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LE CHEF D'ORCHESTRE THÉORIE DE SON ART EXTRAIT DU GRAND TRAITÉ D'INSTRUMENTATION ET D'ORCHESTRATION MODERNES PAR HECTOR BERLIOZ
La Musique paraît être le plus exigeant des arts, le plus difficile à cultiver, et celui dont les productions sont le plus rarement présentées dans les conditions qui permettent d'en apprécier la valeur réelle, d'en voir clairement la physionomie, d'en découvrir le sens intime et le véritable caractère.
De tous les artistes producteurs, le compositeur est à peu près le seul, en effet, qui dépende d'une foule d'intermédiaires, placés entre le public et lui; intermédiaires intelligents ou stupides, dévoués ou hostiles, actifs ou inertes, pouvant, depuis le premier jusqu'au dernier, contribuer au rayonnement de son œuvre ou la défigurer, la calomnier, la détruire même complètement.
On a souvent accusé les chanteurs d'être les plus dangereux de ces intermédiaires; c'est à tort, je le crois. Le plus redoutable, à mon sens, c'est le chef d'orchestre. Un mauvais chanteur ne peut gâter que son propre rôle, le chef d'orchestre incapable ou malveillant ruine tout. Heureux encore doit s'estimer le compositeur quand le chef d'orchestre entre les mains duquel il est tombé n'est pas à la fois incapable et malveillant; car rien ne peut résister à la pernicieuse influence de celui-ci. Le plus merveilleux orchestre est alors paralysé, les plus excellents chanteurs sont gênés et engourdis, il n'y a plus ni verve ni ensemble: sous une pareille direction, les plus nobles hardiesses de l'auteur semblent des folies, l'enthousiasme voit son élan brisé, l'inspiration est violemment ramenée à terre, l'ange n'a plus d'ailes, l'homme de génie devient un extravagant ou un crétin, la divine statue est précipitée de son piédestal et traînée dans la boue; et, qui pis est, le public, et des auditeurs même doués de la plus haute intelligence musicale, sont dans l'impossibilité, s'il s'agit d'un ouvrage nouveau qu'ils entendent pour la première fois, de reconnaître les ravages exercés par le chef d'orchestre, de découvrir les sottises, les fautes, les crimes qu'il commet.
Si l'on aperçoit clairement certains défauts de l'exécution, ce n'est pas lui, ce sont ses victimes qu'on en rend en pareil cas responsables. S'il a fait manquer l'entrée des choristes dans un final, s'il a laissé s'établir un balancement discordant entre le chœur et l'orchestre, ou entre les deux côtés extrêmes du groupe instrumental, s'il a précipité follement un mouvement, s'il l'a laissé s'alanguir outre mesure, s'il a interrompu un chanteur avant la fin d'une période, on dit: les chœurs sont détestables, l'orchestre n'a pas d'aplomb, les violons ont défiguré le dessin principal, tout le monde a manqué de verve, le ténor s'est trompé, il ne savait pas son rôle, l'harmonie est confuse, l'auteur ignore l'art d'accompagner les voix, etc., etc.
Ce n'est guère qu'en écoutant les chefs-d'œuvre déjà connus et consacrés, que les auditeurs intelligents peuvent découvrir le vrai coupable et faire la part de chacun; mais le nombre de ceux-ci encore est si restreint, que leur jugement reste de peu de poids et que le mauvais chef d'orchestre, en présence du même public qui sifflerait impitoyablement l'accident de voix d'un bon chanteur, trône, avec tout le calme d'une mauvaise conscience, dans sa scélératesse et son ineptie.
Heureusement je m'attaque ici à une exception: le chef d'orchestre capable ou non, mais malveillant, est assez rare.
Le chef d'orchestre plein de bon vouloir, mais incapable, est au contraire fort commun. Sans parler des innombrables médiocrités dirigeant des artistes qui, bien souvent, leur sont supérieurs, un auteur, par exemple, ne peut guère être accusé de conspirer contre son propre ouvrage; combien y en a-t-il, pourtant, qui s'imaginant savoir conduire, abîment innocemment leurs meilleures partitions.
Beethoven, dit-on, gâta plus d'une fois l'exécution de ses Symphonies qu'il voulait diriger, même à l'époque où sa surdité était devenue presque complète. Les musiciens, pour pouvoir marcher ensemble, convinrent enfin de suivre de légères indications de mouvement que leur donnait le Concert-Meister (1er Violon-Leader) et de ne point regarder le bâton de Beethoven. Encore faut-il savoir que la direction d'une symphonie, d'une ouverture ou de toute autre composition dont les mouvements restent longtemps les mêmes, varient peu et sont rarement nuancés, est un jeu en comparaison de celle d'un opéra, ou d'une œuvre quelconque où se trouvent des récitatifs, des airs et de nombreux dessins d'orchestre précédés de silences non mesurés. L'exemple de Beethoven, que je viens de citer, m'amène à dire tout de suite que si la direction d'un orchestre me paraît fort difficile pour un aveugle, elle est sans contredit impossible pour un sourd, quelle qu'ait pu être d'ailleurs son habileté technique avant de perdre le sens de l'ouïe.
Le chef d'orchestre doit voir et entendre, il doit être agile et rigoureux, connaître la composition, la nature et l'étendue des instruments, savoir lire la partition et posséder, en outre du talent spécial dont nous allons tâcher d'expliquer les qualités constitutives, d'autres dons presque indéfinissables, sans lesquels un lien invisible ne peut s'établir entre lui et ceux qu'il dirige, la faculté de leur transmettre son sentiment lui est refusée et, par suite, le pouvoir, l'empire, l'action directrice lui échappent complètement. Ce n'est plus alors un chef, un directeur, mais un simple batteur de mesure, en supposant qu'il sache la battre et la diviser régulièrement.
Il faut qu'on sente qu'il sent, qu'il comprend, qu'il est ému; alors son sentiment et son émotion se communiquent à ceux qu'il dirige, sa flamme intérieure les échauffe, son électricité les électrise, sa force d'impulsion les entraîne; il projette autour de lui les irradiations vitales de l'art musical. S'il est inerte et glacé, au contraire, il paralyse tout ce qui l'entoure; comme ces masses flottantes des mers polaires, dont on devine l'approche au refroidissement subit de l'air.
Sa tâche est complexe. Il a non seulement à diriger, dans le sens des intentions de l'auteur, une œuvre dont la connaissance est déjà acquise aux exécutants, mais encore à donner à ceux-ci cette connaissance, quand il s'agit d'un ouvrage nouveau pour eux. Il a à faire la critique des erreurs et des défauts de chacun pendant les répétitions, et à organiser les ressources dont il dispose, de façon à en tirer le meilleur parti le plus promptement possible; car, dans la plupart des villes de l'Europe aujourd'hui, l'art musical est si mal partagé, les exécutants sont si mal payés, les nécessités des études sont si peu comprises, que l'emploi du temps doit être compté parmi les exigences les plus impérieuses de l'art du chef d'orchestre. Voyons en quoi consiste la partie mécanique de cet art.
Le talent du batteur de mesure, sans demander de bien hautes qualités musicales, est encore assez difficile à acquérir, et très peu de gens le possèdent réellement. Les signes que le conducteur doit faire, bien qu'assez simples en général, se compliquent néanmoins dans certains cas par la division et même la subdivision des temps de la mesure.
Le chef, avant tout, est tenu de posséder une idée nette des principaux traits et du caractère de l'œuvre dont il va diriger l'exécution ou les études, pour pouvoir, sans hésitation ni erreur, déterminer dès l'abord les mouvements voulus par le compositeur. S'il n'a pas été à même de recevoir directement de celui-ci ses instructions, ou si les mouvements n'ont pu lui être transmis par la tradition, il doit recourir aux indications du métronome et les bien étudier, la plupart des maîtres ayant aujourd'hui le soin de les écrire en tête et dans le courant de leurs morceaux.
Je ne veux pas dire par là qu'il faille imiter la régularité mathématique du métronome, toute musique exécutée de la sorte serait d'une raideur glaciale, et je doute même qu'on puisse parvenir à observer pendant un certain nombre de mesures cette plate uniformité. Mais le métronome n'en est pas moins excellent à consulter pour connaître le premier mouvement et ses altérations principales.
Si le chef d'orchestre ne possède ni les instructions de l'auteur, ni la tradition, ni les indications métronomiques, ce qui arrive souvent pour les anciens chefs-d'œuvre écrits à une époque où le métronome n'était pas inventé, il n'a plus d'autres guides que les termes vagues employés pour désigner les mouvements, et son propre instinct, et son sentiment plus ou moins fin, plus ou moins juste du style de l'auteur. Nous sommes forcé d'avouer que ces guides sont trop souvent insuffisants et trompeurs. On peut s'en convaincre en voyant représenter aujourd'hui les opéras de l'ancien répertoire dans les villes où la tradition de ces ouvrages n'existe plus. Sur dix mouvements divers, il y en a toujours alors au moins quatre pris à contre-sens. J'ai entendu un jour un chœur d'Iphigénie en Tauride, exécuté dans un théâtre d'Allemagne Allegro assaï à deux temps, au lieu de Allegro non troppo à quatre temps, c'est-à-dire précisément le double trop vite. On pourrait multiplier indéfiniment les exemples de désastres pareils amenés, soit par l'ignorance ou l'incurie des chefs d'orchestre, soit par la difficulté réelle qu'il y a pour les hommes même les mieux doués et les plus soigneux, de découvrir le sens précis des termes italiens indicateurs des mouvements.
Sans doute personne ne sera embarrassé pour distinguer un Largo d'un Presto. Si le Presto est à deux temps, un conducteur un peu sagace, à l'inspection des traits et des dessins mélodiques que le morceau contient, arrivera même à trouver le degré de vitesse que l'auteur a voulu. Mais si le Largo est à quatre temps, d'un tissu mélodique simple, ne contenant qu'un petit nombre de notes dans chaque mesure, quel moyen aura le malheureux conducteur pour découvrir le mouvement vrai? et de combien de manières ne pourra-t-il pas se tromper? Les divers degrés de lenteur qu'on peut imprimer à l'exécution d'un pareil Largo sont très nombreux; le sentiment individuel du chef d'orchestre sera dès lors le moteur unique; et c'est du sentiment de l'auteur et non du sien qu'il s'agit. Les compositeurs doivent donc, dans leur œuvres, ne pas négliger les indications métronomiques, et les chefs d'orchestre sont tenus de les bien étudier. Négliger cette étude est, de la part de ces derniers, un acte d'improbité.
Maintenant je suppose le conducteur parfaitement instruit des mouvements de l'œuvre dont il va diriger l'exécution ou les études; il veut donner aux musiciens placés sous ses ordres le sentiment rythmique qui est en lui, déterminer la durée de chaque mesure, et faire observer uniformément cette durée par tous les exécutants. Or, cette précision et cette uniformité ne s'établiront dans l'ensemble plus ou moins nombreux de l'orchestre et du chœur, qu'au moyen de certains signes faits par le chef.
Ces signes indiqueront les divisions principales, les temps de la mesure, et, dans beaucoup de cas, les subdivisions, les demi-temps. Je n'ai pas à expliquer ici ce qu'on entend par les temps forts et les temps faibles, je suppose que je parle à des musiciens.
Le chef d'orchestre se sert ordinairement d'un petit bâton léger, d'un demi-mètre de longueur, et plutôt blanc que de couleur obscure (on le voit mieux) qu'il tient à la main droite, pour rendre clairement appréciable sa façon de marquer le commencement, la division intérieure et la fin de chaque mesure. L'archet, employé par quelques chefs violonistes, est moins convenable que le bâton. Il est un peu flexible; ce défaut de rigidité et la petite résistance qu'il offre en outre à l'air à cause de sa garniture de crins, rendent ses indications moins précises.