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Czytaj książkę: «La comtesse de Rudolstadt», strona 41

Czcionka:

Telles sont les explications que cette femme étrange, pressée par nos questions, et souvent interrompue par nos objections, nous donna du genre de vie qu'elle avait adopté d'après les goûts et les idées de son époux. Nous acceptâmes avec joie l'offre qu'elle nous faisait de la suivre; et, lorsque nous sortîmes avec elle de la chaumière, la garde civique qui s'était formée pour nous arrêter, avait ouvert ses rangs pour nous laisser partir.

«Allons, enfants, leur cria la Zingara de sa voix pleine et harmonieuse, votre ami vous attend sous les tilleuls. C'est le plus beau moment de la journée, et nous aurons la prière du matin en musique. Fiez-vous à ces deux amis, ajouta-t-elle en nous désignant de son beau geste naturellement théâtral: ils sont des nôtres, et ne nous veulent que du bien.»

Les paysans s'élancèrent sur nos pas en criant et en chantant. Tout en marchant, la Zingara nous apprit qu'elle et sa famille quittaient le hameau ce matin même.

«Il ne faut pas le dire, ajouta-t-elle; une telle séparation ferait verser trop de larmes, car nous avons bien des amis ici. Mais nous n'y sommes pas en sûreté. Quelque ancien ennemi peut venir à passer et reconnaître Albert de Rudolstadt sous le costume bohémien.»

Nous arrivâmes sur la place du hameau, une verte clairière, environnée de superbes tilleuls qui laissaient paraître, entre leurs flancs énormes d'humbles maisonnettes et de capricieux sentiers tracés et battus par le pied des troupeaux. Ce lieu nous parut enchanté, aux premières clartés du soleil oblique qui faisait briller le tapis d'émeraudes des prairies, tandis que les vapeurs argentées du matin se repliaient sur le flanc des montagnes environnantes. Les endroits ombragés semblaient avoir conservé quelque chose de la clarté bleuâtre de la nuit, tandis que les cimes des arbres se teignaient d'or et de pourpre. Tout était pur et distinct, tout nous paraissait frais et jeune, même les antiques tilleuls, les toits rongés de mousse, et les vieillards à barbe blanche qui sortaient de leurs chaumières en souriant. Au milieu de l'espace libre, où un mince filet d'eau cristalline coulait en se divisant et en se croisant sous les pas, nous vîmes Trismégiste environné de ses enfants, deux charmantes petites filles, et un garçon de quinze ans, beau comme l'Endymion des sculpteurs et des poëtes.

«Voici Wanda, nous dit la Zingara en nous présentant l'aînée de ses filles, et la cadette s'appelle Wenceslawa. Quant à notre fils, il a reçu le nom chéri du meilleur ami de son père, il s'appelle Zdenko. Le vieux Zdenko a pour lui une préférence marquée. Vous voyez qu'il tient ma Wenceslawa entre ses jambes, et l'autre sur ses genoux. Mais ce n'est point à elles qu'il songe: il a les yeux fixés sur mon fils, comme s'il ne pouvait se rassasier de le voir.»

Nous regardâmes le vieillard. Deux ruisseaux de larmes coulaient sur ses joues, et sa figure osseuse, sillonnée de rides, avait l'expression de la béatitude et de l'extase en contemplant ce jeune homme, ce dernier rejeton des Rudolstadt, qui portait son nom d'esclave avec joie, et qui se tenait debout près de lui, une main dans la sienne. J'aurais voulu peindre ce groupe, et Trismégiste auprès d'eux, les contemplant tour à tour d'un air attendri, tout en accordant son violon et en essayant son archet.

«C'est vous, amis? dit-il en répondant à notre salut respectueux avec cordialité. Ma femme a donc été vous chercher? Elle a bien fait. J'ai de bonnes choses à dire aujourd'hui, et je serai heureux que vous les entendiez.»

Il joua alors du violon avec plus d'ampleur et de majesté encore que la veille. Du moins telle fut notre impression, devenue plus forte et plus délicieuse par le contact de cette champêtre assemblée, qui frémissait de plaisir et d'enthousiasme, à l'audition des vieilles ballades de la patrie et des hymnes sacrés de l'antique liberté. L'émotion se traduisait diversement sur ces mâles visages. Les uns, ravis comme Zdenko dans la vision du passé, retenaient leur souffle, et semblaient s'imprégner de cette poésie, comme la plante altérée qui boit avec recueillement les gouttes d'une pluie bienfaisante. D'autres, transportés d'une sainte fureur en songeant aux maux du présent, fermaient le poing, et, menaçant des ennemis invisibles, semblaient prendre le ciel à témoin de leur dignité avilie, de leur vertu outragée. Il y eut des sanglots et des rugissements, des applaudissements frénétiques et des cris de délire.

«Amis, nous dit Albert en terminant, voyez ces hommes simples! ils ont parfaitement compris ce que j'ai voulu leur dire; ils ne me demandent pas, comme vous le faisiez hier, le sens de mes prophéties.

– Tu ne leur as pourtant parlé que du passé, dit Spartacus, avide de ses paroles.

– Le passé, l'avenir, le présent! quelles vaines subtilités! reprit Trismégiste en souriant; l'homme ne les porte-t-il pas tous les trois dans son cœur, et son existence n'est-elle pas tout entière de ce triple milieu? Mais, puisqu'il vous faut absolument des mots pour peindre vos idées, écoutez mon fils; il va vous chanter un cantique dont sa mère a fait la musique, et moi les vers.»

Le bel adolescent s'avança, d'un air calme et modeste, au milieu du cercle. On voyait que sa mère, sans croire caresser une faiblesse, s'était dit que, par droit et peut-être aussi par devoir, il fallait respecter et soigner la beauté de l'artiste. Elle l'habille avec une certaine recherche; ses cheveux superbes sont peignés avec soin, et les étoiles de son costume agreste sont d'une couleur plus vive et d'un tissu plus léger que ceux du reste de la famille. Il ôta sa toque, salua ses auditeurs d'un baiser envoyé collectivement du bout des doigts, auquel cent baisers envoyés de même répondirent avec effusion; et, après que sa mère eut préludé sur la guitare avec un génie particulier empreint de la couleur méridionale, il se mit à chanter, accompagné par elle, les paroles suivantes, que je traduis pour vous du slave, et dont ils ont bien voulu me laisser noter aussi le chant admirable:

LA BONNE DÉESSE DE LA PAUVRETÉ.

BALLADE

«Chemins sablés d'or, landes verdoyantes, ravins aimés des chamois, grandes montagnes couronnées d'étoiles, torrents vagabonds, forêts impénétrables, laissez-la, laissez-la passer, la bonne déesse, la déesse de la pauvreté!

«Depuis que le monde existe, depuis que les hommes ont été produits, elle traverse le monde, elle habite parmi les hommes, elle voyage en chantant, ou elle chante en travaillant, la déesse, la bonne déesse de la pauvreté!

«Quelques hommes se sont assemblés pour la maudire. Ils l'ont trouvée trop belle et trop gaie, trop agile et trop forte. Arrachons ses ailes, ont-ils dit; donnons-lui des chaînes, brisons-la de coups, et qu'elle souffre, et qu'elle périsse, la déesse de la pauvreté!

«Ils ont enchaîné la bonne déesse, ils l'ont battue et persécutée; mais ils n'ont pu l'avilir: elle s'est réfugiée dans l'âme des poëtes, dans l'âme des paysans, dans l'âme des artistes, dans l'âme des martyrs, et dans l'âme des saints, la bonne déesse, la déesse de la pauvreté!

«Elle a marché plus que le Juif errant; elle a voyagé plus que l'hirondelle; elle est plus vieille que la cathédrale de Prague, et plus jeune que l'œuf du roitelet; elle a plus pullulé sur la terre que les fraises dans le Boehmerwald, la déesse, la bonne déesse de la pauvreté!

«Elle a eu beaucoup d'enfants, et elle leur a enseigné le secret de Dieu; elle a parlé au cœur de Jésus sur la montagne; aux yeux de la reine Libussa lorsqu'elle s'énamoura d'un laboureur; à l'esprit de Jean et de Jérôme sur le bûcher de Constance: elle en sait plus que tous les docteurs et tous les évêques, la bonne déesse de la pauvreté!

«Elle fait toujours les plus grandes et les plus belles choses que l'on voit sur la terre; c'est elle qui cultive les champs et qui émonde les arbres; c'est elle qui conduit les troupeaux en chantant les plus beaux airs; c'est elle qui voit poindre l'aube et qui reçoit le premier sourire du soleil, la bonne déesse de la pauvreté!

«C'est elle qui bâtit de rameaux verts la cabane du bûcheron, et qui donne au braconnier le regard de l'aigle; c'est elle qui élève les plus beaux marmots et qui rend la charrue et la bêche légères aux mains du vieillard, la bonne déesse de la pauvreté!

«C'est elle qui inspire le poëte et qui rend le violon, la guitare et la flûte éloquents sous les doigts de l'artiste vagabond; c'est elle qui le porte sur son aile légère de la source de la Moldau à celle du Danube; c'est elle qui couronne ses cheveux des perles de la rosée, et qui fait briller pour lui les étoiles plus larges et plus claires, la déesse, la bonne déesse de la pauvreté.

«C'est elle qui instruit l'artisan ingénieux et qui lui apprend à couper la pierre, à tailler le marbre, à façonner l'or et l'argent, le cuivre et le fer; c'est elle qui rend, sous les doigts de la vieille mère et de la jeune fille, le lin souple et fin comme un cheveu, la bonne déesse de la pauvreté!

«C'est elle qui soutient la chaumière ébranlée par l'orage; c'est elle qui ménage la résine de la torche et l'huile de la lampe; c'est elle qui pétrit le pain de la famille et qui tisse les vêtements d'hiver et d'été; c'est elle qui nourrit et alimente le monde, la bonne déesse de la pauvreté!

«C'est elle qui a bâti les grands châteaux et les vieilles cathédrales; c'est elle qui porte le sabre et le fusil; c'est elle qui fait la guerre et les conquêtes; c'est elle qui ramasse les morts, qui soigne les blessés et qui cache le vaincu, la bonne déesse de la pauvreté!

«Tu es de toute douceur, toute patience, toute force et toute miséricorde, ô bonne déesse! c'est toi qui réunis tous tes enfants dans un saint amour, et qui donnes la charité, la foi, l'espérance, ô déesse de la pauvreté!

«Tes enfants cesseront un jour de porter le monde sur leurs épaules; ils seront récompensés de leur peine et de leur travail. Le temps approche où il n'y aura plus ni riches, ni pauvres, où tous les hommes consommeront les fruits de la terre, et jouiront également des bienfaits de Dieu; mais tu ne seras point oubliée dans leurs hymnes, ô bonne déesse de la pauvreté!

«Ils se souviendront que tu fus leur mère féconde, leur nourrice robuste et leur église militante. Ils répandront le baume sur tes blessures, et ils te feront de la terre rajeunie et embaumée un lit où tu pourras enfin te reposer, ô bonne déesse de la pauvreté!

«En attendant le jour du Seigneur, torrents et forêts, montagnes et vallées, landes qui fourmillez de petites fleurs et de petits oiseaux, chemins sablés d'or qui n'avez pas de maîtres, laissez-la, laissez-la passer, la bonne déesse, la déesse de la pauvreté!»

Imaginez-vous cette ballade, rendue en beaux vers dans une langue douce et naïve qui semble avoir été faite pour les lèvres de l'adolescence, adaptée à une mélodie qui remue le cœur et en arrache les larmes les plus pures, une voix séraphique qui chante avec une pureté exquise, un accent musical incomparable; et tout cela dans la bouche du fils de Trismégiste, de l'élève de la Zingara, du plus beau, du plus candide et du mieux doué des enfants de la terre! Si vous pouvez vous représenter pour cadre un vaste groupe de figures mâles, ingénues et pittoresques, au milieu d'un paysage de Ruysdael, et le torrent qu'on ne voyait pas, mais qui envoyait, du fond du ravin, comme une fraîche harmonie mêlée à la clochette lointaine des chèvres sur la montagne, vous concevrez notre émotion et l'ineffable jouissance poétique où nous restâmes longtemps plongés.

«Maintenant, mes enfants, dit Albert Podiebrad aux villageois, nous avons prié, il faut travailler. Allez aux champs; moi je vais chercher, avec ma famille, l'inspiration et la vie à travers la forêt.

– Tu reviendras ce soir?» s'écrièrent tous les paysans.

La Zingara fit un signe d'affection qu'ils prirent pour une promesse. Les deux petites filles, qui ne comprenaient rien au cours du temps ni aux chances du voyage, crièrent: «Oui! oui!» avec une joie enfantine, et les paysans se dispersèrent. Le vieux Zdenko s'assit sur le seuil de la chaumière, après avoir veillé d'un air paternel à ce que l'on garnît la gibecière de son filleul du déjeuner de la famille. Puis la Zingara nous fit signe de suivre, et nous quittâmes le village sur les traces de nos musiciens ambulants. Nous avions le revers du ravin à monter. Le maître et moi prîmes chacun une des petites filles dans nos bras, et ce fut pour nous une occasion d'aborder Trismégiste, qui, jusque-là, n'avait pas semblé s'apercevoir de notre présence.

«Vous me voyez un peu rêveur, me dit-il. Il m'en coûte de tromper ces amis que nous quittons, et ce vieillard que j'aime et qui nous cherchera demain par tous les sentiers de la forêt. Mais Consuelo l'a voulu ainsi, ajouta-t-il en nous désignant sa femme. Elle croit qu'il y a du danger pour nous à rester plus longtemps ici. Moi, je ne puis me persuader que nous fassions désormais peur ou envie à personne. Qui comprendrait notre bonheur? Mais elle assure que nous attirons le même danger sur la tête de nos amis, et, bien que je ne sache pas comment, je cède à cette considération. D'ailleurs, sa volonté a toujours été ma volonté, comme la mienne a toujours été la sienne. Nous ne rentrerons pas ce soir au hameau. Si vous êtes nos amis comme vous en avez l'air, vous y retournerez à la nuit, quand vous vous serez assez promenés, et vous leur expliquerez cela. Nous ne leur avons pas fait d'adieux pour ne pas les affliger, mais vous leur direz que nous reviendrons. Quant à Zdenko, vous n'avez qu'à lui dire demain, ses prévisions ne vont pas au delà. Tous les jours, toute la vie, c'est pour lui demain. Il a dépouillé l'erreur des notions humaines. Il a les yeux ouverts sur l'éternité, dans le mystère de laquelle il est prêt à s'absorber pour y prendre la jeunesse de la vie. Zdenko est un sage, l'homme le plus sage que j'aie jamais connu.»

L'espèce d'égarement de Trismégiste produisait sur sa femme et sur ses enfants un effet digne de remarque. Loin d'en rougir devant nous, loin d'en souffrir pour eux-mêmes, ils écoutaient chacune de ses paroles avec respect, et il semblait qu'ils trouvassent dans ses oracles la force de s'élever au-dessus de la vie présente et d'eux-mêmes. Je crois qu'on eût bien étonné et bien indigné ce noble adolescent qui épiait avidement chaque pensée de son père, si on lui eût dit que c'étaient les pensées d'un fou. Trismégiste parlait rarement, et nous remarquâmes aussi que ni sa femme ni ses enfants ne l'y provoquaient jamais sans une absolue nécessité. Ils respectaient religieusement le mystère de sa rêverie, et quoique la Zingara eût les yeux sans cesse attachés sur lui, elle semblait bien plutôt craindre pour lui les importunités, que l'ennui de l'isolement où il se plaçait. Elle avait étudié sa bizarrerie, et je me sers de ce mot pour ne plus prononcer celui de folie qui me répugne encore davantage quand il s'agit d'un tel homme et d'un état de l'âme si respectable et si touchant. J'ai compris, en voyant ce Trismégiste, la vénération que les paysans, grands théologiens et grands métaphysiciens sans le savoir, et les peuples de l'Orient portent aux hommes privés de ce qu'on appelle le flambeau de la raison. Ils savent que quand on ne trouble pas par de vains efforts et de cruelles moqueries cette abstraction de l'intelligence, elle peut devenir une faculté exceptionnelle du genre le plus poétiquement divin, au lieu de tourner à la fureur ou à l'abrutissement. J'ignore ce que deviendrait Trismégiste, si sa famille ne s'interposait pas comme un rempart d'amour et de fidélité entre le monde et lui. Mais s'il devait dans ce cas succomber à son délire, ce serait une preuve de plus de ce qu'on doit de respect et de sollicitude aux infirmes de sa trempe, et à tous les infirmes quels qu'ils soient.

Cette famille marchait avec une aisance et une agilité qui eurent bientôt épuisé nos forces. Les petits enfants eux-mêmes, si on ne les eût empêchés de se fatiguer en les portant, eussent dévoré l'espace. On dirait qu'ils se sentent nés pour marcher comme le poisson pour nager. La Zingara ne veut pas que son fils prenne les petites dans ses bras, malgré son bon désir, tant qu'il n'aura pas achevé sa croissance et que sa voix n'aura pas subi la crise que les chanteurs appellent la mue. Elle soulève sur son épaule robuste ces créatures souples et confiantes, et les porte aussi légèrement que sa guitare. La force physique est un des bénéfices de cette vie nomade qui devient une passion pour l'artiste pauvre, comme pour le mendiant ou le naturaliste.

Nous étions très-fatigués, lorsqu'à travers les plus rudes sentiers nous arrivâmes à un lieu sauvage et romantique appelé le Schreckenstein. Nous remarquâmes qu'aux approches de ce lieu, la Consuelo regardait son mari avec plus d'attention, et marchait plus près de lui, comme si elle eût redouté quelque danger ou quelque émotion pénible. Rien ne troubla cependant la placidité de l'artiste. Il s'assit sur une grande pierre qui domine une colline aride. Il y a quelque chose d'effrayant dans cet endroit. Les rocs s'y entassent en désordre, et y brisent continuellement les arbres sous leur chute. Ceux de ces arbres qui ont résisté ont leurs racines hors du sol, et semblent s'accrocher par ces membres noueux à la roche qu'ils menacent d'entraîner. Un silence de mort règne sur ce chaos. Les pâtres et les bûcherons s'en éloignent avec terreur, et la terre y est labourée par les sangliers. Le sable y porte les traces du loup et du chamois, comme si les animaux sauvages étaient assurés d'y trouver un refuge contre l'homme. Albert rêva longtemps sur cette pierre, puis il reporta ses regards sur ses enfants qui jouaient à ses pieds, et sur sa femme qui, debout devant lui, cherchait à lire à travers son front. Tout à coup il se leva, se mit à genoux devant elle, et réunissant ses enfants d'un geste:

«Prosternez-vous devant votre mère, leur dit-il avec une émotion profonde, car c'est la consolation envoyée du ciel aux hommes infortunés; c'est la paix du Seigneur promise aux hommes de bonne intention!»

Les enfants s'agenouillèrent autour de la Zingara, et pleurèrent en la couvrant de caresses. Elle pleura aussi en les pressant sur son sein, et, les forçant de se retourner, elle leur fit rendre le même hommage à leur père. Spartacus et moi, nous nous étions prosternés avec eux.

Quand la Zingara eut parlé, le maître reporta son hommage vers Trismégiste, et saisit ce moment pour l'interpeller avec éloquence, pour lui demander la lumière, en lui racontant tout ce qu'il avait étudié, tout ce qu'il avait médité et souffert pour la recevoir. Pour moi, je restai comme enchanté aux pieds de la Zingara. Je ne sais si j'oserais vous dire ce qui se passait en moi. Cette femme pourrait être ma mère, sans doute; eh bien, je ne sais quel charme émane d'elle encore. Malgré le respect que j'ai pour son époux, malgré la terreur dont la seule idée de l'oublier m'eût pénétré en cet instant, je sentais mon âme tout entière s'élancer vers elle avec un enthousiasme que ni l'éclat de la jeunesse ni le prestige du luxe ne m'ont jamais inspiré. Ô puissé-je rencontrer une femme semblable à cette Zingara pour lui consacrer ma vie! Mais je ne l'espère pas, et maintenant que je ne la reverrai plus, il y au fond de mon cœur une sorte de désespoir, comme s'il m'eût été révélé qu'il n'y a pas pour moi une autre femme à aimer sur la terre.

La Zingara ne me voyait seulement pas. Elle écoutait Spartacus, elle était frappée de son langage ardent et sincère. Trismégiste en fut pénétré aussi. Il lui serra la main, et le fit asseoir sur la pierre du Schreckenstein auprès de lui.

«Jeune homme, lui dit-il, tu viens de réveiller en moi tous les souvenirs de ma vie. J'ai cru m'entendre parler moi-même à l'âge que tu as maintenant, lorsque je demandais ardemment la science de la vertu à des hommes mûris par l'âge et l'expérience. J'étais décidé à ne te rien dire. Je me méfiais, non de ton intelligence ni de ta probité, mais de la naïveté et de la flamme de ton cœur. Je ne me sentais pas capable d'ailleurs de retranscrire, dans une langue que j'ai parlée autrefois, les pensées que je me suis habitué depuis à manifester par la poésie de l'art, par le sentiment. Ta foi a vaincu, elle a fait un miracle, et je sens que je dois te parler. Oui, ajouta-t-il après l'avoir examiné en silence pendant un instant, qui nous parut un siècle, car nous tremblions de voir cette inspiration lui échapper; oui, je te reconnais maintenant! Je me souviens de toi; je t'ai vu, je t'ai aimé, j'ai travaillé avec toi dans quelque autre phase de ma vie antérieure. Ton nom était grand parmi les hommes, mais je ne l'ai pas retenu; je me rappelle seulement ton regard, ta parole, et cette âme dont la mienne ne s'est détachée qu'avec effort. Je lis mieux dans l'avenir que dans le passé maintenant, et les siècles futurs m'apparaissent souvent, aussi étincelants de lumière que les jours qui me restent à vivre sous cette forme d'aujourd'hui. Eh bien, je te le dis, tu seras grand encore dans ce siècle-ci, et tu feras de grandes choses. Tu seras blâmé, accusé, calomnié, haï, flétri, persécuté, exilé… Mais ton idée te survivra sous d'autres formes, et tu auras agité les choses présentes avec un plan formidable, des conceptions immenses que le monde n'oubliera pas, et qui porteront peut-être les derniers coups au despotisme social et religieux. Oui, tu as raison de chercher ton action dans la société. Tu obéis à ta destinée, c'est-à-dire à ton inspiration. Ceci m'éclaire. Ce que j'ai senti en t'écoutant, ce que tu as su me communiquer de ton espérance est une grande preuve de la réalité de ta mission. Marche donc, agis et travaille. Le ciel t'a fait organisateur de destruction: détruis et dissous, voilà ton œuvre. Il faut de la foi pour abattre comme pour élever. Moi, je m'étais éloigné volontairement des voies où tu t'élances: je les avais jugées mauvaises. Elles ne l'étaient sans doute qu'accidentellement. Si de vrais serviteurs de la cause se sentent appelés à les tenter encore, c'est qu'elles sont redevenues praticables. Je croyais qu'il n'y avait plus rien à espérer de la société officielle, et qu'on ne pouvait la réformer en y restant. Je me suis placé en dehors d'elle, et, désespérant de voir le salut descendre sur le peuple du faîte de cette corruption, j'ai consacré les dernières années de ma force à agir directement sur le peuple. Je me suis adressé aux pauvres, aux faibles, aux opprimés, et je leur ai apporté ma prédication sous la forme de l'art et de la poésie, qu'ils comprennent parce qu'ils l'aiment. Il est possible que je me sois trop méfié des bons instincts qui palpitent encore chez les hommes de la science et du pouvoir. Je ne les connais plus depuis que, dégoûté de leur scepticisme impie et de leur superstition plus impie encore, je me suis éloigné d'eux avec dégoût pour chercher les simples de cœur. Il est probable qu'ils ont dû changer, se corriger et s'instruire. Que dis-je? il est certain que ce monde a marché, qu'il s'est épuré, et qu'il a grandi depuis quinze ans; car toute chose humaine gravite sans cesse vers la lumière, et tout s'enchaîne, le bien et le mal, pour s'élancer vers l'idéal divin. Tu veux t'adresser au monde des savants, des patriciens et des riches; tu veux niveler par la persuasion: tu veux séduire, même les rois, les princes et les prélats, par les charmes de la vérité. Tu sens bouillonner en toi cette confiance et cette force qui surmontent tous les obstacles, et rajeunissent tout ce qui est vieux et usé. Obéis, obéis au souffle de l'esprit! continue et agrandis notre œuvre; ramasse nos armes éparses sur le champ de bataille où nous avons été vaincus.»

Alors s'engagea entre Spartacus et le divin vieillard un entretien que je n'oublierai de ma vie. Car il se passa là une chose merveilleuse. Ce Rudolstadt, qui n'avait d'abord voulu nous parler qu'avec les sons de la musique, comme autrefois Orphée, cet artiste qui nous disait avoir depuis longtemps abandonné la logique et la raison pure pour le pur sentiment, cet homme que des juges infâmes ont appelé un insensé et qui a accepté de passer pour tel, faisant comme un effort sublime par charité et amour divin, devint tout à coup le plus raisonnable des philosophes, au point de nous guider dans la voie de la vraie méthode et de la certitude. Spartacus, de son côté, laissait voir toute l'ardeur de son âme. L'un était l'homme complet, en qui toutes les facultés sont à l'unisson; l'autre était comme un néophyte plein d'enthousiasme. Je me rappelai l'Évangile, où il est dit que Jésus s'entretint sur la montagne avec Moïse et les Prophètes.

«Oui, disait Spartacus je me sens une mission. Je me suis approché de ceux qui gouvernent la terre, et j'ai été frappé de leur stupidité, de leur ignorance, et de leur dureté de cœur. Oh! que la Vie est belle, que la Nature est belle, que l'Humanité est belle! Mais que font-ils de la Vie, de la Nature, et de l'Humanité!.. Et j'ai pleuré longtemps en voyant et moi, et les hommes mes frères, et toute l'œuvre divine, esclaves de pareils misérables!.. Et quand j'ai eu longtemps gémi comme une faible femme, je me suis dit: Qui m'empêche de m'arracher de leurs chaînes et de vivre libre?.. Mais après une phase de stoïcisme solitaire, j'ai vu qu'être libre seul, ce n'est pas être libre. L'homme ne peut pas vivre seul. L'homme a l'homme pour objet; il ne peut pas vivre sans son objet nécessaire. Et je me suis dit: Je suis encore esclave, délivrons mes frères… Et j'ai trouvé de nobles cœurs qui se sont associés à moi… et mes amis m'appellent Spartacus.

– Je t'avais bien dit que tu ne ferais que détruire! répondit le vieillard. Spartacus fut un esclave révolté. Mais n'importe, encore une fois. Organise pour détruire. Qu'une société secrète se forme à ta voix pour détruire la forme actuelle de la grande iniquité. Mais si tu la veux forte, efficace, puissante, mets le plus que tu pourras de principes vivants, éternels, dans cette société destinée à détruire afin d'abord qu'elle détruise (car pour détruire, il faut être, toute vie est positive), et ensuite pour que de l'œuvre de destruction renaisse un jour ce qui doit renaître.

– Je t'entends, tu bornes beaucoup ma mission. N'importe: petite ou grande, je l'accepte.

– Tout ce qui est dans les conseils de Dieu est grand. Sache une chose qui doit être la règle de ton âme. Rien ne se perd. Ton nom et la forme de tes œuvres disparaîtraient, tu travaillerais sans nom comme moi, que ton œuvre ne serait pas perdue. La balance divine est la mathématique même; et dans le creuset du divin chimiste, tous les atomes sont comptés à leur exacte valeur.

– Puisque tu approuves mes desseins, enseigne-moi donc, et ouvre-moi la route. Que faut-il faire? Comment faut-il agir sur les hommes? Est-ce surtout par l'imagination qu'il faut les prendre? Faut-il profiter de leur faiblesse et de leur penchant pour le merveilleux? Tu as vu toi-même qu'on peut faire du bien avec le merveilleux!..

– Oui, mais j'ai vu aussi tout le mal qu'on peut faire. Si tu savais bien la doctrine, tu saurais à quelle époque de l'humanité nous vivons, et tu conformerais tes moyens d'action à ton temps.

– Enseigne-moi donc la doctrine, enseigne-moi la méthode pour agir, enseigne-moi la certitude.

– Tu demandes la méthode et la certitude à un artiste, à un homme que les hommes ont accusé de folie, et persécuté sous ce prétexte! Il semble que tu t'adresses mal; va demander cela aux philosophes, aux savants.

– C'est à toi que je m'adresse. Eux, je sais ce que vaut leur science.

– Eh bien, puisque tu insistes, je te dirai que la méthode est identique avec la doctrine même, parce qu'elle est identique avec la vérité suprême révélée dans la doctrine. Et, en y pensant, tu comprendras qu'il ne peut en être autrement. Tout se réduit donc à la connaissance de la doctrine.»

Spartacus réfléchit, et après un moment de silence: «Je voudrais entendre de ta bouche la formule suprême de la doctrine.

– Tu l'entendras, non pas de ma bouche, mais de celle de Pythagore, écho lui-même de tous les sages: Ô DIVINE TÉTRADE! Voilà la formule. C'est celle que, sous toutes sortes d'images, de symboles et d'emblèmes, l'Humanité a proclamée par la voix des grandes religions, quand elle n'a pu la saisir d'une façon purement spirituelle, sans incarnation, sans idolâtrie, telle qu'il a été donné aux révélateurs de se la révéler à eux-mêmes.

– Parle, parle. Et pour te faire comprendre, rappelle-moi quelques-uns de ces emblèmes. Ensuite tu prendras le langage austère de l'absolu.

– Je ne puis séparer, comme tu le voudrais, ces deux choses, la religion en elle-même, dans son essence, et la religion manifestée. Il est de la nature humaine, à notre époque, de voir les deux ensemble. Nous jugeons le passé, et, sans y vivre, nous trouvons en lui la continuation de nos idées. Mais je vais me faire entendre. Voyons, parlons d'abord de Dieu. La formule s'applique-t-elle à Dieu, à l'essence infinie? Ce serait un crime qu'elle ne s'appliquât pas à celui dont elle découle. As-tu réfléchi sur la nature de Dieu? Sans doute; car je sens que tu portes le Ciel, le vrai Ciel, dans ton cœur. Eh bien, qu'est-ce que Dieu?

– C'est l'Être, c'est l'Être absolu. Sum qui sum, dit le grand livre, la Bible.

– Oui, mais ne savons-nous rien de plus sur sa nature? Dieu n'a-t-il pas révélé à l'Humanité quelque chose de plus?

– Les chrétiens disent que Dieu est trois personnes en un, le Père, le Fils, l'Esprit.

– Et que disent les traditions des anciennes sociétés secrètes que tu as consultées?

– Elles disent la même chose.

– Ce rapport ne t'a-t-il pas frappé? Religion officielle et triomphante, religion secrète et proscrite, s'accordent sur la nature de Dieu. Je pourrais te parler des cultes antérieurs au Christianisme: tu trouverais, cachée dans leur théologie, la même vérité. L'Inde, l'Égypte, la Grèce, ont connu le Dieu un en trois personnes; mais nous reviendrons sur ce point. Ce que je veux te faire comprendre maintenant, c'est la formule dans toute son extension, sous toutes ses faces, pour arriver à ce qui t'intéresse, la méthode, l'organisation, la politique. Je continue. De Dieu, passons à l'homme. Qu'est-ce que l'homme?

Ograniczenie wiekowe:
12+
Data wydania na Litres:
28 września 2017
Objętość:
760 str. 1 ilustracja
Właściciel praw:
Public Domain