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Czytaj książkę: «La terre promise», strona 16

Czcionka:

– «Ah! maman,» s'écria Henriette avec plus de douleur encore, «vous venez de toucher à la place la plus malade… Cela me désespère qu'il m'ait menti, cela me désespère qu'il ait pu aimer une femme indigne. Je lui pardonnerais et l'un et l'autre. J'admettrais qu'il a voulu m'épargner un chagrin. J'admettrais qu'il a subi dans sa jeunesse des entraînements que je ne comprends pas. Je suis une ignorante, je le sais. J'admettrais qu'en le jugeant avec trop de sévérité je suis injuste. Mais sur ce point je ne peux pas être injuste. Non. Je ne suis pas injuste. Il n'y a pas d'entraînement qui explique cette monstrueuse chose que pendant ces années il n'ait seulement jamais vu, jamais essayé de voir cette petite fille. Vous avez prononcé un mot terrible contre lui. Vous avez dit que le hasard l'a fait se rencontrer avec elle… Le hasard! Est-ce qu'il n'aurait pas dû épuiser toutes les chances de savoir la vérité plutôt que de courir ce risque épouvantable d'abandonner son enfant? Lui que je mettais si haut! Lui que je croyais la délicatesse et la noblesse mêmes, devoir penser de lui qu'il a sur la conscience cette cruauté vis-à-vis d'un pauvre petit être!.. Il y a des gens du peuple qui adoptent des enfants déposés dans la rue par des parents barbares, et lui, il n'a même pas cherché à vérifier des doutes qu'un regard aurait dissipés! Il vous l'a déclaré lui-même que ce regard avait suffi.»

– «Il a encore cette excuse,» dit la mère, «que cette petite fille n'avait pas besoin de lui, que même il n'avait pas, qu'il n'a pas le droit de s'en occuper. La mère était là…»

– «Et si cette mère avait été mauvaise pour cette enfant? Si elle avait été ruinée et toutes deux réduites à la misère? Si elle était morte et la petite livrée à des étrangers cruels? Si…»

– «Tu n'as pas le droit d'imaginer des hypothèses pareilles,» interrompit Mme Scilly. «Nous ignorons absolument ce qu'il aurait fait si cette enfant, au lieu d'être riche et gâtée, avait été pauvre et malheureuse…»

– «Ah!» dit Henriette, «il ne l'aurait même pas su.»

Cette fois la comtesse ne répondit pas. Les jugements ainsi portés par sa fille avaient cette rigueur intransigeante contre laquelle il est très difficile de protester, même quand on la trouve excessive, par scrupule de toucher à cette fleur de moralité qui fait la force et la grâce en même temps des âmes vraiment droites. La mère savait ce qu'elle voulait savoir. Henriette avait bien tout entendu de la confession de son fiancé, tout entendu et tout compris dans la mesure où son ignorance de la vie physiologique le lui permettait, et la révolte de sa jeune loyauté la rendait implacable pour les compromis de sens moral que cette triste aventure supposait. L'amour seul, avec sa générosité irrésistible, pouvait triompher de cette indignation et seul guérir une conscience pure atteinte au plus vif, au plus profond de son rêve de noblesse et de loyauté. Mais en ce moment cet amour ne se faisait sentir à ce cœur blessé que par la souffrance. Mme Scilly en eut la preuve lorsqu'elle voulut reprendre cet entretien après un silence, non plus afin de défendre Francis auprès de la jeune fille, mais pour la prévenir de la résolution qu'elle avait cru devoir adopter:

– «Ne remuons pas toute cette misère,» recommença-t-elle. «Laisse-moi seulement te mettre au courant de ce que j'ai fait… Le docteur Teresi avait ordonné de t'éviter la plus légère émotion. J'ai pensé qu'il valait mieux pour M. Nayrac et pour toi de ne pas vous rencontrer dans les conditions particulièrement étroites de notre vie d'hôtel, et je lui ai demandé de s'en aller…»

– «Il est parti…» dit Henriette, et ses traits traduisirent un surcroît d'émotion qui fut pour la mère une première espérance de ce pardon auquel sa sagesse avait souhaité aussitôt amener sa fille. Elle lui répondit en la calmant d'une nouvelle caresse:

– «Il n'est pas retourné à Paris, bien entendu. Il est à Catane, où il attend ce que tu décideras de vos relations à venir… Je lui ai dit que je te parlerais comme je t'ai parlé, et que tu resterais libre de rompre votre mariage si tu ne peux plus retrouver en toi les sentiments qui t'ont portée vers lui. Quoique ce soit une chose bien grave que de dénoncer des fiançailles aussi avancées que les tiennes, je te le répète à toi aussi, tu en restes libre, absolument libre… Je ne ferai que lui transmettre ta réponse, devant laquelle il s'incline d'avance sans protester, comme je m'inclinerai moi-même… Je te demande seulement que cette réponse ne soit pas immédiate. Quand il s'agit d'un parti à prendre qui pèsera sur toute l'existence, la réflexion n'est jamais trop mûrie. Tu réfléchiras… Aujourd'hui,» ajouta-t-elle en embrassant sa fille tendrement, «ne parlons plus de ce qui ne peut que nous peiner davantage en y revenant toujours… Tu es trop souffrante, je ne veux que te soigner, te dorloter, t'aimer comme si tu étais encore la petite fille qui travaillait sagement à sa table devant la fenêtre de la salle d'études. Te la rappelles-tu, et comme tu m'obéissais quand je te disais d'avoir du courage pour tes leçons? Et je te dis maintenant avec la même tendresse d'avoir un peu de courage pour ta santé. Ne m'obéiras-tu pas comme autrefois?..»

– «Je l'aurai, chère mère, ce courage,» répondit la jeune fille en mettant son front contre la bouche de sa mère et en l'y appuyant comme pour prolonger l'influence bienfaisante de ce baiser, «je vous obéirai en tout, mais vous ne pouvez cependant pas vouloir que je ne sois point désespérée de devoir penser ce que je pense de celui que j'ai tant aimé?..»

XI
LA VOIE DOULOUREUSE

Malgré cette exhortation de vaillance que Mme Scilly avait adressée à Henriette, la pauvre femme ne fut pas beaucoup moins triste que sa fille durant l'après-midi et la journée qui suivirent. D'abord elle ne voyait aucun changement survenu dans cet étrange état nerveux de la malade qui n'avait, depuis le commencement de sa crise, ni mangé, ni dormi, ni pleuré. Il semblait que toutes les fonctions fussent suspendues dans cet organisme, comme frappé d'un coup trop fort par la soudaineté de la funeste révélation. Mme Scilly demeurait épouvantée devant le visible déconcertement du médecin, et elle appréhendait que cette secousse aussi cruelle qu'inattendue n'eût atteint la vie de son enfant dans sa source profonde. Elle savait, pour avoir eu tant de peine à reconquérir un peu d'énergie lors de sa plus grande épreuve, que le chagrin tue quelquefois, d'une manière aussi lente, aussi sûre que le plus meurtrier poison. Puis la date elle-même augmentait sa mélancolie, cette fin d'année qu'elle s'était attendue à passer dans le rayonnement d'un bonheur qui lui manquait autant que le soleil, – car la pluie s'était mise à tomber, une de ces pluies comme il en tombe dans ces contrées de l'extrême Midi, une cataracte d'eau démesurée et intarissable. – Quel accompagnement que cette monotone rumeur de déluge aux impressions qu'infligeait à la mère inquiète la correspondance du jour de l'an qui commençait d'arriver! C'étaient des lettres de leurs amies de Paris, toutes pleines de ces souhaits dont la simplicité n'est que banale lorsque nous nous trouvons les recevoir dans une situation d'esprit et de cœur ordinaire. Mais quand nous portons au dedans de nous une plaie cachée, ces vœux de félicité nous sont une ironie qui la fait si aisément saigner! Ces lettres parlaient à Mme Scilly de la paix morale qu'assurait à sa convalescence la joie profonde des deux fiancés. Elles l'enviaient, ces lettres imprudentes, d'avoir pu donner à sa fille le cadre lumineux de ce tiède pays autour de ses saintes amours. Dans ces lettres comme dans les dépêches qui les accompagnaient, le mot de bonheur passait et repassait sans cesse. Le monde, que les misanthropes accusent d'être si complaisamment cruel, ne l'est jamais plus qu'aux heures où il ne soupçonne pas sa cruauté? La comtesse l'éprouva durant ces deux journées avec une telle force qu'elle voulut épargner cette émotion à sa fille en ne lui donnant rien à lire encore de ces billets ou des télégrammes. D'ailleurs Henriette ne les demanda pas. Il semblait que la sensation du temps fût abolie en elle, et le regard fixe qui continuait de brûler dans ses yeux ne voyait même pas un écrin au chiffre F N posé sur sa commode et qui enfermait le cadeau qu'elle avait voulu tenir tout préparé pour Francis. Quoique cet étrange oubli des dates fût en un certain sens un bienfait, il augmentait l'épouvante de la comtesse. Elle en était, au matin du 1er janvier, à se demander si elle devait ou non rappeler sa fille au sentiment de la réalité en lui souhaitant elle-même cette fête, ou bien la laisser dans cette sorte d'oubli absorbé de toutes choses, quand un incident facile à prévoir vint la décider à une nouvelle tentative en faveur du jeune homme. Elle reçut de lui, dès la première heure, une lettre qu'il avait dû envoyer de Catane par un messager spécial, car elle ne portait pas le timbre de la poste. Avec cette lettre toute remplie des plaintes que Mme Scilly avait pu pressentir, était une boîte longue et plate, sur laquelle il avait inscrit le nom et l'adresse de celle dont il ne savait même plus si elle était encore sa fiancée. La mère enleva le couvercle d'une main tremblante à la fois et curieuse. Un arome de fleurs emplit la chambre, et elle vit, couchée dans un lit de larges violettes, une de ces frêles statuettes de terre cuite, chef-d'œuvre de l'art antique, comme elle se rappela en avoir admiré quelques-unes en compagnie des deux jeunes gens au musée de Palerme. C'était l'image d'une femme drapée et qui penchait, avec une grâce délicate, presque souffrante, sa tête un peu petite et chargée d'une couronne. La ligne mince du svelte corps apparaissait à travers le voile. Un demi-sourire flottait autour de la joue et des fines lèvres. Des traces d'un coloris presque effacé nuançaient les plis du vêtement de leurs teintes douces, et cette forme exquise, qui révélait un songe de beauté caressé par des yeux fermés depuis plus de vingt siècles, semblait plus touchante encore, soutenue, enveloppée, bercée par les sombres et odorantes corolles de ces fleurs toutes jeunes. Il y avait dans cette simple manière d'offrir cet objet si rare un rappel si tendre des heures les plus pures d'une intimité déjà bien lointaine! Mme Scilly, qui n'avait eu pourtant de cette intimité que son réchauffant reflet, sentit profondément cette tendresse. Elle resta longtemps à relire la lettre tour à tour et à regarder la fragile statuette Sicilienne. Enfin elle dit à voix haute: «Il faut essayer…» Et prenant la boîte et son couvercle, elle vint les déposer sans rien dire dans la chambre et sur le lit d'Henriette. Cette dernière reconnut sur un de ces deux objets l'écriture de Francis. En même temps, elle aperçut la couleur claire de la terre cuite dans son linceul de fleurs, et le sourire de la fine tête un peu penchée lui arriva presque à la même seconde que le parfum des violettes. Le souvenir se fit trop présent des bonheurs qu'elle avait goûtés avec son fiancé dans cette douce Sicile. C'était leur symbole si discret, si humble, si pénétrant! Les épaisses et fraîches violettes lui parlaient de leurs promenades dans les jardins, du sortilège dont les avait enlacés la magie de cet hiver méridional, et la fragile statuette y mélangeait l'évocation de l'éveil qui s'était fait dans son intelligence de jeune fille, à rencontrer pour la première fois dans cette île, où Platon fut esclave, les reliques toujours vivantes de l'art le plus noble qui ait jamais paré d'idéal la vie humaine. Comme elle avait aimé cette nature, cet art, ces jardins fleuris de violettes pareilles à celles-ci, de roses, de mimosas, de narcisses, et ces salles de musée dans lesquelles s'amoncellent les bas-reliefs, les bronzes, les débris des temples, fragments sacrés où palpite toujours une âme de beauté! Oui, comme elle avait aimé ce pays de lumière! Comme elle l'avait aimé, parce qu'elle y aimait celui qu'elle s'était choisi pour compagnon de toute sa vie! Et maintenant c'en était fait de ce bonheur. Elle eut alors, devant l'évidence du contraste entre ce passé si récent et ses chagrins actuels, un tel accès de tristesse que les larmes lui vinrent pour la première fois depuis ces deux cruelles journées, et, à travers ces larmes, toujours elle voyait la gracieuse statuette lui sourire et toujours elle respirait l'arome des caressantes fleurs, jusqu'à ce qu'elle repoussa le funeste cadeau en gémissant:

– «Ah! cela fait trop mal! C'est trop souffrir!..»

– «Pleure, mon enfant,» répondait Mme Scilly, «pleure et n'essaye pas de retenir tes larmes… Pleure sur toi, pleure sur lui, et tu le plaindras et tu lui pardonneras, et vous serez sauvés…»

En disant ces mots, la mère avait presque un éclair de joie sur son visage. Elle sentait qu'avec ces larmes l'affolement s'en allait de ce cœur noué d'une si cruelle contraction intime. La vie revenait, comme elle revient après une chute de cinquante pieds, quand l'homme, d'abord étourdi, hébété, comme tué de la secousse, recommence à se remuer; le premier cri que lui arrache la douleur de son mouvement est aussi un cri de renaissance… À quoi comparer, en effet, sinon à une subite et mortelle descente au fond d'un abîme, ces heurts que la réalité inflige à l'âme, précipitée par une révélation soudaine de toute la hauteur de son idéal? Entre le Francis qu'avait imaginé, admiré, aimé Henriette et celui qu'une brutale confidence lui avait montré si faible, si coupable, si lâche, entre le monde de chimères où elle avait plané et la misère morale où elle se débattait maintenant, n'y avait-il pas toute la distance qui sépare l'illusion et l'expérience, l'enthousiasme et le dégoût, l'exaltation et le désenchantement, profondeur d'abîme aussi terrible que celles des plus monstrueux gouffres des Alpes? C'est notre histoire commune et notre grande épreuve à tous que ce passage, quand il nous faut quitter l'univers de visions sublimes où se complut notre élan premier pour descendre dans cet univers de conditions médiocres où nous devons agir. Mais d'ordinaire cette chute nous est ménagée par une série de menues déceptions successives, et ce n'est pas d'un rêve très élevé que nous tombons. Le sort n'avait pas voulu qu'il en fût ainsi pour Henriette, qu'aucune transition n'avait préparée à voir son horizon d'espérance disparaître tout entier d'un coup. Ce qu'elle pleurait en ce moment, la joue appuyée sur la main de sa mère, longuement, indéfiniment, c'était un de ces songes qui eussent fait sourire, même dans son honnête et simple milieu, ses plus innocentes compagnes de visite et de bals de l'année précédente, tant il enveloppait de naïveté. Mais s'il y a une naïveté enfantine et qui mérite ce sourire parce qu'elle suppose la présomption, il en est une autre qui mériterait de s'appeler autrement parce qu'elle est faite d'une modeste croyance à l'absolue bonne foi de ceux qui nous entourent. C'était ce songe que pleurait Henriette, celui d'un mariage avec un homme qui n'eût jamais aimé qu'elle, comme elle n'avait jamais aimé, comme elle n'aimerait jamais que lui; – le songe de lentes, de douces années, passées, jusqu'à la mort, auprès d'un ami qui n'eût pour elle de secret, ni dans le présent, ni dans le passé, comme elle-même n'avait et n'aurait aucun secret pour lui; – le songe d'un constant abandon à une conscience qui guiderait la sienne, à un esprit dont toutes les idées seraient aussi ses idées, dans les moindres pensées duquel elle trouverait sans cesse une raison de l'aimer davantage. Ce songe, elle avait cru le réaliser, elle l'avait réalisé, tant Francis s'était, sincèrement et par besoin de lui plaire, modelé tout entier sur les désirs de sa fiancée. L'appétit d'émotion sentimentale qui était le trait dominant de ce singulier caractère l'avait instinctivement plié aux manières d'être grâce auxquelles Henriette et lui éprouveraient les plus complètes, les plus profondes voluptés d'âme. Hélas! Plus il avait été accompli dans l'art de lui plaire, plus elle devait pleurer maintenant, plus elle devait apercevoir cette nature d'homme, qu'elle avait jugée si conforme à son rêve, sous un jour affreux de monstruosité morale. À toute la hideur que prenait pour ses yeux virginaux cette triste mais banale histoire d'un adultère et d'une rupture, une autre hideur se joignait, celle d'une comédie infâme jouée par celui qui, continuant son rôle d'hypocrite, imaginait cette délicate manière de se rappeler à elle en lui envoyant cette fine statuette parmi ces fleurs. Et à sa mère qui continuait de la bercer avec des paroles de pitié consolante elle répondait, manifestant par le seul cri de révolte qu'elle dût jamais proférer, le tragique ébranlement dont nous secoue notre première forte impression de l'iniquité de la vie:

– «Non. C'est trop souffrir, et je ne l'ai pas mérité… Si j'avais été une mauvaise fille, si j'avais voulu me fiancer malgré vous, maman, ou bien si je m'étais mariée pour une fortune, pour un titre, avec cette unique idée d'aller dans le monde et de m'amuser, alors j'aurais été punie, et c'était juste!.. Mais le bon Dieu, qui sait tout, sait aussi que j'avais un si ferme propos de faire mon devoir. Il n'est donc pas le bon Dieu puisqu'il me frappe si durement?..»

– «Que je suis peinée de t'entendre parler ainsi,» interrompit la mère, «ou plutôt de te voir sentir d'une manière pareille! Et sais-tu si, tout au contraire, l'épreuve que tu traverses en ce moment n'est pas un bienfait? Oui, un bienfait… Suppose que vous eussiez rencontré cette femme et cette petite fille, Francis et toi, une fois mariés, et que tu eusses appris alors ce que tu as appris avant-hier? Ne te plaindrais-tu point de n'avoir pas eu cette triste révélation quand tu étais libre encore, avant de t'être engagée pour toujours?..»

– «Avant ou après,» dit la jeune fille, «en quoi l'injustice serait-elle moindre? Qu'ai-je fait pour mériter d'être atteinte dans ce que j'avais de plus cher au monde, dans cet amour qui était tout mon orgueil, toute ma joie de vivre, toute mon espérance?..»

– «Il l'était trop sans doute, ma pauvre enfant,» répondit la mère d'une voix profonde. «Que serais-je devenue, que serais-tu devenue toi-même, si j'avais eu le malheur, il y a quinze ans, de penser ce que tu penses aujourd'hui, lorsque j'étais au chevet du lit de mort de qui tu sais? Et lui aussi, il était tout mon orgueil, toute ma joie de vivre, toute mon espérance. Il était davantage encore puisque tu étais sa fille, et que j'avais besoin de son appui pour t'élever… J'ai triomphé du désespoir cependant, parce que je croyais, et quelle différence y a-t-il, en effet, entre croire et ne pas croire, entre avoir de la religion et n'en avoir pas, si cette religion ne nous sert de rien dans nos peines? Lorsque tu dis le matin et le soir: «Notre Père,» que signifient pour toi ces mots, si tu ne penses pas que celui à qui tu parles ainsi s'occupe de toi avec une sollicitude égale à celle qu'aurait ton père, s'il vivait? Quand tu dis: «Que votre volonté soit faite…» qu'est-ce que cela signifie encore, si tu te révoltes à la première épreuve, et si tu t'établis comme le juge de cette volonté divine? Quand tu lis dans l'Évangile que tous les cheveux de notre tête sont comptés, quel sens attaches-tu à cette phrase, si tu n'admets pas que rien n'arrive qui n'ait été permis, pesé, ordonné là-haut?.. Je te disais de te laisser aller à pleurer tout à l'heure, et je te dis maintenant de te laisser aller à prier. Oui, prions ensemble pour que tu ne sentes plus jamais comme je viens de te voir sentir. Prions pour que tu comprennes de nouveau que la main de Dieu est dans tout cela… Elle est partout, et tu le sais bien. Prions pour qu'il te fasse la grâce de seulement t'en souvenir…»

En faisant ainsi appel aux sentiments religieux de sa fille, la comtesse manquait à un programme qu'elle s'était imposé depuis des années. La différence qui séparait leurs deux caractères ne s'était nulle part manifestée plus vivement que sur ce point si personnel et si intime. Chez Mme Scilly, le principe constant de la vie était la raison. Très sincèrement croyante et très pieuse, elle ne connaissait pas cette fièvre de tout l'être qui donne aux croyants qu'elle possède une soif et une faim de martyre. Pour elle, la religion était une règle, un soutien de son existence morale, une fortifiante et consolante espérance. Chez Henriette, qui tenait cette disposition de son père, de cet héroïque soldat, petit-fils lui-même d'un héros, le principe était l'enthousiasme. Elle appartenait à la race de ces âmes qui transportent toute leur sensibilité dans les idées auxquelles elles se donnent. Le mysticisme est la forme que la religion revêt presque nécessairement dans de telles âmes, car c'est en cela qu'il consiste par essence, dans le pouvoir d'aimer de tout notre cœur ce que nous croyons avec tout notre esprit. Quoique Mme Scilly n'eût pas démêlé aussi nettement cette diversité de structure mentale qui la séparait de sa fille, elle avait constaté chez cette dernière et vers la quinzième année des symptômes d'exaltation trop significatifs pour n'en avoir pas été un peu effrayée. À cette époque-là Henriette n'avait-elle pas caressé le projet de prendre le voile, avec une telle insistance que la comtesse s'était depuis lors efforcée sans cesse de modérer, ou plutôt d'assagir en elle cette trop brûlante ardeur de piété? Ç'avait été une des raisons pour lesquelles elle s'était tant réjouie des fiançailles qui écartaient définitivement cette perspective toujours redoutée de l'entrée au couvent. Quelle mère, à moins d'appartenir à cette tribu sacrée où se recrutent les Monique, a jamais donné sa fille à Dieu, même quand elle croit absolument, sans la lui disputer par une invincible révolte de la tendresse humaine? Mais comment la comtesse aurait-elle retrouvé ses craintes de jadis en entendant s'échapper de la poitrine étouffée de son enfant ce cri de doute, presque de blasphème, arraché par la douleur? Elle n'avait donc pas hésité à toucher, pour la première fois, au ressort de l'émotion religieuse, si puissant dans cette nature. Elle ne comprit pas quel danger il y avait à diriger de ce côté, dans un pareil moment, les brûlantes énergies de cette âme romanesque, soudain bouleversée dans ce qui faisait depuis dix mois l'axe de son existence morale. Quand elle eut parlé, au contraire, elle se félicita tout bas de voir l'effet immédiat qu'avait produit sur ce cœur malade cet appel au seul sentiment qui pût lutter contre un tel chagrin d'amour blessé. Elle voulut augmenter cette impression en joignant l'acte aux paroles, et elle fit ce que sa fille faisait chaque soir auprès de son lit à elle, depuis des années. Elle s'agenouilla et elle dit à haute voix la sublime prière dont elle avait rappelé le début, puis la Salutation angélique, et cette litanie où il est demandé au Sauveur de nous soulager au nom de ses travaux et de ses langueurs, au nom de son agonie et de sa passion, au nom de sa croix et de son abandon, et elle-même, la mère, elle sentait s'insinuer dans les replis de son être tourmenté la grande paix reposante qu'elle souhaitait à sa fille, d'autant plus qu'au moment où elle se relevait de cette prière, celle-ci lui dit:

– «Que vous m'avez fait de bien, maman! Vous m'avez sauvée de moi-même… Je sens que vous avez eu raison de me remettre en face de celui qui ne trompe pas…»

– «Et moi,» s'écria la mère en l'embrassant, «j'ai retrouvé ma fille…»

La joie profonde que la comtesse traduisait par ce cri et par ce baiser ne devait pas durer longtemps. Dès l'après-midi de ce premier jour de l'an, commencé sur cette espérance d'un décisif apaisement, elle put distinguer dans l'arrière-fond du regard de la malade quelque chose d'impénétrable qui lui fit demander, avec un renouveau d'inquiétude:

– «Tu ne te sens pas plus mal?»

– «Non, maman,» répondit Henriette, et elle ajouta: «Au contraire, je n'ai jamais été aussi bien depuis des jours…»

Ces mots énigmatiques, bien loin de rassurer la comtesse, éveillèrent sa défiance au point qu'elle ne perdit pas de vue un seul des mouvements, une seule des expressions de physionomie de sa fille, ni pendant cette fin de journée, ni le lendemain qu'Henriette put passer hors de son lit. Quoique le docteur eût diagnostiqué une disparition définitive de fièvre, et quoique toutes les phrases de la jeune fille, comme toute sa personne, respirassent une espèce de sérénité, la mère continuait d'avoir peur devant cette flamme allumée dans l'arrière-fond de ces yeux, et devant cette sensation d'inexplicable contre laquelle elle se heurtait d'autant plus qu'ayant voulu reparler de Francis, le soir de ce second jour, elle n'avait obtenu que des paroles évasives:

– «Je vous en conjure, maman, ne touchons pas à ce sujet. Vous m'avez demandé de vous donner une réponse réfléchie. Quand ma résolution sera prise, je vous la dirai; mais d'en reparler maintenant, ce serait trop risquer de m'enlever ce calme que vous m'avez rendu…»

Mme Scilly n'osa pas dire que c'était précisément ce calme qui l'effrayait et l'étrange soudaineté d'une volte-face qu'elle n'avait ni espérée si complète, ni redoutée si mystérieuse. Une fois de plus son instinct maternel avait raison, en lui faisant pressentir dans cette âme passionnée une résolution contraire à ce pardon que tout lui faisait désirer. Elle avait appris le déménagement de Mme Raffraye, et, d'autre part, une nouvelle lettre venue de Francis lui montrait dans le jeune homme une si profonde mélancolie, une si vraie tendresse pour Henriette. – Mais elle avait touché une corde dont les vibrations n'étaient pas aussi faciles à gouverner qu'elle l'avait supposé, et elle allait s'en apercevoir trop tard. Les paroles éloquentes qu'elle avait prononcées pour rappeler à la révoltée ce qui fait l'essence même et comme la moelle du dogme chrétien, à savoir la confiance en un Père céleste, avaient tout de suite déterminé chez la jeune fille ce mouvement de repentir si naturel aux cœurs qui croient absolument lorsque la passion les a, pour un instant, égarés hors de leur foi. Henriette avait donc appliqué toute sa force à prier avec sa mère, non pas seulement des lèvres, mais de tout son être. C'est avec une sensibilité ébranlée jusque dès sa plus intime profondeur qu'elle avait récité la suite de ses supplications à l'homme de douleurs, derrière lesquelles se cache cet autre dogme: le rachat des péchés du monde par l'holocauste de l'agneau, l'expiation des fautes et des crimes par le sang de l'innocente et volontaire hostie, le salut de l'impureté par le martyre de celui qui fut la pureté même. Tandis que la litanie se déroulait si mélancolique et si consolante, voici que l'aube d'une idée s'était levée sur cette âme meurtrie, qui allait grandir et l'illuminer tout entière. Il lui avait semblé tout d'un coup entrevoir une interprétation surnaturelle aux événements qui venaient de la torturer. De quoi s'était-elle plainte avec la colère d'une révolte impie, sinon d'être frappée quoique innocente et pour des fautes qu'elle n'avait pas commises? Que lui avait-on enseigné au contraire depuis qu'elle avait commencé de recevoir le bienfait de la doctrine chrétienne? Que notre premier devoir est de nous modeler sur la haute victime, sur l'exemplaire d'humanité divinisée dont le Crucifié a voulu être l'incarnation toujours imitable, et c'est à cet instant que cette lueur, dont sa mère s'épouvanta, avait commencé de s'allumer dans son cœur et au fond de ses yeux. Elle avait conçu la possibilité d'un projet, grâce auquel tout s'éclairerait des ténèbres où elle venait de se débattre si douloureusement, et la possibilité d'expier pour ce fiancé qu'elle jugeait si coupable, si criminel – et qu'elle aimait!

Expier! – De la minute où ce mot se fut prononcé dans la conscience d'Henriette, il fit comme point fixe devant sa pensée, et toutes ses idées se mirent à graviter autour de cette vague et flottante formule où se résumait une aspiration au sacrifice encore vague et flottante aussi, mais dont le développement s'accomplit en elle avec la rapide et irrésistible logique de tels sentiments. Dès l'abord et toute remuée encore du discours que lui avait tenu sa mère, la jeune fille traduisit ce mot par cet autre: se résigner. Oui, se résigner, souffrir ce qu'elle souffrait courageusement, et offrir cette souffrance à Dieu comme payement de la dette contractée par Francis! Durant les toutes premières heures qui suivirent sa conversation avec Mme Scilly, elle s'appliqua à n'écarter aucune des images qui lui faisaient le plus saigner le cœur, et chaque fois que le va-et-vient de son esprit lui rappelait un des épisodes de ces derniers jours plus particulièrement douloureux, elle s'efforçait de se le représenter avec détails au lieu de l'éviter. Elle s'enfonçait, elle se retournait cette pointe dans l'âme, et elle pensait: «Dieu me voit. Il sait comme j'ai mal. Il voit comme j'accepte, comme je bénis ce mal pour que j'efface ce que doit ce malheureux!..» Mentalement, elle faisait alors une prière, et c'étaient les minutes où elle souriait à la comtesse, de ce sourire de martyre dont cette tendre mère s'épouvanta aussitôt. Elle obtint de la sorte une espèce de détente nerveuse, et elle put dormir, pendant la nuit, de ce sommeil réparateur qui lui était refusé depuis qu'elle avait entendu la terrible confession de son fiancé. Lorsqu'elle se réveilla pour retrouver dans un sursaut de souffrance le sentiment exact de sa situation, elle se redit le même mot qu'elle s'était murmuré à elle-même la veille en s'endormant: «Expier! Je dois expier pour lui!..» Mais soit que son cerveau reposé fût plus capable d'aller jusqu'au terme de ses idées, soit que la nécessité de donner bientôt à sa mère une réponse positive lui apparût plus clairement, elle ne se contenta point d'interpréter d'une manière aussi confuse cette formule de son sacrifice… Expier? Elle voulait expier? Suffisait-il pour cela de souffrir? En se contraignant, comme elle avait fait la veille, de penser aux épisodes qui avaient déterminé la crise actuelle, son imagination se figura avec plus de netteté les personnes qui s'y trouvaient associées, cette Mme Raffraye que Francis avait aimée et cette enfant qui était la leur. Elle vit cette femme avec la maigreur consumée de son visage, sa pâleur, la ligne émaciée de sa silhouette. Cette ancienne complice de son fiancé allait peut-être mourir, dans quelle solitude et dans quel désespoir! Qui l'avait cependant réduite à cette extrémité de misère, sinon Francis, en la suppliciant comme il l'avait avoué lui-même, en l'abandonnant ensuite et refusant de croire qu'il était le père de la petite fille? Et cette dernière, cette fragile et sensible créature, qui s'occuperait d'elle une fois orpheline? À qui cependant incomberaient les responsabilités de son sort au cas où elle deviendrait entièrement malheureuse, sinon à Francis encore? N'était-il pas son père? Ne lui avait-il pas donné la vie dans des conditions qui l'engageaient vis-à-vis d'elle d'une manière d'autant plus étroite que la pauvre enfant était exposée à plus de dangers? En regard de ces images de mélancolie, Henriette évoqua malgré elle une autre image, celle que serait son intérieur si elle pardonnait à son fiancé. Elle se vit mariée, auprès de lui. Elle sentit qu'elle ne goûterait certes plus l'idéal bonheur qu'elle s'était promis autrefois, mais ce serait du bonheur tout de même, puisqu'elle l'aurait à elle, et la présence de celui qu'on aime, si douloureuse soit-elle, emporte par elle seule une joie plus forte que les pires soucis. Expier? Que parlait-elle d'une expiation possible du moment que ni elle, ni son fiancé ne réparaient rien du mal que le jeune homme avait causé? – Le réparer? Comment? – Il n'existait au monde qu'un moyen, et Henriette n'eut qu'à l'entrevoir, ce moyen, pour que son cœur se rejetât tout entier en arrière et que sa volonté chancelât devant l'énormité du plus grand effort qui puisse être imposé à une âme de femme amoureuse.