85. Limpide Léman! le contraste de ta surface tranquille, avec le monde si agité où j'ai passé mes jours, m'avertit de renoncer aux ondes troublées de la terre, pour une source plus pure. Cette voile paisible qui m'entraîne, est comme une aile silencieuse qui m'arrache aux bruits et aux distractions de la vie. J'aimais autrefois le mugissement de l'Océan soulevé, mais tes doux murmures sont pour moi comme la tendre voix d'une sœur qui me reprocherait d'avoir trop aimé à être ému par de sombres et orageuses délices.
86. C'est l'heure de l'arrivée silencieuse de la nuit, et entre tes bords et les montagnes tout est déjà sombre, mêlé et confus; cependant on aperçoit encore distinctement les objets, excepté le noir Jura, dont les hauteurs se montrent comme d'effrayans précipices. En approchant plus près, une brise vivifiante souffle du rivage, et apporte les parfums de fleurs fraîchement écloses. On entend les gouttes d'eau qui tombent de la rame suspendue, ou les bruits du grillon qui chante ses adieux à la nuit.
87. C'est un joyeux insecte du soir, qui fait de sa vie une enfance, et chante pendant toute sa durée. Par intervalle, un oiseau fait entendre sa voix dans un bosquet, puis se tait aussitôt. Il semble qu'un léger murmure parcourt la colline. Mais c'est une illusion, car la rosée des étoiles distille silencieusement ses larmes d'amour, qui tombent d'elles-mêmes sans bruit, jusqu'à ce qu'elles aient imprégné le sein de la nature de l'esprit de leurs couleurs.
88. O étoiles! vous qui êtes la poésie du ciel! si nous essayons de lire dans vos pages brillantes le destin des hommes et des empires, – nous sommes pardonnables, dans nos aspirations à nous agrandir, de vouloir élever nos destinées au-dessus de leur sphère mortelle, pour nous unir plus étroitement à vous; car vous êtes une beauté et un mystère, et vous faites naître dans nous un tel amour et un tel respect, que la fortune, la gloire, la puissance et la vie ont pris elles-mêmes une étoile pour emblème.
89. Le ciel et la terre sont plongés dans le calme, mais non dans le sommeil; ils cessent de respirer comme lorsque nous sommes frappés par de trop vives émotions; et ils sont silencieux, comme lorsque nous sommes absorbés dans des pensées trop profondes. – Le ciel et la terre sont plongés dans le calme: depuis la haute armée des étoiles jusqu'au lac assoupi et aux montagnes qui l'environnent, tout est concentré dans une vie intense, où pas même un rayon lumineux, un souffle d'air, une feuille ne se trouvent perdus, mais où ils ont une part de l'existence et le sentiment de la création et de la conservation des mondes.
90. C'est alors que se réveille le sentiment de l'infini que nous éprouvons dans la solitude, où nous sommes le moins seuls. Ce sentiment pénètre et purifie tout notre être; il est un accord, l'ame et la source d'une mélodie qui nous révèle l'harmonie éternelle, et, comme la ceinture de la fabuleuse Cythérée, répand un charme de beauté sur tous les objets. Il désarmerait le spectre de la mort, si son arme fatale avait quelque chose de substantiel.
91. Ce n'était pas en vain que les premiers Persans choisirent les hauteurs et le sommet des montagnes dominatrices pour en faire leurs autels121, afin de pouvoir prier dans un temple sans murs et digne de celui en l'honneur de qui les monumens élevés par la main des hommes sont si chétifs! Viens, et compare ces colonnes et ces demeures d'idoles grecques ou gothiques avec ces temples majestueux de la nature, l'air, la terre et les mers; et tu cesseras de renfermer ta prière dans de si étroites demeures!
92. Le ciel a changé d'aspect! et quel changement! O nuit122! tempête et obscurité, vous êtes étonnamment puissantes! cependant vous êtes belles dans votre force; comme l'éclat de l'œil noir d'une femme! Dans le lointain, le tonnerre étincelant bondit de pic en pic, et fait retentir les crêtes fumantes des rochers, de ses lourds mugissemens! Ce n'est pas un nuage isolé qui lance la foudre, mais chaque montagne a trouvé une voix, et, à travers son voile ténébreux, le Jura répond aux bruyantes Alpes, qui semblent lui jeter d'orgueilleux défis.
93. Partout règne la sombre nuit: nuit des plus glorieuses! tu ne fus pas donnée au sommeil! Laisse-moi partager tes sauvages et imposantes délices, et faire partie de la tempête et de toi! Comme le lac, mer phosphorique, étincelle dans l'ombre! Comme la pluie tombe par torrens sur la terre! mais tout rentre dans une profonde nuit, – et soudain la voix retentissante des montagnes ébranle de nouveau les airs par de gigantesques transports, comme si elles se réjouissaient de la naissance d'un prochain tremblement de terre.
94. Voici l'endroit où le Rhône rapide s'ouvre un passage entre deux hauts rochers qui apparaissent comme deux amans que la haine a séparés, et entre lesquels il survient de si profonds abîmes qu'il leur devient impossible de se réunir désormais, quoique leurs cœurs soient brisés par cette funeste séparation. L'amour, qui a ainsi séparé leurs ames, et qui fut la vraie source de l'inimitié profonde par laquelle la fleur de leur jeunesse a été flétrie, s'est enfui loin d'eux; – mais il leur a laissé un siècle de tristes années; – et les chagrins d'une guerre intérieure.
95. C'est là, sur ces rochers traversés par le Rhône impétueux, qu'éclate la plus furieuse des tempêtes; car il en est une quantité qui mugissent dans le sombre espace. On les voit, comme dans une joûte, se lancer de main en main leurs traits de flamme. La plus brillante de la troupe dirige sur ces monts escarpés ses feux angulaires; comme si elle comprenait qu'aux lieux où la désolation a exercé ses ravages, ses flèches brûlantes peuvent impunément tout dévorer.
96. Cieux, montagnes, fleuve, vents, lac, éclairs! vous tous! nuit, orages, tonnerres! j'ai une ame pour vous comprendre!.. Le lointain roulement de vos voix expirantes est l'écho de ce qui veille toujours en moi. – Mais où est, ô tempêtes, le but de vos courses vagabondes? Ressemblez-vous à celles qui naissent dans le cœur de l'homme? ou trouvez-vous enfin, comme les aigles, quelque asile élevé?
97. Si je pouvais donner un corps à ce qu'il y a en moi de plus intime, – si je pouvais trouver une expression matérielle à mes pensées qui débordent, et jeter ainsi ame, cœur, intelligence, passions, sentimens de toutes sortes; tout ce que j'ai cherché, et tout ce que je cherche encore, tout ce que je souffre, tout ce que je sais, tout ce que j'éprouve sans mourir, – dans un seul mot, et ce mot serait-il la Foudre, je le prononcerais! Mais je vis et je meurs sans avoir été compris, avec une pensée sans voix, qui reste ensevelie dans mon sein, comme une épée dans le fourreau.
98. L'aurore a reparu à l'Orient, l'aurore humide de rosée, qui répand partout ses parfums, et fait éclore les fleurs. Son sourire chasse les nuages avec un aimable dédain, et verse la vie à pleines mains, comme si la terre ne renfermait aucune tombe. – Le jour la remplace: nous pouvons reprendre le cours de notre existence; et c'est ce que je fais encore sur tes rivages, beau Léman! Je puis trouver un aliment à la méditation, et ne pas te quitter sans m'être arrêté long-tems près de toi.
99. Clarens! aimable Clarens, berceau du profond amour! ton air est le souffle jeune et passionné de la pensée; tes arbres fructifient par l'amour; les neiges qui couronnent tes glaciers ont emprunté ses couleurs; et le soleil couchant les voit teintes de couleurs de rose123, où ses rayons se reposent tendrement. Les rochers, leurs crêtes éternelles parlent ici de l'amour qui chercha parmi eux un refuge contre les chocs du monde qui agitent l'ame et la remplissent de douces espérances, pour s'en moquer ensuite.
100. O Clarens! tes sentiers sont foulés par des pieds célestes, par les pas de l'immortel amour. Ici son trône a pour marche-pieds des montagnes, où ce dieu est une vie et une lumière vivifiante. – Il ne se montre pas seulement sur ces sommets majestueux, ni dans les grottes et les forêts: son œil étincelle sur la fleur, et son souffle l'agite; ce souffle si doux de l'été, dont le tendre pouvoir surpasse celui des tempêtes dans leurs momens de plus grande désolation.
101. Tous les objets sont ici pleins de sa puissance; depuis les noirs sapins qui sont son ombrage sur les hauteurs, et le mugissement profond des torrens auquel il prête une oreille attentive jusqu'aux vignes qui s'étendent vers le rivage, où les eaux inclinées le reçoivent avec respect, et l'adorent en baisant ses pieds avec de doux murmures. Les bosquets, les berceaux de verdure, de vieux arbres aux troncs blanchis, mais dont le feuillage est encore plein de sève et de vigueur, jeunes comme le plaisir, lui offrent partout où il s'égare une solitude populeuse:
102. Solitude peuplée d'abeilles et d'oiseaux, de formes les plus belles, et de couleurs les plus variées; qui le célèbrent par des chants plus doux que le langage des hommes. Êtres innocens, ils déploient leurs ailes joyeuses sans crainte, et avec toute la vivacité d'une vie de bonheur. Le bruit des sources jaillissantes, la chute des hautes cascades, le mouvement des branches agitées, le bouton des fleurs qui fait naître la pensée la plus délicieuse de la beauté, tout est confondu et semble réuni dans une grande fin par l'amour lui-même.
103. Celui qui n'a pas encore aimé pourrait apprendre ici la science de l'amour, et faire un esprit de son cœur; celui qui connaît ses tendres mystères aimera davantage, car c'est ici le sanctuaire de l'amour, où les vaines misères des hommes et les persécutions du monde l'ont forcé de chercher un asile; car il est dans sa nature de croître ou de mourir. Il ne peut subsister dans le calme, mais il décroît ou s'élève à un bonheur sans limites; qui peut, dans son éternité, le disputer aux félicités immortelles.
104. Ce n'était pas en vain que Rousseau choisit ce séjour pour le peupler de ses affections. Il reconnut que c'était celui que l'amour devait destiner aux êtres purifiés de l'imagination. C'était le lieu où l'amour délia pour la première fois la ceinture de sa Psyché, et celui qu'il avait consacré par un tendre souvenir. Solitude imposante, profonde, qui a une voix, des sens et des soupirs de tendresse. Ici le Rhône s'est préparé lui-même sa couche, et les Alpes se sont élevé un trône.
105. Lausanne! Ferney! vous avez été habités par des hommes qui ont rendu vos noms célèbres124! Ces mortels cherchèrent et trouvèrent, par de dangereux chemins, une renommée immortelle. Ils furent de gigantesques esprits dont le but redoutable était, comme les Titans, d'attaquer le ciel par des doutes hardis et des pensées audacieuses qui eussent appelé la foudre sur elles, si, en voyant les investigations impies des hommes, le ciel daignait faire plus que de sourire.
106. L'un était tout de feu et de mobilité, enfant le plus capricieux dans ses désirs, mais doué de l'esprit le plus vif et le plus varié; – gai, grave, sage ou hardi, – tout à la fois historien, poète et philosophe; il se multipliait au milieu des hommes, comme le Protée de leurs talens; mais le trait le plus caractéristique de son génie était le ridicule, qui, comme un vent impétueux, renversa tout ce qu'il atteignit, – tantôt pour terrasser la sottise, tantôt pour ébranler un trône.
107. L'autre, profond et calme, épuisant la pensée, et associant la sagesse à ses années studieuses, fit son asile de la méditation, s'enrichit de la science, et donna à ses armes offensives une forme plus sévère, sapant une croyance solennelle par un solennel mépris. Il fut maître passé dans l'art de l'ironie, et ses sarcasmes excitaient dans ses ennemis une colère qui naissait surtout de la peur; ils le condamnèrent aux feux de l'enfer, argument éloquent qui répond si bien à tous les doutes.
108. Cependant, que la paix soit avec leurs cendres, – car, s'ils l'ont méritée, ils subissent leur peine; ce n'est pas à nous à les juger, – encore moins à les condamner. L'heure viendra où de pareils mystères seront connus de tous. – L'espérance et la terreur sommeillent sur le même oreiller, – dans la poussière de la tombe, qui, nous en sommes sûrs, doit toujours rester poussière. Toutefois si, selon notre croyance, elle se ranime un jour, ce sera pour recevoir un pardon ou pour souffrir les peines qui seront méritées.
109. Mais qu'il me soit permis d'abandonner les œuvres de l'homme, pour contempler celles de son créateur répandues autour de moi, et de suspendre des chants que je nourris de mes rêveries, de crainte qu'ils ne semblent se prolonger sans fin. Les nuages qui planent au-dessus de moi se dirigent vers les blanches cimes des Alpes. Je veux les atteindre, et contempler tout ce qu'il me sera permis de découvrir, à mesure que je parviendrai à ces hautes régions, où la terre appelle à ses embrassemens les puissances de l'air.
110. Italie! ô Italie! à ton aspect, l'éclat des siècles passés vient frapper l'ame comme un éclair: depuis le jour où le fier Carthaginois fut sur le point de te conquérir, jusqu'à la dernière auréole de tes chefs et de tes sages qui illustrent tes immortelles annales, tu fus le trône et le tombeau d'empires; maintenant encore tu es la patrie où les esprits que tourmente la soif de la science vont se désaltérer à grands traits dans cette source éternelle qui coule de la colline impériale de Rome.
111. C'est ainsi que j'ai prolongé des chants continués sous de tristes auspices. – Sentir que nous ne sommes plus ce que nous avons été, et ce qu'il nous paraît que nous aurions dû être; – exciter le cœur contre lui-même, cacher à tous les yeux avec une fière prudence son amour ou sa haine, – ses passions ou ses sentimens, ses projets, ses chagrins ou ses contentemens; – être le tyran de sa propre pensée; c'est une rude tâche pour l'ame. – Pas de plaintes, – j'ai appris ces choses.
112. Quant à ces vers dont j'ai fait un chant, il se peut qu'ils soient une innocente ruse, – le coloris des scènes qui ont passé devant mes regards; et que j'aurais voulu saisir au passage, pour tromper un instant mon cœur ou celui des autres. La renommée est la soif de la jeunesse, – mais je ne suis pas si jeune pour regarder le sourire ou le dédain des hommes comme une perte ou une récompense glorieuse. J'ai toujours été, et je suis encore seul, – objet de souvenir ou d'oubli.
113. Je n'ai pas aimé le monde, et le monde ne m'a pas aimé: je n'ai point mendié ses suffrages, ni plié un genou patient devant ses idoles, – je n'ai point forcé mes lèvres aux sourires, – ni fait grand bruit pour le culte d'un écho. Dans leur foule, je n'ai pas paru aux hommes un de leurs semblables. J'étais parmi eux, mais non l'un d'eux; enveloppé dans le voile de mes pensées, qui n'étaient pas leurs pensées, je serais encore tel, si je n'avais corrigé mon ame, qui s'est ainsi domptée elle-même.
114. Je n'ai pas aimé le monde, et le monde ne m'a pas aimé, – mais séparons-nous bons ennemis125. Je veux bien croire, malgré mon expérience contraire; qu'il peut y avoir des mots qui soient des choses, – des espérances qui ne soient pas décevantes; des vertus charitables qui ne tendent pas de piéges à la fragilité; je voudrais aussi croire que quelques cœurs compatissent sincèrement aux malheurs des autres126; que deux ou un sont au moins ce qu'ils semblent être, – que la bonté n'est pas simplement un mot, ni le bonheur un songe.
115. O ma fille! ce chant a commencé avec ton nom; – ô ma fille! c'est avec ton nom qu'il doit finir. – Je ne te vois point, – je ne t'entends point, – mais personne ne peut être aussi ravi en toi. Tu es l'amie vers laquelle s'étendent les ombres de mes années à venir. Quand même tu ne me reverrais jamais, ma voix se fera entendre dans tes visions futures, et pénétrera jusqu'à ton cœur, – lorsque le mien sera glacé. – Tu entendras même des accens sortir de la tombe de ton père.
116. Aider au développement de ta jeune intelligence, – épier l'aurore de tes joies d'enfant, – rester près de toi pour te voir grandir, et acquérir la connaissance d'objets qui, pour toi, sont des merveilles! – Te bercer légèrement sur mes genoux heureux, et imprimer sur ta douce joue un baiser de père, – ce bonheur, sans doute, ne m'était point réservé; cependant il était dans ma nature: – tel que je suis, je ne sais ce qui est en moi: il me semble pourtant qu'il y a quelque chose de semblable à ce délicieux sentiment.
117. Oui, quand même on t'apprendrait la haine comme un devoir; je sais que tu m'aimeras. Vainement mon nom te serait-il défendu, comme un mot de sinistre augure, – une espérance brisée: vainement la tombe se serait fermée entre nous, – rien ne serait changé; je sais que tu m'aimeras. Quand même on aurait le dessein d'extraire mon sang de tes veines, et que l'on y réussirait, – tout serait vain, – tu m'aimerais encore, car tu y tiendrais plus qu'à la vie.
118. Tu es l'enfant de l'amour, – quoique née dans des heures d'amertume et nourrie dans des angoisses. Ce furent là les élémens de la vie de ton père; – les tiens ne sont pas moins funestes que ceux qui ont présidé à ta naissance, – mais la flamme de ta vie sera plus tempérée, et tes espérances seront plus heureuses et plus hautes. Que les sommeils de ton berceau soient doux et paisibles! Du sein des mers que je vais parcourir, et du sommet des montagnes où j'erre maintenant, je voudrais appeler sur toi autant de bénédicitions que, dans ma douleur, il me semble que tu aurais pu en attirer sur moi!
Visto ho Toscana, Lombardia, Romagna,
Quel monte che divide, e quel che serra
Italia, e un mare e l' altro, che la bagna.
(Ariosto, Satira III.)
1. J'étais dans Venise, sur le Pont des Soupirs127, un palais d'un côté et une prison de l'autre; j'en voyais les monumens s'élever du sein des vagues, comme par la baguette d'un enchanteur. Des milliers d'années étendent autour de moi leurs ailes sombres, et une gloire mourante sourit sur ces tems éloignés, où plus d'une contrée sujette admirait les monumens de marbre du lion ailé, lorsque Venise, assise dans sa gloire, avait placé son trône sur ses cent îles!
2. Elle semble une Cybèle maritime, sortie toute fraîche de l'Océan128, et se montrant avec sa tiare d'orgueilleuses tours, à une distance aérienne, pleine de majesté dans sa démarche, souveraine des eaux et de leurs puissances: et telle jadis fut Venise. – Ses filles avaient pour douaires les dépouilles des nations, et l'inépuisable Orient versait dans son sein, en pluies brillantes, son or et ses pierreries. Elle portait la robe de pourpre; les monarques assistaient à ses fêtes, et il leur semblait que leur puissance en était accrue.
3. Les échos de Venise ne répètent plus les vers du Tasse129, se promenèrent au Lido avec deux chanteurs, dont l'un était un charpentier et l'autre un gondolier. Le premier se plaça à la proue, et le second à la poupe du bateau. Peu de tems après avoir quitté le quai de la Piazzetta, ils commencèrent à chanter, et continuèrent leur exercice jusqu'à ce que nous fûmes arrivés à l'île. Ils nous donnèrent, entre autres essais de chant, la Mort de Clorinde, et le Palais d'Armide; ils ne chantèrent pas les vers vénitiens, mais les vers toscans. Le charpentier, cependant, qui était le plus habile des deux, et qui était souvent obligé d'aider son compagnon, nous dit qu'il pouvait traduire l'original. Il ajouta qu'il pourrait chanter près de trois cents stances; mais je n'ai pas la force (morbin fut le mot qu'il employa) d'en apprendre davantage, ou de chanter celles que je sais déjà; un homme doit avoir du tems de reste à sa disposition pour apprendre ou répéter; et, ajouta le pauvre charpentier, voyez mes habits et moi, je meurs de faim. Ces paroles nous touchèrent plus que son chant, que l'habitude seule peut rendre attrayant. Le récitatif était aigu, criard et monotone, et le second gondolier l'accompagnait de la voix, en tenant sa main sur un côté de sa bouche. Le charpentier mettait peu d'action dans son chant, et on voyait qu'il s'efforçait de se contenir; mais il était trop rempli de son sujet pour la comprimer entièrement. Nous apprîmes de ces hommes, que le chant n'était pas exclusivement réservé aux gondoliers, et qu'il y a un grand nombre d'individus de la basse classe du peuple qui sont familiarisés avec quelques stances; mais rarement, ou plutôt jamais, on ne les entend chanter volontairement.
Il ne paraît pas que ce soit l'usage pour les gondoliers de ramer et de chanter en même tems. Quoique les vers de la Jérusalem ne soient plus guère entendus, on fait encore beaucoup de musique sur les canaux de Venise; et les jours de fête, les étrangers qui sont trop éloignés, ou qui ne sont pas assez familiarisés avec la langue pour distinguer les mots, peuvent s'imaginer que la plupart des gondoles résonnent encore des chants du Tasse. L'auteur de quelques remarques qui apparurent dans les Curiosités de la Littérature, m'excusera de lui emprunter deux citations; car, à l'exception de quelques phrases un peu trop ambitieuses et trop extravagantes, il a donné une description aussi exacte qu'agréable.
«À Venise, les gondoliers savent par cœur de longs passages de l'Arioste et du Tasse, et ils les chantent souvent avec une mélodie particulière; mais ce talent paraît aujourd'hui se perdre. Au moins, après avoir pris beaucoup de peine, je ne pus trouver que deux personnes qui pussent me réciter, de cette manière, un passage du Tasse. Je dois ajouter que feu M. Berry me chanta une fois un de ces passages du Tasse, à la manière, m'assura-t-il, des gondoliers.
«Ils sont toujours deux réunis pour chanter alternativement les strophes. Nous en connaissons accidentellement les airs par Rousseau, qui les a fait imprimer: ils n'ont pas proprement de mouvement harmonique; c'est une espèce de milieu entre le canto fermo et le canto figurato, qui se rapproche du premier par une déclamation de récitatif, et du dernier par des passages et des roulades qui prolongent et embellissent une syllabe.
«J'entrai dans une gondole à minuit. Un chanteur se plaça sur le devant, et l'autre sur le derrière, et nous nous dirigeâmes vers San Giorgio. Un d'eux commença le chant; quand il eut fini sa strophe, l'autre continua le chant par la strophe suivante, et ainsi de suite alternativement. Pendant tout le chant, les mêmes notes revenaient invariablement; mais selon le sujet et la matière de la strophe, ils mettaient plus ou moins d'emphase, quelquefois sur une note, quelquefois sur une autre; et par là, ils changeaient même le ton de la strophe entière, comme l'objet du poème leur semblait l'exiger.
«En toute cependant, les sons étaient rudes et déchirans pour l'oreille. Les gondoliers semblaient, à la manière des hommes grossiers et sauvages, faire consister l'excellence de leur chant dans la force de leur voix. L'un paraissait désireux de surpasser l'autre par la puissance de ses poumons; et bien loin de trouver du plaisir dans ce spectacle (placé comme j'étais dans le pavillon de la gondole), je me trouvais dans une désagréable situation.
«Mon compagnon, à qui je communiquai mes impressions, désirant vivement rétablir l'honneur de ses compatriotes, m'assura que ces chants étaient très-harmonieux, entendus de loin. En conséquence, nous descendîmes sur le rivage, laissant un des chanteurs dans la gondole, tandis que l'autre se retira à la distance de quelques centaines de pas. Ils commencèrent alors à chanter alternativement, et je me mis à me promener de l'un à l'autre, en m'éloignant toujours de celui qui commençait sa partie. Je m'arrêtai aussi fréquemment pour les écouter tous deux.
«Ici commença proprement, pour moi, le plaisir de cette scène. La déclamation forte, le son perçant du chant, arrivaient de loin à mon oreille, et appelaient toute mon attention; les transitions rapides, qui exigeaient nécessairement d'être chantées sur un ton plus bas, ressemblaient à des accens plaintifs succédant aux vociférations de l'émotion et de la peine. Le second chanteur, qui écoutait attentivement, recommençait aussitôt où l'autre avait cessé, en lui répondant par des notes plus douces et plus retentissantes, selon que l'exigeait le sens de la strophe. Les canaux plongés dans une espèce de sommeil, les bâtimens élevés, la splendeur de la lune, les ombres épaisses de quelques gondoles qui se mouvaient çà et là comme des esprits, accroissaient la particularité frappante de la scène; et au milieu de toutes ces circonstances, il était facile de proclamer le caractère de cette étonnante harmonie.
«Cette harmonie convient parfaitement au marinier oisif et solitaire, étendu dans sa barque, sur un de ces canaux, attendant des passagers. L'ennui de cette situation est, en quelque sorte, allégé par les chants et histoires poétiques qu'il a dans sa mémoire. Il élève souvent, aussi haut qu'il peut, sa voix forte, qui s'étend à une vaste distance sur le tranquille miroir; et, tout étant calme autour de lui, il est comme dans une solitude, au milieu de cette ville grande et populeuse. Là, il n'y a point de roulemens de voitures, point de bruit de piétons; une gondole silencieuse glisse parfois près de lui, et le balancement des rames est à peine entendu.
«À une certaine distance de lui, le gondolier en entend un autre, dont la voix lui est peut-être inconnue. La mélodie et les vers mettent aussitôt en rapport les deux étrangers. Il devient un écho qui répond à cette voix; et il s'efforce de se faire entendre comme il a entendu la voix éloignée. Par une convention tacite, ils alternent vers pour vers; et, quoique le chant se prolonge pendant toute la nuit, ils s'entretiennent ainsi sans fatigue; les auditeurs qui passent entre les deux, prennent part à cet amusement.
«Cette exécution vocale plaît surtout à une grande distance; et alors elle a un charme inexprimable, comme si elle n'atteignait son but que saisie dans l'éloignement. Elle est plaintive, mais elle n'a rien de sombre dans ses intonations; et quelquefois il est impossible de retenir ses larmes. Mon compagnon, qui n'était pas autrement d'une organisation bien délicate, se prit à me dire tout-à-coup: «È singolare come quel canto intenerisce, e molto più quando lo cantano meglio.»
«On m'a dit que les femmes de Libo234, longue rangée d'îles qui séparent l'Adriatique des Lagunes, particulièrement les femmes des districts éloignés de Malamocca et de Palestrina, chantent de cette manière les poèmes du Tasse, en donnant à leurs chants les mêmes modulations.
«Elles ont l'habitude, lorsque leurs maris sont à la pêche en mer, de s'asseoir le long du rivage à l'arrivée de la nuit, et de crier (vociferare) ces chants jusqu'à ce que chacune d'elles puisse distinguer les réponses de son mari dans l'éloignement235.»
L'amour de la musique et de la poésie distingue toutes les classes des Vénitiens, même parmi les fils harmonieux de l'Italie. La ville, elle-même, peut fournir occasionnellement des auditoires assez nombreux pour deux ou trois salles d'opéra; et il y a peu d'événemens, dans la vie privée, qui ne fassent naître un sonnet imprimé et circulant dans les salons. Un médecin ou un avocat prend-il ses degrés, un abbé prèche-t-il son premier sermon, un chirurgien fait-il une opération, un arlequin annonce-t-il son départ ou sa représentation à bénéfice, recevez-vous des félicitations sur votre mariage, pour une naissance, ou pour le gain d'un procès? les Muses sont invoquées pour fournir le même nombre de syllabes; et les triomphes individuels brillent sur un papier d'une blancheur virginale, ou sur des placards coloriés en partie, collés à tous les carrefours de la capitale. La dernière révérence d'une favorite (prima donna) fait arriver une pluie de poétiques tributs de ces dernières et hautes régions, d'où, sur nos théâtres, on ne voit descendre ordinairement que des cupidons et des flocons de neige artificielle. Il y a une vraie poésie dans la vie d'un Vénitien; cette vie, dans sa course commune, est variée par ces surprises et ces changemens si recherchés dans la fiction, mais si différens de la sobre monotonie de l'existence septentrionale. Les amusemens sont érigés en devoirs; les devoirs sont changés en amusemens; et chaque objet, étant considéré comme faisant également partie de l'affaire de la vie, est annoncé et exécuté avec la même indifférence et la même gaîté assidue. La Gazette Vénitienne termine constamment ses colonnes par le triple avertissement qui suit:
CHARADE…
Exposition du très-saint Sacrement dans l'église de…
THÉATRES.
Saint-Moïse: —opéra.
Saint-Benoît: —comédie de caractère.
Saint-Luke: —relâche.
Si on réfléchit à ce que les catholiques croient qu'est leur hostie consacrée, on pourra penser, peut-être, qu'elle mériterait une niche plus respectable que celle qui la place entre une charade et un opéra.
130.
Toutefois je ne cherche pas de sympathies; je n'en ai pas besoin; les épines que j'ai cueillies appartiennent à l'arbre que j'ai planté; elles m'ont déchiré – et fait couler le sang; j'ai dû savoir quels fruits naîtraient d'une telle semence.
11. L'Adriatique, veuve de ses enfans et de ses héros, pleure son époux: son mariage annuel ne se renouvelle plus aujourd'hui. Le Bucentaure abandonné dépérit sur la grève, ornement négligé de son triste veuvage! Saint Marc cependant voit encore son Lion au même lieu qu'il occupait autrefois131. M. Mustoxidi n'a pas été sans réplique; mais, cependant, il n'a pas reçu de réponse. Il paraîtrait que les chevaux sont irrévocablement de l'île de Chio, et qu'ils furent transportés à Constantinople par Théodose. La science lapidaire est un amusement favori des Italiens; elle a donné de la réputation à plus d'un littérateur. Un des plus beaux spécimens de la typographie de Bodoni, est un volume considérable d'inscriptions, toutes écrites par son ami Pacciaudi. Un grand nombre d'entre elles avaient été préparées pour le retour des chevaux. Il est à croire que la meilleure ne fut pas choisie quand les mots qui suivent furent rangés en lettres d'or au-dessus du porche de la cathédrale:
Quatuor, equorum. signa. a. Venetis. Byzantio. capta. ad. temp. D. mar. a. s. MCCIV. posita. quæ. hostilis. cupiditas. a. MDCCCIII. abstulerat. Franc. I. imp. pacis. orbi. datæ. trophæum. a. MDCCCXV. victor, reduxit.
Je ne dirai rien du latin; mais il doit être permis de faire observer que l'injustice des Vénitiens, en enlevant ces chevaux de Constantinople, fut au moins égale à celle des Français, en les transportant à Paris; et qu'il eût été plus prudent d'éviter toutes allusions à l'une et l'autre spoliation. Un prince apostolique se serait peut-être opposé à ce que l'on plaçât, sur la principale entrée d'une église métropolitaine, une inscription ayant rapport à d'autres triomphes qu'à ceux de la religion. Rien moins que la pacification du monde ne pourrait excuser un pareil solécisme.
132.
Le samedi 23 juillet de l'année 1177, six galères vénitiennes transportèrent Frédéric, en grande pompe, de Chioza à l'île du Lido, éloignée d'un mille de Venise. Le lendemain matin, le pape, accompagné des ambassadeurs siciliens, et des envoyés de la Lombardie qu'il avait appelés de plusieurs contrées, au milieu d'un grand concours de peuple, se rendit, en procession, du palais patriarchal à l'église Saint-Marc, et releva solennellement l'empereur et ses partisans de l'excommunication prononcée contre eux. Le chancelier de l'empire, de la part de son maître, renonça aux anti-papes et à leurs schismatiques adhérens. Le doge, avec une suite nombreuse composée de membres du clergé et de laïques, se rendit immédiatement à bord des galères, pour accompagner, avec toute sa pompe, l'empereur Frédéric, du Lido à Venise. Celui-ci descendit de sa galère au quai de la Piazzetta. Le doge, le patriarche, les évêques et le clergé, ainsi que le peuple de Venise, avec leurs croix et leurs bannières, marchèrent solennellement en procession devant lui pour se rendre à l'église Saint-Marc. Alexandre était assis devant le vestibule de la basilique, environné de ses évêques et de ses cardinaux, du patriarche d'Aquilée, des archevêques et des évêques de la Lombardie, tous en grande pompe, et revêtus de leurs ornemens pontificaux. Frédéric s'approcha, conduit par l'esprit saint, et révérant le Tout-Puissant dans la personne d'Alexandre, déposant sa dignité impériale et se dépouillant de son manteau, il se prosterna, la face contre terre, aux pieds du pape. Alexandre, les larmes aux yeux, le releva avec bonté, l'embrassa, lui donna sa bénédiction; et aussitôt les Allemands du cortége chantèrent à haute voix: «Nous te louons, ô Dieu!» Alors l'Empereur prenant le Pape par la main droite, le conduisit à l'église, et ayant reçu sa bénédiction, il retourna au palais ducal238. La cérémonie d'humiliation fut répétée le jour suivant. Le pape, lui-même, à la demande de Frédéric, dit une messe à l'église Saint-Marc. L'empereur se dépouilla de nouveau de son manteau impérial; et prenant un cierge à la main, officia comme un lévite, marchant en tête des laïques, et précédant le pontife à l'autel. Alexandre, après avoir récité l'évangile, fit un sermon au peuple. L'empereur se tint près de la chaire, dans l'attitude d'un homme qui écoute avec attention; et le pontife, touché de cette marque de déférence, car il savait que Frédéric ne comprenait pas un mot de ce qu'il disait, ordonna au patriarche d'Aquilée de traduire en allemand son discours latin. Le credo fut ensuite chanté. Frédéric fit son offrande, baisa les pieds du pape, et comme la foule était grande, il le conduisit par la main jusqu'à son cheval blanc: il tint l'étrier; et il aurait conduit le cheval par les rênes jusqu'au rivage, si le pape ne l'eût remercié par politesse, et ne l'eût renvoyé avec bonté en lui donnant sa bénédiction. Tel est, en substance, le récit laissé par l'archevêque de Salerne, qui fut présent à la cérémonie, et dont l'histoire est confirmée par les relations postérieures. Il ne mériterait pas d'être rapporté si minutieusement, s'il ne montrait le triomphe de la liberté aussi bien que celui de la superstition. Les états de la Lombardie durent à cet événement la confirmation de leurs priviléges; et Alexandre eut raison de remercier le Tout-Puissant qui avait rendu fort un infirme, un vieillard désarmé, pour subjuguer un terrible et puissant monarque239.
133, car c'est ainsi que l'on appelait l'empire romain, compris dans le titre et dans les domaines du doge de Venise. Les trois huitièmes de cet empire furent conservés dans les diplômes, jusqu'à ce que Giovanni Dolfino, qui fit usage de la dénomination ci-dessus dans l'année 1357241, parvint à la dignité ducale.
Dandolo conduisit le siége de Constantinople en personne. Deux navires, le Paradis et le Pélerin, furent attachés l'un à l'autre, et un pont-levis, ou une échelle de siége, descendait de la hauteur des vergues jusqu'aux remparts. Le doge fut un des premiers qui se précipitèrent dans la ville. Alors fut accomplie, disent les Vénitiens; la prophétie de la Sibylle d'Érythrée: «Un traité d'union, entre des forts, sera fait sur les vagues de l'Adriatique, sous la conduite d'un chef aveugle; ils assiégeront un bouc, – ils profaneront Byzance, – ils dépouilleront les édifices, – ils en partageront le butin; un nouveau bouc bêlera jusqu'à ce qu'ils aient mesuré et parcouru une étendue de cinquante-quatre pieds neuf pouces et demi242.»
Dandolo mourut le premier jour de juin 1205, ayant régné treize ans, six mois et cinq jours; et il fut enseveli dans l'église Sainte-Sophie, à Constantinople. Il paraîtra étrange que le nom du traître apothicaire qui reçut l'épée du doge, et anéantit l'ancien gouvernement en 1796-7, fût Dandolo.
134.»
Dans le fait, les Génois avancèrent jusqu'à Malamocco, à cinq milles de la capitale; mais leur propre danger et l'orgueil de leurs ennemis donnèrent du courage aux Vénitiens, qui firent de prodigieux efforts et de grands sacrifices individuels, soigneusement rapportés par leurs historiens. Victor Pisani fut placé à la tête de trente-quatre galères. Les Génois furent repoussés de Malamocco, et se retirèrent à Chioza, en octobre. Mais ils menacèrent de nouveau Venise, qui fut réduite à l'extrémité. Dans ces circonstances, 1er janvier 1380, arriva Carlo Zeno qui avait été en croisière sur les côtes de Gênes avec quatorze galères. Alors les Vénitiens furent assez forts pour assiéger les Génois. Doria fut tué le 22 janvier par un boulet de pierre du poids de cent quatre-vingt-quinze livres, lancé par une bombarde nommée la Trévisane. Alors Chioza fut étroitement bloquée. Cinq mille auxiliaires, parmi lesquels se trouvaient quelques Condottieri anglais, commandés par un capitaine nommé Ceccho, joignirent les Vénitiens. Les Génois à leur tour sollicitèrent des conditions; mais aucune ne fut accordée, jusqu'à la fin: ils se rendirent à discrétion; et le 24 juin 1380, le doge Contarini fit son entrée triomphale dans Chioza. Quatre mille prisonniers, dix-neuf galères, plusieurs petits navires et des barques, avec toutes leurs armes et leurs munitions, tombèrent dans les mains des vainqueurs qui, sans la réponse inexorable de Doria, auraient tristement réduit leur domination à la ville de Venise. Le détail de ces transactions se trouve dans un ouvrage intitulé: la guerre de Chioza, écrit par Daniel Chinazzo, qui était à Venise à cette époque244.
135 Elle porta son étendard, ainsi nommé, à travers la flamme et le sang, sur la terre et la mer ses sujettes. Quoique faisant chaque jour des esclaves, elle-même restait libre, et servait de boulevard à l'Europe contre les Ottomans. J'en atteste la rivale de Troie, Candie! et vous, vagues immortelles, qui vîtes le combat de Lépante! car vous êtes des noms que les tems ni la tyrannie ne peuvent flétrir.
15. Statues de verre – brisées, – la longue file de ses doges morts est réduite en poussière. Mais le vaste et somptueux palais qui fut leur demeure rappelle encore leur splendeur passée. Leur sceptre brisé et leur épée dévorée par la rouille ont cédé à l'étranger. Tes palais déserts, tes rues infréquentées, des visages étrangers, te rappellent trop souvent, ô Venise, ceux qui t'ont donné des fers, et qui ont jeté un nuage de désolation sur tes murs enchantés136 Beaucoup de maisons patriciennes sont désertes, et elles disparaîtraient graduellement, si le gouvernement, alarmé par la démolition de soixante et douze d'entre elles, pendant ces dernières années, n'eût défendu expressément cette triste ressource de la pauvreté. Beaucoup de débris de la noblesse vénitienne sont maintenant dispersés et confondus avec les juifs les plus riches sur les bords de la Brenta, dont les palais sont tombés, ou tombent journellement en ruines. On connaît encore le nom de gentil-uomo veneto, et voilà tout. Cette noblesse n'est plus que l'ombre d'elle-même, mais elle est encore polie et aimable. On peut sûrement lui pardonner si elle regrette sa puissance, quels qu'aient été les vices de la république, et quoique le terme naturel de son existence soit regardé par les étrangers comme étant arrivé à son dernier période; un seul sentiment doit être attendu des Vénitiens. À aucune époque les sujets de la république ne furent si unanimes dans leurs résolutions de se rallier autour de l'étendard de Saint-Marc, comme lorsqu'il fut déployé dans ses derniers tems, et que la lâcheté et la trahison d'un petit nombre de patriciens qui recommandaient une neutralité fatale, furent bornées aux personnes des traîtres eux-mêmes.
La génération actuelle ne peut penser à regretter la perte de ses anciennes formes aristocratiques, et son gouvernement trop despotique; elle ne pense qu'à son indépendance évanouie. Les Vénitiens se désolent à ce souvenir, qui leur fait suspendre pour un moment leur gaie bonne humeur. On peut dire, en se servant des paroles de l'Écriture: que Venise meurt tous les jours; et sa décadence est si générale et si visible qu'elle attriste même l'étranger, inaccoutumé à voir une nation tout entière expirant comme si elle était devant ses yeux. Une création si artificielle, ayant perdu le principe qui lui avait donné la vie et qui soutenait son existence, devait tomber pièces par pièces et s'évanouir plus promptement qu'elle ne s'était élevée. L'horreur de l'esclavage qui entraîna les Vénitiens sur les mers, les a forcés, depuis leur malheur, à chercher une autre patrie, où ils se trouvent au moins confondus dans la foule d'êtres dépendans; et ils ne présentent pas le spectacle humiliant d'une nation entière chargée de chaînes récentes. Leur vivacité, leur affabilité, et cette heureuse indifférence, que peut seule donner la constitution du tempérament, car la philosophie y aspire en vain, n'ont point succombé sous les événemens. Mais beaucoup de particularités de costumes et de manières se sont perdues par degrés, et les nobles, avec cet orgueil commun à tous les Italiens qui ont été maîtres, n'ont pas pensé à parer leur insuffisance. Cette splendeur qui était une preuve et une partie de leur pouvoir, ils n'ont pas voulu la dégrader sous les chaînes de leur servitude. Ils se sont retirés des palais qu'ils occupaient sous les yeux de leurs concitoyens; leur continuation d'y séjourner aurait été une marque d'adhésion et une insulte à ceux qui ont souffert pour les malheurs communs. Ceux-là qui sont restés dans la capitale dégradée peuvent être plutôt regardés comme fréquentant les lieux de leur puissance évanouie que vivant parmi eux. La pensée: qui opprime et qui est opprimé? fera naître difficilement un commentaire dans l'esprit de celui qui est nationalement l'ami et l'allié du vainqueur. On peut cependant accorder qu'à ceux qui désirent recouvrer leur indépendance, quelques-uns de leurs maîtres doivent être un objet de haine, et on peut prédire avec certitude que cette aversion sans profit ne cessera pas avant que Venise ait disparu sous le limon de ses canaux comblés.
137; ses chants furent leur seule rançon sur cette terre étrangère. Voyez, à mesure qu'ils chantent l'hymne tragique, comme le char du vainqueur s'arrête! les rênes tombent de ses mains, – son oisif cimeterre s'échappe de sa ceinture; – il brise les chaînes des captifs, et les engage à remercier le poète de leur liberté et de ses chants.
17. Ainsi, Venise, quand tes prétentions ne seraient pas plus légitimes, quand tes grands exploits historiques seraient oubliés, tes souvenirs harmonieux du barde divin, ton amour pour le Tasse, auraient dû rompre les chaînes qui te lient à tes tyrans. Ta destinée est la honte des nations, – mais surtout de toi, ô Albion! la reine de l'Océan ne devrait pas abandonner les enfans de l'Océan; pense à ton sort sur le sort de Venise, en dépit de tes remparts maritimes.
18. J'aimai Venise dès ma jeunesse. – Elle était pour moi comme la ville enchantée du cœur, le séjour de la joie et des richesses, s'élevant telle que des jets d'eau du sein de la mer. L'art d'Ottwai, de Ratcliffe, de Schiller, de Shakspeare138, avait gravé dans moi son image; et, quoique je l'aie trouvée dans son état de désolation, elle m'est peut-être plus chère dans ses jours d'infortunes que si elle était encore l'orgueil, la merveille du monde.
19. Je puis la repeupler avec le passé; – elle a encore assez du présent pour exercer l'œil, la pensée et la méditation, et plus, peut-être, que je n'avais espéré ou attendu d'elle. Parmi les plus heureux momens qui ont été enveloppés dans le tissu de mon existence, il en est quelques-uns, ô Venise! qui ont emprunté de toi leurs brillantes couleurs. Il est des sentimens que le tems ne peut refroidir, et que la douleur ne peut ébranler, ou les miens seraient maintenant glacés et anéantis.
20. Mais, par leur propre nature, les sapins les plus élevés139 croissent sur les rochers les plus hauts et les moins abrités contre les orages; leurs racines s'attachent entre des pierres stériles où aucune couche de terre ne les fortifie contre les chocs furieux des tempêtes des Alpes. Cependant leurs troncs prennent de l'accroissement, et défient la mugissante tempête, jusqu'à ce que, par la hauteur et la grosseur qu'ils ont acquises, ils sont dignes des montagnes dont les blocs de granit ont nourri leur enfance, étendu leurs formes gigantesques. – L'ame peut s'élever de même au sein de ses orages.
21. Dans notre vie de misère, les profondes racines de la douleur s'attachent aux cœurs solitaires et désolés. Le chameau, chargé des plus pesans fardeaux, suit sa route sans se plaindre, et le loup expire en silence. – De tels exemples seraient-ils donc vains? Si ces animaux, êtres d'un naturel ignoble et sauvage, souffrent sans murmurer; nous, formés d'une argile plus noble, ne pourrions-nous pas supporter également notre destinée, – qui ne dure qu'un jour?
22. Toute douleur consume celui qui en est atteint, ou il la détruit lui-même; et, dans l'un et l'autre cas, elle cesse d'exister. – Quelques-uns, pleins d'espérance ou ranimés par elle, retournent aux lieux d'où ils sont venus, – avec des projets semblables, et recommencent la trame de leurs jours; d'autres, le corps penché vers la terre, et affectés des infirmités de la vieillesse, se sont flétris avant le tems, et périssent avec le roseau qui leur servait d'appui; d'autres se jettent dans la dévotion, cherchent le travail, la guerre, la vertu ou le crime, selon que leurs ames furent formées pour monter ou descendre.
23. Mais c'est en vain que l'on parvient à subjuguer la douleur; il en reste toujours quelque trace, comme le dard d'un scorpion, à peine aperçue, mais imprégnée d'une nouvelle amertume. Une cause légère peut faire retomber sur le cœur le poids dont il eût voulu se délivrer pour jamais; ce peut être un son, – un accord d'harmonie, – un soir d'été – ou de printems, – une fleur, – le vent, – l'Océan, qui rouvriront les blessures du cœur, en ébranlant la chaîne électrique qui nous enveloppe de ses invisibles anneaux.
24. Et comment, et pourquoi? nous l'ignorons, et nous ne pouvons suivre jusqu'au nuage qui le portait, ce tonnerre dont notre ame est frappée; mais nous en éprouvons les nouvelles atteintes, et nous ne pouvons effacer les noirs vestiges de son passage; vestiges qui, tout-à-coup, et lorsque nous y pensons le moins, nous arrachent de nos occupations familières, pour nous faire voir des spectres qu'aucun exorcisme ne peut conjurer: un cœur froid, – changé, – peut-être un ami mort, – ceux que nous avons pleurés, que nous avons aimés, que nous avons perdus, – trop nombreux peut-être! et cependant que ce nombre en est petit!
25. Mais mon ame s'égare; je la rappelle à moi pour méditer sur la décadence des choses de la terre; ruine elle-même au milieu des ruines, je recherche les traces des empires tombés et d'une grandeur évanouie, sur une terre qui fut la plus glorieuse dans son ancienne puissance, et qui est maintenant la plus belle, comme elle sera toujours la terre de prédilection de la nature, dans laquelle furent modelés par sa main céleste le héros et l'homme libre, l'homme beau et le brave, – les maîtres de la terre et des mers;