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Czytaj książkę: «La Comédie humaine, Volume 5», strona 30

Czcionka:

La reine de la ville était la belle madame Tiphaine la jeune, la fille unique de madame Roguin, la riche femme d'un ancien notaire de Paris, de qui l'on ne parlait jamais. Délicate, jolie et spirituelle, mariée en province exprès par sa mère, qui ne la voulait point près d'elle, et l'avait tirée de son pensionnat quelques jours avant son mariage, Mélanie Roguin se considérait comme en exil à Provins, et s'y conduisait admirablement bien. Richement dotée, elle avait encore de belles espérances. Quant à monsieur Tiphaine, son vieux père avait fait à sa fille aînée, madame Guénée, de tels avancements d'hoirie, qu'une terre de huit mille livres de rente, située à cinq lieues de Provins, devait revenir au Président. Ainsi les Tiphaine, mariés avec vingt mille livres de rente sans compter la place ni la maison du Président, devaient un jour réunir vingt autres mille livres de rente. – Ils n'étaient pas malheureux, disait-on. La grande, la seule affaire de la belle madame Tiphaine était de faire nommer monsieur Tiphaine député. Le député deviendrait Juge à Paris; et du Tribunal elle se promettait de le faire monter promptement à la Cour royale. Aussi ménageait-elle tous les amours-propres, s'efforçait-elle de plaire. Mais, chose plus difficile! elle y réussissait. Deux fois par semaine, elle recevait toute la bourgeoisie de Provins dans sa belle maison de la ville haute. Cette jeune femme de vingt-deux ans n'avait point encore fait un seul pas de clerc sur le terrain glissant où elle s'était placée. Elle satisfaisait tous les amours-propres, caressait les dadas de chacun: grave avec les gens graves, jeune fille avec les jeunes filles, essentiellement mère avec les mères, gaie avec les jeunes femmes et disposée à les servir, gracieuse pour tous; enfin une perle, un trésor, l'orgueil de Provins. Elle n'en avait pas dit encore un mot, mais tous les électeurs de Provins attendaient que leur cher président eût l'âge requis pour le nommer. Chacun d'eux, sûr de ses talents, en faisait son homme, son protecteur. Ah! monsieur Tiphaine arriverait, il serait Garde des Sceaux, il s'occuperait de Provins!

Voici par quels moyens l'heureuse madame Tiphaine était parvenue à régner sur la petite ville de Provins. Madame Guénée, sœur de monsieur Tiphaine, après avoir marié sa première fille à monsieur Lesourd, procureur du roi, la seconde à monsieur Martener le médecin, la troisième à monsieur Auffray le notaire, avait épousé en secondes noces monsieur Galardon, le receveur des contributions. Mesdames Lesourd, Martener, Auffray et leur mère, madame Galardon, virent dans le Président Tiphaine l'homme le plus riche et le plus capable de la famille. Le procureur du roi, neveu par alliance de monsieur Tiphaine, avait tout intérêt à pousser son oncle à Paris pour devenir Président à Provins. Aussi ces quatre dames (madame Galardon adorait son frère) formèrent-elles une cour à madame Tiphaine, de qui elles prenaient les avis et les conseils en toute chose. Monsieur Julliard fils aîné, qui avait épousé la fille unique d'un riche fermier, se prit d'une belle passion, subite, secrète et désintéressée, pour la Présidente, cet ange descendu des cieux parisiens. La rusée Mélanie, incapable de s'embarrasser d'un Julliard, très capable de le maintenir à l'état d'Amadis et d'exploiter sa sottise, lui donna le conseil d'entreprendre un journal auquel elle servît d'Égérie. Depuis deux ans, Julliard, doublé de sa passion romantique, avait donc entrepris une feuille et une diligence publiques pour Provins. Le journal, appelé La Ruche, journal de Provins, contenait des articles littéraires, archéologiques et médicaux faits en famille. Les Annonces de l'arrondissement payaient les frais. Les abonnés, au nombre de deux cents, étaient le bénéfice. Il y paraissait des stances mélancoliques, incompréhensibles en Brie, et adressées a Elle!!! avec ces trois points. Ainsi le jeune ménage Julliard, qui chantait les mérites de madame Tiphaine, avait réuni le clan des Julliard à celui des Guénée. Dès lors le salon du Président était naturellement devenu le premier de la ville. Le peu d'aristocratie qui se trouve à Provins forme un seul salon dans la ville haute, chez la vieille comtesse de Bréautey.

Pendant les six premiers mois de leur transplantation, favorisés par leurs anciennes relations avec les Julliard, les Guépin, les Guénée, et après s'être appuyés de leur parenté avec monsieur Auffray le notaire, arrière-petit-neveu de leur grand-père, les Rogron furent reçus d'abord par madame Julliard la mère et par madame Galardon; puis ils arrivèrent avec assez de difficultés dans le salon de la belle madame Tiphaine. Chacun voulut étudier les Rogron avant de les admettre. Il était difficile de ne pas accueillir des commerçants de la rue Saint-Denis, nés à Provins et revenant y manger leurs revenus. Néanmoins, le but de toute société sera toujours d'amalgamer des gens de fortune, d'éducation, de mœurs, de connaissances et de caractères semblables. Or, les Guépin, les Guénée et les Julliard étaient des personnes plus haut placées, plus anciennes de bourgeoisie que les Rogron, fils d'un aubergiste usurier qui avait eu quelques reproches à se faire jadis et sur sa conduite privée et relativement à la succession Auffray. Le notaire Auffray, le gendre de madame Galardon, née Tiphaine, savait à quoi s'en tenir: les affaires s'étaient arrangées chez son prédécesseur. Ces anciens négociants, revenus depuis douze ans, s'étaient mis au niveau de l'instruction, du savoir-vivre et des façons de cette société, à laquelle madame Tiphaine imprimait un certain cachet d'élégance, un certain vernis parisien; tout y était homogène: on s'y comprenait, chacun savait s'y tenir et y parler de manière à être agréable à tous. Ils connaissaient tous leurs caractères et s'étaient habitués les uns aux autres. Une fois reçus chez monsieur Garceland le maire, les Rogron se flattèrent d'être en peu de temps au mieux avec la meilleure société de la ville. Sylvie apprit alors à jouer le boston. Rogron, incapable de jouer à aucun jeu, tournait ses pouces et avalait ses phrases une fois qu'il avait parlé de sa maison; mais ses phrases étaient comme une médecine: elles paraissaient le tourmenter beaucoup, il se levait, il avait l'air de vouloir parler, il était intimidé, se rasseyait et avait de comiques convulsions dans les lèvres. Sylvie développa naïvement son caractère au jeu. Tracassière, geignant toujours quand elle perdait, d'une joie insolente quand elle gagnait, processive, taquine, elle impatienta ses adversaires, ses partenaires, et devint le fléau de la société. Dévorés d'une envie niaise et franche, Rogron et sa sœur eurent la prétention de jouer un rôle dans une ville sur laquelle douze familles étendaient un filet à mailles serrées, où tous les intérêts, tous les amours-propres formaient comme un parquet sur lequel de nouveaux venus devaient se bien tenir pour n'y rien heurter ou pour n'y pas glisser. En supposant que la restauration de leur maison coûtât trente mille francs, le frère et la sœur réunissaient dix mille livres de rente. Ils se crurent très riches, assommèrent cette société de leur luxe futur, et laissèrent prendre la mesure de leur petitesse, de leur ignorance crasse, de leur sotte jalousie. Le soir où ils furent présentés à la belle madame Tiphaine, qui déjà les avait observés chez madame Garceland, chez sa belle-sœur Galardon et chez madame Julliard la mère, la reine de la ville dit confidentiellement à Julliard fils, qui resta quelques instants après tout le monde en tête-à-tête avec elle et le Président: – Vous êtes donc tous bien coiffés de ces Rogron?

– Moi, dit l'Amadis de Provins, ils ennuient ma mère, ils excèdent ma femme; et quand mademoiselle Sylvie a été mise en apprentissage, il y a trente ans, chez mon père, il ne pouvait déjà pas la supporter.

– Mais j'ai fort envie, dit la jolie Présidente en mettant son petit pied sur la barre de son garde-cendres, de faire comprendre que mon salon n'est pas une auberge.

Julliard leva les yeux au plafond comme pour dire: – Mon Dieu! combien d'esprit, quelle finesse!

– Je veux que ma société soit choisie; et si j'admettais des Rogron, certes elle ne le serait pas.

– Ils sont sans cœur, sans esprit ni manières, dit le Président. Quand, après avoir vendu du fil pendant vingt ans, comme l'a fait ma sœur, par exemple…

– Mon ami, votre sœur ne serait déplacée dans aucun salon, dit en parenthèse madame Tiphaine.

– Si l'on a la bêtise de demeurer encore mercier, dit le Président en continuant, si l'on ne se décrasse pas, si l'on prend les comtes de Champagne pour des mémoires de vin fourni, comme ces Rogron l'ont fait ce soir, on doit rester chez soi.

– Ils sont puants, dit Julliard. Il semble qu'il n'y ait qu'une maison dans Provins. Ils veulent nous écraser tous. Après tout, à peine ont-ils de quoi vivre.

– S'il n'y avait que le frère, reprit madame Tiphaine, on le souffrirait, il n'est pas gênant. En lui donnant un casse-tête chinois, il resterait dans un coin bien tranquillement. Il en aurait pour tout un hiver à trouver une combinaison. Mais mademoiselle Sylvie, quelle voix d'hyène enrhumée! quelles pattes de homard! Ne dites rien de ceci, Julliard.

Quand Julliard fut parti, la petite femme dit à son mari: – Mon ami, j'ai déjà bien assez des indigènes que je suis obligée de recevoir, ces deux de plus me feraient mourir; et, si tu le permets, nous nous en priverons.

– Tu es bien la maîtresse chez toi, dit le Président; mais nous nous ferons des ennemis. Les Rogron se jetteront dans l'Opposition, qui jusqu'à présent n'a pas encore de consistance à Provins. Ce Rogron hante déjà le baron Gouraud et l'avocat Vinet.

– Hé! dit en souriant Mélanie, ils te rendront alors service. Là où il n'y a pas d'ennemis il n'y a pas de triomphes. Une conspiration libérale, une association illégale, une lutte quelconque te mettraient en évidence.

Le Président regarda sa jeune femme avec une sorte d'admiration craintive.

Le lendemain chacun se dit à l'oreille chez madame Garceland que les Rogron n'avaient pas réussi chez madame Tiphaine, dont le mot sur l'auberge eut un immense succès. Madame Tiphaine fut un mois à rendre sa visite à mademoiselle Sylvie. Cette insolence est très remarquée en province. Sylvie eut, au boston chez madame Tiphaine, avec la respectable madame Julliard la mère, une scène désagréable à propos d'une Misère superbe que son ancienne patronne lui fit perdre, disait-elle, méchamment et à dessein. Jamais Sylvie, qui aimait à jouer de mauvais tours aux autres, ne concevait qu'on lui rendît la pareille. Madame Tiphaine donna l'exemple de composer les parties avant l'arrivée des Rogron, en sorte que Sylvie fut réduite à errer de table en table en regardant jouer les autres, qui la regardaient en dessous d'un air narquois. Chez madame Julliard la mère on se mit à jouer le whist, jeu que ne savait pas Sylvie. La vieille fille finit par comprendre sa mise hors la loi, sans en comprendre les raisons. Elle se crut l'objet de la jalousie de tout ce monde. Les Rogron ne furent bientôt plus priés chez personne; mais ils persistèrent à passer leurs soirées en ville. Les gens spirituels se moquèrent d'eux, sans fiel, doucement, en leur faisant dire de grosses balourdises sur les oves de leur maison, sur une certaine cave à liqueurs qui n'avait pas sa pareille à Provins. Cependant la maison des Rogron s'acheva. Naturellement ils donnèrent quelques somptueux dîners, autant pour rendre les politesses reçues que pour exhiber leur luxe. On vint seulement par curiosité. Le premier dîner fut offert aux principaux personnages, à monsieur et madame Tiphaine, chez lesquels les Rogron n'avaient cependant pas mangé une seule fois; à monsieur et madame Julliard père et fils, mère et belle-fille; monsieur Lesourd, monsieur le curé, monsieur et madame Galardon. Ce fut un de ces dîners de province où l'on tient la table depuis cinq jusqu'à neuf heures. Madame Tiphaine importait à Provins les grandes façons de Paris, où les gens comme il faut quittent le salon après le café pris. Elle avait soirée chez elle, et voulut s'évader; mais les Rogron suivirent le ménage jusque dans la rue, et quand ils revinrent, stupéfaits de n'avoir pu retenir monsieur le Président et madame la Présidente, les autres convives leur expliquèrent le bon goût de madame Tiphaine en l'imitant avec une célérité cruelle en province.

– Ils ne verront pas notre salon allumé, dit Sylvie, et la lumière est son fard.

Les Rogron avaient voulu ménager une surprise à leurs hôtes. Personne n'avait été admis à voir cette maison devenue célèbre. Aussi tous les habitués du salon de madame Tiphaine attendaient-ils avec impatience son arrêt sur les merveilles du palais Rogron.

– Eh! bien, lui dit la petite madame Martener, vous avez vu le Louvre, racontez-nous-en bien tout?

– Mais tout, ce sera comme le dîner, pas grand'chose.

– Comment est-ce?

– Eh! bien, cette porte bâtarde de laquelle nous avons dû nécessairement admirer les croisillons en fonte dorée que vous connaissez, dit madame Tiphaine, donne entrée sur un long corridor qui partage assez inégalement la maison, puisqu'à droite il n'y a qu'une fenêtre sur la rue, tandis qu'il s'en trouve deux à gauche. Du côté du jardin, ce couloir est terminé par la porte vitrée du perron qui descend sur une pelouse, pelouse ornée d'un socle où s'élève le plâtre de Spartacus, peint en bronze. Derrière la cuisine, l'entrepreneur a ménagé sous la cage de l'escalier une petite chambre aux provisions, de laquelle on ne nous a pas fait grâce. Cet escalier, entièrement peint en marbre portor, consiste en une rampe évidée tournant sur elle-même comme celles qui, dans les cafés, mènent du rez-de-chaussée aux cabinets de l'entresol. Ce colifichet en bois de noyer, d'une légèreté dangereuse, à balustrade ornée de cuivre, nous a été donné pour une des sept nouvelles merveilles du monde. La porte des caves est dessous. De l'autre côté du couloir, sur la rue, se trouve la salle à manger, qui communique par une porte à deux battants avec un salon d'égale dimension dont les fenêtres offrent la vue du jardin.

– Ainsi, point d'antichambre? dit madame Auffray.

– L'antichambre est sans doute ce long couloir où l'on est entre deux airs, répondit madame Tiphaine. Nous avons eu la pensée éminemment nationale, libérale, constitutionnelle et patriotique de n'employer que des bois de France, reprit-elle. Ainsi, dans la salle à manger, le parquet est en bois de noyer et façonné en point de Hongrie. Les buffets, la table et les chaises sont également en noyer. Aux fenêtres, des rideaux en calicot blanc encadrés de bandes rouges, attachés par de vulgaires embrasses rouges sur des patères exagérées, à rosaces découpées, dorées au mat, et dont le champignon ressort sur un fond rougeâtre. Ces rideaux magnifiques glissent sur des bâtons terminés par des palmettes extravagantes, où les fixent des griffes de lion en cuivre estampé, disposées en haut de chaque pli. Au-dessus d'un des buffets, on voit un cadran de café suspendu par une espèce de serviette en bronze doré, une de ces idées qui plaisent singulièrement aux Rogron. Ils ont voulu me faire admirer cette trouvaille; je n'ai rien trouvé de mieux à leur dire que, si jamais on a dû mettre une serviette autour d'un cadran, c'était bien dans une salle à manger. Il y a sur ce buffet deux grandes lampes semblables à celles qui parent le comptoir des célèbres restaurants. Au-dessus de l'autre se trouve un baromètre excessivement orné, qui paraît devoir jouer un grand rôle dans leur existence: le Rogron le regarde comme il regarderait sa prétendue. Entre les deux fenêtres, l'ordonnateur du logis a placé un poêle en faïence blanche dans une niche horriblement riche. Sur les murs brille un magnifique papier rouge et or, comme il s'en trouve dans ces mêmes restaurants, et que le Rogron y a sans doute choisi sur place. Le dîner nous a été servi dans un service de porcelaine blanc et or, avec son dessert bleu barbeau à fleurs vertes; mais on nous a ouvert un des buffets pour nous faire voir un autre service en terre de pipe pour tous les jours. En face de chaque buffet une grande armoire contient le linge. Tout cela est verni, propre, neuf, plein de tons criards. J'admettrais encore cette salle à manger: elle a son caractère; quelque désagréable qu'il soit, il peint très-bien celui des maîtres de la maison; mais il n'y a pas moyen de tenir à cinq de ces gravures noires contre lesquelles le Ministère de l'Intérieur devrait présenter une loi, et qui représentent Poniatowski sautant dans l'Elster, la Défense de la barrière de Clichy, Napoléon pointant lui-même un canon, et les deux Mazeppa, toutes encadrées dans des cadres dorés dont le vulgaire modèle convient à ces gravures, capables de faire prendre les succès en haine! Oh! combien j'aime mieux les pastels de madame Julliard, qui représentent des fruits, ces excellents pastels faits sous Louis XV, et qui sont en harmonie avec cette bonne vieille salle à manger, à boiseries grises et un peu vermoulues, mais qui certes ont le caractère de la province, et vont avec la grosse argenterie de famille, avec la porcelaine antique et nos habitudes. La province est la province: elle est ridicule quand elle veut singer Paris. Vous me direz peut-être: Vous êtes orfévre, monsieur Josse; mais je préfère le vieux salon que voici, de monsieur Tiphaine le père, avec ses gros rideaux de lampasse vert et blanc, avec sa cheminée Louis XV, ses trumeaux contournés, ses vieilles glaces à perles et ses vénérables tables à jouer; mes vases de vieux Sèvres, en vieux bleu, montés en vieux cuivre; ma pendule à fleurs impossibles, mon lustre rococo, et mon meuble en tapisserie, à toutes les splendeurs de leur salon.

– Comment est-il? dit monsieur Martener, très-heureux de l'éloge que la belle Parisienne venait de faire si adroitement de la province.

– Quant au salon, il est d'un beau rouge, le rouge de mademoiselle Sylvie quand elle se fâche de perdre une Misère!

– Le rouge-Sylvie, dit le Président, dont le mot resta dans le vocabulaire de Provins.

– Les rideaux des fenêtres?.. rouges! les meubles?.. rouges! la cheminée?.. marbre rouge portor! les candélabres et la pendule?.. marbre rouge portor, montés en bronze d'un dessin commun, lourd; des culs-de-lampe romains soutenus par des branches à feuillages grecs. Du haut de la pendule, vous êtes regardés à la manière des Rogron, d'un air niais, par ce gros lion bon enfant, appelé lion d'ornement, et qui nuira pendant longtemps aux vrais lions. Ce lion roule sous une de ses pattes une grosse boule, un détail des mœurs du lion d'ornement; il passe sa vie à tenir une grosse boule noire, absolument comme un Député de la Gauche. Peut-être est-ce un mythe constitutionnel. Le cadran de cette pendule est bizarrement travaillé. La glace de la cheminée offre cet encadrement à pâtes appliquées, d'un effet mesquin, vulgaire quoique nouveau. Mais le génie du tapissier éclate dans les plis rayonnants d'une étoffe rouge qui partent d'une patère mise au centre du devant de cheminée, un poème romantique composé tout exprès pour les Rogron, qui s'extasient en vous le montrant. Au milieu du plafond pend un lustre soigneusement enveloppé dans un suaire de percaline verte, et avec raison: il est du plus mauvais goût; le bronze, d'un ton aigre, a pour ornements des filets plus détestables en or bruni. Dessous, une table à thé, ronde, à marbre plus que jamais portor, offre un plateau moiré métallique où reluisent des tasses en porcelaine peinte, quelles peintures! et groupées autour d'un sucrier en cristal taillé si crânement que nos petites filles ouvriront de grands yeux en admirant et les cercles de cuivre doré qui le bordent, et ces côtes tailladées comme un pourpoint du moyen-âge, et la pince à prendre le sucre, de laquelle on ne se servira probablement jamais. Ce salon a pour tenture un papier rouge qui joue le velours, encadré par panneaux dans des baguettes de cuivre agrafées aux quatre coins par des palmettes énormes. Chaque panneau est surorné d'une lithochromie encadrée dans des cadres surchargés de festons en pâte qui simulent nos belles sculptures en bois. Le meuble, en casimir et en racine d'orme, se compose classiquement de deux canapés, deux bergères, six fauteuils et six chaises. La console est embellie d'un vase en albâtre dit à la Médicis, mis sous verre, et de cette magnifique cave à liqueurs si célèbre. Nous avons été suffisamment prévenus qu'il n'en existe pas une seconde à Provins! Chaque embrasure de fenêtre, où sont drapés de magnifiques rideaux en soie rouge doublés de rideaux en tulle, contient une table à jouer. Le tapis est d'Aubusson. Les Rogron n'ont pas manqué de mettre la main sur ce fond rouge à rosaces fleuries, le plus vulgaire des dessins communs. Ce salon n'a pas l'air d'être habité: vous n'y voyez ni livres ni gravures, ni ces menus objets qui meublent les tables, dit-elle en regardant sa table chargée d'objets à la mode, d'albums, des jolies choses qu'on lui donnait. Il n'y a ni fleurs ni aucun de ces riens qui se renouvellent. C'est froid et sec comme mademoiselle Sylvie. Buffon a raison, le style est l'homme, et certes les salons ont un style!

La belle madame Tiphaine continua sa description épigrammatique. D'après cet échantillon, chacun se figurera facilement l'appartement que la sœur et le frère occupaient au premier étage, et qu'ils montrèrent à leurs hôtes; mais personne ne saurait inventer les sottes recherches auxquelles le spirituel entrepreneur avait entraîné les Rogron: les moulures des portes, les volets intérieurs façonnés, les pâtes d'ornement dans les corniches, les jolies peintures, les mains en cuivre doré, les sonnettes, les intérieurs de cheminée à systèmes fumivores, les inventions pour éviter l'humidité, les tableaux de marqueterie figurés par la peinture dans l'escalier, la vitrerie, la serrurerie superfines; enfin tous ces colifichets, qui renchérissent une construction et qui plaisent aux bourgeois, avaient été prodigués outre mesure.

Personne ne voulut aller aux soirées des Rogron, dont les prétentions avortèrent. Les raisons de refus ne manquaient pas: tous les jours étaient acquis à madame Garceland, à madame Galardon, aux dames Julliard, à madame Tiphaine, au sous-préfet, etc. Pour se faire une société, les Rogron crurent qu'il suffirait de donner à dîner: ils eurent des jeunes gens assez moqueurs et les dîneurs qui se trouvent dans tous les pays du monde; mais les personnes graves cessèrent toutes de les voir. Effrayée par la perte sèche de quarante mille francs engloutis sans profit dans la maison, qu'elle appelait sa chère maison, Sylvie voulut regagner cette somme par des économies. Elle renonça donc promptement à des dîners qui coûtaient trente à quarante francs, sans les vins, et qui ne réalisaient point son espérance d'avoir une société, création aussi difficile en province qu'à Paris. Sylvie renvoya sa cuisinière et prit une fille de campagne pour les gros ouvrages. Elle fit sa cuisine elle-même pour son plaisir.

Quatorze mois après leur arrivée, le frère et la sœur tombèrent donc dans une vie solitaire et sans occupation. Son bannissement du monde avait engendré dans le cœur de Sylvie une haine effroyable contre les Tiphaine, les Julliard, les Auffray, les Garceland, enfin contre la société de Provins qu'elle nommait la clique, et avec laquelle ses rapports devinrent excessivement froids. Elle aurait bien voulu leur opposer une seconde société; mais la bourgeoisie inférieure était entièrement composée de petits commerçants, libres seulement les dimanches et les jours de fête; ou de gens tarés comme l'avocat Vinet et le médecin Néraud, des bonapartistes inadmissibles comme le colonel baron Gouraud, avec lesquels Rogron se lia d'ailleurs très-inconsidérément, et contre lesquels la haute bourgeoisie avait essayé vainement de le mettre en garde. Le frère et la sœur furent donc obligés de rester au coin de leur poêle, dans leur salle à manger, en se remémorant leurs affaires, les figures de leurs pratiques, et autres choses aussi agréables. Le second hiver ne se termina pas sans que l'ennui pesât sur eux effroyablement. Ils avaient mille peines à employer le temps de leur journée. En allant se coucher le soir, ils disaient: – Encore une de passée! Ils traînassaient le matin en se levant, restaient au lit, s'habillaient lentement. Rogron se faisait lui-même la barbe tous les jours, il s'examinait la figure, il entretenait sa sœur des changements qu'il croyait y apercevoir; il avait des discussions avec la servante sur la température de son eau chaude; il allait au jardin, regardait si les fleurs avaient poussé; il s'aventurait au bord de l'eau, où il avait fait construire un kiosque; il observait la menuiserie de sa maison: avait-elle joué? le tassement avait-il fendillé quelque tableau? les peintures se soutenaient-elles? Il revenait parler de ses craintes sur une poule malade ou sur un endroit où l'humidité laissait subsister des taches, à sa sœur qui faisait l'affairée en mettant le couvert, en tracassant la servante. Le baromètre était le meuble le plus utile à Rogron: il le consultait sans cause, il le tapait familièrement comme un ami, puis il disait: «Il fait vilain!» Sa sœur lui répondait: «Bah! il fait le temps de la saison.» Si quelqu'un venait le voir, il vantait l'excellence de cet instrument. Le déjeuner prenait encore un peu de temps. Avec quelle lenteur ces deux êtres mastiquaient chaque bouchée! Aussi leur digestion était-elle parfaite, ils n'avaient pas à craindre de cancer à l'estomac. Ils gagnaient midi par la lecture de la Ruche et du Constitutionnel. L'abonnement du journal parisien était supporté par un tiers avec l'avocat Vinet et le colonel Gouraud. Rogron allait porter lui-même les journaux au colonel, qui logeait sur la place, dans la maison de monsieur Martener, et dont les longs récits lui faisaient un plaisir énorme. Aussi Rogron se demandait-il en quoi le colonel était dangereux. Il eut la sottise de lui parler de l'ostracisme prononcé contre lui, de lui rapporter les dires de la Clique. Dieu sait comme le colonel, aussi redoutable au pistolet qu'à l'épée, et qui ne craignait personne, arrangea la Tiphaine et son Julliard, et les ministériels de la haute ville, gens vendus à l'Étranger, capables de tout pour avoir des places, lisant aux Élections les noms à leur fantaisie sur les bulletins, etc. Vers deux heures, Rogron entreprenait une petite promenade. Il était bien heureux quand un boutiquier sur le pas de sa porte l'arrêtait en lui disant: – Comment va, père Rogron? Il causait et demandait des nouvelles de la ville, il écoutait et colportait les commérages, les petits bruits de Provins. Il montait jusqu'à la haute ville et allait dans les chemins creux selon le temps. Parfois, il rencontrait des vieillards en promenade comme lui. Ces rencontres étaient d'heureux événements. Il se trouvait à Provins des gens désabusés de la vie parisienne, des savants modestes vivant avec leurs livres. Jugez de l'attitude de Rogron en écoutant un Juge-suppléant nommé Desfondrilles, plus archéologue que magistrat, disant à l'homme instruit, le vieux monsieur Martener le père, en lui montrant la vallée: – Expliquez-moi pourquoi les oisifs de l'Europe vont à Spa plutôt qu'à Provins, quand les Eaux de Provins ont une supériorité reconnue par la médecine française, une action, une martialité dignes des propriétés médicales de nos roses?

– Que voulez-vous! répliquait l'homme instruit, c'est un de ces caprices du Caprice, inexplicable comme lui. Le vin de Bordeaux était inconnu il y a cent ans: le maréchal de Richelieu, l'une des plus grandes figures du dernier siècle, l'Alcibiade français, est nommé gouverneur de la Guyenne; il avait la poitrine délabrée, et l'univers sait pourquoi! le vin du pays le restaure, le rétablit. Bordeaux acquiert alors cent millions de rente, et le maréchal recule le territoire de Bordeaux jusqu'à Angoulême, jusqu'à Cahors, enfin à quarante lieues à la ronde! Qui sait où s'arrêtent les vignobles de Bordeaux? Et le maréchal n'a pas de statue équestre à Bordeaux!

– Ah! s'il arrive un événement de ce genre à Provins, dans un siècle ou dans un autre, on y verra, je l'espère, reprenait alors monsieur Desfondrilles, soit sur la petite place de la basse ville, soit au château, dans la ville haute, quelque bas-relief en marbre blanc représentant la tête de monsieur Opoix, le restaurateur des Eaux minérales de Provins!

– Mon cher monsieur, peut-être la réhabilitation de Provins est-elle impossible, disait le vieux monsieur Martener le père. Cette ville a fait faillite.

Ici Rogron ouvrait de grands yeux et s'écriait: – Comment?

– Elle a jadis été une capitale qui luttait victorieusement avec Paris au douzième siècle, quand les comtes de Champagne y avaient leur cour, comme le roi René tenait la sienne en Provence, répondait l'homme instruit. En ce temps la civilisation, la joie, la poésie, l'élégance, les femmes, enfin, toutes les splendeurs sociales n'étaient pas exclusivement à Paris. Les villes se relèvent aussi difficilement que les maisons de commerce de leur ruine: il ne nous reste de Provins que le parfum de notre gloire historique, celui de nos roses, et une sous-préfecture.

– Ah! que serait la France si elle avait conservé toutes ses capitales féodales! disait Desfondrilles. Les sous-préfets peuvent-ils remplacer la race poétique, galante et guerrière des Thibault qui avaient fait de Provins ce que Ferrare était en Italie, ce que fut Weymar en Allemagne et ce que voudrait être aujourd'hui Munich?

– Provins a été une capitale? s'écriait Rogron.

– D'où venez-vous donc? répondait l'archéologue Desfondrilles.

Le Juge-suppléant frappait alors de sa canne le sol de la ville haute, et s'écriait: – Mais ne savez-vous donc pas que toute cette partie de Provins est bâtie sur des cryptes?

– Cryptes!

– Hé! bien, oui, des cryptes d'une hauteur et d'une étendue inexplicables. C'est comme des nefs de cathédrales, il y a des piliers.