Czytaj tylko na LitRes

Książki nie można pobrać jako pliku, ale można ją czytać w naszej aplikacji lub online na stronie.

Czytaj książkę: «Lélia», strona 17

Czcionka:

XXXVII

Quand Sténio souleva sa tête appesantie, des chants d’oiseaux annonçaient au loin dans les campagnes les approches du jour. L’horizon blanchissait, et l’air frais du matin arrivait par bouffées embaumées sur le front humide et pâle du jeune homme. Son premier mouvement fut d’embrasser Lélia; mais elle avait rattaché son masque, et elle le repoussa doucement en lui faisant signe de garder le silence. Sténio se souleva avec effort, et, brisé de fatigue, d’émotion et de plaisir, il s’approcha de la fenêtre entr’ouverte. L’orage était entièrement dissipé, les lourdes vapeurs dont le ciel était chargé quelques heures auparavant s’étaient roulées en longues bandes noires, et s’en allaient une à une poussées par le vent vers l’horizon grisâtre. La mer brisait avec un léger bruit ses lames écumeuses et nonchalantes sur le sable du rivage et sur les degrés de marbre blanc de la villa. Les orangers et les myrtes, agités par le souffle du matin, se penchaient sur les flots et secouaient leurs branches en fleur dans l’onde amère. Les lumières pâlissaient aux mille fenêtres du palais Bambucci, et quelques masques erraient à peine sous le péristyle bordé de pâles statues.

«Oh! quelle heure délicieuse! s’écria Sténio en ouvrant ses narines et sa poitrine à cet air vivifiant. O ma Lélia! je suis sauvé, je suis rajeuni. Je sens en moi un homme nouveau. Je vis d’une vie plus suave et plus pleine. Lélia, je veux te remercier à genoux: car j’étais mourant, et tu as voulu me guérir, et tu m’as fait connaître les délices du ciel.

– Cher ange! lui dit Lélia en l’entourant de ses bras, vous êtes donc heureux maintenant?

– J’ai été le plus heureux des hommes, dit-il, mais je veux l’être encore. Ote ton masque, Lélia. Pourquoi me cacher ton visage? Rends-moi tes lèvres qui m’ont enivré: embrasse-moi comme tout à l’heure.

– Non, non: écoutez, dit Lélia, écoutez cette musique qui semble sortir de la mer et s’approcher de la grève sur la crête mouvante des vagues.»

En effet, les sons d’un orchestre admirable s’élevaient sur les flots, et bientôt plusieurs gondoles remplies de musiciens et de masques sortirent successivement d’une petite anse formée par les bois d’orangers et de catalpas. Elles glissaient mollement comme de beaux cygnes sur les eaux calmes de la baie, et bientôt elles allaient passer devant les terrasses du pavillon.

L’orchestre fit silence, et une barque de forme asiatique cingla légèrement en avant de la petite flotte. Cette embarcation, plus frêle et plus élégante que les autres, était montée par des musiciens dont tous les instruments étaient de cuivre. Ils sonnèrent une brillante fanfare, et ces voix de métal, si sonores et si pénétrantes, vinrent du fond des ondes bondir sur les murs du pavillon. Aussitôt toutes les fenêtres s’entr’ouvrirent successivement, et tous les amants heureux, réfugiés dans les boudoirs du pavillon d’Aphrodise, se répandirent par couples sur la terrasse et sur les balcons. Mais en vain les jaloux et les médisants, embarqués sur les gondoles, promenèrent sur eux d’avides regards. Ils avaient revêtu de nouveaux costumes dans l’intérieur du pavillon, et à l’abri de leurs masques ils saluaient gaiement la flotte.

Lélia voulut entraîner Sténio parmi eux; mais elle ne put le décider à sortir de la langueur délicieuse où il était plongé.

«Que m’importent leurs joies et leurs chants? disait-il. Puis-je ressentir quelque admiration ou quelque plaisir quand je viens de connaître les délices du ciel? Laissez-moi savourer au moins ce souvenir…»

Mais Sténio se leva tout à coup et fronça le sourcil.

Qu’est-ce donc que cette voix qui chante sur les flots? dit-il avec un frisson involontaire.

«C’est une voix de femme, répondit Lélia, une belle et grande voix, en vérité. Voyez comme dans les gondoles et sur le rivage on se presse pour l’écouter!

– Mais, dit Sténio, dont le visage s’altérait par degrés à mesure que les sons pleins et graves de cette voix montaient vers lui, si vous n’étiez ici, près de moi, votre main dans la mienne, je croirais que cette voix est la vôtre, Lélia.

– Il y a des voix qui se ressemblent, répondit-elle. Cette, nuit, n’avez-vous pas été complètement abusé par celle de ma sœur Pulchérie?..»

Sténio n’écoutait que la voix qui venait de la mer, et semblait agité d’une crainte superstitieuse.

«Lélia! s’écria-t-il, cette voix me fait mal; elle m’épouvante: elle me rendra fou si elle continue.»

Les instruments de cuivre jouèrent une phrase de chant; la voix humaine se tut: puis elle reprit quand les instruments eurent fini; et cette fois elle était si rapprochée, si distincte, que Sténio troublé s’élança et ouvrit tout à lait le châssis doré de la fenêtre.

«A coup sûr tout ceci est un songe, Lélia. Mais cette femme qui chante là-bas… Oui, cette femme, debout et seule à le proue de la barque, c’est vous, Lélia, ou c’est votre spectre.

– Vous êtes fou! dit Lélia en levant les épaules. Comment cela se pourrait-il?

– Oui, je suis fou, mais je vous vois double. Je vous vois et je vous entends ici près de moi, et je vous entends et je vous vois encore là-bas. Oui, c’est vous, c’est ma Lélia; c’est elle dont la voix est si puissante et si belle, c’est elle dont les cheveux noirs flottent au vent de la mer: là voilà qui s’avance, portée sur sa gondole bondissante. O Lélia! est-ce que vous êtes morte? Est-ce que c’est votre fantôme que je vois passer? Est-ce que vous êtes fée, ou démon, ou sylphide? Magnus m’avait bien dit que vous étiez deux!..»

Sténio se pencha tout à fait hors de la fenêtre, et oublia la femme masquée qui était près de lui, pour ne plus regarder que la femme semblable à Lélia de voix, d’altitude, de taille et de costume, qu’il voyait venir sur les ondes.

Quand la barque qui la portait fut au pied du pavillon, le jour était pur et brillant sur les flots. Lélia se tourna tout à coup vers Sténio, et lui montra son visage en lui faisant un signe d’amicale moquerie.

Il y eut dans son sourire tant de malice et de cruelle insouciance, que Sténio soupçonna enfin la vérité.

«Celle-ci est bien Lélia! s’écria-t-il; oh! oui, celle qui passe devant moi comme un rêve et qui s’éloigne en me jetant un regard d’ironie et de mépris! Mais celle qui m’a enivré de ses caresses, celle que j’ai pressée dans mes bras on l’appelant mon âme et ma vie, qui est-elle donc? Maintenant, Madame, dit-il en s’approchant du domino bleu d’un air menaçant, me direz-vous votre nom et me montrerez-vous votre visage?

– De tout mon cœur, répondit la courtisane en sa démasquant. Je suis Zinzolina la courtisane, Pulchérie, la sœur de Lélia; je suis Lélia elle-même, puisque j’ai possédé le cœur et les sens de Sténio pendant toute une heure. Allons, ingrat, ne me regardez pas ainsi d’un air égaré. Venez baiser mes lèvres, et souvenez-vous du bonheur dont vous m’avez remerciée à genoux.

– Fuyez! s’écria Sténio furieux en tirant son stylet, ne restez pas un instant de plus devant moi; car je ne sais pas de quoi je suis capable.»

Zinzolina s’enfuit; mais, en traversant la terrasse qui était sous les fenêtres du pavillon, elle cria d’un ton moqueur:

«Adieu, Sténio le poëte! nous sommes fiancés maintenant: nous nous reverrons!»

XXXVIII

Lélia, vous m’avez cruellement trompé! Vous vous êtes jouée de moi avec un sang-froid que je ne puis comprendre. Vous avez allumé dans mes sens un feu dévorant que vous ne vouliez pas éteindre. Vous avez appelé mon âme sur mes lèvres, et vous l’avez dédaignée. Je ne suis pas digne de vous, je le sais bien; mais ne pouvez-vous pas m’aimer par générosité? Si Dieu vous a faite pareille à lui-même, n’est-ce pas pour que vous suiviez son exemple sur la terre? Si vous êtes un ange envoyé du ciel parmi nous, au lieu d’attendre que nos pieds gravissent les sommets où vous marchez, votre devoir n’est-il pas de nous tendre la main, et de nous enseigner la route que nous ignorons?

Vous avez compté sur la honte pour me guérir; vous avez cru qu’en me réveillant dans les bras d’une courtisane je serais éclairé d’une soudaine lumière. Vous espériez, dans votre sagesse inexorable, que mes yeux se dessilleraient enfin, et que je n’aurais plus qu’un dédaigneux mépris pour les joies que vos bras m’avaient promises, et que vous avez remplacées par les caresses lascives de votre sœur. Eh bien! Lélia, votre espérance est déçue. Mon amour est sorti victorieux et pur de cette épreuve. Mon front n’a pas gardé l’empreinte des baisers de Pulchérie: il ne rougira pas. Je me suis endormi en murmurant votre nom. Votre image était dans tous mes rêves. Malgré vous, malgré vos mépris, vous étiez à moi tout entière! Je vous ai possédée, je vous ai profanée!..

Pardonne à ma douleur, ô ma bien-aimée! pardonne à ma colère sacrilége. Ingrat que je suis, ai-je le droit de t’adresser un reproche? Puisque mes baisers n’ont pas réchauffé le marbre de tes lèvres, c’est que je ne méritais pas un pareil miracle. Mais au moins dis-moi, je t’en conjure à genoux, dis-moi quelles craintes ou quels soupçons t’éloignent de moi? Crains-tu de m’obéir en me cédant? Penses-tu que le bonheur fera de moi un maître impérieux? Si tu doutes, ô ma Lélia! si tu doutes de mon éternelle reconnaissance, alors je n’ai plus qu’à pleurer et à prier Dieu pour qu’il te fléchisse; car ma langue se refuse à de nouveaux serments.

Tu me l’as dit souvent, et je n’avais pas besoin de tes révélations, je l’avais deviné: les hommes ont éprouvé sévèrement ta confiance et ta crédulité. Ton cœur a été sillonné de profondes blessures. Il a saigné longtemps, et ce n’est pas merveille si tes plaies, en se refermant, l’ont recouvert d’insensibles cicatrices. Mais tu ne sais donc pas, mon amour, que je t’aime pour les souffrances de ta vie passée? Tu ne sais donc pas que j’adore en toi l’âme inébranlable qui a subi sans plier les orages de la vie? Ne m’accuse pas de méchanceté; si tu avais toujours vécu dans le calme et la joie, je sens que je t’aimerais moins. Si quelqu’un est coupable de mon amour, c’est Dieu sans doute; car c’est lui qui a mis dans ma conscience l’admiration et le culte de la force, la dévotion pour le courage; c’est lui qui m’ordonne de m’incliner devant toi. Tes souvenirs expliquent assez ta défiance. En m’aimant tu crains d’aliéner ta liberté, tu crains de perdre un bien qui t’a coûté tant de larmes. Mais, dis-moi, Lélia, que fais-tu de ce trésor dont tu es si fière? Depuis que tu as réussi à concentrer en toi-même l’activité dévorante de tes facultés, es-tu plus heureuse? Depuis que l’humanité n’est plus rien à tes yeux qu’une poussière à qui Dieu permet de s’agiter quelque temps sous tes pieds, la nature est-elle pour toi un plus riche et plus magnifique spectacle? Depuis que tu t’es retirée des villes, as-tu découvert dans l’herbe des champs, dans la voix des eaux, dans le pas majestueux des fleuves, un charme plus puissant et plus sûr? La voix mystérieuse des forêts est-elle plus douce à ton oreille? Depuis que tu as oublié les passions qui nous agitent, as-tu surpris le secret des nuits étoilées? Converses-tu avec d’invisibles messagers qui te consolent par leurs confidences de notre faiblesse et de notre indignité? Avoue-le, tu n’es pas heureuse. Tu te pares de ta liberté comme d’un joyau inestimable; mais tu n’as pour te distraire que l’étonnement et l’envie de la foule, qui ne te comprend pas. Tu n’as pas de rôle à jouer parmi nous, et cependant tu es lasse d’oisiveté. Tu ne trouves pas autour de toi une destinée à la taille de ton génie, et tu as épuisé toutes les joies de la réflexion solitaire. Tu as franchi sans trembler les plaines désolées où le vulgaire ne pouvait te suivre; les montagnes que nos yeux osent à peine mesurer, tu en as touché le sommet, et voici que le vertige te prend, tes artères se dilatent et bourdonnent. Tu sens tes tempes se gonfler: tu n’as plus que Dieu où te réfugier, tu n’as plus que son trône où t’asseoir: il faut que tu sois impie ou que tu retombes jusqu’à nous.

Dieu te punit, Lélia, d’avoir convoité sa puissance et sa majesté. Il t’inflige l’isolement pour châtier la témérité de tes ambitions. Il agrandit de jour en jour le cercle de ta solitude pour te rappeler ton origine et ta mission. Il t’avait envoyé pour bénir et pour aimer; il avait répandu sur tes blanches épaules les tresses parfumées de tes cheveux pour essuyer nos larmes; il avait surveillé d’un œil jaloux la fraîcheur veloutée de tes lèvres qui devaient sourire, l’humide éclat de tes yeux qui devaient réfléchir le ciel et nous le montrer. Tous ces dons précieux que tu as détournés de leur usage, il t’en demande compte aujourd’hui. Qu’as-tu fait de ta beauté? Crois-tu donc que le Créateur t’ait choisie entre toutes les femmes pour pratiquer la moquerie et le dédain, pour railler les amours sincères, pour nier les serments, pour refuser les promesses, pour désespérer la jeunesse crédule et confiante?

Tu me l’as dit souvent, et je le crois: il y a dans ton âme des mystères que je ne puis pénétrer, des replis obscurs que mon œil ne peut sonder. Mais du jour où tu m’aimeras, Lélia, je te saurai tout entière; car, tu ne l’ignores pas, et, si jeune que je sois dans la vie, j’ai le droit de l’affirmer, l’amour, comme la religion, révèle et illumine bien des voies cachées que la raison ne soupçonne pas. Du jour où nos deux âmes s’uniraient dans une sainte communion, Dieu nous montrerait l’un à l’autre: je lirais dans ta conscience aussi clairement que dans la mienne; je te prendrais par la main, et je redescendrais avec toi dans tes jours évanouis; je compterais les épines qui t’ont blessée, j’apercevrais sous tes cicatrices le sang qui a ruisselé, et je les presserais de mes lèvres, comme s’il coulait encore.

Gardez votre amitié pour Trenmor, votre amitié lui suffit; car il est fort, il est purifié par l’expiation, il marche d’un pas ferme et sait le but de son pèlerinage. Mais moi, je n’ai pas la volonté qui fait la grandeur et l’énergie du rôle viril; je n’ai pas l’égoïsme invulnérable qui soumet à ses desseins les passions qui le gênent, les intérêts qui l’embarrassent, les destinées jalouses qui encombrent sa route. Je n’ai jamais nourri au fond du cœur que des désirs élevés, mais irréalisables. Je me suis complu dans le spectacle des grandes choses, et j’ai souhaité que leur société intime et familière ne manquât jamais à mes rêveries. J’ai vécu dans l’admiration des caractères supérieurs, et j’ai senti frémir au dedans de moi-même le besoin impérieux de les imiter et de les suivre; mais, errant sans relâche de désir en désir, mes solitaires méditations, mes prières ferventes n’ont jamais obtenu du Dieu qui m’a créé la force d’accomplir ce que j’avais convoité, ce que j’avais couvé sous l’aile de mes rêves.

C’est pourquoi, ô Lélia! je ne puis douter sans impiété, je ne puis nier sans blasphème que Dieu ne vous ait créée pour éclairer ma route, qu’il ne vous ait choisie parmi ses anges de prédilection pour me conduire au terme marqué d’avance dans ses décrets éternels.

Je remets entre vos mains, non pas le soin entier de ma destinée, car vous avez la vôtre à réaliser, et c’est pour vos forces un assez lourd fardeau; mais ce que je vous demande, ô Lélia! c’est de me laisser vous obéir, c’est de souffrir que ma vie se modèle sur la vôtre, c’est de permettre à mes journées de s’emplir de travail ou de repos, de mouvement ou d’étude, au gré de vos desseins, qui, je le sais, ne seront jamais de frivoles caprices.

A ces humbles prières, que vous aviez devinées cent fois dans mes regards, vous avez répondu par la raillerie et la déception. C’est à vous que je ralliais mes dernières espérances, c’est en vous que je m’étais réfugié. Si vous me manquez, ô Lélia! que deviendrai-je?

XXXIX

Peut-être, Sténio, que j’ai eu tort envers vous; mais ce tort n’est pas celui que vous me reprochez, et celui dont vous m’accusez, je n’en suis pas coupable. Je ne vous ai pas trompé, je n’ai pas voulu me jouer de vous; j’ai eu peut-être quelques instants de mépris, quelques bouffées de colère à cause de vous et à côté de vous; mais c’était contre la nature humaine, non pas contre vous, pur enfant, que j’étais irritée.

Ce n’est point pour vous humilier, encore moins pour vous décourager de la vie, que je vous ai jeté dans les bras de Pulchérie. Je n’ai pas même cherché à vous donner une leçon. Quel triomphe pourrais-je goûter à l’emporter par ma froide raison sur votre candeur inexpérimentée? Vous souffriez, vous aspiriez à la réalisation fatale de votre avenir: j’ai voulu vous satisfaire, vous délivrer des tourments d’une attente vague et d’une ignorante inquiétude. Maintenant est-ce ma faute si, dans votre imagination riche et féconde, vous aviez attribué à ces choses plus de valeur qu’elles n’en ont? Est-ce ma faute si votre âme, comme la mienne, comme celle de tous les hommes, possède des facultés immenses pour le désir, et si vos sens sont bornés pour la joie? Suis-je responsable de l’impuissance misérable de l’amour physique à calmer et à guérir l’ardeur exaltée de vos rêves?

Je ne puis ni vous haïr ni vous mépriser pour avoir subi à mes pieds le délire des sens. Il ne dépendait pas de votre âme de dépouiller le cadre grossier où Dieu l’a exilée. Et vous étiez trop jeune, trop ignorant pour discerner les vrais besoins de cette âme poétique et sainte des aspirations menteuses de la matière. Vous avez pris pour un besoin du cœur ce qui n’était qu’une fièvre du cerveau. Vous avez confondu le plaisir avec le bonheur. Nous faisons tous de même avant de connaître la vie, avant de savoir qu’il n’est pas donné à l’homme de réaliser l’un par l’autre.

Cette leçon, ce n’est pas moi, c’est la destinée qui vous la donne. Pour moi, dont le cœur maternel était glorieux de votre amour, j’ai dû me refuser à l’humiliante complaisance de vous la donner; et, si dans les bras d’une femme vous deviez rencontrer votre première déception, j’ai eu le droit de vous remettre aux bras de celle qui voulait vous la fournir.

Mais d’ailleurs quelle profanation ai-je donc commise en vous livrant aux caresses d’une femme belle et jeune, qui, en vous prenant, s’est donnée à vous sans dégradation, sans marché? Pulchérie n’est point une courtisane vulgaire. Ses passions ne sont pas feintes, son âme n’est pas sordide. Elle s’inquiète peu des engagements imaginaires d’un amour durable. Elle n’adore qu’un Dieu, et ne sacrifie qu’à lui: ce dieu, c’est le plaisir. Mais elle a su le revêtir de poésie, d’une chasteté cynique et courageuse. Vos sens appelaient le plaisir qu’elle vous a donné. Pourquoi mépriser Pulchérie parce qu’elle vous a satisfait?

A mesure que je vis, je ne puis me refuser à reconnaître que les idées adoptées par la jeunesse sur l’exclusive ardeur de l’amour, sur la possession absolue qu’il réclame, sur les droits éternels qu’il revendique, sont fausses ou tout au moins funestes. Toutes les théories devraient être admises, et j’accorderais celle de la fidélité conjugale aux âmes d’exception. La majorité a d’autres besoins, d’autres puissances. A ceux-ci la liberté réciproque, la mutuelle tolérance, l’abjuration de tout égoïsme jaloux. – A ceux-là de mystiques ardeurs, des feux longtemps couvés dans le silence, une longue et voluptueuse réserve. – A d’autres enfin le calme des anges, la chasteté fraternelle, une éternelle virginité. Toutes les âmes sont-elles semblables? Tous les hommes ont-ils les mêmes facultés? Les uns ne sont-ils pas nés pour l’austérité de la foi religieuse, les autres pour les langueurs de la volupté, d’autres pour les travaux et les luttes de la passion, d’autres enfin pour les rêveries vagues de la poésie? Rien n’est plus arbitraire que le sens du véritable amour. Tous les amours sont vrais, qu’ils soient fougueux ou paisibles, sensuels ou ascétiques, durables ou passagers, qu’ils mènent les hommes au suicide ou au plaisir. Les amours de tête conduisent à d’aussi grandes actions que les amours de cœur. Ils ont autant de violence, autant d’empire, sinon autant de durée. L’amour des sens peut être anobli et sanctifié par la lutte et le sacrifice. Combien de vierges voilées ont, à leur insu, obéi à l’impulsion de la nature en baisant les pieds du Christ, en répandant de chaudes larmes sur les mains de marbre de leur céleste époux! Croyez-moi, Sténio, cette déification de l’égoïsme qui possède et qui garde, cette loi de mariage moral dans l’amour, est aussi folle, aussi impuissante à contenir les volontés, aussi dérisoire devant Dieu que celle du mariage social l’est maintenant aux yeux des hommes.

N’essayez donc pas de me changer: cela n’est pas en mon pouvoir, et le vôtre échouerait misérablement dans cette tentative. Si je suis la seule femme que vous puissiez aimer, soyez mon enfant, restez dans ma vie, j’y consens. Je ne vous manquerai pas, si vous ne me forcez pas à m’éloigner dans la crainte de vous être nuisible. Vous le voyez, Sténio, votre sort est dans vos mains. Contentez-vous de ma tendresse épurée, de mes platoniques embrassements. J’ai essayé de vous aimer comme une amante, comme une femme. Mais quoi! le rôle de la femme se borne-t-il aux emportements de l’amour? Les hommes sont-ils justes quand ils accusent celle qui répond mal à leurs transports de déroger aux attributs de son sexe? Ne comptent-ils pour rien les intelligentes sollicitudes des sœurs, les sublimes dévouements des mères? Oh! si j’avais eu un jeune frère, je l’aurais guidé dans la vie, j’aurais tâché de lui épargner les douleurs, de le préserver des dangers. Si j’avais eu des enfants, je les aurais nourris de mon sein; je les aurais portés dans mes bras, dans mon âme; je me serais pour eux soumise sans effort à tous les maux de la vie: je le sens bien, j’aurais été une mère courageuse, passionnée, infatigable. Soyez donc mon frère et mon fils; et, que la pensée d’un hymen quelconque vous semble incestueuse et fantasque, chassez-la comme on chasse ces rêves monstrueux qui nous troublent la nuit, et que nous repoussons sans effort et sans regret au réveil. Et puis, il est temps que je vous le dise, Sténio, l’amour ne peut pas être l’affaire de votre vie. Vous tenteriez en vain de vous isoler et de trouver le bonheur dans la possession exclusive d’un être de votre choix. Le cœur de l’homme ne peut vivre de lui-même, il faut qu’il se nourrisse d’aliments plus variés. Hélas! je vous parle un langage que je n’ai jamais voulu entendre, mais que vous me parleriez bientôt si je voulais vous faire partager l’erreur de ma jeunesse. J’ai hésité jusqu’ici à vous entretenir de vos devoirs. Pendant si longtemps je me suis persuadé que l’amour était le plus sacré de tous!.. Mais je sais que je me suis trompée, et qu’il y en a d’autres. Du moins, à défaut de cet idéal, il y en a un autre pour les hommes… J’ose à peine vous en parler. Vous me le défendez pourtant; vous voulez que je vous éclaire, que je vous guide, que je vous fasse grand! Eh bien, je n’ai qu’un moyen de répondre à votre attente: c’est de vous remettre entre les mains d’un homme réellement vertueux; et vous pouvez m’en croire, moi, sceptique! D’ailleurs, le seul nom de cet homme vous conviendra. Vous m’avez souvent parlé avec enthousiasme de Valmarina, vous m’avez pressée de questions auxquelles je n’ai pas voulu répondre. Dans vos jours de tristesse et de découragement, vous vouliez l’aller joindre et vous associer à ses mystérieux travaux. J’ai toujours éludé vos prières. Il me semblait que le moment n’était pas venu; mais aujourd’hui je crois que vous n’aurez plus pour moi le genre d’amour exalté qui vous eût rendu incapable d’une ferme résolution. Allez trouver cet apôtre d’une foi sublime. Je suis plus liée à son sort et plus initiée à ses secrets que je n’ai voulu vous l’avouer. Un mot de ma bouche vous affranchira de toutes les épreuves qu’il vous faudrait subir pour arriver à son intimité. Ce mot est déjà prononcé. Valmarina vous attend.

Puisque je renonce à l’espoir de vous rendre heureux selon votre espoir, puisque vous n’avez pas trouvé dans l’enivrement du plaisir une distraction à vos souffrances, jetez-vous dans les bras d’un père et d’un ami. Lui seul peut vous donner la force et vous enseigner les vertus auxquelles vous aspirez. Ma tendresse veillera sur vous et grandira avec vos mérites.

Acceptez ce contrat. Mettez avec confiance votre main dans les nôtres. Appuyez-vous avec calme sur nos épaules prêtes à vous soutenir. Mais ne vous faites plus illusion, n’espérez plus me rajeunir au point de m’ôter le discernement et la raison. Ne brisez pas le lien qui fait votre force, ne renversez pas l’appui que vous invoquez. Appelez, si vous voulez, du nom d’amour l’affection que nous avons l’un pour l’autre; mais que ce soit l’amour qu’on connaît au séjour des anges, là où les âmes seules brûlent du feu des saints désirs.