Czytaj książkę: «Romans et contes»
AVATAR
I
Personne ne pouvait rien comprendre à la maladie qui minait lentement Octave de Saville. Il ne gardait pas le lit et menait son train de vie ordinaire; jamais une plainte ne sortait de ses lèvres, et cependant il dépérissait à vue d’œil. Interrogé par les médecins que le forçaient à consulter la sollicitude de ses parents et de ses amis, il n’accusait aucune souffrance précise, et la science ne découvrait en lui nul symptôme alarmant: sa poitrine auscultée rendait un son favorable, et à peine si l’oreille appliquée sur son cœur y surprenait quelque battement trop lent ou trop précipité; il ne toussait pas, n’avait pas la fièvre, mais la vie se retirait de lui et fuyait par une de ces fentes invisibles dont l’homme est plein, au dire de Térence.
Quelquefois une bizarre syncope le faisait pâlir et froidir comme un marbre. Pendant une ou deux minutes on eût pu le croire mort; puis le balancier, arrêté par un doigt mystérieux, n’étant plus retenu, reprenait son mouvement, et Octave paraissait se réveiller d’un songe. On l’avait envoyé aux eaux; mais les nymphes thermales ne purent rien pour lui. Un voyage à Naples ne produisit pas un meilleur résultat. Ce beau soleil si vanté lui avait semblé noir comme celui de la gravure d’Albert Durer; la chauve-souris qui porte écrit dans son aile ce mot, melancholia, fouettait cet azur étincelant de ses membranes poussiéreuses et voletait entre la lumière et lui; il s’était senti glacé sur le quai de la Mergellina, où les lazzaroni demi-nus se cuisent et donnent à leur peau une patine de bronze.
Il était donc revenu à son petit appartement de la rue Saint-Lazare et avait repris en apparence ses habitudes anciennes.
Cet appartement était aussi confortablement meublé que peut l’être une garçonnière. Mais comme un intérieur prend à la longue la physionomie et peut-être la pensée de celui qui l’habite, le logis d’Octave s’était peu à peu attristé; le damas des rideaux avait pâli et ne laissait plus filtrer qu’une lumière grise. Les grands bouquets de pivoine se flétrissaient sur le fond moins blanc du tapis; l’or des bordures encadrant quelques aquarelles et quelques esquisses de maîtres avait lentement rougi sous une implacable poussière; le feu découragé s’éteignait et fumait au milieu des cendres. La vieille pendule de Boule incrustée de cuivre et d’écaille verte retenait le bruit de son tic-tac, et le timbre des heures ennuyées parlait bas comme on fait dans une chambre de malade; les portes retombaient silencieuses, et les pas des rares visiteurs s’amortissaient sur la moquette; le rire s’arrêtait de lui-même en pénétrant dans ces chambres mornes, froides et obscures, où cependant rien ne manquait du luxe moderne. Jean, le domestique d’Octave, s’y glissait comme une ombre, un plumeau sous le bras, un plateau sur la main, car, impressionné à son insu de la mélancolie du lieu, il avait fini par perdre sa loquacité. – Aux murailles pendaient en trophée des gants de boxe, des masques et des fleurets; mais il était facile de voir qu’on n’y avait pas touché depuis longtemps; des livres pris et jetés insouciamment traînaient sur tous les meubles, comme si Octave eût voulu, par cette lecture machinale, endormir une idée fixe. Une lettre commencée, dont le papier avait jauni, semblait attendre depuis des mois qu’on l’achevât, et s’étalait comme un muet reproche au milieu du bureau. Quoique habité, l’appartement paraissait désert. La vie en était absente, et en y entrant on recevait à la figure cette bouffée d’air froid qui sort des tombeaux quand on les ouvre.
Dans cette lugubre demeure où jamais une femme n’aventurait le bout de sa bottine, Octave se trouvait plus à l’aise que partout ailleurs, – ce silence, cette tristesse et cet abandon lui convenaient; le joyeux tumulte de la vie l’effarouchait, quoiqu’il fît parfois des efforts pour s’y mêler; mais il revenait plus sombre des mascarades, des parties ou des soupers où ses amis l’entraînaient; aussi ne luttait-il plus contre cette douleur mystérieuse, et laissait-il aller les jours avec l’indifférence d’un homme qui ne compte pas sur le lendemain. Il ne formait aucun projet, ne croyant plus à l’avenir, et il avait tacitement envoyé à Dieu sa démission de la vie, attendant qu’il l’acceptât. Pourtant, si vous vous imaginiez une figure amaigrie et creusée, un teint terreux, des membres exténués, un grand ravage extérieur, vous vous tromperiez; tout au plus apercevrait-on quelques meurtrissures de bistre sous les paupières, quelques nuances orangées autour de l’orbite, quelque attendrissement aux tempes sillonnées de veines bleuâtres. Seulement l’étincelle de l’âme ne brillait pas dans l’œil, dont la volonté, l’espérance et le désir s’étaient envolés. Ce regard mort dans ce jeune visage formait un contraste étrange, et produisait un effet plus pénible que le masque décharné, aux yeux allumés de fièvre, de la maladie ordinaire.
Octave avait été, avant de languir de la sorte, ce qu’on nomme un joli garçon, et il l’était encore: d’épais cheveux noirs, aux boucles abondantes, se massaient, soyeux et lustrés, de chaque côté de ses tempes; ses yeux longs, veloutés, d’un bleu nocturne, frangés de cils recourbés, s’allumaient parfois d’une étincelle humide; dans le repos, et lorsque nulle passion ne les animait, ils se faisaient remarquer par cette quiétude sereine qu’ont les yeux des Orientaux, lorsqu’à la porte d’un café de Smyrne ou de Constantinople ils font le kief après avoir fumé leur narguilhé. Son teint n’avait jamais été coloré, et ressemblait à ces teints méridionaux d’un blanc olivâtre qui ne produisent tout leur effet qu’aux lumières; sa main était fine et délicate, son pied étroit et cambré. Il se mettait bien, sans précéder la mode ni la suivre en retardataire, et savait à merveille faire valoir ses avantages naturels. Quoiqu’il n’eût aucune prétention de dandy ou de gentleman rider, s’il se fût présenté au Jockey-Club, il n’eût pas été refusé.
Comment se faisait-il que, jeune, beau, riche, avec tant de raisons d’être heureux, un jeune homme se consumât si misérablement? Vous allez dire qu’Octave était blasé, que les romans à la mode du jour lui avaient gâté la cervelle de leurs idées malsaines, qu’il ne croyait à rien, que de sa jeunesse et de sa fortune gaspillées en folles orgies il ne lui restait que des dettes; – toutes ces suppositions manquent de vérité. – Ayant fort peu usé des plaisirs, Octave ne pouvait en être dégoûté; il n’était ni splénétique, ni romanesque, ni athée, ni libertin, ni dissipateur; sa vie avait été jusqu’alors mêlée d’études et de distractions comme celle des autres jeunes gens; il s’asseyait le matin au cours de la Sorbonne, et le soir il se plantait sur l’escalier de l’Opéra pour voir s’écouler la cascade des toilettes. On ne lui connaissait ni fille de marbre ni duchesse, et il dépensait son revenu sans faire mordre ses fantaisies au capital, – son notaire l’estimait; – c’était donc un personnage tout uni, incapable de se jeter au glacier de Manfred ou d’allumer le réchaud d’Escousse. Quant à la cause de l’état singulier où il se trouvait et qui mettait en défaut la science de la faculté, nous n’osons l’avouer, tellement la chose est invraisemblable à Paris, au dix-neuvième siècle, et nous laissons le soin de la dire à notre héros lui-même.
Comme les médecins ordinaires n’entendaient rien à cette maladie étrange, car on n’a pas encore disséqué d’âme aux amphithéâtres d’anatomie, on eut recours en dernier lieu à un docteur singulier, revenu des Indes après un long séjour, et qui passait pour opérer des cures merveilleuses.
Octave, pressentant une perspicacité supérieure et capable de pénétrer son secret, semblait redouter la visite du docteur, et ce ne fut que sur les instances réitérées de sa mère qu’il consentit à recevoir M. Balthazar Cherbonneau.
Quand le docteur entra, Octave était à demi couché sur un divan: un coussin étayait sa tête, un autre lui soutenait le coude, un troisième lui couvrait les pieds; une gandoura l’enveloppait de ses plis souples et moelleux; il lisait ou plutôt il tenait un livre, car ses yeux arrêtés sur une page ne regardaient pas. Sa figure était pâle, mais, comme nous l’avons dit, ne présentait pas d’altération bien sensible. Une observation superficielle n’aurait pas cru au danger chez ce jeune malade, dont le guéridon supportait une boîte à cigares au lieu des fioles, des lochs, des potions, des tisanes, et autres pharmacopées de rigueur en pareil cas. Ses traits purs, quoiqu’un peu fatigués, n’avaient presque rien perdu de leur grâce, et, sauf l’atonie profonde et l’incurable désespérance de l’œil, Octave eût semblé jouir d’une santé normale.
Quelque indifférent que fût Octave, l’aspect bizarre du docteur le frappa. M. Balthazar Cherbonneau avait l’air d’une figure échappée d’un conte fantastique d’Hoffmann et se promenant dans la réalité stupéfaite de voir cette création falote. Sa face extrêmement basanée était comme dévorée par un crâne énorme que la chute des cheveux faisait paraître plus vaste encore. Ce crâne nu, poli comme de l’ivoire, avait gardé ses teintes blanches, tandis que le masque, exposé aux rayons du soleil, s’était revêtu, grâce aux superpositions des couches du hâle, d’un ton de vieux chêne ou de portrait enfumé. Les méplats, les cavités et les saillies des os s’y accentuaient si vigoureusement, que le peu de chair qui les recouvrait ressemblait, avec ses mille rides fripées, à une peau mouillée appliquée sur une tête de mort. Les rares poils gris qui flânaient encore sur l’occiput, massés en trois maigres mèches dont deux se dressaient au-dessus des oreilles et dont la troisième partait de la nuque pour mourir à la naissance du front, faisaient regretter l’usage de l’antique perruque à marteaux ou de la moderne tignasse de chiendent, et couronnaient d’une façon grotesque cette physionomie de casse-noisettes. Mais ce qui occupait invinciblement chez le docteur, c’étaient les yeux; au milieu de ce visage tanné par l’âge, calciné à des cieux incandescents, usé dans l’étude, où les fatigues de la science et de la vie s’écrivaient en sillages profonds, en pattes d’oie rayonnantes, en plis plus pressés que les feuillets d’un livre, étincelaient deux prunelles d’un bleu de turquoise, d’une limpidité, d’une fraîcheur et d’une jeunesse inconcevables. Ces étoiles bleues brillaient au fond d’orbites brunes et de membranes concentriques dont les cercles fauves rappelaient vaguement les plumes disposées en auréole autour de la prunelle nyctalope des hiboux. On eût dit que, par quelque sorcellerie apprise des brahmes et des pandits, le docteur avait volé des yeux d’enfant et se les était ajustés dans sa face de cadavre. Chez le vieillard, le regard marquait vingt ans; chez le jeune homme, il en marquait soixante.
Le costume était le costume classique du médecin: habit et pantalon de drap noir, gilet de soie de même couleur, et sur la chemise un gros diamant, présent de quelque rajah ou de quelque nabab. Mais ces vêtements flottaient comme s’ils eussent été accrochés à un portemanteau, et dessinaient des plis perpendiculaires que les fémurs et les tibias du docteur cassaient en angles aigus lorsqu’il s’asseyait. Pour produire cette maigreur phénoménale, le dévorant soleil de l’Inde n’avait pas suffi. Sans doute Balthazar Cherbonneau s’était soumis, dans quelque but d’initiation, aux longs jeûnes des fakirs et tenu sur la peau de gazelle auprès des yoghis entre les quatre réchauds ardents; mais cette déperdition de substance n’accusait aucun affaiblissement. Des ligaments solides et tendus sur les mains comme les cordes sur le manche d’un violon reliaient entre eux les osselets décharnés des phalanges et les faisaient mouvoir sans trop de grincements.
Le docteur s’assit sur le siége qu’Octave lui désignait de la main à côté du divan, en faisant des coudes comme un mètre qu’on reploie et avec des mouvements qui indiquaient l’habitude invétérée de s’accroupir sur des nattes. Ainsi placé, M. Cherbonneau tournait le dos à la lumière, qui éclairait en plein le visage de son malade, situation favorable à l’examen et que prennent volontiers les observateurs, plus curieux de voir que d’être vus. Quoique la figure du docteur fût baignée d’ombre et que le haut de son crâne, luisant et arrondi comme un gigantesque œuf d’autruche, accrochât seul au passage un rayon du jour, Octave distinguait la scintillation des étranges prunelles bleues qui semblaient douées d’une lueur propre comme les corps phosphorescents: il en jaillissait un rayon aigu et clair que le jeune malade recevait en pleine poitrine avec cette sensation de picotement et de chaleur produite par l’émétique.
«Eh bien, monsieur, dit le docteur après un moment de silence pendant lequel il parut résumer les indices reconnus dans son inspection rapide, je vois déjà qu’il ne s’agit pas avec vous d’un cas de pathologie vulgaire; vous n’avez aucune de ces maladies cataloguées, à symptômes bien connus, que le médecin guérit ou empire; et quand j’aurai causé quelques minutes, je ne vous demanderai pas du papier pour y tracer une anodine formule du Codex au bas de laquelle j’apposerai une signature hiéroglyphique et que votre valet de chambre portera au pharmacien du coin.»
Octave sourit faiblement, comme pour remercier M. Cherbonneau de lui épargner d’inutiles et fastidieux remèdes.
«Mais, continua le docteur, ne vous réjouissez pas si vite; de ce que vous n’avez ni hypertrophie du cœur, ni tubercules au poumon, ni ramollissement de la moelle épinière, ni épanchement séreux au cerveau, ni fièvre typhoïde ou nerveuse, il ne s’ensuit pas que vous soyez en bonne santé. Donnez-moi votre main.»
Croyant que M. Cherbonneau allait lui tâter le pouls et s’attendant à lui voir tirer sa montre à secondes, Octave retroussa la manche de sa gandoura, mit son poignet à découvert et le tendit machinalement au docteur. Sans chercher du pouce cette pulsation rapide ou lente qui indique si l’horloge de la vie est détraquée chez l’homme, M. Cherbonneau prit dans sa patte brune, dont les doigts osseux ressemblaient à des pinces de crabe, la main fluette, veinée et moite du jeune homme; il la palpa, la pétrit, la malaxa en quelque sorte comme pour se mettre en communication magnétique avec son sujet. Octave, bien qu’il fût sceptique en médecine, ne pouvait s’empêcher d’éprouver une certaine émotion anxieuse, car il lui semblait que le docteur lui soutirait l’âme par cette pression, et le sang avait tout à fait abandonné ses pommettes.
«Cher monsieur Octave, dit le médecin en laissant aller la main du jeune homme, votre situation est plus grave que vous ne pensez, et la science, telle du moins que la pratique la vieille routine européenne, n’y peut rien: vous n’avez plus la volonté de vivre, et votre âme se détache insensiblement de votre corps; il n’y a chez vous ni hypocondrie, ni lypémanie, ni tendance mélancolique au suicide. – Non! – cas rare et curieux, vous pourriez, si je ne m’y opposais, mourir sans aucune lésion intérieure ou externe appréciable. Il était temps de m’appeler, car l’esprit ne tient plus à la chair que par un fil; mais nous allons y faire un bon nœud.» Et le docteur se frotta joyeusement les mains en grimaçant un sourire qui détermina un remous de rides dans les mille plis de sa figure.
«Monsieur Cherbonneau, je ne sais si vous me guérirez, et, après tout, je n’en ai nulle envie, mais je dois avouer que vous avez pénétré du premier coup la cause de l’état mystérieux où je me trouve. Il me semble que mon corps est devenu perméable, et laisse échapper mon moi comme un crible l’eau par ses trous. Je me sens fondre dans le grand tout, et j’ai peine à me distinguer du milieu où je plonge. La vie dont j’accomplis, autant que possible, la pantomime habituelle, pour ne pas chagriner mes parents et mes amis, me paraît si loin de moi, qu’il y a des instants où je me crois déjà sorti de la sphère humaine: je vais et je viens par les motifs qui me déterminaient autrefois, et dont l’impulsion mécanique dure encore, mais sans participer à ce que je fais. Je me mets à table aux heures ordinaires, et je parais manger et boire, quoique je ne sente aucun goût aux plats les plus épicés et aux vins les plus forts: la lumière du soleil me semble pâle comme celle de la lune, et les bougies ont des flammes noires. J’ai froid aux plus chauds jours de l’été; parfois il se fait en moi un grand silence comme si mon cœur ne battait plus et que les rouages intérieurs fussent arrêtés par une cause inconnue. La mort ne doit pas être différente de cet état si elle est appréciable pour les défunts.
– Vous avez, reprit le docteur, une impossibilité de vivre chronique, maladie toute morale et plus fréquente qu’on ne pense. La pensée est une force qui peut tuer comme l’acide prussique, comme l’étincelle de la bouteille de Leyde, quoique la trace de ses ravages ne soit pas saisissable aux faibles moyens d’analyse dont la science vulgaire dispose. Quel chagrin a enfoncé son bec crochu dans votre foie? Du haut de quelle ambition secrète êtes-vous retombé brisé et moulu? Quel désespoir amer ruminez-vous dans l’immobilité? Est-ce la soif du pouvoir qui vous tourmente? Avez-vous renoncé volontairement à un but placé hors de la portée humaine? – Vous êtes bien jeune pour cela. – Une femme vous a-t-elle trompé?
– Non, docteur, répondit Octave, je n’ai pas même eu ce bonheur.
– Et cependant, reprit M. Balthazar Cherbonneau, je lis dans vos yeux ternes, dans l’habitude découragée de votre corps, dans le timbre sourd de votre voix, le titre d’une pièce de Shakspeare aussi nettement que s’il était estampé en lettres d’or sur le dos d’une reliure de maroquin.
– Et quelle est cette pièce que je traduis sans le savoir? dit Octave, dont la curiosité s’éveillait malgré lui.
– Love’s labour’s lost, continua le docteur avec une pureté d’accent qui trahissait un long séjour dans les possessions anglaises de l’Inde.
– Cela veut dire, si je ne me trompe, peines d’amour perdues.
– Précisément.»
Octave ne répondit pas; une légère rougeur colora ses joues, et, pour se donner une contenance, il se mit à jouer avec le gland de sa cordelière: le docteur avait reployé une de ses jambes sur l’autre, ce qui produisait l’effet des os en sautoir gravés sur les tombes, et se tenait le pied avec la main à la mode orientale. Ses yeux bleus se plongeaient dans les yeux d’Octave et les interrogeaient d’un regard impérieux et doux.
«Allons, dit M. Balthazar Cherbonneau, ouvrez-vous à moi, je suis le médecin des âmes, vous êtes mon malade, et, comme le prêtre catholique à son pénitent, je vous demande une confession complète, et vous pourrez la faire sans vous mettre à genou.
– A quoi bon? En supposant que vous ayez deviné juste, vous raconter mes douleurs ne les soulagerait pas. Je n’ai pas le chagrin bavard, – aucun pouvoir humain, même le vôtre, ne saurait me guérir.
– Peut-être,» fit le docteur en s’établissant plus carrément dans son fauteuil, comme quelqu’un qui se dispose à écouter une confidence d’une certaine longueur.
«Je ne veux pas, reprit Octave, que vous m’accusiez d’un entêtement puéril, et vous laisser, par mon mutisme, un moyen de vous laver les mains de mon trépas; mais, puisque vous y tenez, je vais vous raconter mon histoire; – vous en avez deviné le fond, je ne vous disputerai pas les détails. Ne vous attendez à rien de singulier ou de romanesque. C’est une aventure très-simple, très-commune, très-usée; mais, comme dit la chanson de Henri Heine, celui à qui elle arrive la trouve toujours nouvelle, et il en a le cœur brisé. En vérité, j’ai honte de dire quelque chose de si vulgaire à un homme qui a vécu dans les pays les plus fabuleux et les plus chimériques.
– N’ayez aucune crainte; il n’y a plus que le commun qui soit extraordinaire pour moi, dit le docteur en souriant.
– Eh bien, docteur, je me meurs d’amour.»
II
«Je me trouvais à Florence vers la fin de l’été, en 184… la plus belle saison pour voir Florence. J’avais du temps, de l’argent, de bonnes lettres de recommandation, et alors j’étais un jeune homme de belle humeur, ne demandant pas mieux que de s’amuser. Je m’installai sur le Long-Arno, je louai une calèche et je me laissai aller à cette douce vie florentine qui a tant de charme pour l’étranger. Le matin, j’allais visiter quelque église, quelque palais ou quelque galerie tout à mon aise, sans me presser, ne voulant pas me donner cette indigestion de chefs-d’œuvre qui, en Italie, fait venir aux touristes trop hâtifs la nausée de l’art; tantôt je regardais les portes de bronze du baptistère, tantôt le Persée de Benvenuto sous la loggia dei Lanzi, le portrait de la Fornarina aux Offices, ou bien encore la Vénus de Canova au palais Pitti, mais jamais plus d’un objet à la fois. Puis je déjeunais au café Doney, d’une tasse de café à la glace, je fumais quelques cigares, parcourais les journaux, et, la boutonnière fleurie de gré ou de force par ces jolies bouquetières coiffées de grands chapeaux de paille qui stationnent devant le café, je rentrais chez moi faire la sieste; à trois heures, la calèche venait me prendre et me transportait aux Cascines. Les Cascines sont à Florence ce que le bois de Boulogne est à Paris, avec cette différence que tout le monde s’y connaît, et que le rond-point forme un salon en plein air, où les fauteuils sont remplacés par des voitures, arrêtées et rangées en demi-cercle. Les femmes, en grande toilette, à demi couchées sur les coussins, reçoivent les visites des amants et des attentifs, des dandys et des attachés de légation, qui se tiennent debout et chapeau bas sur le marchepied. – Mais vous savez cela tout aussi bien que moi. – Là se forment les projets pour la soirée, s’assignent les rendez-vous, se donnent les réponses, s’acceptent les invitations; c’est comme une Bourse du plaisir qui se tient de trois heures à cinq heures, à l’ombre de beaux arbres, sous le ciel le plus doux du monde. Il est obligatoire, pour tout être un peu bien situé, de faire chaque jour une apparition aux Cascines. Je n’avais garde d’y manquer, et le soir, après dîner, j’allais dans quelques salons, ou à la Pergola, lorsque la cantatrice en valait la peine.
«Je passai ainsi un des plus heureux mois de ma vie; mais ce bonheur ne devait pas durer. Une magnifique calèche fit un jour son début aux Cascines. Ce superbe produit de la carrosserie de Vienne, chef-d’œuvre de Laurenzi, miroité d’un vernis étincelant, historié d’un blason presque royal, était attelé de la plus belle paire de chevaux qui ait jamais piaffé à Hyde-Park ou à Saint-James au Drawing-Room de la reine Victoria, et mené à la Daumont de la façon la plus correcte par un tout jeune jockey en culotte de peau blanche et en casaque verte; les cuivres des harnais, les boîtes des roues, les poignées des portières brillaient comme de l’or et lançaient des éclairs au soleil; tous les regards suivaient ce splendide équipage qui, après avoir décrit sur le sable une courbe aussi régulière que si elle eût été tracée au compas, alla se ranger auprès des voitures. La calèche n’était pas vide, comme vous le pensez bien; mais dans la rapidité du mouvement on n’avait pu distinguer qu’un bout de bottine allongé sur le coussin du devant, un large pli de châle et le disque d’une ombrelle frangée de soie blanche. L’ombrelle se referma et l’on vit resplendir une femme d’une beauté incomparable. J’étais à cheval et je pus m’approcher assez pour ne perdre aucun détail de ce chef-d’œuvre humain. L’étrangère portait une robe de ce vert d’eau glacé d’argent qui fait paraître noire comme une taupe toute femme dont le teint n’est pas irréprochable, – une insolence de blonde sûre d’elle-même. – Un grand crêpe de Chine blanc, tout bossué de broderies de la même couleur, l’enveloppait de sa draperie souple et fripée à petits plis, comme une tunique de Phidias. Le visage avait pour auréole un chapeau de la plus fine paille de Florence, fleuri de myosotis et de délicates plantes aquatiques aux étroites feuilles glauques; pour tout bijou, un lézard d’or constellé de turquoises cerclait le bras qui tenait le manche d’ivoire de l’ombrelle.
«Pardonnez, cher docteur, cette description de journal de mode à un amant pour qui ces menus souvenirs prennent une importance énorme. D’épais bandeaux blonds crespelés, dont les annelures formaient comme des vagues de lumière, descendaient en nappes opulentes des deux côtés de son front plus blanc et plus pur que la neige vierge tombée dans la nuit sur le plus haut sommet d’une Alpe; des cils longs et déliés comme ces fils d’or que les miniaturistes du moyen âge font rayonner autour des têtes de leurs anges, voilaient à demi ses prunelles d’un bleu vert pareil à ces lueurs qui traversent les glaciers par certains effets de soleil; sa bouche, divinement dessinée, présentait ces teintes pourprées qui lavent les valves des conques de Vénus, et ses joues ressemblaient à de timides roses blanches que ferait rougir l’aveu du rossignol ou le baiser du papillon; aucun pinceau humain ne saurait rendre ce teint d’une suavité, d’une fraîcheur et d’une transparence immatérielles, dont les couleurs ne paraissaient pas dues au sang grossier qui enlumine nos fibres; les premières rougeurs de l’aurore sur la cime des sierras-nevadas, le ton carné de quelques camellias blancs, à l’onglet de leurs pétales, le marbre de Paros, entrevu à travers un voile de gaze rose, peuvent seuls en donner une idée lointaine. Ce qu’on apercevait du col entre les brides du chapeau et le haut du châle étincelait d’une blancheur irisée, au bord des contours, de vagues reflets d’opale. Cette tête éclatante ne saisissait pas d’abord par le dessin, mais bien par le coloris, comme les belles productions de l’école vénitienne, quoique ses traits fussent aussi purs et aussi délicats que ceux des profils antiques découpés dans l’agate des camées.
«Comme Roméo oublie Rosalinde à l’aspect de Juliette, à l’apparition de cette beauté suprême j’oubliai mes amours d’autrefois. Les pages de mon cœur redevinrent blanches: tout nom, tout souvenir en disparurent. Je ne comprenais pas comment j’avais pu trouver quelque attrait dans ces liaisons vulgaires que peu de jeunes gens évitent, et je me les reprochai comme de coupables infidélités. Une vie nouvelle data pour moi de cette fatale rencontre.
«La calèche quitta les Cascines et reprit le chemin de la ville, emportant l’éblouissante vision; je mis mon cheval auprès de celui d’un jeune Russe très-aimable, grand coureur d’eaux, répandu dans tous les salons cosmopolites d’Europe, et qui connaissait à fond le personnel voyageur de la haute vie; j’amenai la conversation sur l’étrangère, et j’appris que c’était la comtesse Prascovie Labinska, une Lithuanienne de naissance illustre et de grande fortune, dont le mari faisait depuis deux ans la guerre du Caucase.
«Il est inutile de vous dire quelles diplomaties je mis en œuvre pour être reçu chez la comtesse que l’absence du comte rendait très-réservée à l’endroit des présentations; enfin, je fus admis; – deux princesses douairières et quatre baronnes hors d’âge répondaient de moi sur leur antique vertu.
«La comtesse Labinska avait loué une villa magnifique, ayant appartenu jadis aux Salviati, à une demi-lieue de Florence, et en quelques jours elle avait su installer tout le confortable moderne dans l’antique manoir, sans en troubler en rien la beauté sévère et l’élégance sérieuse. De grandes portières armoriées s’agrafaient heureusement aux arcades ogivales; des fauteuils et des meubles de forme ancienne s’harmonisaient avec les murailles couvertes de boiseries brunes ou de fresques d’un ton amorti et passé comme celui des vieilles tapisseries; aucune couleur trop neuve, aucun or trop brillant n’agaçait l’œil, et le présent ne dissonait pas au milieu du passé. – La comtesse avait l’air si naturellement châtelaine, que le vieux palais semblait bâti exprès pour elle.
«Si j’avais été séduit par la radieuse beauté de la comtesse, je le fus bien davantage encore au bout de quelques visites par son esprit si rare, si fin, si étendu; quand elle parlait sur quelque sujet intéressant, l’âme lui venait à la peau, pour ainsi dire, et se faisait visible. Sa blancheur s’illuminait comme l’albâtre d’une lampe d’un rayon intérieur: il y avait dans son teint de ces scintillations phosphorescentes, de ces tremblements lumineux dont parle Dante lorsqu’il peint les splendeurs du paradis; on eût dit un ange se détachant en clair sur un soleil. Je restais ébloui, extatique et stupide. Abîmé dans la contemplation de sa beauté, ravi aux sons de sa voix céleste qui faisait de chaque idiome une musique ineffable, lorsqu’il me fallait absolument répondre, je balbutiais quelques mots incohérents qui devaient lui donner la plus pauvre idée de mon intelligence, quelquefois même un imperceptible sourire d’une ironie amicale passait comme une lueur rose sur ses lèvres charmantes à certaines phrases, qui dénotaient, de ma part, un trouble profond ou une incurable sottise.
«Je ne lui avais encore rien dit de mon amour; devant elle j’étais sans pensée, sans force, sans courage; mon cœur battait comme s’il voulait sortir de ma poitrine et s’élancer sur les genoux de sa souveraine. Vingt fois j’avais résolu de m’expliquer, mais une insurmontable timidité me retenait; le moindre air froid ou réservé de la comtesse me causait des transes mortelles, et comparables à celles du condamné qui, la tête sur le billot, attend que l’éclair de la hache lui traverse le cou. Des contractions nerveuses m’étranglaient, des sueurs glacées baignaient mon corps. Je rougissais, je pâlissais et je sortais sans avoir rien dit, ayant peine à trouver la porte et chancelant comme un homme ivre sur les marches du perron.
«Lorsque j’étais dehors, mes facultés me revenaient et je lançais au vent les dithyrambes les plus enflammés. J’adressais à l’idole absente mille déclarations d’une éloquence irrésistible. J’égalais dans ces apostrophes muettes les grands poëtes de l’amour. – Le Cantique des cantiques de Salomon avec son vertigineux parfum oriental et son lyrisme halluciné de haschich, les sonnets de Pétrarque avec leurs subtilités platoniques et leurs délicatesses éthérées, l’Intermezzo de Henri Heine avec sa sensibilité nerveuse et délirante n’approchent pas de ces effusions d’âme intarissables où s’épuisait ma vie. Au bout de chacun de ces monologues, il me semblait que la comtesse vaincue devait descendre du ciel sur mon cœur, et plus d’une fois je me croisai les bras sur ma poitrine, pensant les renfermer sur elle.