Czytaj książkę: «Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour», strona 72

Czcionka:

CHAPITRE XII

Mort du maréchal Duroc.—Douleur de l'empereur et consternation générale dans l'armée.—Détails sur cet événement funeste.—Impatience de l'empereur de ne pouvoir atteindre l'arrière-garde russe.—Deux ou trois boulets creusant la terre aux pieds de l'empereur.—Un homme de la garde tué près de Sa Majesté.—Annonce de la mort du général Bruyère.—Duroc près l'empereur.—Un arbre frappé par un boulet.—Le duc de Plaisance annonce, en pleurant, la mort du grand-maréchal.—Mort du général Kirgener.—Soins empressés, mais inutiles.—Le maréchal respirant encore.—Adieux de l'empereur à son ami.—Consternation impossible à décrire.—L'empereur immobile et sans pensée.—À demain tout.—Déroute complète des Russes.—Dernier soupir du grand-maréchal.—Inscription funéraire dictée par l'empereur.—Terrain acheté et propriété violée.—Notre entrée en Silésie.—Sang-froid de l'empereur.—Sa Majesté dirigeant elle-même les troupes.—Marche sur Breslaw.—L'empereur dans une ferme pillée.—Un incendie détruisant quatorze fourgons.—Historiette démentie.—L'empereur ne manque de rien.—Entrée à Breslaw.—Prédiction presque accomplie.—Armistice du 4 juin.—Séjour à Gorlitz.—Pertes généreusement payées.—Retour à Dresde.—Bruits dissipés par la présence de l'empereur.—Le palais Marcolini.—L'empereur vivant comme à Schœnbrunn.—La Comédie française mandée à Dresde.—Composition de la troupe.—Théâtre de l'Orangerie et la comédie.—La tragédie à Dresde.—Emploi des journées de l'empereur.—Distractions, et mademoiselle G…—Talma et mademoiselle Mars déjeunant avec l'empereur.—Heureuse repartie, et politesse de l'empereur.—L'abondance répandue dans Dresde par la présence de Sa Majesté.—Camps autour de la ville.—Fête de l'empereur avancée de cinq jours.—Les soldats au Te Deum.

Nous étions à la veille du jour où l'empereur, encore tout ému de la perte qu'il avait faite dans la personne du duc d'Istrie, devait recevoir le coup qui peut-être lui fut le plus sensible de tous ceux dont son âme fut atteinte en voyant tomber autour de lui ses vieux compagnons d'armes. Le lendemain même du jour où l'empereur avait eu, avec le baron Larrey, l'espèce de discussion que j'ai rapportée à la fin du chapitre précédent, fut marqué par la mort irréparable de l'excellent maréchal Duroc. L'empereur en eut l'âme brisée, et il n'y en eut pas un seul de nous qui ne lui donnât des larmes sincères; tant il était juste et bon quoique grave et sévère avec toutes les personnes que la nature de leur service mettait en contact avec lui. Ce fut une perte non-seulement pour l'empereur, qui possédait en lui un véritable ami, mais j'ose dire que c'en fut une aussi pour la France entière, qu'il adorait jusqu'à la passion, et pour laquelle il ne cessait de prodiguer ses conseils, quoiqu'ils ne fussent pas toujours écoutés. La mort du maréchal Duroc fut un de ces événemens tellement douloureux, tellement imprévus, que l'on reste quelque temps indécis s'il faut y croire, alors même qu'une trop évidente réalité ne permet plus de se faire aucune illusion.

Voici dans quelles circonstances ce funeste événement vint répandre la consternation dans toute l'armée. L'empereur poursuivait l'arrière-garde russe, qui lui échappait sans cesse. Elle venait de lui échapper pour la dixième fois peut-être depuis le matin, après avoir tué et fait prisonniers un bon nombre de nos braves, quand deux ou trois boulets, creusant la terre aux pieds de l'empereur, excitèrent son attention, et lui firent dire: «Comment, après une telle boucherie, point de résultat! point de prisonniers! Ces gens-là ne me laisseront pas un clou.» À peine avait-il parlé, un boulet passe et renverse un chasseur à cheval de l'escorte presque dans les jambes du cheval de Sa Majesté. «Ah! Duroc! ajouta-t-il en se tournant vers le grand maréchal, la fortune nous en veut bien aujourd'hui!—Sire, dit un aide-de-camp qui accourait au galop, le général Bruyères vient d'être tué.—Mon pauvre camarade d'Italie! Est-il possible? Ah! il faut en finir pourtant!» Et, voyant sur sa gauche une éminence du haut de laquelle il pourra mieux observer ce qui se passe, l'empereur se dirige de ce côté au milieu d'un nuage de poussière; le duc de Vicence, le duc de Trévise, le maréchal Duroc et le général du génie Kirgener suivaient Sa Majesté de très-près; mais le vent poussait la poussière et la fumée avec une telle violence qu'on se voyait à peine. Tout à coup un arbre, près duquel l'empereur passait, est frappé par un boulet qui le renverse à moitié; Sa Majesté, arrivée sur le plateau, se retourne pour demander sa lunette, et ne voit plus que le duc de Vicence. Le duc Charles de Plaisance survient; une pâleur mortelle couvre ses traits; il se penche vers M. le grand-écuyer, et lui dit quelques mots à l'oreille. «Qu'est-ce que c'est? demande vivement l'empereur, que se passe-t-il?—Sire, dit en pleurant le duc de Plaisance, le grand-maréchal est mort.—Le grand-maréchal est mort? Duroc? Mais vous vous trompez, il était tout à l'heure à côté de moi!»

Plusieurs aides-de-camp arrivent avec un page qui portait la lunette de Sa Majesté. La fatale nouvelle est confirmée, en grande partie en moins. Le duc de Frioul n'était pas encore mort; mais le coup avait frappé les entrailles, et tous les secours de l'art devenaient inutiles. Le boulet, après avoir ébranlé l'arbre, avait ricoché sur le général Kirgener, qui était tombé raide mort, puis sur le duc de Frioul. MM. Yvan et Larrey étaient auprès du blessé, qu'on avait transporté dans une maison de Makersdorf; il n'y avait aucun espoir de sauver le maréchal.

Dire la consternation de l'armée, la douleur de Sa Majesté à cet affreux événement, serait impossible. L'empereur donna machinalement quelques ordres, et revint au camp. Arrivé dans le carré de la garde, il s'assit sur un tabouret devant sa tente, la tête baissée, les mains jointes, et demeura près d'une heure ainsi, sans proférer une seule parole. Cependant on avait à prendre pour le lendemain des mesures essentielles; le général Drouot s'approche, et, d'une voix que les sanglots entrecoupaient, il demande ce qu'il faut faire: «À demain tout,» répond l'empereur; il ne dit pas un mot de plus. «Pauvre homme! murmuraient en le regardant les vieux grognards de la garde; il a perdu un de ses enfans.»

La nuit close, l'ennemi étant en pleine retraite, et l'armée ayant pris ses positions, l'empereur sortit du camp, et, accompagné du prince de Neufchâtel, de M. Yvan et du duc de Vicence, il se rendit dans la maison où l'on avait déposé le grand maréchal. La scène fut terrible. L'empereur désolé embrassa plusieurs fois ce fidèle ami, en cherchant à lui donner quelques espérances; mais le duc, qui connaissait parfaitement son état, ne lui répondit qu'en le suppliant de lui faire donner de l'opium. À ces mots l'empereur sortit: il ne pouvait plus y tenir.

Le duc de Frioul mourut le lendemain matin. L'empereur ordonna que son corps fût transporté à Paris pour être déposé sous le dôme des Invalides; il acheta la maison dans laquelle était mort le grand-maréchal, et chargea le pasteur du village de faire placer à l'endroit du lit une pierre sur laquelle seraient gravés ces mots:

«Ici le général Duroc, duc de Frioul, grand-maréchal du palais de l'empereur Napoléon, frappé d'un boulet, est mort dans les bras de l'empereur, son ami.»

La conservation de ce monument fut imposée en obligation au locataire de la maison. Ce fut la condition du don que lui en fit Sa Majesté. Le pasteur, le magistrat du village et le donataire furent appelés à cet effet en présence de l'empereur; il leur fit connaître ses intentions, qu'ils s'engagèrent solennellement à remplir. Alors Sa Majesté, tirant de sa cassette les fonds nécessaires, les remit à ces messieurs.

Il est bon maintenant que le lecteur sache comment cette convention, si religieusement contractée, a reçu son exécution. Cet ordre de l'état-major russe le lui apprendra.

«Un protocole, en date du 16 (28) mars, constate que l'empereur Napoléon a remis au ministre du culte Hermann, à Makersdorf, la somme de deux cents napoléons d'or, destinés à l'érection d'un monument à la mémoire du maréchal Duroc, mort sur le champ de bataille. Son excellence le prince Repnin, gouverneur-général de la Saxe, ayant ordonné qu'un commis de mes bureaux se rendrait à Makersdorf, afin de se faire remettre ladite somme pour m'en faire le dépôt jusqu'à disposition ultérieure, le commis Meyerheim est chargé de cette mission. En conséquence, il se rendra sur le champ à Makersdorf, à l'effet de s'y légitimer auprès du ministre Hermann en lui montrant le présent ordre, et saisira entre ses mains la somme énoncée plus haut de deux cents napoléons d'or. Le commis Meyerheim n'aura à rendre compte qu'à moi de l'exécution de cet ordre.

»À Dresde, ce 20 mars (1er avril) 1814.

»Signé Baron de Rosen.»

Cette pièce n'a pas besoin de commentaire.

Après les batailles de Bautzen et de Wurtchen, l'empereur entra en Silésie. Il voyait partout l'armée combinée des alliés fuir devant la sienne, et ce spectacle flattait vivement son amour-propre en entretenant dans son cœur l'idée qu'il allait bientôt se voir maître d'un pays riche et fertile, où l'abondance des subsistances favoriserait ses entreprises. Plusieurs fois par jour on lui entendait dire: «Sommes-nous loin de telle ville?—Quand arriverons-nous à Breslaw?» Son impatience ne l'empêchait point, au reste, de s'occuper de tous les objets qui le frappaient, comme l'aurait pu faire un homme libre de tous soins; il examinait les maisons les unes après les autres, quand on passait dans quelque village; il remarquait la direction des rivières et des montagnes, recueillant jusqu'aux moindres renseignemens qu'on pouvait ou qu'on voulait lui donner.

Dans la journée du 27 mai, Sa Majesté, n'étant plus qu'à trois jours de marche de Breslaw, rencontra, en avant d'une petite ville appelée Michelsdorf, plusieurs régimens de cavalerie russe qui barraient le passage; ils étaient déjà tout près de l'empereur et de l'état-major, que Sa Majesté n'avait pas encore songé à les regarder seulement. Le prince de Neufchâtel, voyant l'ennemi si près, court à l'empereur, et lui dit: «Sire, ils avancent toujours.—Eh bien! nous avancerons aussi, répond en souriant Sa Majesté; ne voyez-vous pas derrière nous?» Et elle montrait au prince l'infanterie française qui approchait en colonnes serrées. Quelques décharges eurent bientôt chassé les Russes de cette position; mais on les retrouvait à une demi-lieue, à une lieue plus loin: c'était toujours à recommencer. L'empereur le savait bien, aussi manœuvrait-il avec la plus grande précision. Dirigeant lui-même les troupes qui se portaient en avant, il allait d'une hauteur à l'autre; faisait le tour de toutes les villes et de tous les villages, pour reconnaître les positions et voir les ressources qu'il pourrait tirer du terrain. Par ses soins, par les effets de son infatigable coup d'œil, la scène changeait dix fois par jour. Une colonne avait débouché par un chemin creux, par un bois, par un village; elle pouvait à l'instant même prendre possession d'une hauteur, pour la défense de laquelle une batterie était déjà toute prête. L'empereur indiquait tous les mouvemens avec un tact admirable, de manière à ce qu'il fût impossible de le prendre au dépourvu. Il ne commandait qu'en grand, transmettant en personne, ou par ses officiers d'ordonnance, ses ordres aux commandans des corps et des divisions, lesquels, à leur tour, transmettaient ou faisaient transmettre les leurs aux chefs de bataillon. Tous les ordres donnés par Sa Majesté étaient courts, précis et tellement clairs que jamais on n'avait besoin d'en demander l'explication.

Le 29 mai, ne sachant pas jusqu'à quel point la prudence permettait d'avancer sur la route de Breslaw, Sa Majesté s'établit dans une petite ferme appelée Rosnig. Elle avait déjà été pillée et présentait l'aspect le plus misérable. On ne put trouver dans la maison qu'une petite pièce avec un cabinet pour l'usage de l'empereur; le prince de Neufchâtel et la suite s'établirent comme ils purent dans des chaumières, dans des granges, dans les jardins même; car il n'y avait pas d'abri pour tout le monde. Le lendemain le feu prit dans une métairie à côté du logement de Sa Majesté. Il y avait quatorze ou quinze fourgons dans cette métairie qui furent tous brûlés; un de ces fourgons contenait la caisse du payeur des voyages; dans un autre se trouvaient des habits et du linge pour l'empereur, ainsi que des bijoux, des bagues, des tabatières et d'autres objets précieux. On ne sauva que peu de chose de cet incendie, et si le service de réserve n'était arrivé promptement, Sa Majesté eût été obligée de déroger à ses habitudes de toilette faute de bas et de chemises. Le major saxon d'Odeleben, qui a écrit des choses fort intéressantes sur cette campagne, dit que tout ce qui appartenait à Sa Majesté fut brûlé, et qu'il fallut faire faire à la hâte quelques culottes à Breslaw: c'est une erreur. Je ne crois pas que le fourgon de la garde-robe ait été brûlé; mais quand même il l'eût été, l'empereur n'eût pas pour cela manqué de vêtemens, puisqu'il y avait toujours quatre à cinq services, soit en avant soit en arrière des quartiers-généraux. En Russie, où l'ordre fut donné de brûler toutes les voitures qui manquaient de chevaux, cet ordre eut sa rigoureuse exécution à l'égard des personnes de la maison, qui restèrent avec presque rien; mais on garda pour Sa Majesté tout ce qui pouvait être regardé comme indispensable.

Enfin, le 1er juin, à six heures du matin, l'avant-garde française entra dans Breslaw, ayant à sa tête le général Lauriston et le général Hogendorp, que Sa Majesté avait investi d'avance des fonctions de gouverneur de cette ville, capitale de la Silésie. Ainsi fut accomplie en partie la promesse qu'avait faite l'empereur en revenant de Russie et passant à Varsovie: «Je vais chercher trois cent mille hommes. Le succès rendra les Russes audacieux; je leur livrerai deux batailles entre l'Elbe et l'Oder, et dans six mois je serai encore sur le Niémen.»

Ces deux batailles, livrées et gagnées par des conscrits et sans cavalerie, avaient rétabli la réputation des armées françaises. Le roi de Saxe avait été ramené en triomphe dans sa capitale. Le quartier-général de l'empereur était à Breslaw, un des corps de la grande-armée aux portes de Berlin, et l'ennemi chassé de Hambourg; la Russie allait être rejetée dans ses limites, lorsque l'empereur d'Autriche, intervenant dans les affaires des deux souverains alliés, leur conseilla de proposer un armistice. Ils suivirent ce conseil, et l'empereur eut la faiblesse de consentir à ce qu'ils demandaient. L'armistice fut accordé et signé le 4 juin; et Sa Majesté se mit en route pour retourner à Dresde. Une heure après son départ elle dit: «Si les alliés ne veulent pas de bonne foi la paix, cet armistice peut nous devenir bien fatal.»

Le 8 juin, Sa Majesté vint coucher à Gorlitz. Cette nuit-là le feu prit dans un faubourg où la garde avait établi son quartier. À une heure du matin arrive au quartier de l'empereur un des notables de la ville, pour répandre l'alarme et dire que tout est perdu. Les troupes éteignirent le feu, et l'on vint ensuite rendre compte à Sa Majesté de ce qui s'était passé. Je l'habillais dans le moment, parce qu'elle voulait partir à la pointe du jour. «À combien s'élève la perte? demande l'empereur.—Sire, à sept ou huit mille francs, du moins pour les plus nécessiteux.—Qu'on en donne dix mille, et qu'ils soient distribués sur-le-champ.» La population apprit à l'instant même la générosité de l'empereur, et lorsqu'il quitta la ville, une heure ou deux après, il fut salué par des acclamations unanimes.

Le 10 au matin nous étions de retour à Dresde. L'arrivée de l'empereur dissipa des bruits assez étranges qui y circulaient depuis que l'on avait vu passer les restes du grand-maréchal Duroc. On assurait que le cercueil qu'on avait amené était celui de l'empereur, qu'il avait été tué dans la dernière bataille, que son corps était mystérieusement renfermé dans une chambre du château, à travers les fenêtres de laquelle on voyait toute la nuit brûler des bougies. Quand il arriva, ces personnes, entêtées dans leurs idées, allèrent jusqu'à redire ce qui avait été dit déjà dans une autre circonstance, que ce n'était pas l'empereur que l'on voyait dans sa voiture, mais un mannequin avec une figure de cire. Pourtant, lorsque le lendemain il parut aux yeux de tous à cheval, dans une prairie aux portes de la ville, il fallut bien croire qu'il vivait encore.

L'empereur alla descendre au palais Marcolini, charmante habitation d'été située dans le faubourg de Frédérichstadt. Un immense jardin, les belles prairies de l'Osterwise, sur les bords de l'Elbe, et la plus agréable exposition possible, rendaient ce séjour bien plus attrayant que celui du palais d'hiver: aussi l'empereur sut-il un gré infini au roi de Saxe de l'avoir fait préparer pour lui. Là, sa vie était comme à Schœnbrunn; des revues tous les matins, beaucoup de travail dans la journée et quelque peu de distraction le soir. Plus de simplicité que de faste, en général. Le milieu du jour était consacré au travail du cabinet; alors il régnait une telle tranquillité dans le palais que, sans les deux vedettes à cheval et les deux factionnaires, qui annonçaient le séjour d'un monarque, on aurait eu de la peine à supposer que cette belle demeure fût habitée même par le plus simple particulier.

L'empereur avait choisi pour son logement l'aile droite du palais; l'aile gauche était occupée par le prince de Neufchâtel. Au centre de l'édifice se trouvaient un grand salon et deux autres plus petits qui servaient pour les réceptions.

Deux jours après son retour, Sa Majesté fit donner à Paris les ordres nécessaires pour que les acteurs de la Comédie française vinssent passer à Dresde le temps de l'armistice. Le duc de Vicence, chargé par intérim des fonctions de grand-maréchal du palais, fut chargé de tout faire préparer pour les recevoir. Il s'en remit aux soins de MM. de Beausset et de Turenne, auxquels l'empereur donna la surintendance du théâtre. À cet effet on construisit une salle dans l'orangerie du palais Marcolini. Cette salle communiquait avec les appartemens, et pouvait contenir environ deux cents personnes; elle fut bâtie comme par enchantement, et s'ouvrit, en attendant les débuts de la troupe française, par deux ou trois représentations que donnèrent les comédiens italiens du roi de Saxe.

Les acteurs de Paris étaient, pour la tragédie:

MM. Saint-Prix, Talma;

Mademoiselle Georges.

Pour la comédie:

MM. Fleury, Saint-Fal, Baptiste cadet, Armand, Thénard, Michot, Devigny, Michelot, Barbier;

Mesdames Mars, Bourgoin, Thénard, Émilie Contat, Mézeray.

La direction avait été confiée aux soins de M. Després.

Tous ces acteurs arrivèrent le 19 juin, et trouvèrent tout disposé de la manière la plus convenable: des logemens meublés avec goût, des voitures, des domestiques, enfin tout ce qui pouvait les aider à supporter facilement l'ennui d'un séjour en pays étranger, et leur prouver en même temps combien Sa Majesté avait de considération pour leurs talens, considération que la plupart d'entre eux méritaient doublement à cause de leurs excellentes qualités sociales, de la noblesse et du bon ton de leurs manières.

Le début de la troupe française au théâtre de l'Orangerie se fit le 22 juin, par la Gageure imprévue et une autre pièce, fort en vogue alors à Paris et que l'on a toujours vue depuis avec plaisir, la Suite d'un bal masqué.

Comme la salle de l'Orangerie eût été trop petite pour les représentions tragiques, on réserva ce genre de spectacle pour le grand théâtre de la ville, où l'on n'était admis ces jours-là qu'avec des billets du comte de Turenne et sans aucune rétribution.

Au grand théâtre, les jours de représentation française, comme dans la salle du palais Marcolini, le service des loges était fait seulement par les valets-de-pied de Sa Majesté, qui présentaient des rafraîchissemens pendant toute la durée du spectacle.

Voici comment l'emploi des journées fut réglé après l'arrivée de MM. les acteurs du théâtre français.

Tout était tranquille jusqu'à huit heures du matin, à moins que quelque courrier ne fût arrivé, ou que quelque aide-de-camp n'eût été appelé à l'improviste. À huit heures j'habillais l'empereur. À neuf heures, il y avait lever, auquel pouvaient assister toutes les personnes qui avaient rang de colonel. On y admettait aussi les autorités civiles et militaires du pays; les ducs de Weimar et d'Anhalt, les frères et les neveux du roi de Saxe y venaient quelquefois. Après, le déjeuner; ensuite, la parade dans les prairies d'Osterwise, distantes de cent pas à peu près du palais. L'empereur s'y rendait toujours à cheval, et mettait pied à terre en arrivant; les troupes défilaient devant lui, et le saluaient trois fois avec l'enthousiasme ordinaire. Les évolutions étaient commandées tantôt par l'empereur, et tantôt par le comte de Lobau; dès que la cavalerie avait commencé à défiler, Sa Majesté rentrait au palais, et se mettait à travailler. Alors commençait cette tranquillité dont j'ai parlé. Le dîner n'avait lieu que fort tard, à sept ou huit heures. L'empereur dînait souvent seul avec le prince de Neufchâtel, à moins d'avoir quelques convives de la famille royale de Saxe. Après dîner, on allait au spectacle, quand il y avait spectacle, et après le spectacle, l'empereur rentrait dans son cabinet pour travailler encore, seul, ou avec ses secrétaires.

C'était tous les jours la même chose, à moins que, et le cas était fort rare, à moins que, fatigué outre mesure du travail de la journée, il prît fantaisie à Sa Majesté de faire venir mademoiselle G… après la tragédie. Alors elle passait deux ou trois heures dans son appartement, mais jamais davantage.

Il arrivait aussi quelquefois à l'empereur de faire inviter à déjeuner Talma ou mademoiselle Mars. Un jour, dans une conversation qu'il eut avec cette admirable actrice, l'empereur parla de son début: «Sire, dit-elle avec la grâce que tout le monde lui connaît, j'ai commencé toute petite. Je me suis glissée sans être aperçue.—Sans être aperçue! répliqua vivement Sa Majesté; vous vous trompez. Croyez au reste, Mademoiselle, que j'ai toujours applaudi, avec toute la France, à vos rares talens.»

Le séjour de l'empereur à Dresde y répandit l'abondance et la richesse. Plus de six millions d'étrangers passèrent dans cette ville depuis le 8 mai jusqu'au 16 novembre, si l'on en croit les états publiés par l'autorité saxonne et le nombre de logemens distribués. Ce passage était une pluie d'or que ramassaient soigneusement les traiteurs, les aubergistes et les marchands. Ceux qui se chargeaient des logemens militaires, pour le compte des habitans, faisaient aussi de grands profits. On voyait à Dresde des tailleurs parisiens, des bottiers parisiens qui aidaient ceux du pays à travailler à la française; on voyait jusqu'à des décroteurs criant sur les ponts de l'Elbe, comme ils avaient crié sur ceux de la Seine: «Cirer les bottes!»

Autour de la ville on avait établi plusieurs camps pour les blessés, les convalescens, etc. Rien de plus gracieux à l'œil qu'un de ces camps, appelé le camp westphalien. C'était une suite de petits jardins charmans. Là, était une forteresse de gazon avec ses bastions couronnés d'hortensias. Ici, un emplacement avait été converti en plate-forme, en allées garnies de fleurs comme le parterre le mieux soigné. Sur un tertre on voyait une statue de Pallas. Toutes les baraques, revêtues de mousse, étaient chargées de branchages et de guirlandes renouvelées tous les jours.

L'armistice finissant le 15 août, on avança de cinq jours la fête de Sa Majesté. L'armée, la ville et la cour avaient fait de magnifiques préparatifs pour que les cérémonies fussent dignes de celui qui en était l'objet. Tout ce que Dresde renfermait de riche et de puissant voulut se distinguer à l'envi par des bals, des concerts, des festins, des réjouissances de toute espèce. Le matin avant l'heure de la revue, le roi de Saxe vint chez l'empereur avec toute sa famille; et les deux souverains se firent beaucoup d'amitiés. On déjeuna; et Sa Majesté, accompagnée du roi de Saxe, de ses frères et de ses neveux, se rendit dans la prairie derrière le palais, où l'attendaient quinze mille hommes de la garde, en tenue comme aux plus belles parades du Champ-de-Mars.

Après la revue, les troupes françaises et saxonnes se répandirent dans les églises pour entendre le Te Deum. La cérémonie religieuse terminée, tous ces braves allèrent s'asseoir aux banquets préparés pour eux, et les cris de joie, la musique, les danses se prolongèrent bien avant dans la nuit.