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Aline et Valcour, tome 2

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Rien de plus simple, me répondit le chef de ce peuple heureux, nous .avons des ouvriers de deux espèces; ceux qui ne sont que momentanés, tels que les architectes, les maçons, les menuisiers, etc., et ceux qui sont toujours en activité, tels que les des manufactures, etc. Les premiers ont des terres comme les autres citoyens, et pendant que l'État les employe, il est chargé de faire cultiver leurs biens et de leur en rassembler les fruits chez eux, afin que ces ouvriers se trouvent débarrassés de tous soins lors de leurs travaux. Les mains employées à cela, sont celles des célibataires. Ceci demande quelques éclaircissemens.

Il exista dans tous les siècles et dans tous les pays, une classe d'hommes qui, peu propre aux douceurs de l'hymen, et redoutant ses noeuds par des raisons ou morales ou physiques, préfèrent de vivre seuls aux délices d'avoir une compagne; cette classe était si nombreuse à Rome, qu'Auguste fut obligé de faire, pour l'amoindrir, une loi connue sous le nom de Popea. Tamoé, moins fameuse que la république qui subjugua l'univers, a pourtant des célibataires comme elle, mais nous n'avons point fait de loix contr'eux. On obtient aisément ici la permission de ne point se marier, aux conditions de servir la patrie dans toutes les corvées publiques. Cléarque, disciple d'Aristote, nous apprend qu'en Laconie, la punition de ces hommes impropres au mariage, était d'être fouettés nuds par des femmes, pendant qu'ils tournaient autour d'un autel; à quoi cela pouvait-il servir53? Toujours occupé de retrancher ce qui me semble inutile, et de le remplacer par des choses dont il peut résulter quelque bien, je n'impose aux célibataires d'autre peine que d'aider l'État de leurs bras, puisqu'ils ne le peuvent en lui donnant des sujets. On leur fournit une maison et un petit bien dans un quartier qui leur est affecté, et là ils vivent comme ils l'entendent, seulement obligés à cultiver les terres de ceux que l'État employe, ils le savent, ils s'y soumettent et ne croyent pas payer trop cher ainsi la liberté qu'ils désirent. Vous savez que ce sont également eux qui entretiennent mes domaines, qui soulagent les vieillards, les infirmes, qui président aux écoles, et qui sont de même chargés de l'entretien, de la réparation des chemins, des plantations publiques, et généralement de tous les ouvrages pénibles, indispensables dans une nation, et voilà comme je tâche de profiter des défauts ou des vices pour les rendre le plus utile possible au reste des citoyens. J'ai cru que tel était le but de tout législateur, et j'y vise autant que je peux.

A l'égard des ouvriers employés aux manufactures, et dont les mains toujours agissantes, ne peuvent, dans aucun cas, cultiver des terres, ils sont nourris du produit de leurs oeuvres; celui qui veut l'étoffe d'un vêtement, porte la matière recueillie dans son bien au manufacturier, qui l'employe, le rend au propriétaire et en reçoit en retour une certaine quantité de fruits ou de légumes, prescrite et plus que suffisante à sa nourriture.

Il me restait à acquérir quelques notions sur la manière dont les procès s'arrangeaient entre citoyens. Quelques précautions qu'on eût prises pour les empêcher de naître, il était difficile qu'il n'y en eût pas toujours quelques-uns.

Tous les délits, me dit Zamé, se réduisent ici à trois ou quatre, dont le principal est le défaut de soins dans l'administration des biens confiés. La peine, je vous l'ai dit, est d'être placé dans un moins grand et d'une culture infiniment plus difficile. Je vous ai prouvé que la constitution de l'État anéantissait absolument le vol, le viol et l'inceste. Nous n'entendons jamais parler de ces horreurs; elles sont inconnues pour nous. L'adultère est très-rare dans notre pays: je vous ai dit mes moyens pour le réprimer; vous avez vu l'effet de l'un d'eux. Nous avons détruit la pédérastie à force de la ridiculiser: si la honte dont on couvre ceux qui peuvent s'y livrer encore, ne les ramène pas, on les rend utiles; on les employe; sur eux seuls retombe tout le faix du plus rude travail des célibataires; cela les démasque et les corrige sans les enfermer ou les faire rôtir: ce qui est absurde et barbare, et ce qui n'en a jamais corrigé un seul.

Les autres discussions qui peuvent s'élever parmi les citoyens n'ont donc plus d'autres causes que l'humeur qui peut naître dans les ménages, et la permission du divorce diminue beaucoup ces motifs: dès qu'il est prouvé qu'on ne peut plus vivre ensemble, on se sépare. Chacun est sûr de trouver encore hors de sa maison une subsistance assurée, un autre hymen s'il le désire, moyennant tout se passe à l'amiable; tout cela pourtant n'empêche pas de légères discussions; il y en a. Huit vieillards m'assistent régulièrement dans la fonction de les examiner; ils s'assemblent chez moi trois fois la semaine: nous voyons les affaires courantes, nous les décidons entre nous, et l'arrêt se prononce au nom de l'État. Si on en appelle, nous revoyons deux fois; à la troisième, on n'en revient plus, et l'État vous oblige à passer condamnation; car l'État est tout ici; c'est l'État qui nourrit le citoyen, qui élève ses enfans, qui le soigne, qui le juge, qui le condamne, et je ne suis, de cet État, que le premier citoyen.

Nous n'admettons la peine de mort dans aucun cas. Je vous ai dit comme était traité le meurtre, seul crime qui pourrait être jugé digne de la mériter. Le coupable est abandonné à la justice du Ciel; lui seul en dispose à son gré. Il n'y en a encore eu que deux exemples sous la législature de mon père et la mienne. Cette nation, naturellement douce, n'aime pas à répandre le sang.

Notre entretien nous ayant mené à l'heure du dîné, nous revînmes.—Votre navire est prêt, me dit Zamé au sortir du repas; ses réparations sont faites, et je l'ai fait approvisionner de tous les rafraîchissemens que peut fournir notre isle; mais mon ami, poursuivit le philosophe, je vous ai demandé quinze jours; n'en voilà que cinq d'écoulés, j'exige de vous de prendre, pendant les dix qui nous restent, une connaissance plus exacte de notre isle; je voudrais que mon âge et mes affaires me permissent de vous accompagner.... Mon fils me remplacera; il vous expliquera mes opérations, il vous rendra compte de tout, comme moi-même.

Homme généreux, répondis-je, de toutes les obligations que je vous ai, la plus grande sans doute est la permission que vous voulez bien m'accorder; il m'est si doux de multiplier les occasions de vous admirer, que je regarde, comme une jouissance, chacune de celles qu'il vous plaît de m'offrir.—Zamé m'embrassa avec tendresse....

L'humanité perce à travers les plus brillantes vertus; l'homme qui a bien fait veut être loué, et peut-être ferait-il moins bien, s'il n'était pas certain de l'éloge.

Nous partîmes le lendemain de bonne-heure, Oraï, son frère, un de mes officiers et moi. Cette isle délicieuse est agréablement coupée par des canaux dont les rives sont ombragées de palmiers et de cocotiers, et l'on se rend, comme en Hollande, d'une ville a l'autre, dans des pirogues charmantes qui font environ deux lieues à l'heure; il y a de ces pirogues publiques qui appartiennent à l'État: celles-la sont conduites par les célibataires; d'autres sont aux familles, elles les conduisent elles-mêmes; il ne faut qu'une personne pour les gouverner. Ce fut ainsi que nous parcourûmes les autres villes de Tamoé, toutes, à fort-peu de choses près, aussi grandes et aussi peuplées que la capitale, construites toutes dans le même goût, et ayant toutes une place publique au centre, qui, au lieu de contenir, comme dans la capitale, le palais du législateur et les greniers, sont ornées de deux maisons d'éducation. Les magasins sont situés vers les extrémités de la ville, et simétrisent avec un autre grand édifice servant de retraite à ce surplus des vieillards que Zamé, dans sa ville, loge à côté de sa maison. Les autres sont, comme,dans la capitale, établis dans l'es chambres hautes des maisons des enfans, où ils ont, dans chaque, trente ou quarante logemens. Les célibataires et les répudiés de l'un et de l'autre sexe occupent par-tout, comme dans la capitale, un quartier aux environs duquel se trouvent leurs petites possessions séparées, qui suffisent à leur entretien, et ils sont également reçus dans les asyles destinés aux vieillards, quand ils deviennent hors d'état de cultiver la terre.

 

Par-tout enfin je vis un peuple laborieux, agriculteur, doux, sobre, sain et hospitalier; par-tout je vis des possessions riches et fécondes, nulle part l'image de la paresse ou de la misère, et par-tout la plus douce influence d'un gouvernement sage et tempéré.

Il n'y a ni bourg, ni hameau, ni maison séparée dans l'isle; Zamé a voulu que toutes les possessions d'une province fussent réunies dans une même enceinte, afin que l'oeil vigilant du commandant de la ville pût s'étendre avec moins de peine sur tous les sujets de la contrée. Le commandant est un vieillard qui répond de sa ville. Dans toutes est un officier semblable, représentant le chef, et ayant pour assesseurs deux autres vieillards comme lui, dont un toujours choisi parmi les célibataires, l'intention du gouvernement n'étant point qu'on regarde cette castre comme inférieure, mais seulement comme une classe de gens qui,ne pouvant être utile à la société d'une façon, la sert de son mieux d'une autre. Ils font corps dans l'État, me disait Oraï; ils en sont membres comme les autres, et mon père veut qu'ils aient part à l'administration.... Mais, dis-je à ce jeune homme, si le célibataire n'est dans cette classe que par des causes vicieuses?—Si ces vices sont publics, me répondit Oraï (car nous ne sévissons jamais que contre ceux-là); s'ils sont éclatans, sans doute le sujet coupable n'est point choisi pour régir la ville; mais s'il n'est célibataire que par des causes légitimes, il n'est point exclus de l'administration, ni de la direction des écoles, où vous avez vu que les place mon père. Ces commandans de ville, qui changent tous les ans, décident les affaires légères, et renvoyent les autres au chef auquel ils écrivent tous les jours. Ainsi que dans la capitale, la police la plus exacte règne dans toutes ces villes, sans qu'il soit besoin, pour la maintenir, d'une foule de scélérats, cent fois plus infectés que ceux qu'ils répriment, et qui, pour arrêter l'effet du vice, en multiplient la contagion54. Les habitans, toujours occupés, toujours obligés de l'être pour vivre, ne se livrent à aucuns des désordres où le luxe et la fainéantise les plongent dans nos villes d'Europe; ils se couchent de bonne-heure, afin d'être le lendemain au point du jour à la culture de leurs possessions. La saison n'exige-t-elle d'eux aucun de leurs soins agriculteurs, d'innocens plaisirs les retiennent alors auprès de leurs foyers. Ils se réunissent quelques ménages ensemble; ils dansent, ils font un peu de musique, ils causent de leurs affaires, s'entretiennent de leurs possessions y chérissent et respectent la vertu, s'excitent au culte qu'ils lui doivent, glorifient l'Éternel, bénissent leur gouvernement, et sont heureux.

Leur spectacle les amuse aussi pendant le tems des pluies; il y a, par-tout, comme dans la capitale, un endroit ménagé au-dessous des magasins, où ils se livrent à ce plaisir. Des vieillards composent les drames avec l'attention d'en rendre toujours la leçon utile au peuple, et rarement ils quittent la salle sans se sentir plus honnêtes-gens.

Rien en un mot ne me rappela l'âge d'or comme les moeurs douces et pures de ce bon peuple. Chacune de leurs maisons charmantes me parut le temple d'Astrée. Mes éloges, à mon retour, furent lé fruit de l'enthousiasme que venait de m'inspirer ce délicieux voyage, et j'assurai Zamé que, sans l'ardente passion dont j'étais dévoré, je lui demanderais, pour toute grâce, de finir mes jours près de lui.

Ce fut alors qu'il me demanda le sujet de mon trouble et de mes voyages; je lui racontai mon histoire, le conjurant de m'aider de ses conseils, et l'assurant que je ne voulais régler que sur eux le reste de ma destinée. Cet honnête homme plaignit mon Infortune; il y mit l'intérêt d'un père, il me fit d'excellentes leçons sur les écarts où m'entraînait la passion dont je n'étais plus maître, et finit par exiger de moi de retourner en France.

Vos recherches sont pénibles et infructueuses, me dit-il, on a pu vous tromper dans les renseignemens que l'on vous a donnés, il est même vraisemblable qu'on l'a fait; mais ces renseignemens fussent-ils vrais, quelle apparence de trouver une seule personne parmi cent millions d'êtres où vous projetez de la chercher? Vous y perdrez votre fortune,… votre santé, et vous ne réussirez point. Léonore, moins légère que vous, aura fait un calcul plus simple; elle aura senti que le point de réunion le plus naturel devait être dans votre patrie: soyez certain qu'elle y sera retournée, et que ce n'est qu'en France où vous devez espérer de la revoir un jour.

Je me soumis.... Je me jetai aux pieds de cet homme divin, et lui jurai de suivre ses conseils. Viens, me dit-il en me serrant entre ses bras et me relevant avec tendresse; viens, mon fils; avant de nous quitter, je veux te procurer un dernier amusément; suis moi.

C'était le spectacle d'un combat naval que Zamé voulait me donner. La belle Zilia, magnifiquement vêtue, était assise sur une espèce de trône placé sur la crête d'un rocher au milieu de la mer; elle était entourée de plusieurs femmes qui lui formaient un cortège; cent pirogues, chacune équipée de quatre rameurs, la défendaient, et cent autres de même force étaient disposées vis-à-vis pour l'enlever: Oraï commandait l'attaque, et son frère la défense. Toutes les barques fendent les flots au même signal, elles se mêlent, elles s'attaquent, elles se repoussent avec autant de grâces que de courage et de légèreté; plusieurs rameurs sont culbutés, quelques pirogues sont renversées, les défenseurs cèdent enfin, Oraï triomphe; il s'élance sur la pointe du rocher avec la rapidité de l'éclair, saisit sa charmante épouse, l'enlève, se précipite avec elle dans une pirogue, et revient au port, escorté de tous les combattans, au bruit de leurs éloges et de leurs cris de joie. Il y a dix jours qu'il n'a vu sa femme, me dit le bon Zamé; j'aiguillonne les plaisirs de la réunion par cette petite fête.... Demain, je suis grand-père.... Eh quoi? dis-je.... Non, me répondit le bon vieillard, les larmes aux yeux.... Vous voyez comme elle est jolie, et cependant son indifférence est extrême.... Il ne voulait pas se marier.—Et vous espérez?—Oui, reprit vivement Zamé, j'emploie le procédé de Lycurgue; on irrite par des difficultés, on aide à la nature, on la contraint à inspirer des désirs qui ne seraient jamais nés sans cela. La politique est certaine; vous avez vu comme il y allait avec ardeur: il ne l'aurait pas vue de deux mois s'il n'avait pas réussi, et si cette première victoire ne mène pas à l'autre, je lui rendrai si pénibles les moyens de la voir, j'enflammerai si bien ses désirs par des combats et des résistances perpétuelles, qu'il en deviendra amoureux malgré lui.—Mais, Zamé, un autre peut-être....—Non, si cela était, crois-tu que je ne la lui eusse pas donnée? Dégoût invincible pour le mariage,… peut-être d'autres fantaisies.... Ne connais-tu donc pas la nature? Ignores-tu ses caprices et ses inconséquences? Mais il en reviendra: ce qui s'y opposait est déjà vaincu; il ne s'agit plus que d'améliorer la direction des penchans, et mes moyens me répondent du succès. Et voilà comme ce philosophe, dans sa nation, comme dans sa famille, ne travaillant jamais que sur l'âme, parvenait à épurer ses concitoyens, à faire tourner leurs défauts même au profit de la société, et à leur inspirer, malgré eux, le goût des choses honnêtes, quelles que pussent être leurs dispositions … ou plutôt, voilà comme il faisait naître le bien du sein même du mal, et comment peu-à-peu, et sans user de punitions, il faisait triompher la vertu, en n'employant jamais que les ressorts de la gloire et de la sensibilité.

Il faut nous séparer, mon ami, me dit le lendemain Zamé, en m'accompagnant vers mon vaisseau.... Je te le dis, pour que tu ne me l'apprennes pas.—O vénérable vieillard, quel instant affreux!… Après les sentimens que vous faites naître, il est bien difficile d'en soutenir l'idée.—Tu te souviendras de moi, me dit cet honnête homme en me pressant sur son sein;… tu te rappelleras quelquefois que tu possèdes un ami au bout de la terre … tu te diras: j'ai vu un peuple doux, sensible, vertueux sans loix, pieux sans religion; il est dirigé par un homme qui m'aime, et j'y trouverai un asyle dans tous les tems de ma vie.... J'embrassai ce respectable ami; il me devenait impossible de m'arracher de ses bras.... Ecoute, me dit Zamé avec l'émotion de l'enthousiasme, tu es sans doute le dernier français que je verrai de ma vie.... Sainville, je voudrois tenir encore à cette nation qui m'a donné le jour.... O mon ami! écoute un secret que je n'ai voulu dévoiler qu'à l'époque de notre séparation: l'étude profonde que j'ai faite de tous les gouvernemens de la terre, et particulièrement de celui sous lequel tu vis, m'a presque donné l'art de la prophétie. En examinant bien un peuple, en suivant avec soin son histoire, depuis qu'il joue un rôle sur la surface du globe, on peut facilement prévoir ce qu'il deviendra. O Sainville, une grande révolution se prépare dans ta patrie; les crimes de vos souverains, leurs cruelles exactions, leurs débauches et leur ineptie ont lassé la France; elle est excédée du despotisme, elle est à la veille d'en briser les fers. Redevenue libre, cette fière partie de l'Europe honorera de son alliance tous les peuples qui se gouverneront comme elle.... Mon ami, l'histoire de la dynastie des rois de Tamoé ne sera pas longue.... Mon fils ne me succédera jamais; il ne faut point de rois à cette nation-ci: les perpétuer dans son sein serait lui préparer des chaînes; elle a eu besoin d'un législateur, mes devoirs sont remplis. A ma mort, les habitans de cette isle heureuse jouiront des douceurs d'un gouvernement libre et républicain. Je les y prépare; ce que leur destinaient les vertus d'un père que j'ai lâché d'imiter, les crimes, les atrocités de vos souverains le destinent de même à la France. Rendus égaux, et rendus tous deux libres, quoique par des moyens différens, les peuples de ta patrie et ceux de la mienne se ressembleront; je le demande alors, mon ami, ta médiation près des Français pour l'alliance que je désire.... Me promets-tu d'accomplir mes voeux....—O respectable ami, je vous le jure, répondis-je en larmes; ces deux nations sont dignes l'une de l'autre, d'éternels liens doivent les unir.... Je meurs content, s'écria Zamé, et cet heureux espoir va me faire descendre en paix dans la tombe. Viens, mon fils, viens, continua-t-il en m'entraînant dans la chambre du vaisseau;… viens, nous nous ferons là nos derniers adieux.... Oh Ciel! qu'aperçois-je, dis-je en voyant la table couverte de lingots d'or.... Zamé, que voulez-vous faire?… Votre ami n'a besoin que de votre tendresse; il n'aspire qu'à s'en rendre digne.—Peux-tu m'empêcher de t'offrir de la terre de Tamoé, me répondit ce mortel tant fait pour être chéri? C'est pour que tu te souviennes de ses productions.—O grand homme!… et j'arrosais ses genoux de mes larmes,… et je me précipitais à ses pieds, en le conjurant de reprendre son or, et de ne me laisser que son coeur.—Tu garderas l'un et l'autre, reprit Zamé en jetant ses bras autour de mon cou; tu l'aurais fait à ma place.... Il faut que je te quitte.... Mon âme se brise comme la tienne. Mon ami, il n'est pas vraisemblable que nous nous voyions jamais, mais il est sûr que nous nous aimerons toujours. Adieu.... En prononçant ces dernières paroles, Zamé s'élance, il disparaît, donne lui-même le signal du départ, et me laisse, inondé de mes larmes, absorbé de tous les sentimens d'une âme à la fois oppressée par la douleur et saisie de la plus profonde admiration55.

 

Mon dessein étant de suivre le conseil de Zamé, nous réprimes la voûte que nous venions de faire, le vent servait mes intentions, et nous perdîmes bientôt Tamoé de vue.

Ma délicatesse souffrait de l'obligation d'emporter, comme malgré moi, de si puissans effets de la libéralité d'un ami. Quand je réfléchis pourtant que ce métal, si précieux pour nous, était nul aux yeux de ce peuple sage, je crus pouvoir apaiser mes regrets et ne plus m'occuper que des sentimens de reconnaissance que m'inspirait un bienfaiteur dont le souvenir ne s'éloignera jamais de ma pensée.

Notre voyage fut heureux, et nous revîmes Le Cap en assez peu de temps.

Je demandai à mes officiers, dès que nous l'aperçûmes, s'ils voulaient y prendre terre, ou s'ils aimaient autant me conduire tout de suite en France. Quoique le vaisseau fût à moi, je crus leur devoir cette politesse. Désirant tous de revoir leur patrie, ils préférèrent de me débarquer sur la côte de Bretagne, pour repasser de-là en Hollande, moyennant qu'une fois à Nantes, je leur laisserais le bâtiment pour retourner chez eux, où ils le vendraient à mon compte. Nous convînmes de tout de part et d'autre, et nous continuâmes de voguer; mais ma santé ne me permit pas de remplir la totalité du projet. A la hauteur du Cap-Vert, je me sentis dévoré d'une fièvre ardente, accompagnée de grands maux de coeur et d'estomac, qui me réduisirent bientôt à ne pouvoir plus sortir de mon lit. Cet accident me contraignît de relâcher à Cadix, où totalement dégoûté de la mer, je pris la résolution de regagner la France par terre, sitôt que je serois rétabli. Me voyant une fortune assez considérable pour pouvoir me passer de la faible somme que je pourrais retirer de mon navire, j'en fis présent à mes officiers; ils me comblèrent de remerciemens. Je n'avais eu qu'à me louer d'eux, ils devaient être contens de ma conduite à leur égard. Rien donc de ce qui détruit l'union entre les hommes ne s'étant élevé entre nous, il était tout simple que nous nous quittassions avec toutes les marques réciproques de la plus parfaite estime.

L'état dans lequel j'étais me retint huit à dix jours à Cadix; mais cet air ne me convenant point, je dirigeai mes pas vers Madrid, avec le projet d'y séjourner le temps nécessaire à reprendre totalement mes forces. Je me logeai, en arrivant, à l'hôtel Saint Sébastien, dans la rue de ce nom, chez des Milanais dont on m'avait vanté les soins envers les étrangers. J'y trouvai à la vérité une partie de ces soins, mais qu'ils devaient me coûter cher!

Hors d'état de vaquer à rien par moi-même, je priai l'hôte de me chercher deux domestiques; Français s'il était possible, et les plus honnêtes que faire se pourrait. Il m'amena, l'instant d'après, deux grands drôles bien tournés, dont l'un se dit de Paris et l'autre de Rouen, passés l'un et l'autre en Espagne avec des maîtres qui les avaient renvoyés, parce qu'ils avaient refusé de s'embarquer pour aller avec eux au Mexique, dont ils ne devaient pas revenir de long-tems, et dans ces tristes circonstances pour eux, ajoutaient-ils; ils cherchaient avec empressement quelqu'un qui voulût les ramener dans leur patrie. Me devenant impossible de prendre de plus grandes informations, je les crus, et les arrêtai sur-le-champ, bien résolu néanmoins à ne leur donner aucune confiance. Ils me servirent assez bien l'un et l'autre pendant ma convalescence, c'est-à-dire, environ quinze jours, au bout desquels mes forces revenant peu à peu, je commençai à m'occuper des petits détails de ma fortune. Mes yeux se tournèrent sur cette caisse de lingots, fruits précieux de l'amitié de Zamé, et s'inondèrent des larmes de ma reconnaissance, en examinant ces trésors. Comme ces lingots me parurent purs, entièrement dégagés des parties terreuses et fondus en barre, j'imaginai qu'ils ne pouvaient être le résultat d'une fouille faite pendant ma course dans l'intérieur des terres, mais bien plutôt le reste des trésors qui avaient servi à Zamé dans ses vingt années de voyage. Je n'avais point encore vidé la cassette; je le fis pour compter les lingots.... J'allais les estimer, lorsque je trouvai un papier au fond, où l'évaluation était faite, et qui m'apprit que j'en avais pour sept millions cinq cent soixante-dix mille livres, argent de France.... Juste Ciel, m'écriai-je, me voilà le plus riche particulier de l'Europe! O mon père! Je pourrai donc adoucir votre vieillesse! Je pourrai réparer le tort que je vous ai fait; je vous rendrai heureux, et je le serai de votre bonheur! Et toi! unique objet de mes voeux, ô Léonore! si le Ciel me permet de te retrouver un jour, voilà de quoi enrichir le faible don de ma main, de quoi satisfaire à tous tes désirs, de quoi me procurer le charme de les prévenir tous; mais que les calculs de l'homme sont incertains, quand il ne les soumet pas aux caprices du sort! O Léonore! Léonore, dit Sainville en s'interrompant et se jetant en pleurs sur le sein de sa chère femme, j'avais ce qu'il fallait pour ta fortune, tout ce qui pouvait te dédommager de tes souffrances, et je n'ai plus à t'offrir que mon coeur. Ciel, dit Madame de Blamont, cette grande richesse?…—Elle est perdue pour moi, Madame; différence essentielle entre les sentimens du coeur et les biens du hasard; ceux-ci se sont évanouis, et la tendresse, que je dois à celui de qui je les tenais, ne s'effacera jamais de mon âme; mais reprenons le fil des évènemens.

Quoiqu'il me restât encore près de vingt-cinq mille livres, dont moitié en or, heureusement cousus dans une ceinture qui ne me quitta jamais, j'eus la fantaisie de me faire échanger un de mes lingots en quadruples d'Espagne56; je me fis conduire à cet effet chez un directeur de la monnaie que m'avait indiqué mon hôte. Je lui présente mon or, il l'examine, et découvre bientôt qu'il n'est pas du Pérou. Sa curiosité s'en éveille; ses questions deviennent aussi nombreuses que pressantes; et sans qu'il me soit possible d'être maître de moi, un frémissement universel me saisit. Je vois que je viens de faire une sottise; et l'embarras, que ce mouvement imprime sur ma physionomie, redouble aussitôt la curiosité de mon homme; il prend un air sévère, et renouvelle ses questions du ton de l'insolence et de l'effronterie.... Ma figure se remet pourtant, elle reprend le calme que doit lui prêter celui de mon coeur, et je réponds sans me troubler, que je rapporte cet or d'Afrique; que je l'ai eu par des échanges avec les colonies portugaises. Ici mon questionneur m'examinant de plus prés encore, m'assure que les Portugais n'emploient en Afrique que de l'or du nouveau monde, et que celui que je lui présente n'en est sûrement pas. Pour le coup, la patience m'échappe: je déclare net que je suis las des interrogations, que le métal que je lui offre est bon ou mauvais, que s'il est bon, il ait à me l'échanger sans difficulté; que s'il le croit mauvais, il en fasse à l'instant l'épreuve devant moi; ce dernier parti fut celui qu'il prît, et l'expérience n'ayant que mieux confirmé la pureté au métal, il lui devînt impossible de ne me point satisfaire; il le fit avec un peu d'humeur, et en me demandant si j'avais beaucoup de lingots à changer ainsi: non, répondis-je sèchement, voilà tout; et faisant prendre mes sacs à mes gens, je regagnai mon hôtellerie, où je passai la journée, non sans un peu d'inquiétude sur la quantité des questions de ce directeur.

Je me couchai.... Mais quel épouvantable réveil! Il n'y avait pas deux heures que j'étais endormi, lorsque ma porte, s'ouvrant avec fracas, me fait voir ma chambre remplie d'une trentaine de crispins57, tous familiers ou valets de l'inquisition58. Avec la permission de votre excellence, me dit un de ces illustres scélérats, vous plairait-il de vous lever, et de venir à l'instant parler au très-révérend père inquisiteur qui vous attend dans son appartement.... Je voulus, pour réponse, me jeter sur mon épée; mais on ne m'en laissa pas le tems.... On ne me lia point; c'est un des privilèges particuliers à ce tribunal, de n'employer, pour saisir leurs prisonniers, que la seule force du nombre, et jamais celle des liens; on ne me lia donc point; mais je fus tellement environné, tellement serré par-tout, qu'il me devint impossible de faire aucun mouvement; il fallut obéir: nous descendîmes; une voiture m'attendait au coin de la rue, et je fus transporté ainsi au milieu de ce tas de coquins dans le palais de l'inquisition: là, nous fûmes reçus par le secrétaire du saint-office, qui, sans dire une seule parole, me remit à l'alcaïde et à deux gardes, qui me conduisirent dans un cachot fermé de trois portes de fer, d'une obscurité et d'une humidité d'autant plus grandes, que jamais encore le soleil n'y avait pénétré. Ce fut là qu'on me déposa sans me dire un mot, et sans qu'il me fût permis, ni de parler, ni de me plaindre, ni de donner aucun ordre chez moi.

Anéanti, absorbé dans les plus douloureuses réflexions, vous imaginez facilement quelle fut la nuit que je passai: hélas! Me disais-je, j'ai parcouru le monde entier; je me suis trouvé au milieu d'un peuple d'antropophages; il a daigné respecter et ma vie et ma liberté; mon étoile me porte au sein des mers les plus reculées, j'y trouve une fortune immense et des amis.... J'arrive en Europe … je touche à ma patrie … c'est pour n'y rencontrer que des persécuteurs! Et comme si j'eusse pris plaisir à accroître l'horreur de mon sort, je ne me repaissais a chaque instant que de ces fatales idées, lorsqu'au bout d'une semaine de mon séjour dans cet horrible lieu, l'alcaïde parut escorté de ses deux mêmes gardes, et m'ayant ordonné de découvrir ma tête, il me conduisit ainsi à la salle d'audience. On me fit signe de m'asseoir; un siége étroit et dur se présentait â moi au bout d'une table auprès de laquelle étaient deux moines, dont l'un devait m'interroger, et l'autre écrire mes réponses; je me plaçai. En face était l'image de ce Dieu bon, de ce rédempteur de l'univers, exposé dans un lieu où l'on ne travaille qu'à perdre ceux qu'il est venu racheter. J'avais sous mes yeux un juge équitable, et des hommes méchans; le symbole de la douceur et de la vertu à côté de celui des crimes et de la férocité; j'étais devant un Dieu de paix et des hommes de sang, et c'était au nom du premier, que les seconds osaient me sacrifier à leur infâme cupidité.

53Une raison purement physique devint sans doute la cause de cette loi singulière. On croyait les célibataires impuissans, et l'on lâchait de leur faire retrouver, par cette cérémonie, les forces dont ils paraissaient manquer; mais la chose était mal vue: l'impuissance, qui souvent même ne se restaure point par ce moyen violent, n'est pas toujours la raison majeure du célibat. Si des goûts ou des habitudes différentes éloignent invinciblement un individu quelconque des chaînes du mariage, les moyens de restauration agiront au profit des caprices irréguliers de cet individu, sans le rapprocher davantage de ce qui lui répugne; donc le remède était mal trouve. Mais cette citation, tirée de l'histoire des moeurs antiques, qu'on pourrait étayer de beaucoup d'autres, s'il s'agissait d'une dissertation, sert à nous prouver que de tous temps l'homme eut recours à ces véhicules puissans pour rétablir sa vigueur endormie, et que ce que beaucoup de sots blâment ou persiflent, était article de religion chez des peuples qui valaient bien autant que ces sots. On n'ignore plus aujourd'hui que l'âme tirée de la langueur, agitée, dit Saint-Lambert, mise en mouvement par des douleurs factices ou réelles, est plus sensibles de toutes les manières de l'être, et jouit mieux du plaisir des sensations agréables.—Le célèbre Cardan nous dit, dans l'histoire de sa vie, que si la nature ne lui faisait pas sentir quelques douleurs, il s'en procurerait à lui-même, en se mordant les lèvres, en se tiraillant les doigts jusqu'à ce qu'il en pleurât.
54On demandait à M. Bertin pourquoi tant de mauvais sujets lui étaient nécessaires à la police de Paris. Trouvez-moi, répondit-il, un honnête-homme qui veuille faire ce métier-là.—Soit, mais un honnête homme prend la liberté de répliquer à cela: 1°. S'il est bien nécessaire de corrompre une moitié des citoyens pour policer l'autre? 2°. S'il est bien démontré que ce ne soit qu'en faisant le mal qu'on puisse réussir au bien? 3°. Ce que gagne l'État et la vertu, à multiplier le nombre des coquins, pour un total très-inférieur de conversions? 4°. S'il n'y a pas à craindre que cette partie gangrenée ne corrompe l'autre, au lieu de la redresser? 5°. Si les moyens que prennent ces gens infâmes en tendant des embûches à l'innocence, la confondant avec le crime pour la démêler; si ces moyens, dis-je, ne sont pas d'autant plus dangereux, que cette innocence alors ne se trouve plus corrompue que par ces gens-là, et que tous les crimes où elle peut tomber après, instruite à cette école, ne sont plus l'ouvrage que de ces suborneurs: est-il donc permis de corrompre, de suborner pour corriger et pour punir? 6°. Enfin, s'il n'y a pas, de la part de ceux qui régissent cette partie, un intérêt puissant à vouloir persuader au roi et à la nation, qu'il est essentiel qu'un million se dépense à soudoyer cent mille fripons qui ne méritent que la corde et les galères. Jusqu'à ce que ces questions soient résolues, il sera permis de former des doutes sur l'excellence de l'ancienne police française.
55L'instant de calme, où se trouve maintenant le lecteur, nous permet de lui communiquer des réflexions par lesquelles nous n'avons pas voulu l'interrompre.
56A-peu-près 84 livres de France: la pistole simple vaut 21 livres; il y en a des doubles et des quadruples.
57L'habit du personnage de ce nom est l'uniforme de ces drôles-là.
58Innocent III, à dessein de mettre l'inquisition en faveur, accorda des privilèges et des indulgences à ceux qui prêteraient main-forte au tribunal pour chercher et punir les coupables: il est aisé de voir, d'après une aussi sage institution, combien leur nombre dut augmenter; ce sont ces infâmes délateurs que l'on appelle familiers, comme s'ils étaient en quelque sorte de la famille de l'inquisiteur. Les plus grands seigneurs acquérant l'impunité de leurs crimes au moyen de cette fonction, s'empressent tous d'entrer dans ce noble corps. Le tribunal de l'inquisition n'est pas le seul qui ait des familiers, et l'Espagne n'est pas la seule partie de l'Europe où l'administration soit viciée au point de corrompre ou de tolérer la corruption de la moitié des citoyens pour tourmenter inutilement l'autre.