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Czytaj książkę: «Le notaire de Chantilly», strona 13

Czcionka:

XVII

Senlis. – Dans la rue de Paris, on entend un bruit à faire vaciller le clocher de la cathédrale; des voitures roulent d'une porte de la ville à l'autre porte, chacune avec son fracas particulier, mais dominé pourtant par le grincement du char-à-banc non suspendu. Pour la solennité du jour, on a sorti de la remise tout ce qui a forme humaine de voiture: diligences détournées de leur ligne de direction; tapissières qui rapportent le bois des forêts de Chantilly, de Saint-Leu et de Compiègne; landaus en osier, et enfin quelques véritables landaus qui sentent leur Paris. Ce pêle-mêle bruyant ne manquerait pas d'originalité; mais les fêtes de province ont le malheur de ressembler à la cohue d'un baptême, et les belles dames qui en sont l'ornement ont l'air d'autant de nouvelles mariées. La province en est encore au bouquet de fleurs d'oranger.

La salle où a lieu le bal de la sous-préfecture est resplendissante de lumières; il y en a à profusion. On s'aperçoit tout de suite que les frais de luminaire sont à la charge des contribuables, si la disposition des flambeaux est abandonnée au bon goût des receveurs. C'est à la fois prodigue et détestable. Par une alliance profane, les candélabres des loges maçonniques et des paroisses de la ville ont été recrutés et accouplés pour embellir la cérémonie; ils sont inondés de cire de la bobèche au trépied. On étouffe de chaleur. Cédant à la dilatation qui les décompose sans altérer leur maintien, les autorités constituées commencent à déboutonner leur habit à la française: la tenue plie devant la cuisson; le col de la chemise s'abat de langueur sur le passepoil du collet; les épées d'acier fondent dans le fourreau.

Le beau côté des fêtes données par la ville, ce sont les rafraîchissements après la cire: on dirait que l'administré se venge d'un fait personnel en cherchant à établir la balance entre l'impôt foncier qu'il paye et l'orgeat dont il se gorge. Le pied glisse dans la crème.

Le luxe des salles, quoique porté à son plus haut degré de magnificence, a un caractère qui frappe d'abord, mais qui appelle le sourire au lieu d'étonner. Quelque art que le tapissier ait déployé, conjointement avec le valet de ville, pour déguiser les emprunts faits à tous les établissements publics, afin de suffire à la monstrueuse quantité de décors, quelque adresse qu'ils aient apportée l'un et l'autre à métamorphoser la destination quotidienne du local, il perce de toutes parts un démenti de mobilier qui effraye. Arrachés aux tringles de la mairie, les rideaux rouges sont un peu courts pour les croisées de la sous-préfecture, et, quoique adoucis par le drap des tables du conseil municipal, les gradins qui règnent autour de la salle trahissent la dureté des bancs du tribunal de première instance. Au plafond pèsent, à donner des craintes à la solidité des solives, les lustres à girandole de la paroisse, en cuivre jaune, aux rameaux de cristal. Les fauteuils du conseil de révision de la garde nationale sont rangés avec symétrie aux deux bouts de la salle de jeu.

En pénétrant dans les appartements plus éloignés, le luxe décroît à raison des difficultés qui se sont présentées pour le répartir avec une égale justice. Aux rideaux rouges succèdent les rideaux pâles; aux murs ornés de guirlandes embaumées succèdent les murs ornés d'affiches portant expresse défense de vendre sur la voie publique, et de laisser le fumier exposé devant les maisons; enfin la dernière cloison qui limite cette enfilade de salles est couverte de la liste nominale des électeurs de l'Oise. Il résulte de ces disparates un ensemble confus de joie et de bureaucratie, de contributions directes, d'église, de conseil de révision, qui fait que le contribuable en dansant n'oublie pas un instant ses obligations envers l'État, et qu'il se rappelle, au contraire, son droit à se réjouir et à ne pas refuser l'impôt.

On danse depuis dix heures, les timidités sont vaincues. Déjà les toilettes des femmes n'ont plus cette raideur du neuf qui prête aux bals de province, dans les premiers moments, l'aspect gaufré d'un magasin de modes. Des rumeurs flatteuses entourent d'un nuage d'éloges celles des plus belles personnes qui, autant hardies que belles, se sont délivrées de la contrainte du masque; qui ne l'avaient gardé qu'afin de ménager plus sûrement le triomphe de l'admiration en le dépouillant. Celles qui, reculant devant l'effet du contraste, le conservent encore, ont des prétextes de coquetterie pour ne laisser jouir les curiosités impatientes que de la simple vue d'une taille qu'on n'a pas travestie et d'un bas de visage, plus frais, plus tendrement enluminé que la barbe de satin qui l'effleure. Ce sont plus que de beaux visages, ce sont des visages inconnus. Les jeunes gens qui ont de l'imagination se prennent à ces séductions calculées; les femmes qui ont de l'esprit ne les négligent pas. L'illusion durera autant que le cordon de soie retiendra cette cire inanimée. Malheur! si le visage cède aux prières que le masque a inspirées!

Attentive auprès d'un vieillard entouré de jeunes gens intéressés aux éloges qu'ils lui adressent, une jeune personne, qui n'a singularisé son costume de soie blanche que par quelques fleurs semées à l'entour, jouit de la fête avec toute la naïveté de son âge et l'étonnement de la retraite où elle est habituée de vivre. C'est Caroline, mademoiselle de Meilhan. Elle est devenue le but des remarques lointaines et rapprochées; on s'entretient de ses cheveux blonds si bien en harmonie avec la délicatesse de ses traits, éclairés par ses yeux d'un bleu tendre sans langueur, animés par sa bouche si heureusement ouverte, qu'elle fait mentir ce vieux préjugé d'adoration pour les bouches miniatures de Petitot, sans expression comme sans baisers. De longues paupières, éternelle beauté du visage, décrivent une ellipse d'ombre mobile sur ses joues, toutes chaudement empreintes de virginité et de soleil, comme ces fruits haut-venus à la cime des arbres, qui ont les premiers rayons de l'été, et que n'étouffent ni les feuilles ni les vapeurs de la terre. On admire encore la ligne à chaque instant brisée, à chaque instant reprise de son corps; le regard tourne comme un collier, sans être renvoyé par aucun angle, autour de son cou, se divise, et coule doucement, ainsi que l'eau sur les anses d'une urne, de ses épaules, sur ses bras, et se prolonge, comme un trait du Pérugin, jusqu'à l'extrémité de ses doigts. Ce contour serpente ensuite, avec la même ondulation, quelque attitude que Caroline imprime à ses poses, jusqu'à ses genoux, et de là à ses pieds, limites où le dessin finit, mais où l'idéal reste suspendu. Après, sans que l'on puisse s'en rendre compte, on se laisse surprendre, en regardant mademoiselle de Meilhan, à ces charmes sans nom, parce qu'ils n'ont rien d'arrêté, qui naissent d'un pli, d'une lueur qui passe dans les yeux, d'une larme qui s'évapore en sourire: car tout est bien dans ce qui est beau.

M. Clavier semble remercier chacun des hommages adressés à Caroline; il passe sa belle tête de vieillard au-dessus de cette charmante figure de jeune fille. C'est bien là une de ces monumentales têtes à la Danton, aussi forte, mais plus intelligente que les types militaires qui nous sont restés de la génération impériale. Toutes martiales qu'elles soient, les figures balafrées de l'empire ne portent que la résolution du courage; bien peu adoucissent la dureté de leurs traits par quelques signes de haute réflexion et d'indépendance. Elles n'ont pas la mélancolie guerrière, la tristesse héroïque des Polonais, hommes de conseil et d'épée, parlant latin à la tribune avec une bouche fendue d'un coup de lance. A défaut du sceau de la pensée, ce qui manque encore à la dignité des tête impériales, c'est le caractère d'une noble origine: elles viennent d'en bas, ce sont des têtes de halle où la révolution alla les prendre. Aussi, mettez un vieux colonel français à côté d'un vieux tambour français, vous n'apercevrez aucune différence. Nous les avons vus l'un et l'autre, déchus et mendiant glorieusement leur pain à travers nos jeunes générations; et, pleins de nos souvenirs de collége, nous les avons comparés à ces prisonniers barbares, dont parle Tacite, mais jamais au Spartacus.

Les ruines encore vivantes de la révolution sont complètes; tout s'y trouve: le coup de sabre au front et la harangue dans les yeux. Appelez ces vieux républicains à l'assaut ou à la tribune, et ils vont vous foudroyer. Ces hommes ont tenu tête à la Gironde et à Brunswick; ils ont longtemps porté dans une poche la mèche du canon de leur section, et dans l'autre leur discours contre Pitt, leur réponse à Burke. Ils furent grands orateurs quand tout le monde était éloquent, et braves soldats lorsque Napoléon était encore écolier à Brienne. Ce sont les vieux druides de nos régénérations sanglantes; les êtres antédiluviens de la primitive société; des sujets d'étonnement et de puissance. Leur origine est écrite sur leurs visages de pierre. La science politique les classe comme la science anatomique a classé les phénomènes éteints des premiers âges du monde. Ce sont les hommes conventionnels.

L'ivresse du bal augmente; les épaules nues volent; un cercle tissu de lumières, de soie, d'ardentes paroles tourbillonne, poussé sous le plafond par un vent harmonieux devenu l'âme de tous. On dirait l'immobilité, tant la vitesse est grande. Le mouvement n'est sensible que par l'attitude comparée des autorités locales qui se sont adossées contre la cheminée, pleines de respect envers elles-mêmes, jalouses de ne compromettre par aucun pli l'uniforme du grande tenue. Ce dernier trait nous dispense d'ajouter que le sous-préfet, le maire, le président du tribunal, le juge de paix, le colonel de la gendarmerie, assistent au bal, mais qu'ils l'honorent sans tremper dans la joie générale par un travestissement coupable.

Personne ne remarque, à leur entrée dans la salle, Léonide et Édouard qui se faufilent dans les groupes désunis pas le galop; chacun de son côté, par arrangement convenu, va poursuivre ses chances d'amusement.

Un coup de surprise arrête Édouard dans sa tournée; son regard s'est croisé avec celui de Caroline. Caroline est ici. Il est à deux pas d'elle; il va l'effleurer en passant. Si elle savait!.. si le masque tombait du visage qui se cache!.. Quel coup de poignard la jalousie n'enfoncerait-elle pas dans le cœur de cette enfant, si étrangère à la violence des passions, venue au bal avec le même calme dont elle jouit lorsqu'elle se promène sous les vertes allées du bois de Chantilly! Cette pensée importune comme un remords la raison d'Édouard. De quel droit, après tout, exigera-t-il désormais de la confiance d'une jeune fille bonne, aimante, dévouée, lorsqu'il la trahit, lorsqu'il se joue d'elle sous ses yeux même, lorsqu'il va la coudoyer d'un bras encore tiède du poids d'une autre femme? Il voudrait être puni, afin de se rappeler éternellement sa faute par la douleur du châtiment. Il désirerait presque qu'un rival d'un instant l'effaçât pendant cette soirée de l'esprit de Caroline; ses torts auraient du moins quelques torts à se reprocher: ils seraient quittes. Mais avoir tout le fardeau d'une infidélité à supporter en face d'un visage sincère qui n'aura pas même demain au réveil la tristesse du doute! Quel supplice! s'il n'existait, pense Édouard, aucun danger pour Caroline à s'approcher d'elle, à lui dire tout bas: Je suis ici, Caroline, je suis venu à ce bal pour vous y voir, pour vous y surveiller; car je suis défiant: pardonnez-moi, je n'ai pu résister aux conseils de la jalousie; mais cela serait un odieux mensonge! N'avoir le courage d'avouer sa présence que pour mieux tromper, ne serait-ce pas d'une faute faire un crime? Tout dire à Caroline, lui confesser l'infidélité, lui en détailler l'histoire, lui dénoncer sa rivale, ne serait-ce pas s'exposer à n'obtenir jamais de pardon? car il en est d'impossibles.

Je me tairai, se dit Édouard, mais la leçon ne sera pas perdue.

Son espoir, si peu réfléchi, de se voir disputer en forme de punition le cœur de Caroline, ne sera pas même exaucé. Caroline préfère la conversation de quelques personnes qui l'entourent au plaisir de la danse; d'ailleurs Caroline ne sait pas danser. Elle ne s'éloigne pas de M. Clavier.

Un flux tumultueux, ondulant sans cesse vers le même point, de manière à laisser dégarni un côté de la salle, tandis que l'autre s'encombrait, éveilla l'attention d'Édouard.

Caché parmi des groupes grossis à chaque instant par de nouveaux groupes, il aperçut, au milieu d'un isolement que faisait respecter avec sa latte un officieux arlequin, sa hardie Bohémienne qui débitait avec effronterie la bonne aventure à tous ceux qui tendaient la main.

Selon toute probabilité, la divination était commencée depuis quelques minutes, car déjà plusieurs dames, à qui la Bohémienne avait méchamment raconté le passé au lieu de l'avenir, étaient retournées un peu décontenancées à leur place, meurtries au cœur de quelque bonne vérité: «A votre tour! mesdames,» disaient-elles aux autres avec malice.

Et les autres dames, pour ne pas avoir l'air de craindre les oracles, offraient la main, mais non sans hésiter.

Toujours invisible derrière la foule, Édouard assura les cordons de son masque, et, les bras croisés sur la poitrine, il observa.

Vêtue en danseuse basque, une jeune femme s'élança dans l'ovale magique, et, retroussant ses manchettes brodées, elle abandonna sa petite main de dix-huit ans à la devineresse.

Les cous furent tendus; les épaules s'étaient écartées pour laisser un passage aux têtes les plus impatientes de voir.

– Ne tremble pas ainsi, mon enfant, dit la Bohémienne. A ton âge, de quel mauvais sort serais-tu menacée? Tu prodigues des serments de fidélité à deux hommes: eh bien, où est le si grand mal, si tu les aimes tous les deux?

– C'est faux, Bohémienne! Je te couperai la langue.

– Charmante! Ce n'est pas ma langue qui a menti, c'est ta main; elle est trop jolie pour qu'on la coupe.

Et en la lui baisant, la Bohémienne ajouta: – Calme-toi. J'ai dit: Deux hommes; il y a erreur. Soit, tu n'en aimes qu'un, tu trompes l'autre. L'oracle est-il si menteur pour cela!

– C'est encore faux?

– Veux-tu n'aimer ni l'un ni l'autre? très-bien: passe!

Des applaudissements ricaneurs accompagnèrent la danseuse basque jusqu'à sa place; elle était très-peu satisfaite de l'oracle.

Édouard eut sous son masque un sourire d'amère pitié pour cette malignité des femmes qui ne pardonne à rien. Il était loin de partager l'enthousiasme qu'éprouvait la majorité de la salle à écouter Léonide. A l'empressement qu'on apportait à encourager l'ivresse de ses propos, il jugea que la médisance mourrait si personne n'y prêtait complaisamment l'oreille. Édouard n'est pas profond moraliste: il oublie que l'éloge n'est possible qu'aux conditions d'existence de la calomnie.

– Serai-je plus heureuse, moi? balbutia une toute petite charmante femme déguisée en mère Gigogne, que son cavalier, grotesque pierrot, déposa dans le champ de l'oracle, ainsi qu'on le ferait du gracieux fardeau d'un enfant. – Lis dans ma main, Bohémienne!

– Dans ta main? répondit Léonide en rejetant la tête en arrière et en riant follement aux éclats; oh! dans ta main!

– Pourquoi pas dans ma main, Bohémienne?

– C'est que je ne l'oserais jamais.

– Ne serait-elle pas assez blanche?

– Vaniteuse! c'est la plus mignonne et la plus blanche que j'aie touchée de la soirée. L'impossibilité n'est pas là.

On ne respirait plus de curiosité: les conjectures se croisaient dans l'air, se heurtaient, s'enflammaient et éclataient en fine pluie bruyante de rires et de petits propos empoisonnés; et l'on se criait d'un bout de la salle à l'autre bout:

– C'est la femme d'un receveur de l'Oise, cette Bohémienne.

– Faux! c'est celle de l'ex-inspecteur forestier! c'est sa taille!

– Non, elle est plus grande.

– Je le nie. Qui est-ce qui a dans la société une taille de femme d'inspecteur forestier? Comparons.

Un monte au-ciel de six pieds s'avançait.

– Ce n'est pas cela. La Bohémienne est la veuve d'un maître de poste retiré à Vineuil, tout simplement.

– Bravo! c'est la vérité: même taille, même tournure.

– Ajoutez, poursuivait un autre, même voix.

– Elle parle vite comme elle.

– Elle rit comme elle.

– C'est elle! On te connaît, Bohémienne!

– Et, de plus, ajoutez encore que je ne boite pas comme elle. Et la confrontation s'arrêta de honte, se perdit dans un hourra universel, sur cette observation de la Bohémienne.

Les curieux battus dans leurs conjectures ne s'accordèrent que sur un point incontestable: la Bohémienne était une éblouissante brune.

– Où donc est la raison de ton refus? reprit la mère Gigogne.

– Dans tes doigts, petite mère.

– Dans mes doigts?

– La mère Gigogne retira furtivement son bras: elle voulut s'éloigner. Elle avait enfin compris.

Son cavalier, le pierrot qui l'avait introduite dans le cercle, s'avança brusque et silencieux vers la Bohémienne; il était derrière elle.

Cet homme, qui était masqué, avait la main droite dans sa poche.

Édouard se plaça derrière cet homme.

– Tu as dit, crièrent tous les masques, que ses doigts t'empêchaient de lire dans sa main… Explique-toi donc, Bohémienne!..

Comme la mère Gigogne cherchait toujours à se retirer, ceux-ci la forcèrent à rester sur la sellette pour subir sa sentence, et à offrir de nouveau la main à Léonide. Ils s'étaient constitués les exécuteurs de ses burlesques réquisitoires.

– C'est vous qui m'y forcez; à vous la faute. Mère Gigogne, continua solennellement Léonide, ta main m'annonce que tu es baronne de Haut-Lieu.

– Très-bien! Après, Bohémienne?

– Oui, mais ses doigts m'apprennent qu'elle a été lingère. Perplexité de la science: dans la paume je vois un blason, et au bout de ce doigt un dé à coudre… Est-ce la lingère Louise Bougival ou la baronne de Haut-Lieu que je dois prophétiser?

L'homme placé derrière la Bohémienne sortit un petit canif tout ouvert de sa poche et le glissa du côté du tranchant sous le cordon du masque de Léonide. Le masque allait tomber.

Un bras comprima aussitôt ce mouvement, tordit le poignet qui l'exécutait, et cassa la lame du canif jusqu'au manche.

Nul ne s'aperçut de l'incident. Le pierrot, tout en colère, se retourne; sa figure blafarde ne rencontre que l'énorme nez d'un monstrueux polichinelle. La rage du baron de Haut-Lieu n'ayant point d'issue, elle s'exhale par des gestes dont la foule ne saisit que le côté comique. Furieux, il tire par les larges plis de sa robe en dehors de la mêlée madame la baronne, lui jette un manteau sur les épaules, et, jurant, menaçant, pleurant, ils descendent tous deux, enveloppés d'un nuage de poudre, dans la cour de la sous-préfecture. On riait encore, qu'une voiture à quatre chevaux brisait le pavé de Senlis.

Ce dernier épisode avait répandu une sueur d'impatience sur les membres d'Édouard; il frémissait encore à l'idée de voir tomber le masque de Léonide, et chacun reconnaître dans cette femme, qui en avait déjà immolé tant d'autres en public, l'épouse de Maurice, le dépositaire du secret de tous, celle qu'il a conduite, lui, à cet épouvantable spectacle. Sa fermeté commençait à l'abandonner. Un instant il fut tenté de l'emporter par violence hors du bal; mais il réfléchit aussitôt que la malignité de Léonide ayant créé à celle-ci de nombreux amis, il se la verrait disputer au passage. Cette résolution avait mille autres chances contre elle. Peu après il faillit compromettre bien plus gravement celle qu'il cherchait à sauver de ses propres excès. Dans un moment où Léonide portait, par une préoccupation d'habitude, ses doigts à ses boucles de cheveux, geste qui allait la trahir, il poussa, dans un cri, la première syllabe de son nom. Il n'acheva pas: ses lèvres furent déchirées; le cri, sorti à moitié, rentra dans sa poitrine. Léonide avait chancelé; elle se remit aussitôt. Édouard froissa son masque et son visage.

C'était merveille que le courage de toutes les femmes qui, loin de reculer maintenant devant le feu du trépied de la pythonisse, se faisaient un point d'honneur de l'affronter. La raison en était facile; le secret qu'elles tenaient le plus à garder n'était connu, selon elles, que de deux ou trois personnes dont, après Dieu, l'impénétrabilité était la moins suspecte. Elles abandonnaient le reste aux feuillets de la magicienne: il en résulterait du rire, point de scandale; on se risquait. Le raisonnement était faux autant que périlleux: on sait pourquoi.

Un intérêt si universel s'attachait à ces étranges révélations, que le sous-préfet, le maire, tous les maires de l'arrondissement, le juge de paix, le colonel de la gendarmerie et le greffier, avaient déserté les alentours de la cheminée pour venir rire et s'amuser, comme de simples mortels, au sein de la population du bal. Eux aussi faisaient galerie à Léonide.

Les musiciens jouaient dans le vide; ils proclamaient les figures pour l'acquit de leur archet.

La salle ne fut bientôt plus qu'un point: ce point était Léonide. Tout aboutissait à elle: regards irrités, curiosités hostiles, vanités blessées, joies haineuses, gaietés ironiques. Elle tenait tête à tout. Depuis longtemps les perspicacités les plus subtiles avaient renoncé à deviner quelle était la femme ou plutôt le démon caché sous ce gracieux costume de Bohémienne. Heureux de la satisfaction de ses administrés, le sous-préfet encourageait de ses suffrages cet intermède du bal. Le colonel de la gendarmerie départementale ne trouvait rien à reprendre. En carnaval, tout est permis, pensait-il, même quatre brigadiers placés à la porte d'entrée.

Conduite par un Pluton dont la lenteur du pas indiquait l'âge, une jeune personne, déguisée en laitière suisse, tendit la main à la Bohémienne.

– Prends garde à toi! cria-t-on de toutes parts à la Bohémienne: ne va pas te compromettre cette fois-ci. Point de scandale. Cet honorable Pluton est un père, et cette laitière sa fille.

Je serai réservée, semblait promettre Léonide avec des airs de tête et des gestes respectueux.

– Voyons ta main, ma laitière?

Après quelques minutes d'inspection, elle s'écria: – Il me faut deux témoins, sans quoi ma magie serait sans effet… Ces deux témoins sont ici, rassurez-vous.

Léonide s'ouvrit un passage, courut au fond de la salle et entraîna avec elle, au milieu du cercle où elle s'installa de nouveau, deux jeunes gens, en costume de ville, tous deux fort étonnés du rôle qu'on les forçait de jouer.

– Comédie complète, messieurs.

– Voici le vieillard, – Léonide désigna le Pluton, – voici le tuteur, le barbon, l'homme dont on attend la mort et l'héritage…

Pluton eut une faiblesse.

– Il a soixante ans, la goutte ou toute autre affection et une nièce.

– Sa nièce, la voilà.

– Vous dites que c'est sa fille, moi je soutiens que c'est sa nièce; dans trois mois le monde dira: C'est sa femme.

Les quatre personnes se regardaient avec un ébahissement stupide. Le vieux Pluton s'affaissait de honte sur ses jambes.

– Ah! bah, ah! bah, Bohémienne, tu veux rire, tu es folle.

– La folle ce n'est pas moi, c'est la sœur de monsieur, de ce respectable Dieu des enfers. Elle n'est pas ici malheureusement. Si elle s'y trouvait, ces deux beaux cavaliers, ses cousins, lui apprendraient, ou je lui apprendrais pour eux, qu'ils ont le projet de présenter une requête au tribunal pour la faire interdire afin qu'elle ne laisse pas ses biens à sa vénérable servante.

– Tu as donc parlé, mon frère?

– Non, c'est toi!

– Je n'ai rien dit.

– Tu as tout dit!

Les deux frères étaient prêts à se déchirer.

– Ainsi, poursuivit Léonide, monsieur Pluton épousera mademoiselle la laitière, sa nièce; ses biens passeront sous le nez de sa sœur, et sa sœur sera mise en interdiction par ces deux messieurs qui sont interdits.

– Quoi! notre cousin, vous épouseriez votre nièce? Est-ce vrai?

– Cela ne vous regarde pas, répond le vieux Pluton.

Et la laitière pleure, et la Bohémienne rit.

Et les cousins montrent les poings à la nièce spoliatrice des héritages.

Et la foule se baigne dans le scandale, se tient les côtes, embrasse Léonide et la promène en triomphe autour du bal.

Édouard se ronge le cœur.

– Ne croyez-vous pas comme moi, demanda un domino vert à Édouard, qui avait de grandes raisons pour ne lier conversation avec personne, que cette dame mériterait une correction? C'est sans doute quelque délurée de Paris qui d'avance aura fait espionner le canton pour venir ensuite le dénoncer ici.

Édouard ne crut devoir aucune réponse au domino vert.

– Ce serait chose due que de connaître quelques sanglantes particularités de la vie de cette femme et de lui en barbouiller le visage. La surprise éteindrait peut-être ce beau feu d'invectives.

Un rire faux, un oui inarticulé, faillirent étrangler Édouard.

– Où serait le mal, continua le domino vert, d'inventer quelque bon mensonge qui remplirait le même but? Il serait trop rigoureux, vous comprenez, de s'en tenir à la vérité sur le compte de cette femme pour la punir. Le propos qui la bâillonnera sera le meilleur. Elle est tellement abandonnée ici, que je lui cherche depuis une heure l'ombre d'un défenseur; si son insolence finissait par en nécessiter un, je ne vois pas qui se lèverait.

– Monsieur, répondit Édouard à la fin, compterait-il sur son isolement pour la maltraiter? A des outrages de femme, ce serait répondre par une vengeance de femme. J'aime mieux croire, continua Édouard d'une voix sourde, que monsieur serait le premier son défenseur si une colère assez basse blessait d'un geste ou d'une parole cette dame que vous supposez abandonnée de tous. A défaut, je ne serais pas le dernier à ramasser son masque. Qui touche à un masque touche à tous; au vôtre, monsieur, au mien. Nous ne sommes, je pense, d'un caractère, ni vous ni moi, à permettre ces libertés.

– Sans doute, sans doute, reprit beaucoup plus radouci le vengeur des blessés de Léonide, le causeur domino vert. Le bal a ses libertés que je respecte; ma proposition n'était qu'une plaisanterie; au bal, elles sont permises aussi.

Le domino vert alla à la découverte d'un meilleur complice.

Édouard n'écoutait plus. Il promenait son attention de Léonide à Caroline, qu'un mouvement ondulatoire avait portée, ainsi que M. Clavier, au milieu du joyeux rassemblement. Le vieillard et la jeune fille se partageaient la surprise que leur causait l'intarissable fécondité de paroles aiguës, de mots à double tranchant, de sourires contraints, de silences sarcastiques, dont ils étaient sillonnés, éblouis et étourdis. C'était un monde tout aussi nouveau pour l'innocence septuagénaire de M. Clavier que pour l'ingénuité de Caroline; ils auraient rougi l'un et l'autre s'ils avaient tout compris. Ils s'amusaient tout simplement.

Trois jeunes filles s'avancèrent et offrirent toutes trois leurs mains à Léonide; mille applaudissements récompensèrent ce triple courage. On se monta sur les épaules, on s'étagea, on se disputa un angle de tabouret pour recueillir des fragments de la nouvelle méchanceté qui allait probablement éclater.

– Toutes trois fort jolies, sœurs toutes trois, que voulez-vous savoir? leur demanda Léonide; votre sort? il est dans le ciel; suivez-moi. – Le bal entier la suivit; la foule se précipita comme une avalanche de l'autre côté de la salle. Léonide ouvrit une croisée; on vit le ciel. – Regardez ces étoiles. – Son doigt était levé.

Édouard remarqua indifféremment que la croisée s'ouvrait sur le perron du jardin de la sous-préfecture, au delà duquel rayonnait, au niveau du mur de clôture, la ligne des équipages avec leur cordon de lanternes allumées.

– Regardez ces étoiles. Celle-là, c'est le Cocher, elle a présidé à la naissance de votre père; celle-là, c'est la Bacchante, votre mère est sous sa protection immédiate; vos maris sont dans la voie Lactée, et le bon sens de ceux qui me consultent est dans la lune.

Tempérant ainsi par de folles moqueries, souvent même par de gracieux compliments, les dures vérités qu'elle cognait dans la tête de chacun, Léonide se ménageait de nouvelles victimes ainsi que l'appui des rieurs, appui plus précaire de quart d'heure en quart d'heure, car il était aisé de voir que le bal était déjà divisé en deux opinions bien tranchées sur l'opportunité de plus longues révélations.

– Sommes-nous ici pour danser, murmurait une partie de la salle, pour nous amuser, ou bien pour écouter les extravagances de ce masque?

– Si ces extravagances nous amusent! d'autres répondaient.

– Oui! oui! elles nous amusent.

– Place à la valse! assez de méchants propos!

– Silence! aux musiciens et aux maris! Va ton train, Bohémienne: déchire; il y a encore plus d'un habit à mordre, plus d'une peau à entamer.

– Nous danserons!

– Elle parlera!

– C'est ce que nous allons voir.

– C'est ce que nous allons entendre.

Peine perdue pour les malheureux danseurs. Les appels de: A vos places, mesdames! En avant deux! ne ralliaient personne.

Pour trancher la question, un homme costumé en cyclope, élargit les groupes, et d'un mouvement résolu, offre son épaisse main à Léonide:

– Voyons, dit-il, à notre tour les hommes maintenant.

– Si les hommes s'en mêlent, riposta Léonide, vous me défendrez, mesdames, n'est-ce pas? Promettez-moi aide et soutien.

– Bohémienne, ma bonne aventure! La main est un peu noire, mais c'est fait pour toi; exerce ta sagacité.

– Tu es maître de forges.

– Va, Bohémienne, tu n'es guère fine. Que n'apprends-tu aussi à ce colonel qu'il est militaire, et à ce sous-préfet qu'il est magistrat?

Cette fois les rieurs ne furent pas du côté de Léonide.

– Tu es maître de forges, répéta, piquée au vif, la Bohémienne; et, tout bas à l'oreille du cyclope: Ne vaut-il pas mieux pour toi que je divulgue ce que tout le monde sait que de dire ce qu'il ne connaît pas? Tu es maître de forges et non mari jaloux, soupçonneux, plein de projets, de vengeance, peut-être. Tu ne vis que sur l'idée de tuer ta femme et de te tuer; et tu n'as pas mis d'avance ta fortune à l'abri de la justice; tu es maître de forges!

– Oui! oui! elle a raison, avoua le cyclope se tournant vers la galerie. Réparation à sa vue perçante. Je la remercie de ses bonnes prophéties.

Il aurait voulu la tenir entre l'enclume et le marteau. Il riait; c'était plaisir à le voir.

Ograniczenie wiekowe:
12+
Data wydania na Litres:
28 września 2017
Objętość:
420 str. 1 ilustracja
Właściciel praw:
Public Domain