux laissa une certaine fortune que son fils, notre grand-père, augmenta. Il était ingénieur dans le Sud-Américain. Notre père, lui, fut explorateur et ses découvertes géographiques réduisirent notre patrimoine. À sa mort, pauvre papa, il nous restait quatre cent mille francs. Antonin aurait bien couru le monde comme les autres.
– Mais tu étais là. Il se devait à toi, petite sœur.
– Oui. Aussi ne pouvant se déplacer lui-même, il voulut au moins s’occuper des lointains pays dont l’idée le hantait.
– Et sur mon conseil, conseil que je regrette, va, il se lança dans la commission coloniale.
Yvonne à son tour enferma dans les siennes la main du sous-officier.
– Ne t’accuse pas. Ta pensée était bonne, mais Antonin n’entendait rien aux affaires. Il avait engagé tous nos capitaux dans l’entreprise. La maison marchait bien, mais il avait oublié une chose: conserver un fonds de roulement suffisant. Si bien qu’à la sixième échéance, avec des affaires superbes, il se vit dans l’impossibilité de tenir ses engagements. C’était la liquidation judiciaire, la faillite…
Marcel eut un haut-le-corps:
– Et vous ne me l’avez pas dit?
– À toi!
– Je possède une centaine de mille francs. Votre fonds de réserve était tout trouvé. C’était bien simple.
Les yeux de la prisonnière devinrent humides:
– Tu trouves, mon bon Simplet; je ne suis pas de ton avis. J’ai défendu à Antonin de t’apprendre la situation. Il était inutile de t’entraîner dans notre ruine.
– C’est mal…
– Peut-être as-tu raison, après tout. Enfin, ce qui est fait est fait. Laisse-moi continuer.
– Je t’écoute.
– La veille de l’échéance, il nous manquait vingt mille francs. Notre papier allait être protesté. Après dîner, mon frère et moi étions assis dans le salon l’un en face de l’autre. À ce moment, notre petite bonne nous annonce que Mlle Doctrovée demande à nous parler.
– Mlle Doctrovée, votre employée?
– Précisément. Elle était chargée de la manutention.
– Je me souviens. Une femme d’une quarantaine d’années, grande, brune de peau et de cheveux, maigre…
– C’est cela même. Eh bien! cette femme entra, nous accabla de protestations, nous confia qu’un M. Canetègne, dont elle se disait l’amie, attendrait Antonin le lendemain et lui compterait la somme qui lui faisait défaut. À huit heures du matin, mon frère courait chez M. Canetègne, qui lui offrit l’argent promis, mais le pria en échange de signer un petit papier.
– Un papier?
– C’était un acte d’association reconnaissant au prêteur la moitié de l’avoir social.
– Bigre!…
La prisonnière leva les yeux au ciel:
– Attends pour te récrier. Parmi les clauses de l’acte se trouvaient celles-ci: chacun des associés touchera mensuellement mille francs; chaque année, il sera procédé à un inventaire, et en cas de perte constatée, l’un des associés aura droit de demander la liquidation de la société.
Le visage de la jeune fille se contracta; elle poursuivit avec un léger tremblement dans la voix:
– Les conditions étaient léonines, mais Canetègne, cet Avignonnais rusé, connaissait bien notre situation. À toutes les objections d’Antonin il se borna à répondre: C’est ma manière de traiter l’affaire. Je ne vous force pas. Vous préférez la faillite, à votre aise! Et mon pauvre frère signa.
– Ah! grommela le sous-officier avec colère. Tout cela plutôt que de s’adresser à moi.
Puis se radoucissant soudain:
– Petite sœur, tu es trop malheureuse pour que je te gronde; continue.
– C’était notre ruine qu’il venait de signer. À la fin de la première année: inventaire. Lui trouve dix-huit mille francs de gain; Canetègne, six mille francs de perte.
– Comment cela?
– Tu vas l’apprendre. Cet homme d’affaires retors demande la liquidation. Son compte est jugé exact par le tribunal.
– Ton frère s’était trompé!
– Non, mais il n’avait pas considéré les appointements des patrons, soit vingt-quatre mille francs, comme des dépenses.
– Je conçois, M. Canetègne les faisant figurer au compte « frais généraux », l’écart de six mille francs…
– Bref, il fut décidé que la maison serait vendue chez un notaire. Sa mise à prix était de cent mille francs… Elle devait être adjugée sur une seule enchère.
Et interrompant le jeune homme qui ouvrait la bouche:
– Tu vas me dire que là encore nous avons été coupables de ne pas faire appel à ton amitié. C’est vrai, je le reconnais; mais épargne-nous, nous sommes tellement à plaindre!
Pour toute réponse Marcel porta à ses lèvres la main de la captive.
– Oh! Antonin se démena. Deux ou trois amis s’étaient intéressés dans ses affaires. Il alla les voir, leur proposer de lui avancer l’argent nécessaire au rachat de la maison. Par l’acte d’association il représentait 50 p. 100 de la valeur de l’entreprise; donc, en payant cinquante mille francs à son associé, plus les frais de vente, il se retrouvait seul propriétaire… Mais une surprise l’attendait. Exagérant la déconfiture, M. Canetègne avait racheté à vil prix les créances. Une explication s’ensuivit. Dès les premiers mots l’Avignonnais éclata de rire: Mon ami, dit-il, vous êtes nul en affaires. Je vous sauve malgré vous. Aujourd’hui je représente 80 pour 100 de l’opération, et vous seulement 20. Par conséquent, si vous vouliez me disputer l’entreprise, vous auriez à payer quatre-vingts francs, alors que je n’en débourserais que vingt. Or, j’ai trouvé un commanditaire qui m’autorise à prendre la maison à deux cent mille francs. Voulez-vous en verser huit cent mille? Eh bien! je vous fais une offre sérieuse. Laissez-moi maître de la situation. Avec une enchère de dix mille francs j’enlève la vente. Je vous remets intégralement la mise à prix: vingt-deux mille francs comptant, et un chèque de soixante-dix-huit mille francs payable dans dix-huit mois. Vous y gagnez, mon commanditaire aussi. Tout le monde est content. Et comme Antonin le considérait avec stupeur, il ajouta: Avec l’argent touché, vous vous embarquez, vous parcourez les colonies françaises, et me revenez avec des documents, des relations qui décuplent notre chiffre. Je vous alloue 10 pour 100 sur les affaires, et en quelques années je refais votre fortune.
– Tiens, tiens, fit le sous-officier; c’est presque gentil, cela.
Yvonne fronça le sourcil.
– Il mentait comme toujours. Il exploitait l’humeur aventureuse des Ribor, dont Antonin a hérité. Le pauvre accepta. En son absence Canetègne me gardait comme caissière, aux appointements de deux mille francs. Tout se passa comme il l’avait décidé. Antonin quitta la France en me laissant le chèque de 78,000 francs. Mais poussé par une défiance trop justifiée, hélas! il photographia ce papier, sans savoir à quoi pourrait servir la reproduction. Malheureusement Antonin est, j’ignore où, et il a emporté cette preuve qui confondrait mes lâches accusateurs.
Elle avait pâli en prononçant ces paroles. Une émotion violente la secouait; sa voix s’étranglait dans sa gorge. Brusquement elle jeta ses bras autour du cou de Marcel et appuyant sa tête sur son épaule:
– Mon pauvre Simplet! Après… oh! après, j’ai subi toutes les tortures. Antonin m’écrivit pendant six mois. Il visita l’Algérie, la Tunisie. Il gagna le Sénégal. De Saint-Louis une dernière lettre me parvint. Le cher voyageur m’annonçait son intention de remonter au nord du fleuve. Et puis, plus rien. J’ai écrit là-bas. Pas de réponse. Pour comble d’infortune, tandis que je me désespérais, hantée par l’atroce pensée que mon frère était mort, M. Canetègne manifesta l’intention de m’épouser.
– Lui!
– Oui lui, répéta la prisonnière. Durant des mois, j’ai subi ses sollicitations… J’étais seule, sans fortune, n’ayant pour vivre que mes appointements. Je n’osais pas abandonner mon emploi. J’avais peur de mon isolement dans la ville populeuse.
– Comme tu crois peu à mon affection, tu ne m’as pas appelé.
– Pardon, je croyais être bientôt délivrée. L’échéance du chèque approchait. Quand je l’aurai touché, pensais-je, je quitterai la maison Canetègne; je serai libre. Folle! L’échéance atteinte, je présente l’effet, et je déclare à cet homme que je ne continue plus à faire partie de son personnel. Il tente de me retenir. Il a des paroles mielleuses; mais il ne peut plus me tromper. Avec ma fortune, je rentre chez moi. C’est fini, je suis affranchie.
Elle parlait avec exaltation, dans une sorte d’ivresse. Et devant elle, Marcel joignait les mains, comprenant sa longue peine.
– Soudain, reprit Yvonne avec amertume, un abîme s’ouvre sous mes pieds. Des agents de police envahissent ma demeure. Ils font main-basse sur l’argent. Ils m’accusent d’avoir volé cette somme.
– Eh bien, il était facile de prouver…
– Ah! je l’ai cru, Simplet. J’ai dit la vérité. Alors ils m’ont traînée chez M. Canetègne. Horreur! c’est lui qui a porté plainte. Il nie l’existence du chèque, et sur mes livres il montre des surcharges, des ratures, que je n’ai jamais faites, je te le jure…
– Je te crois, petite sœur.
Yvonne se blottit contre lui et avec une reconnaissance infinie:
– Tu me crois, toi. Tu devines qu’une honnête fille ne devient pas voleuse, qu’elle ne falsifie pas ses livres pour piller la caisse qui lui est confiée. Eux, cela ne les étonne pas. Tout crime leur paraît naturel. Canetègne affirme que je suis coupable. Sa parole fait foi. J’en appelle à Mlle Doctrovée. Elle déclare tout ignorer. Tu voulais me sauver; tu vois bien que c’est impossible!
Depuis une minute Marcel semblait avoir oublié où il se trouvait. La figure immobile, les yeux perdus dans le vague, une ride profonde coupant le front entre les sourcils, il était absorbé par une pensée. Mais aux derniers mots de la jeune fille il sortit de sa préoccupation.
– Le premier moyen m’a l’air de ne rien valoir, fit-il lentement, nous emploierons le second.
Et comme elle le regardait avidement, les lèvres ouvertes pour l’interrogation:
– C’est bien simple, reprit-il, tu ne démontreras pas ton honnêteté. La trame est trop bien ourdie. Donc tu t’évaderas, et à nous deux nous rejoindrons ton frère.
– Mais personne ne sait où il est!
– Nous le trouverons… D’ailleurs il n’y a pas autre chose à faire. Il a la preuve. Il nous la faut, car tu ne peux vivre déshonorée.
Le gardien entrait pour avertir le sous-officier que sa visite avait assez duré. Tendrement Marcel embrassa sa sœur de lait et lui murmura à l’oreille:
– À bientôt!
Puis il sortit après un geste brusque dont, ni la prisonnière, ni le geôlier, ne comprirent le sens. Il se jurait d’arracher Yvonne à l’injuste justice.