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Czytaj książkę: «Consuelo», strona 9

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XV. Le comte, voyant que Consuelo était insensible à l’appât du gain…

Le comte, voyant que Consuelo était insensible à l’appât du gain, essaya de faire jouer les ressorts de la vanité, et lui offrit des bijoux et des parures: elle les refusa. D’abord Zustiniani s’imagina qu’elle comprenait ses intentions secrètes; mais bientôt il s’aperçut que c’était uniquement chez elle une sorte de rustique fierté, et qu’elle ne voulait pas recevoir de récompenses avant de les avoir méritées en travaillant à la prospérité de son théâtre. Cependant il lui fit accepter un habillement complet de satin blanc, en lui disant qu’elle ne pouvait pas décemment paraître dans son salon avec sa robe d’indienne, et qu’il exigeait que, par égard pour lui, elle quittât la livrée du peuple. Elle se soumit, et abandonna sa belle taille aux couturières à la mode, qui n’en tirèrent point mauvais parti et n’épargnèrent point l’étoffe. Ainsi transformée au bout de deux jours en femme élégante, forcée d’accepter aussi un rang de perles fines que le comte lui présenta comme le paiement de la soirée où elle avait chanté devant lui et ses amis, elle fut encore belle, sinon comme il convenait à son genre de beauté, mais comme il fallait qu’elle le devînt pour être comprise par les yeux vulgaires. Ce résultat ne fut pourtant jamais complètement obtenu. Au premier abord, Consuelo ne frappait et n’éblouissait personne. Elle fut toujours pâle, et ses habitudes studieuses et modestes ôtèrent à son regard cet éclat continuel qu’acquièrent les yeux des femmes dont l’unique pensée est de briller. Le fond de son caractère comme celui de sa physionomie était sérieux et réfléchi. On pouvait la regarder manger, parler de choses indifférentes, s’ennuyer poliment au milieu des banalités de la vie du monde, sans se douter qu’elle fût belle. Mais que le sourire d’un enjouement qui s’alliait aisément à cette sérénité de son âme vînt effleurer ses traits, on commençait à la trouver agréable. Et puis, qu’elle s’animât davantage, qu’elle s’intéressât vivement à l’action extérieure, qu’elle s’attendrît, qu’elle s’exaltât, qu’elle entrât dans la manifestation de son sentiment intérieur et dans l’exercice de sa force cachée, elle rayonnait de tous les feux du génie et de l’amour; c’était un autre rêve: on était ravi, passionné, anéanti à son gré, et sans qu’elle se rendît compte du mystère de sa puissance.

Aussi ce que le comte éprouvait pour elle l’étonnait et le tourmentait étrangement. Il y avait dans cet homme du monde des fibres d’artiste qui n’avaient pas encore vibré, et qu’elle faisait frémir de mouvements inconnus. Mais cette révélation ne pouvait pénétrer assez avant dans l’âme du patricien, pour qu’il comprît l’impuissance et la pauvreté des moyens de séduction qu’il voulait employer auprès d’une femme en tout différente de celle qu’il avait su corrompre.

Il prit patience, et résolut d’essayer sur elle les effets de l’émulation. Il la conduisit dans sa loge au théâtre, afin qu’elle vît les succès de la Corilla, et que l’ambition s’éveillât en elle. Mais le résultat de cette épreuve fut fort différent de ce qu’il en attendait. Consuelo sortit du théâtre froide, silencieuse, fatiguée et non émue de ce bruit et de ces applaudissements. La Corilla lui avait paru manquer d’un talent solide, d’une passion noble, d’une puissance de bon aloi. Elle se sentit compétente pour juger ce talent factice, forcé, et déjà ruiné dans sa source par une vie de désordre et d’égoïsme. Elle battit des mains d’un air impassible, prononça des paroles d’approbation mesurée, et dédaigna de jouer cette vaine comédie d’un généreux enthousiasme pour une rivale qu’elle ne pouvait ni craindre ni admirer. Un instant, le comte la crut tourmentée d’une secrète jalousie, sinon pour le talent, du moins pour le succès de la prima donna.

Ce succès n’est rien auprès de celui que vous remporterez, lui dit-il; qu’il vous serve seulement à pressentir les triomphes qui vous attendent, si vous êtes devant le public ce que vous avez été devant nous. J’espère que vous n’êtes pas effrayée de ce que vous voyez?

– Non, seigneur comte, répondit Consuelo en souriant. Ce public ne m’effraie pas, car je ne pense pas à lui; je pense au parti qu’on peut tirer de ce rôle que la Corilla remplit d’une manière brillante, mais où il reste à trouver d’autres effets qu’elle n’aperçoit point.

– Quoi! vous ne pensez pas au public?

– Non: je pense à la partition, aux intentions du compositeur, à l’esprit du rôle, à l’orchestre qui a ses qualités et ses défauts, les uns dont il faut tirer parti, les autres qu’il faut couvrir en se surpassant à de certains endroits. J’écoute les chœurs, qui ne sont pas toujours satisfaisants, et qui ont besoin d’une direction plus sévère; j’examine les passages où il faut donner tous ses moyens, par conséquent ceux auxquels il faudrait se ménager. Vous voyez, monsieur le comte, que j’ai à penser à beaucoup de choses avant de penser au public, qui ne sait rien de tout cela, et qui ne peut rien m’en apprendre.»

Cette sécurité de jugement et cette gravité d’examen surprirent tellement Zustiniani, qu’il n’osa plus lui adresser une seule question, et qu’il se demanda avec effroi quelle prise un galant comme lui pouvait avoir sur un esprit de cette trempe.

L’apparition des deux débutants fut préparée avec toutes les rubriques usitées en pareille occasion. Ce fut une source de différends et de discussions continuelles entre le comte et Porpora, entre Consuelo et son amant. Le vieux maître et sa forte élève blâmaient le charlatanisme des pompeuses annonces et de ces mille vilains petits moyens que nous avons si bien fait progresser en impertinence et en mauvaise foi. À Venise, en ce temps-là, les journaux ne jouaient pas un grand rôle dans de telles affaires. On ne travaillait pas aussi savamment la composition de l’auditoire; on ignorait les ressources profondes de la réclame, les hâbleries du bulletin biographique, et jusqu’aux puissantes machines appelées claqueurs. Il y avait de fortes brigues, d’ardentes cabales; mais tout cela s’élaborait dans les coteries, et s’opérait par la seule force d’un public engoué naïvement des uns, hostile sincèrement aux autres. L’art n’était pas toujours le mobile. De petites et de grandes passions, étrangères à l’art et au talent, venaient bien, comme aujourd’hui, batailler dans le temple. Mais on était moins habile à cacher ces causes de discorde, et à les mettre sur le compte d’un dilettantisme sévère. Enfin c’était le même fond aussi vulgairement humain, avec une surface moins compliquée par la civilisation.

Zustiniani menait ces sortes d’affaires en grand seigneur plus qu’en directeur de spectacle. Son ostentation était un moteur plus puissant que la cupidité des spéculateurs ordinaires. C’était dans les salons qu’il préparait son public, et chauffait les succès de ses représentations. Ses moyens n’étaient donc jamais bas ni lâches; mais il y portait la puérilité de son amour-propre, l’activité de ses passions galantes, et le commérage adroit de la bonne compagnie. Il allait donc démolissant pièce à pièce, avec assez d’art, l’édifice élevé naguère de ses propres mains à la gloire de Corilla. Tout le monde voyait bien qu’il voulait édifier une autre gloire; et comme on lui attribuait la possession complète de cette prétendue merveille qu’il voulait produire, la pauvre Consuelo ne se doutait pas encore des sentiments du comte pour elle, que déjà tout Venise disait que, dégoûté de la Corilla, il faisait débuter à sa place une nouvelle maîtresse. Plusieurs ajoutaient: «Grande mystification pour son public, et grand dommage pour son théâtre! car sa favorite est une petite chanteuse des rues qui ne sait rien, et ne possède rien qu’une belle voix et une figure passable.»

De là des cabales pour la Corilla, qui, de son côté, allait jouant le rôle de rivale sacrifiée, et invoquait son nombreux entourage d’adorateurs, afin qu’ils fissent, eux et leurs amis, justice des prétentions insolentes de la Zingarella (petite bohémienne). De là aussi des cabales en faveur de la Consuelo, de la part des femmes dont la Corilla avait détourné ou disputé les amants et les maris, ou bien de la part des maris qui souhaitaient qu’un certain groupe de Don Juan vénitiens se serrât autour de la débutante plutôt qu’autour de leurs femmes, ou bien encore de la part des amants rebutés ou trahis par la Corilla et qui désiraient de se voir vengés par le triomphe d’une autre.

Quant aux véritables dilettanti di musica, ils étaient également partagés entre le suffrage des maîtres sérieux, tels que le Porpora, Marcello, Jomelli, etc., qui annonçaient, avec le début d’une excellente musicienne, le retour des bonnes traditions et des bonnes partitions; et le dépit des compositeurs secondaires, dont la Corilla avait toujours préféré les œuvres faciles, et qui se voyaient menacés dans sa personne. Les musiciens de l’orchestre, qu’on menaçait aussi de remettre à des partitions depuis longtemps négligées, et de faire travailler sérieusement tout le personnel du théâtre, qui prévoyait les réformes résultant toujours d’un notable changement dans la composition de la troupe; enfin jusqu’aux machinistes des décorations, aux habilleuses des actrices et au perruquier des figurantes, tout était en rumeur au théâtre San Samuel, pour ou contre le début; et il est vrai de dire qu’on s’en occupait beaucoup plus dans la République que des actes de la nouvelle administration du doge Pietro Grimaldi, lequel venait de succéder paisiblement à son prédécesseur le doge Luigi Pisani.

Consuelo s’affligeait et s’ennuyait profondément de ces lenteurs et de ces misères attachées à sa carrière naissante. Elle eût voulu débuter tout de suite, sans préparation autre que celle de ses propres moyens et de l’étude de la pièce nouvelle. Elle ne comprenait rien à ces mille intrigues qui lui semblaient plus dangereuses qu’utiles, et dont elle sentait bien qu’elle pouvait se passer. Mais le comte, qui voyait de plus près les secrets du métier, et qui voulait être envié et non bafoué dans son bonheur imaginaire auprès d’elle, n’épargnait rien pour lui faire des partisans. Il la faisait venir tous les jours chez lui, et la présentait à toutes les aristocraties de la ville et de la campagne. La modestie et la souffrance intérieure de Consuelo secondaient mal ses desseins; mais il la faisait chanter, et la victoire était brillante, décisive, incontestable.

Anzoleto était loin de partager la répugnance de son amie pour les moyens secondaires. Son succès à lui n’était pas à beaucoup près aussi assuré. D’abord le comte n’y portait pas la même ardeur; ensuite le ténor auquel il allait succéder était un talent de premier ordre, qu’il ne pouvait point se flatter de faire oublier aisément. Il est vrai que tous les soirs il chantait aussi chez le comte; que Consuelo, dans les duos, le faisait admirablement ressortir, et que, poussé et soutenu par l’entraînement magnétique de ce génie supérieur au sien, il s’élevait souvent à une grande hauteur. Il était donc fort applaudi et fort encouragé. Mais après la surprise que sa belle voix excitait à la première audition, après surtout que Consuelo s’était révélée, on sentait bien les imperfections du débutant, et il les sentait lui-même avec effroi. C’était le moment de travailler avec une fureur nouvelle; mais en vain Consuelo l’y exhortait et lui donnait rendez-vous chaque matin à la corte Minelli, où elle s’obstinait à demeurer, en dépit des prières du comte, qui voulait l’établir plus convenablement: Anzoleto se lançait dans tant de démarches, de visites, de sollicitations et d’intrigues, il se préoccupait de tant de soucis et d’anxiétés misérables, qu’il ne lui restait ni temps ni courage pour étudier.

Au milieu de ces perplexités, prévoyant que la plus forte opposition à son succès viendrait de la Corilla, sachant que le comte ne la voyait plus et ne s’occupait d’elle en aucune façon, il se résolut à l’aller voir afin de se la rendre favorable. Il avait ouï dire qu’elle prenait très gaiement et avec une ironie philosophique l’abandon et les vengeances de Zustiniani; qu’elle avait reçu de brillantes propositions de la part de l’Opéra italien de Paris, et qu’en attendant l’échec de sa rivale, sur lequel elle paraissait compter, elle riait à gorge déployée des illusions du comte et de son entourage. Il pensa qu’avec de la prudence et de la fausseté il désarmerait cette ennemie redoutable; et, s’étant paré et parfumé de son mieux, il pénétra dans ses appartements, un après-midi, à l’heure où l’habitude de la sieste rend les visites rares et les palais silencieux.

XVI. Il trouva la Corilla seule, dans un boudoir exquis, assoupie encore sur sa chaise longue…

Il trouva la Corilla seule, dans un boudoir exquis, assoupie encore sur sa chaise longue, et dans un déshabillé des plus galants, comme on disait alors; mais l’altération de ses traits au grand jour lui fit penser que sa sécurité n’était pas aussi profonde sur le chapitre de Consuelo, que voulaient bien le dire ses partisans fidèles. Néanmoins elle le reçut d’un air fort enjoué, et lui frappant la joue avec malice:

Ah! ah! c’est toi, petit fourbe? lui dit-elle en faisant signe à sa suivante de sortir et de fermer la porte; viens-tu encore m’en conter, et te flattes-tu de me faire croire que tu n’es pas le plus traître des conteurs de fleurettes, et le plus intrigant des postulants à la gloire? Vous êtes un maître fat, mon bel ami, si vous avez cru me désespérer par votre abandon subit, après de si tendres déclarations; et vous avez été un maître sot de vous faire désirer: car je vous ai parfaitement oublié au bout de vingt-quatre heures d’attente.

– Vingt-quatre heures! c’est immense, répondit Anzoleto en baisant le bras lourd et puissant de la Corilla. Oh! si je le croyais, je serais bien orgueilleux; mais je sais bien que si je m’étais abusé au point de vous croire lorsque vous me disiez…

– Ce que je te disais, je te conseille de l’oublier aussi; et si tu étais venu me voir, tu aurais trouvé ma porte fermée. Mais qui te donne l’impudence de venir aujourd’hui?

– N’est-il pas de bon goût de s’abstenir de prosternations devant ceux qui sont dans la faveur, et de venir apporter son cœur et son dévouement à ceux qui…

– Achève! à ceux qui sont dans la disgrâce? C’est bien généreux et très humain de ta part, mon illustre ami.» Et la Corilla se renversa sur son oreiller de satin noir, en poussant des éclats de rire aigus et tant soit peu forcés.

Quoique la prima donna disgraciée ne fût pas de la première fraîcheur, que la clarté de midi ne lui fût pas très favorable, et que le dépit concentré de ces derniers temps eût un peu amolli les plans de son beau visage, florissant d’embonpoint, Anzoleto, qui n’avait jamais vu de si près en tête-à-tête une femme si parée et si renommée, se sentit émouvoir dans les régions de son âme où Consuelo n’avait pas voulu descendre, et d’où il avait banni volontairement sa pure image. Les hommes corrompus avant l’âge peuvent encore ressentir l’amitié pour une femme honnête et sans art; mais pour ranimer leurs passions, il faut les avances d’une coquette. Anzoleto conjura les railleries de la Corilla par les témoignages d’un amour qu’il s’était promis de feindre et qu’il commença à ressentir véritablement. Je dis amour, faute d’un mot plus convenable; mais c’est profaner un si beau nom que de l’appliquer à l’attrait qu’inspirent des femmes froidement provoquantes comme l’était la Corilla. Quand elle vit que le jeune ténor était ému tout de bon, elle s’adoucit, et le railla plus amicalement.

Tu m’as plu tout un soir, je le confesse, dit-elle, mais au fond je ne t’estime pas. Je te sais ambitieux, par conséquent faux, et prêt à toutes les infidélités: je ne saurais me fier à toi. Tu fis le jaloux, une certaine nuit dans ma gondole; tu te posas comme un despote. Cela m’eût désennuyée des fades galanteries de nos patriciens; mais tu me trompais, lâche enfant! tu étais épris d’une autre, et tu n’as pas cessé de l’être, et tu vas épouser… qui!… Oh! je le sais fort bien, ma rivale, mon ennemie, la débutante, la nouvelle maîtresse de Zustiniani. Honte à nous deux, à nous trois, à nous quatre! ajouta-t-elle en s’animant malgré elle et en retirant sa main de celles d’Anzoleto.

– Cruelle, lui dit-il en s’efforçant de ressaisir cette main potelée, vous devriez comprendre ce qui s’est passé en moi lorsque je vous vis pour la première fois, et ne pas vous soucier de ce qui m’occupait avant ce moment terrible. Quant à ce qui s’est passé depuis, ne pouvez-vous le deviner, et avons-nous besoin d’y songer désormais?

– Je ne me paie pas de demi-mots et de réticences. Tu aimes toujours la Zingarella, tu l’épouses?

– Et si je l’aimais, comment se fait-il que je ne l’aie pas encore épousée?

– Parce que le comte s’y opposait peut-être. À présent, chacun sait qu’il le désire. On dit même qu’il a sujet d’en être impatient, et la petite encore plus.»

Le rouge monta à la figure d’Anzoleto en entendant ces outrages prodigués à l’être qu’il vénérait en lui-même au-dessus de tout.

Ah! tu es outré de mes suppositions, répondit la Corilla, c’est bon; voilà ce que je voulais savoir. Tu l’aimes; et quand l’épouses-tu?

– Je ne l’épouse point du tout.

– Alors vous partagez? Tu es bien avant dans la faveur de monsieur le comte!

– Pour l’amour du ciel, madame, ne parlons ni du comte, ni de personne autre que de vous et de moi.

– Eh bien, soit, dit la Corilla. Aussi bien à cette heure, mon ex-amant et ta future épouse…»

Anzoleto était indigné. Il se leva pour sortir. Mais qu’allait-il faire? allumer de plus en plus la haine de cette femme, qu’il était venu calmer. Il resta indécis, horriblement humilié et malheureux du rôle qu’il s’était imposé.

La Corilla brûlait d’envie de le rendre infidèle; non qu’elle l’aimât, mais parce que c’était une manière de se venger de cette Consuelo qu’elle n’était pas certaine d’avoir outragée, avec justice.

Tu vois bien, lui dit-elle en l’enchaînant au seuil de son boudoir, par un regard pénétrant, que j’ai raison de me méfier de toi: car en ce moment tu trompes quelqu’un ici. Est-ce elle ou moi?

– Ni l’une ni l’autre, s’écria-t-il en cherchant à se justifier à ses propres yeux; je ne suis point son amant, je ne le fus jamais. Je n’ai pas d’amour pour elle; car je ne suis pas jaloux du comte.

– En voici bien d’une autre! Ah! tu es jaloux au point de le nier, et tu viens ici pour te guérir ou te distraire? grand merci!

– Je ne suis point jaloux, je vous le répète; et pour vous prouver que ce n’est pas le dépit qui me fait parler, je vous dis que le comte n’est pas plus son amant que moi; qu’elle est honnête comme un enfant qu’elle est, et que le seul coupable envers vous, c’est le comte Zustiniani.

– Ainsi, je puis faire siffler la Zingarella sans t’affliger? Tu seras dans ma loge et tu la siffleras, et en sortant de là tu seras mon unique amant. Accepte vite, ou je me rétracte.

– Hélas, madame, vous voulez donc m’empêcher de débuter? car vous savez bien que je dois débuter en même temps que la Consuelo? Si vous la faites siffler, moi qui chanterai avec elle, je tomberai donc, victime de votre courroux? Et qu’ai-je fait, malheureux que je suis, pour vous déplaire? Hélas! j’ai fait un rêve délicieux et funeste! je me suis imaginé tout un soir que vous preniez quelque intérêt à moi, et que je grandirais sous votre protection. Et voilà que je suis l’objet de votre mépris et de votre haine, moi qui vous ai aimée et respectée au point de vous fuir! Eh bien, madame, contentez votre aversion. Faites-moi tomber, perdez-moi, fermez-moi la carrière. Pourvu qu’ici en secret vous me disiez que je ne vous suis point odieux, j’accepterai les marques publiques de votre courroux.

– Serpent que tu es, s’écria la Corilla, où as-tu sucé le poison de la flatterie que ta langue et tes yeux distillent? Je donnerais beaucoup pour te connaître et te comprendre; mais je te crains, car tu es le plus aimable des amants ou le plus dangereux des ennemis.

– Moi, votre ennemi! Et comment oserais-je jamais me poser ainsi, quand même je ne serais pas subjugué par vos charmes? Est-ce que vous avez des ennemis, divine Corilla? Est-ce que vous pouvez en avoir à Venise, où l’on vous connaît et où vous avez toujours régné sans partage? Une querelle d’amour jette le comte dans un dépit douloureux. Il veut vous éloigner, il veut cesser de souffrir. Il rencontre sur son chemin une petite fille qui semble montrer quelques moyens et qui ne demande pas mieux que de débuter. Est-ce un crime de la part d’une pauvre enfant qui n’entend prononcer votre nom illustre qu’avec terreur, et qui ne le prononce elle-même qu’avec respect? Vous attribuez à cette pauvrette des prétentions insolentes qu’elle ne saurait avoir. Les efforts du comte pour la faire goûter à ses amis, l’obligeance de ces mêmes amis qui vont exagérant son mérite, l’amertume des vôtres qui répandent des calomnies pour vous aigrir et vous affliger, tandis qu’ils devraient rendre le calme à votre belle âme en vous montrant votre gloire inattaquable et votre rivale tremblante; voilà les causes de ces préventions que je découvre en vous, et dont je suis si étonné, si stupéfait, que je sais à peine comment m’y prendre pour les combattre.

– Tu ne le sais que trop bien, langue maudite, dit la Corilla en le regardant avec un attendrissement voluptueux, encore mêlé de défiance; j’écoute tes douces paroles, mais ma raison me dit encore de te redouter. Je gage que cette Consuelo est divinement belle, quoiqu’on m’ait dit le contraire, et qu’elle a du mérite dans un certain genre opposé au mien, puisque le Porpora, que je connais si sévère, le proclame hautement.

– Vous connaissez le Porpora? donc vous savez ses bizarreries, ses manies, on peut dire. Ennemi de toute originalité chez les autres et de toute innovation dans l’art du chant, qu’une petite élève soit bien attentive à ses radotages, bien soumise à ses pédantesques leçons, le voilà qui, pour une gamme vocalisée proprement, déclare que cela est préférable à toutes les merveilles que le public idolâtre. Depuis quand vous tourmentez-vous des lubies de ce vieux fou?

– Elle est donc sans talent?

– Elle a une belle voix, et chante honnêtement à l’église; mais elle ne doit rien savoir du théâtre, et quant à la puissance qu’il y faudrait déployer, elle est tellement paralysée par la peur, qu’il est fort à craindre qu’elle y perde le peu de moyens que le ciel lui a donnés.

– Elle a peur! On m’a dit qu’elle était au contraire d’une rare impudence.

– Oh! la pauvre fille! hélas, on lui en veut donc bien? Vous l’entendrez, divine Corilla, et vous serez émue d’une noble pitié, et vous l’encouragerez au lieu de la faire siffler, comme vous le disiez en raillant tout à l’heure.

– Ou tu me trompes, ou mes amis m’ont bien trompée sur son compte.

– Vos amis se sont laissé tromper eux-mêmes. Dans leur zèle indiscret, ils se sont effrayés de vous voir une rivale: effrayés d’un enfant! effrayés pour vous! Ah! que ces gens-là vous aiment mal, puisqu’ils vous connaissent si peu! Oh! si j’avais le bonheur d’être votre ami, je saurais mieux ce que vous êtes, et je ne vous ferais pas l’injure de m’effrayer pour vous d’une rivalité quelconque, fût-ce celle d’une Faustina ou d’une Molteni.

– Ne crois pas que j’aie été effrayée. Je ne suis ni jalouse ni méchante; et les succès d’autrui n’ayant jamais fait de tort aux miens, je ne m’en suis jamais affligée. Mais quand je crois qu’on veut me braver et me faire souffrir…

– Voulez-vous que j’amène la petite Consuelo à vos pieds? Si elle l’eût osé, elle serait venue déjà vous demander votre appui et vos conseils. Mais c’est un enfant si timide! Et puis, on vous a calomniée aussi auprès d’elle. À elle aussi on est venu dire que vous étiez cruelle, vindicative, et que vous comptiez la faire tomber.

– On lui a dit cela? En ce cas je comprends pourquoi tu es ici.

– Non, madame, vous ne le comprenez pas; car je ne l’ai pas cru un instant, je ne le croirai jamais. Oh! non, madame! vous ne me comprenez pas!»

En parlant ainsi, Anzoleto fit scintiller ses yeux noirs, et fléchit le genou devant la Corilla avec une expression de langueur et d’amour incomparable.

La Corilla n’était pas dépourvue de malice et de pénétration; mais, comme il arrive aux femmes excessivement éprises d’elles-mêmes, la vanité lui mettait souvent un épais bandeau sur les yeux, et la faisait tomber dans des pièges fort grossiers. D’ailleurs elle était d’humeur galante. Anzoleto était le plus beau garçon qu’elle eût jamais vu. Elle ne put résister à ses mielleuses paroles, et peu à peu, après avoir goûté avec lui le plaisir de la vengeance, elle s’attacha à lui par les plaisirs de la possession. Huit jours après cette première entrevue, elle en était folle, et menaçait à tout moment de trahir le secret de leur intimité par des jalousies et des emportements terribles. Anzoleto, épris d’elle aussi d’une certaine façon (sans que son cœur pût réussir à être infidèle à Consuelo), était fort effrayé du trop rapide et trop complet succès de son entreprise. Cependant il se flattait de la dominer assez longtemps pour en venir à ses fins, c’est-à-dire pour l’empêcher de nuire à ses débuts et au succès de Consuelo. Il déployait avec elle une grande habileté, et possédait l’art d’exprimer le mensonge avec un air de vérité diabolique. Il sut l’enchaîner, la persuader, et la réduire; il vint à bout de lui faire croire que ce qu’il aimait par-dessus tout dans une femme c’était la générosité, la douceur et la droiture; et il lui traça finement le rôle qu’elle avait à jouer devant le public avec Consuelo, si elle ne voulait être haïe et méprisée par lui-même. Il sut être sévère avec tendresse; et, masquant la menace sous la louange, il feignit de la prendre pour un ange de bonté. La pauvre Corilla avait joué tous les rôles dans son boudoir, excepté celui-là; et celui-là, elle l’avait toujours mal joué sur la scène. Elle s’y soumit pourtant, dans la crainte de perdre des voluptés dont elle n’était pas encore rassasiée, et que, sous divers prétextes, Anzoleto sut lui ménager et lui rendre désirables. Il lui fit croire que le comte était toujours épris d’elle, malgré son dépit, et secrètement jaloux en se vantant du contraire.

S’il venait à découvrir le bonheur que je goûte près de toi, lui disait-il, c’en serait fait de mes débuts et peut-être de mon avenir: car je vois à son refroidissement, depuis le jour où tu as eu l’imprudence de trahir mon amour pour toi, qu’il me poursuivrait éternellement de sa haine s’il savait que je t’ai consolée.»

Cela était peu vraisemblable, au point où en étaient les choses; le comte eût été charmé de savoir Anzoleto infidèle à sa fiancée. Mais la vanité de Corilla aimait à se laisser abuser. Elle crut aussi n’avoir rien à craindre des sentiments d’Anzoleto pour la débutante. Lorsqu’il se justifiait sur ce point, et jurait par tous les dieux n’avoir été jamais que le frère de cette jeune fille, comme il disait matériellement la vérité, il y avait tant d’assurance dans ses dénégations que la jalousie de Corilla était vaincue. Enfin le grand jour approchait, et la cabale qu’elle avait préparée était anéantie. Pour son compte, elle travaillait désormais en sens contraire, persuadée que la timide et inexpérimentée Consuelo tomberait d’elle-même, et qu’Anzoleto lui saurait un gré infini de n’y avoir pas contribué. En outre, il avait déjà eu le talent de la brouiller avec ses plus fermes champions, en feignant d’être jaloux de leurs assiduités, et en la forçant à les éconduire un peu brusquement.

Tandis qu’il travaillait ainsi dans l’ombre à déjouer les espérances de la femme qu’il pressait chaque nuit dans ses bras, le rusé Vénitien jouait un autre rôle avec le comte et Consuelo. Il se vantait à eux d’avoir désarmé par d’adroites démarches, des visites intéressées, et des mensonges effrontés, la redoutable ennemie de leur triomphe. Le comte, frivole et un peu commère, s’amusait infiniment des contes de son protégé. Son amour-propre triomphait des regrets que celui-ci attribuait à la Corilla par rapport à leur rupture, et il poussait ce jeune homme à de lâches perfidies avec cette légèreté cruelle qu’on porte dans les relations du théâtre et la galanterie. Consuelo s’en étonnait et s’en affligeait:

Tu ferais mieux, lui disait-elle, de travailler ta voix et d’étudier ton rôle. Tu crois avoir fait beaucoup en désarmant l’ennemi. Mais une note bien épurée, une inflexion bien sentie, feraient beaucoup plus sur le public impartial que le silence des envieux. C’est à ce public seul qu’il faudrait songer, et je vois avec chagrin que tu n’y songes nullement.

– Sois donc tranquille, chère Consuelita, lui répondait-il. Ton erreur est de croire à un public à la fois impartial et éclairé. Les gens qui s’y connaissent ne sont presque jamais de bonne foi, et ceux qui sont de bonne foi s’y connaissent si peu qu’il suffit d’un peu d’audace pour les éblouir et les entraîner.»