Czytaj książkę: «Le Piccinino»
NOTICE
Le Piccinino est un roman de fantaisie qui n'a la prétention ni de peindre une époque historique précise, ni de décrire fidèlement un pays. C'est une étude de couleur, rêvée plutôt que sentie, et où quelques traits seulement se sont trouvés justes comme par hasard. La scène de ce roman pourrait se trouver placée partout ailleurs, sous le ciel du midi de l'Europe, et ce qui m'a fait choisir la Sicile, c'est tout bonnement un recueil de belles gravures que j'avais sous les yeux en ce moment-là.
J'avais toujours eu envie de faire, tout comme un autre, mon petit chef de brigands. Le chef de brigands qui a défrayé tant de romans et de mélodrames sous l'Empire, sous la Restauration, et jusque dans la littérature romantique, a toujours amusé tout le monde, et l'intérêt principal s'est toujours attaché à ce personnage terrible et mystérieux. C'est naïf, mais c'est comme cela. Que le type soit effrayant comme ceux de Byron, ou comme ceux de Cooper digne du prix Monthyon, il suffit que ces héros du désespoir aient mérité légalement la corde ou les galères pour que tout bon et honnête lecteur les chérisse dès les premières pages, et fasse des vœux pour le succès de leurs entreprises. Pourquoi donc, sous prétexte d'être une personne raisonnable, me serais-je privé d'en créer un à ma fantaisie?
Bien persuadé que le chef de brigands était tombé dans le domaine public, et appartenait à tout romancier comme les autres types classiques lui appartiennent, je voulus au moins essayer de faire possible et réel de sa nature, ce personnage bizarre dans sa position. Un tel mystère enveloppe les pirates de Byron, qu'on n'oserait les questionner, et qu'on les redoute ou les plaint sans les connaître. Il faut même dire bien vite que c'est par ce mystère inexpliqué qu'ils nous saisissent; mais je ne suis pas Byron, et les romans ne sont pas des poëmes. Je souhaitais, moi, faire un personnage très-expliqué, entouré de circonstances romanesques, un peu exceptionnel par lui-même, mais avec qui, cependant, mon bon lecteur pût faire connaissance peu à peu, comme avec un simple particulier.
GEORGE SAND.
Nohant 22 avril 1853.
I.
LE VOYAGEUR
La région, dite piedimonta, qui s'étend autour de la base de l'Etna, et dont Catane marque le point le plus abaissé vers la mer, est, au dire de tous les voyageurs, la plus belle contrée de l'univers. C'est ce qui me détermine à y placer la scène d'une histoire qu'on m'a racontée, mais dont on m'a recommandé de ne dire ni le lieu, ni les personnages véritables. Ainsi donc, ami lecteur, donne-toi la peine de te transporter en imagination jusqu'au pays nommé Valdémona, ou Val des Démons. C'est un bel endroit que je ne me propose pourtant pas de te décrire très-exactement, par une assez bonne raison: c'est que je ne le connais pas, et qu'on ne peint jamais très-bien ce que l'on ne connaît que par ouï dire. Mais il y a tant de beaux livres de voyages que tu peux consulter!.. A moins que tu ne préfères y aller de ta personne, ce que je voudrais pouvoir faire aussi, dès demain, pourvu que ce ne fût pas avec toi, lecteur: car, en présence des merveilles de ce lieu, tu me reprocherais de t'en avoir si mal parlé, et il n'y a rien de plus maussade qu'un compagnon de voyage qui vous sermonne.
En attendant mieux, ma fantaisie éprouve le besoin de te mener un peu loin, par delà les monts, et de laisser reposer les campagnes tranquilles où j'aime le plus souvent à encadrer mes récits. Le motif de cette fantaisie est fort puéril; mais je veux te le dire.
Je ne sais si tu te souviens, toi qui as la bonté de me lire, que, l'an dernier, je te présentai un roman intitulé le Péché de M. Antoine, dont la scène se passait aux bords de la Creuse, et principalement dans les ruines du vieux manoir de Châteaubrun. Or, ce château existe, et je vais m'y promener tous les ans, au moins une fois, quoiqu'il soit situé à une dizaine de lieues de ma demeure. Cette année, je fus assez mal accueilli par la vieille paysanne qui garde les ruines.
«Oui-da! me dit-elle, dans son parler demi-berrichon, demi-marchois: i’ ne suis point contente de vous: i’ ne m'appelle point Janille, mais Jennie; i’ n'ai point de fille et ne mène point mon maître par le bout du nez. Mon maître ne porte point de blouse, vous avez menti; i’ ne l'ai jamais vu en blouse! etc… etc.; i’ ne sais pas lire, mais i’ sais que vous avez écrit du mal de mon maître et de moi; i’ ne vous aime plus.»
Ceci m'apprit qu'il existait encore, non loin des ruines de Châteaubrun, un vieillard nommé M. de Châteaubrun, lequel ne porte jamais de blouse. C'est tout ce que je sais de lui.
Mais cela m'a prouvé qu'il fallait être fort circonspect quand on parlait de la Marche et du Berri. Voilà bien la dixième fois que cela m'arrive, et chaque fois, il se trouve que des individus, portant le nom de quelqu'un de mes personnages, ou demeurant dans la localité que j'ai décrite, se fâchent tout rouge contre moi, et m'accusent de les avoir calomniés, sans daigner croire que j'ai pris leur nom par hasard et que je ne connaissais pas même leur existence.
Pour leur donner le temps de se calmer, en attendant que je recommence, je vais faire un tour en Sicile… Mais comment m'y prendrai-je pour ne pas me servir d'un nom appartenant à une personne ou à une localité de cette île célèbre? Un héros sicilien ne peut pas s'appeler Durand ou Wolf, et je ne peux pas trouver, sur toute la carte du pays, un nom qui rime avec Pontoise ou avec Baden-Baden. Il faudra bien que je baptise mes acteurs et ma scène de noms qui aient quelque rime en a, en o ou en i. Je les prendrai le plus faciles à prononcer qu'il me sera possible, sans m'inquiéter de l'exactitude géographique, et en déclarant d'avance que je ne connais pas un chat en Sicile, même de réputation; qu'ainsi, je ne puis avoir l'intention de désigner personne.
Ceci posé, je suis libre de mon choix, et le choix des noms est ce qu'il y a de plus embarrassant pour un romancier qui veut s'attacher sincèrement aux figures qu'il crée. D'abord, j'ai besoin d'une princesse qui ait un beau nom, de ces noms qui vous donnent une haute idée de la personne: et il y a de si jolis noms dans ce pays-là! Acalia, Madonia, Valcorrente, Valverde, Primosole, Tremisteri, etc., tout cela sonne à l'oreille comme des accords parfaits! Mais si par hasard il est jamais arrivé, dans quelqu'une des familles patriciennes qui portent les noms de ces localités seigneuriales, une aventure du genre de celle que je vais raconter, aventure délicate, je l'avoue, me voilà encore une fois accusé de médisance ou de calomnie. Heureusement, Catane est bien loin d'ici; mes romans ne passent probablement pas le phare de Messine, et j'espère que le nouveau pape fera par charité ce que son prédécesseur avait fait sans savoir pourquoi, c'est-à-dire qu'il me maintiendra à l'index, ce qui me donnera beau jeu pour parler de l'Italie sans que l'Italie, et à plus forte raison la Sicile, s'en doutent.
En conséquence, ma princesse se nommera la princesse de Palmarosa. Je défie qu'on trouve des sons plus doux et un sens plus fleuri à un nom de roman. Quant à son prénom, il est temps d'y songer! nous lui donnerons celui d'Agathe, parce que sainte Agathe est la patronne vénérée de Catane. Mais je prierai le lecteur de prononcer Agata, sous peine de manquer à la couleur locale, quand même il m'arriverait par inadvertance d'écrire tout bonnement ce nom en français.
Mon héros s'appellera Michel-Ange Lavoratori, qu'il ne faudra jamais confondre avec le célèbre Michel-Ange Buonarotti, mort au moins deux cents ans avant la naissance de mon personnage.
Quant à l'époque où la scène se passe, autre nécessité fâcheuse d'un roman qui commence, vous serez parfaitement libre de la choisir vous-même, cher lecteur. Mais comme mes personnages seront pleins des idées qui sont actuellement en circulation dans le monde, et qu'il me serait impossible de vous parler comme je le voudrais des hommes du temps passé, je me figure que l'histoire de la princesse Agathe de Palmarosa et de Michel-Ange Lavoratori prend naturellement place entre 1810 et 1840. Précisez à votre guise l'année, le jour et l'heure où nous entrons en matière; cela m'est indifférent, car mon roman n'est ni historique, ni descriptif, et ne se pique en aucune façon d'exactitude sous l'un ou l'autre rapport.
Ce jour-là… c'était en automne et en plein jour, si vous voulez, Michel-Ange Lavoratori descendait en biais les gorges et les ravins qui se creusent et se relèvent alternativement des flancs de l'Etna jusqu'à la fertile plaine de Catane. Il venait de Rome; il avait traversé le détroit de Messine, il avait suivi la route jusqu'à Taormina. Là, enivré du spectacle qui s'offrait à ses yeux de toutes parts, et ne sachant lequel choisir, ou des bords de la mer ou de l'intérieur des montagnes, il était venu un peu au hasard, partagé entre l'impatience d'aller embrasser son père et sa sœur, dont il était séparé depuis un an, et la tentation d'approcher un peu du volcan gigantesque auprès duquel il trouvait, comme Spallanzani, que le Vésuve n'est qu'un volcan de cabinet.
Comme il était seul et à pied, il s'était perdu plus d'une fois en traversant cette contrée sillonnée par d'énormes courants de laves, qui forment partout des montagnes escarpées et des vallons couverts d'une végétation luxuriante. On fait bien du chemin et on avance bien peu quand il faut toujours monter et descendre sur un espace quadruplé par des barrières naturelles. Michel avait mis deux jours à franchir les dix lieues environ, qui, à vol d'oiseau, séparent Taormina de Catane; mais enfin il approchait, il arrivait même: car, après avoir passé le Cantaro et traversé Mascarello, Piano-Grande, Valverde et Mascalucia, il venait enfin de laisser Santa-Agata sur sa droite et Ficarazzi sur sa gauche. Il n'était donc plus qu'à une distance d'un mille environ des faubourgs de la ville: qu'il eût encore marché un quart d'heure et il en avait fini avec les aventures d'un voyage pédestre, durant lequel, malgré le ravissement et les transports d'admiration qu'une telle nature inspire à un jeune artiste, il avait passablement souffert du chaud dans les gorges, du froid sur la cime des montagnes, de la faim et de la fatigue.
Mais comme il longeait la clôture d'un parc immense, au versant de la dernière colline qu'il eût encore à franchir, et que, les yeux fixés sur la ville et le port, il marchait vite pour réparer le temps perdu, son pied heurta contre une souche d'olivier. La douleur fut aiguë; car, depuis deux jours qu'il foulait des scories tranchantes et une pouzzolane chaude comme la cendre rouge, sa chaussure s'était amincie et ses pieds s'étaient meurtris assez cruellement.
Forcé de s'arrêter, il se trouva tout à coup devant une niche qui faisait saillie sur la muraille et qui contenait une statuette de madone. Cette petite chapelle, ombragée d'un dais de pierre et garnie d'un banc, offrait un abri hospitalier aux passants et un lieu d'attente pour les mendiants, moines ou autres, à la porte même de la villa, dont notre voyageur pouvait apercevoir les constructions élégantes à travers les orangers d'une longue avenue à triple rang.
Michel, plus irrité qu'abattu par cette subite souffrance, jeta son sac de voyage, s'assit sur le banc, secoua son pied malade, puis l'oublia bientôt pour se perdre dans ses rêveries.
Pour initier le lecteur aux réflexions que la circonstance suggérait à ce jeune homme, il est nécessaire que je le lui fasse un peu connaître. Michel avait dix-huit ans, et il étudiait la peinture à Rome. Son père, Pier-Angelo Lavoratori, était un simple barbouilleur à la colle, peintre en décors, mais fort habile dans sa partie. Et l'on sait qu'en Italie les artisans chargés de couvrir de fresques les plafonds et les murailles sont presque des artistes. Soit tradition, soit goût naturel, ils produisent des ornements fort agréables; et dans les plus modestes demeures, jusque dans de pauvres auberges, l'œil est réjoui par des guirlandes et des rosaces d'un charmant style, ou seulement par des bordures, dont les couleurs sont heureusement opposées à celle de la teinte plate des panneaux et des lambris. Ces fresques sont parfois aussi parfaitement exécutées que nos papiers de tenture, et elles sont bien supérieures, en ce que l'on y sent le laisser aller des ouvrages faits à la main. Rien de triste comme les ornements d'une régularité rigoureuse que produisent les machines. La beauté des vases, et en général des ouvrages chinois, tient à cet abandon capricieux que la main humaine peut seule donner à ses œuvres. La grâce, la liberté, la hardiesse, l'imprévu, et même la maladresse naïve sont, dans l'ornementation, des conditions de charme qui se perdent chaque jour chez nous, où tout s'obtient au moyen des mécaniques et des métiers.
Pier-Angelo était un des plus expéditifs et des plus ingénieux parmi ces ouvriers ornateurs (adornatori). Natif de Catane, il y avait élevé sa famille jusqu'à la naissance de Michel, époque où il quitta brusquement son pays pour aller se fixer à Rome. Le motif qu'il donna à cet exil volontaire fut que sa famille augmentait, qu'il s'établissait à Catane une trop grande concurrence, que son travail par conséquent devenait insuffisant; enfin qu'il allait chercher fortune ailleurs. Mais on disait tout bas qu'il avait fui les ressentiments de certains patriciens tout-puissants, et tout dévoués à la cour de Naples.
On sait la haine que ce peuple conquis et opprimé porte au gouvernement de l'autre côté du détroit. Fier et vindicatif, le Sicilien gronde sans cesse comme son volcan et s'agite parfois. On disait que Pier-Angelo avait été compromis dans un essai de conspiration populaire, et qu'il avait dû fuir, emportant ses pinceaux et ses pénates. Pourtant, son caractère enjoué et bienveillant semblait démentir une telle supposition; mais il fallait bien aux vives imaginations des habitants du faubourg de Catane un motif extraordinaire à la brusque disparition de cet artisan aimé et regretté de tous ses confrères.
A Rome, il ne fut guère plus heureux, car il y eut la douleur de perdre tous ses enfants, excepté Michel, et peu de temps après, sa femme mourut en donnant le jour à une fille, dont le jeune frère fut parrain, et qui reçut le nom de Mila, contraction de Michel'Angela.
Réduit à ces deux enfants, Pier-Angelo, plus triste, fut du moins plus aisé, et il vint à bout, en travaillant avec ardeur, de faire donner à son fils une éducation très-supérieure à celle qu'il avait reçue lui-même. Il montra pour cet enfant une prédilection qui allait jusqu'à la faiblesse, et, quoique pauvre et obscur, Michel fut un véritable enfant gâté.
Ainsi, Pier-Angelo avait poussé ses autres fils au travail et leur avait communiqué de bonne heure cette ardeur qui le dévorait. Mais, soit qu'ils eussent succombé à un excès de labeur pour lequel ils n'avaient pas reçu du ciel la même force que leur père, soit que Pier-Angelo, voyant sa famille réduite à trois personnes, lui compris, ne jugeât plus nécessaire de se faire aider, il sembla s'attacher à ménager la santé de son dernier fils, plus qu'à se hâter de lui donner un gagne-pain.
Néanmoins, l'enfant aimait la peinture, et il créait, en se jouant, des fruits, des fleurs et des oiseaux d'un coloris charmant. Un jour, il demanda à son père pourquoi il ne plaçait pas des figures dans ses fresques.
«Oui-da! des figures! répondit le bonhomme plein de sens: il faut les faire fort belles, ou ne s'en point mêler. Ceci dépasse le talent que j'ai pu acquérir, et, tandis qu'on approuve mes guirlandes et mes arabesques, je serais bien sûr de faire rire les connaisseurs si je m'avisais de faire danser des amours boiteux ou des nymphes bossues sur mes plafonds.
– Et si j'essayais, moi! dit l'enfant qui ne doutait de rien.
– Essaie sur du papier, et quelque succès que tu aies pour ton âge, tu verras bientôt qu'avant de savoir il faut apprendre.»
Michel essaya. Pierre montra les croquis de son fils à des amateurs et même à des peintres, qui reconnurent que l'enfant avait beaucoup de dispositions et qu'il serait heureux pour lui de n'être pas trop enchaîné à la tâche du manœuvre. Dès lors, Pier-Angelo résolut d'en faire un peintre, l'envoya dans un des premiers ateliers de Rome, et le dispensa entièrement de préparer les couleurs et de barbouiller les murailles.
«De deux choses l'une, se disait-il avec raison; ou cet enfant deviendra un maître, ou, s'il n'a qu'un faible talent, il reviendra à la peinture d'ornement avec des connaissances que je n'ai pas, et il sera un ouvrier de premier ordre dans sa partie. De toute façon il aura une existence plus libre et plus aisée que la mienne.»
Ce n'est pas que Pier-Angelo fût mécontent de son sort. Il était doué de cette imprévoyance, et même de cette insouciance qu'ont les hommes très-laborieux et très-robustes. Il comptait toujours sur la destinée, peut-être parce qu'il comptait surtout sur ses bras et sur son courage. Mais, comme il était fort intelligent et fin observateur, il avait déjà vu poindre chez Michel une étincelle d'ambition que ses autres enfants n'avaient jamais eue. Il en conclut que le bonheur dont il s'arrangeait, lui, ne suffirait pas à cette organisation plus exquise. Tolérant à l'excès, et bien convaincu que chaque homme a des aptitudes que nul autre ne peut mesurer exactement, il respecta les instincts et les penchants de Michel comme des volontés du ciel, et, en cela, il fut aussi imprudent que généreux.
Car il devait résulter, et il résulta en effet de cette condescendance aveugle, que Michel-Ange s'habitua à ne jamais souffrir, à ne jamais être contrarié, et à regarder sa personnalité comme plus importante et plus intéressante que celle des autres. Il prit souvent ses fantaisies pour des volontés, et ces volontés pour des droits. De plus, il fut atteint de bonne heure de la maladie des gens heureux, c'est-à-dire de la crainte de n'être pas toujours heureux; et au milieu de ses progrès, il fut souvent paralysé par la crainte d'échouer. Une vague inquiétude s'empara de lui, et, comme il était naturellement énergique et audacieux, elle le rendit parfois chagrin et irritable…
Mais nous pénétrerons plus avant encore son caractère, en le suivant dans les réflexions qu'il fit lui-même aux portes de Catane, dans la petite chapelle où il venait de s'arrêter.
II.
L'HISTOIRE DU VOYAGEUR
J'ai oublié de vous dire, et il est urgent que vous sachiez pourquoi, depuis un an, Michel était séparé de son père et de sa sœur.
Quoiqu'il gagnât fort bien sa vie à Rome, et malgré son heureux caractère, Pier-Angelo n'avait jamais pu s'habituer à vivre à l'étranger, loin de sa chère patrie. En véritable insulaire qu'il était, il regardait la Sicile comme une terre privilégiée du ciel sous tous les rapports, et le continent comme un lieu d'exil. Quand les Catanais parlent de ce volcan terrible qui les écrase et les ruine si souvent, ils poussent l'amour du sol jusqu'à dire: Notre Etna. «Ah! disait Pier-Angelo le jour qu'il passa près des laves du Vésuve, si vous aviez vu notre fameuse lame de Catane! c'est cela qui est beau et grand! Vous n'oseriez plus parler des vôtres!» Il faisait allusion à cette terrible éruption de 1669 qui apporta, au centre même de la ville, un fleuve de feu, et détruisit la moitié de la population et des édifices. La destruction d'Herculanum et de Pompeïa lui semblait une plaisanterie. «Bah! disait-il avec orgueil, j'ai vu bien d'autres tremblements de terre! C'est chez nous qu'il faut aller pour savoir ce que c'est!»
Enfin il soupirait sans cesse après le moment où il pourrait revoir sa chère fournaise et sa bouche d'enfer bien-aimée.
Lorsque Michel et Mila, qui étaient habitués à sa bonne humeur, le voyaient rêveur et abattu, ils s'affligeaient et s'inquiétaient, comme il arrive toujours à l'égard des personnes qui ne sont tristes que par exception. Il avouait alors à ses enfants qu'il pensait à son pays. «Si je n'étais d'une forte santé, leur disait-il, et si je ne me faisais une raison, il y a longtemps que le mal du pays m'aurait fait mourir.»
Mais lorsque ses enfants lui parlaient de retourner en Sicile, il remuait un doigt d'une manière significative, comme pour leur dire: «Je ne puis plus franchir le détroit: je n'échapperais à Charybde que pour tomber dans Scylla.»
Une fois ou deux il lui échappa de leur dire: «Le prince Dionigi est mort depuis longtemps, mais son frère Ieronimo ne l'est pas.» Et quand ses enfants le questionnèrent sur ce qu'il avait à craindre du prince Ieronimo, il remua encore le doigt et ajouta: «Silence là-dessus! c'est encore trop pour moi que de nommer devant vous ces princes-là.»
Enfin, un jour, Pier-Angelo, travaillant dans un palais de Rome, ramassa une gazette qu'il trouva par terre, et la montrant à Michel qui, au sortir du musée de peinture, était venu le voir. – «Quel chagrin pour moi, lui dit-il, de ne savoir pas lire! Je parie qu'il y a là-dedans quelque nouvelle de ma chère Sicile. Tiens, tiens, Michel, qu'est-ce que c'est que ce mot-là? Je jurerais que c'est le nom de Catane. Oui, oui, je sais lire ce nom! Eh bien! regarde, et dis-moi ce qui se passe à Catane, à l'heure qu'il est.»
Michel jeta les yeux sur le journal, et vit qu'il était question d'éclairer les principales rues de Catane au gaz hydrogène.
– Vive Dieu! s'écria Pier-Angelo; voir l'Etna à la clarté du gaz! Que ce sera beau!
Et de joie, il fit sauter son bonnet au plafond.
– Il y a encore une nouvelle, dit le jeune homme en parcourant le journal. «Le cardinal-prince Ieronimo de Palmarosa a été obligé de suspendre l'exercice des fonctions importantes que le gouvernement napolitain lui avait confiées. Son Éminence vient d'être frappée d'une attaque de paralysie qui a fait craindre pour ses jours. En attendant que la science médicale puisse se prononcer sur la situation morale et physique de ce noble personnage, le gouvernement a confié ses fonctions provisoirement à Son Excellence le marquis de…»
– Et que m'importe à qui? s'écria Pier-Angelo en arrachant le journal des mains de son fils avec un enthousiasme extraordinaire, le prince Ieronimo va rejoindre son frère Dionigi dans la tombe, et nous sommes sauvés!..» Puis, essayant d'épeler lui-même le nom du prince Ieronimo, comme s'il eût craint une méprise de la part de son fils, il lui rendit le papier public, en lui disant de relire bien exactement et bien lentement le paragraphe.
Quand ce fut fait, Pier-Angelo fit un grand signe de croix:
– O Providence! s'écria-t-il, tu as permis que le vieux Pier-Angelo vit l'extinction de ses persécuteurs, et qu'il pût retourner dans sa ville natale! Michel, embrasse-moi! cet événement n'a pas moins d'importance pour toi que pour moi-même. Quoi qu'il arrive, mon enfant, souviens-toi que Pier-Angelo Lavoratori a été pour toi un bon père!
– Que voulez-vous dire, mon père? courez-vous encore quelque danger? Si vous devez retourner en Sicile, je vous y suivrai.
– Nous parlerons de cela, Michel. En attendant, silence!.. Oublie même les paroles qui me sont échappées.»
Deux jours après, Pier-Angelo pliait bagage et partait pour Catane avec sa fille. Il ne voulut pas emmener Michel, quelque instance que ce dernier pût lui faire.
– Non, lui dit-il. Je ne sais pas au juste si je pourrai m'installer à Catane, car je me suis fait lire les gazettes, ce matin encore, et on ne dit point que le cardinal Ieronimo soit mort. On n'en parle point. Un personnage si protégé du gouvernement et si riche ne pourrait ni guérir ni trépasser sans qu'on en fit grand bruit. J'en conclus qu'il respire encore, mais qu'il n'en vaut guère mieux. Son remplaçant par interim est un brave seigneur, bon patriote et ami du peuple. Je n'ai rien à craindre de la police tant que nous aurons affaire à lui. Mais enfin, si par miracle ce prince Ieronimo revenait à la vie et à la santé, il me faudrait revenir ici au plus vite; et alors à quoi bon t'avoir fait faire ce voyage qui interromprait tes études?
– Mais, dit Michel, pourquoi ne pas attendre que le sort de ce prince se décide, pour partir vous-même? Je ne sais pas ce que vous avez à craindre de lui et du séjour de Catane, mon père; car vous n'avez jamais voulu vous expliquer clairement à cet égard; mais je suis effrayé de vous voir partir seul avec cette enfant, pour une terre où vous n'êtes pas sûr d'être bien accueilli. Je sais que la police des gouvernements absolus est ombrageuse, tracassière; et n'eussiez-vous à redouter qu'un emprisonnement momentané, que deviendrait notre petite Mila, seule, dans une ville où vous ne connaissez plus personne? Laissez-moi vous accompagner, au nom du ciel! je serai le défenseur et le gardien de Mila, et, quand je vous verrai tranquilles et bien installés, s'il vous plaît de rester en Sicile, je reviendrai reprendre mes études à Rome.
– Oui, Michel, je le sais, et je le comprends, repartit Pier-Angelo. Tu n'as aucun désir de rester en Sicile, et ta jeune ambition s'arrangerait mal du séjour d'une île que tu crois privée des ressources et des monuments de l'art… Tu te trompes; nous avons de si beaux monuments! Palerme en fourmille, l'Etna est le plus grand spectacle que la nature puisse offrir à un peintre, et, quant aux peintures, nous en avons. Le Morealèse a rempli notre patrie de chefs-d'œuvre comparables à ceux de Rome et de Florence!..
– Pardon, mon père, dit Michel en souriant. Le Morealèse n'est point à comparer à Raphaël, à Michel-Ange, ni à aucun des maîtres de l'école florentine.
– Qu'en sais-tu? Voilà bien les enfants! Tu n'as pas vu ses grandes œuvres, ses meilleurs morceaux; tu les verrais chez nous. Et quel climat! quel ciel! quels fruits! quelle terre promise!
– Eh bien, père, permets-moi de t'y suivre, dit Michel. C'est précisément ce que je te demande.
– Non! non! s'écria Pier-Angelo vivement. Je m'oubliais à te vanter Catane, et je ne veux pas que tu m'y suives maintenant; je sais que ton bon cœur et ta sollicitude pour nous te le conseillent; mais je sais aussi que ta fantaisie ne t'y porte pas. Je veux que cela te vienne naturellement, quand l'heure de la destinée aura sonné, et que tu baises alors le sol de ta patrie avec amour, au lieu de le fouler aujourd'hui avec dédain.
– Ce sont là, mon père, des raisons de peu de valeur auprès des inquiétudes que je vais éprouver en votre absence. J'aime mieux m'ennuyer et perdre mon temps en Sicile que de vous y laisser aller sans moi, et de rêver ici périls et catastrophes pour vous.
– Merci, mon enfant, et adieu! lui dit le vieillard en l'embrassant avec tendresse. Si tu veux que je te le dise clairement, je ne peux pas t'emmener. Voici la moitié de l'argent que je possède, ménage-le jusqu'à ce que je puisse t'en envoyer d'autre. Tu peux compter que je ne perdrai pas mon temps à Catane, et que j'y travaillerai assidûment pour te procurer de quoi continuer la peinture. Il me faut le temps d'arriver et de m'installer, après quoi, je trouverai de l'ouvrage, car j'avais beaucoup d'amis et de protecteurs dans mon pays, et je sais que j'en retrouverai quelques-uns. Ne rêve pas périls et catastrophes. Je serai prudent, et, quoique la fausseté et la peur ne soient pas mes défauts habituels, j'ai trop de sang sicilien dans les veines pour ne savoir pas trouver au besoin la finesse d'un vieux renard. Je connais l'Etna comme ma poche, et ses gorges sont assez profondes pour tenir longtemps caché un pauvre homme comme moi. Enfin, j'ai gardé, comme tu le sais, de bonnes relations, quoiqu'en secret, avec mes parents. J'ai un frère capucin, qui est un grand homme. Mila trouverait chez eux asile et protection au besoin. Je t'écrirai, c'est-à-dire ta sœur t'écrira pour moi, le plus souvent possible, et tu ne seras pas longtemps incertain de notre sort. Ne m'interroge pas dans tes lettres; la police les ouvre. Ne prononce pas le nom des princes de Palmarosa, si nous ne t'en parlons pas les premiers…
– Et jusque-là, dit Michel, ne saurai-je pas ce que j'ai à craindre ou à espérer de la part de ces princes?
– Toi? Rien, en vérité, répondit Pier-Angelo; mais tu ne connais pas la Sicile; tu n'aurais pas la prudence qu'il faut garder dans les pays soumis à l'étranger. Tu as les idées d'un jeune homme, toutes les idées ardentes qui pénètrent ici sous le manteau des abus, mais qui, en Sicile, se cachent et se conservent sous la cendre des volcans. Tu me compromettrais, et, d'un mot échappé à ta ferveur libérale, on ferait un complot contre la cour de Naples. Adieu encore, ne me retiens plus. Il faut que je revoie mon pays, vois-tu! Tu ne sais pas ce que c'est que d'être né à Catane, et d'en être absent depuis dix-huit ans, ou plutôt tu ne le comprends pas, car il est bien vrai que tu es né à Catane, et que l'histoire de mon exil est celle du tien! Mais tu as été élevé à Rome, et tu crois, hélas! que c'est là ta patrie!»
Au bout d'un mois, Michel reçut, de la main d'un ouvrier qui arrivait de Sicile, une lettre de Mila, qui lui annonçait que leur voyage avait été des plus heureux, qu'ils avaient été reçus à bras ouverts par leurs parents et anciens amis, que Pier-Angelo avait trouvé de l'ouvrage et de belles protections; mais que le cardinal était toujours vivant, peu redoutable à la vérité, car il était retiré du monde et des affaires; cependant, Pier-Angelo ne souhaitait pas encore que Michel vint le rejoindre, car on ne savait ce qui pouvait arriver.
Jusque-là Michel avait été triste et inquiet, car il aimait tendrement ses parents; mais, dès qu'il fut rassuré sur leur compte, il se réjouit involontairement d'être à Rome, et non à Catane. Son existence y était fort agréable depuis que son père lui avait permis de se consacrer à la grande peinture. Protégé par ses maîtres, auxquels il plaisait, non-seulement à cause de ses heureuses dispositions, mais encore à cause d'une certaine élévation d'esprit et d'expressions au-dessus de son âge et de sa condition, lancé dans la société de jeunes gens plus riches et plus répandus que lui (et il faut avouer qu'il se laissait gagner aux avances de ceux-là plus qu'à celles des fils d'artisans, ses égaux), il consacrait ses loisirs à orner son cerveau et à agrandir le cercle de ses idées. Il lisait vite et beaucoup, il fréquentait les théâtres; il causait avec les artistes; en un mot, il se formait extraordinairement pour une existence libre et noble, à laquelle il n'était pourtant pas assuré de pouvoir prétendre.