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Czytaj książkę: «Le second rang du collier», strona 9

Czcionka:

V

Tous les jeudis, il y avait réception à Neuilly. Il ne s'agissait pas de visites brèves, autour d'une tasse de thé: nos amis arrivaient d'assez bonne heure, surtout dans les saisons clémentes, vers quatre ou cinq heures, dînaient et passaient la soirée. Quelques-uns venaient seulement après le repas.

A chacun de ces dîners hebdomadaires, quelques personnes étaient invitées, spécialement; d'autres étaient de fondation, et venaient quand elles voulaient.

Parmi celles-ci, l'une des plus fidèles était madame Sabatier, l'amphitryone fameuse, qui avait su réunir pendant si longtemps à sa table tous les artistes de son époque, celle que l'on appelait «la Présidente», titre que mon père lui avait donné.

Je l'avais toujours connue et j'avais pour elle beaucoup d'amitié. Quand j'étais toute petite fille, elle avait voulu faire mon portrait, car elle peignait de gentilles miniatures, avec un art très délicat, que lui avait enseigné Meissonier lui-même. Il me fallait donc aller poser, et, pour cela, je passais des après-midi entiers chez elle. Elle habitait rue Frochot, un appartement, au premier ou au second, je ne sais plus trop. L'escalier n'était pas grand, et il n'y avait qu'une porte par étage, ni à droite ni à gauche, mais au milieu du palier. La porte avait deux battants couleur de palissandre.

L'antichambre, qui n'était qu'une sorte de couloir, apparaissait gaie et riante. Un vitrage donnant sur des jardins l'éclairait vivement à travers des stores légers sur lesquels étaient peintes des branches fleuries. Dans une volière, pleine de perruches, de bouvreuils et de bengalis, criant et chantant à qui mieux mieux, les ailes frissonnaient devant la lumière, et les aboiements mièvres de deux petits griffons, accourus en toute hâte, ajoutaient au joyeux vacarme qui vous accueillait dès le seuil.

La salle à manger s'ouvrait juste en face de la porte d'entrée, et ce lieu célèbre, où l'on prodiguait chaque semaine tant d'esprit et tant de verve, n'était ni très vaste ni très somptueux. La pièce, tendue d'étoffe rouge sombre, montrait des tableaux et des faïences pendus symétriquement. La table de chêne, massive et carrée, devait s'étirer jusqu'aux murailles pour les festins du dimanche.

A droite de la salle à manger, trois pièces en enfilade se bloquaient l'une l'autre: le boudoir, la chambre à coucher, et, tout au fond, le cabinet de toilette. Cela joliment capitonné, ouaté, confortable et frais.

Au lieu de fenêtres, un vitrage, qui formait toute une paroi, éclairait ces chambres: sous les feuillages des stores qui le voilaient, cet intérieur avait l'apparence d'une serre.

Le salon, carré et spacieux, était à gauche de la salle à manger. Ses fenêtres s'ouvraient sur la rue. De larges divans, de bons fauteuils, des poufs, des coussins, et sur les murs d'illustres toiles, – entre autres le Polichinelle, grandeur nature, de Meissonier, et, au milieu d'un panneau, le superbe portrait de la maîtresse du logis, avec son petit griffon sur les genoux, peint par Ricard.

La Présidente arrivait du fond de l'appartement, et s'annonçait par une roulade, qui s'achevait en un rire perlé.

Trois grâces rayonnaient d'elle au premier aspect: beauté, bonté et joie.

Elle s'appelait Aglaé et aussi Apollonie, et c'est à elle qu'est adressé le poème d'Émaux et Camées:

 
J'aime ton nom d'Apollonie,
Echo grec du sacré vallon,
Qui, dans sa robuste harmonie,
Te baptise sœur d'Apollon…
 

Elle était assez grande et de belles proportions, avec des attaches très fines et des mains charmantes. Ses cheveux, très soyeux, d'un châtain doré, s'arrangeaient comme d'eux-mêmes en riches ondes semées de reflets. Elle avait le teint clair et uni, les traits réguliers, avec quelque chose de mutin et de spirituel, la bouche petite et rieuse. Son air triomphant mettait autour d'elle comme de la lumière et du bonheur.

Sa toilette était pleine de fantaisie et de goût. Elle ne se conformait guère à la mode, en créait une toute spéciale. De grands artistes, convives du dimanche, donnaient des conseils à leur amie et lui dessinaient des modèles. Ses costumes, presque toujours, étaient d'un bel effet. Quelquefois, pourtant, il y avait des tentatives malheureuses: on parla longtemps d'un étrange chapeau qu'elle portait à la première représentation de Madame de Montarcy, de Louis Bouilhet; c'était une sorte de dôme ou de melon côtelé, alternativement, en couleur café et en couleur chocolat, orné d'oreilles d'ours chenillées et de flots de rubans. Cela l'avait rendue presque laide et avait causé du scandale. Plus tard, sans rancune, elle riait elle-même de l'aventure et faisait complaisamment la description de cette coiffure extraordinaire, qui lui avait valu une soirée si désagréable.

Pour la pose, nous nous installions dans la salle à manger, très claire à cause du vitrage qui, au tournant de la maison, se bombait extérieurement, agrandissant la pièce comme d'une moitié de tour, et il y avait là des fleurs dans des jardinières.

La Présidente apportait un léger chevalet, des pinceaux, fins comme des aiguilles, prenait sa palette, et je tâchais de me tenir tranquille. Elle causait avec moi, me racontant des anecdotes, et la miniature avançait lentement.

Quelquefois elle me gardait à dîner, et, vers huit heures, Marianne venait me chercher.

Mais il y avait longtemps de tout cela. Un brusque changement de fortune avait bouleversé la vie de la Présidente. Les échos s'étaient tus des fameuses agapes; la vente avait éparpillé les tableaux précieux et les bibelots rares; les amis s'étaient dispersés. Elle supporta ce malheur avec une crânerie charmante: dans la défaite elle avait tout de même l'air triomphant. Des épaves de son luxe passé, elle s'arrangea un petit rez-de-chaussée qui était encore un nid coquet. Elle faisait sa cuisine elle-même, en chantant, des turquoises à ses jolies mains, le petit doigt relevé…

Elle me faisait l'effet de Peau d'Ane, pétrissant le gâteau, vêtue de sa robe couleur du temps, et j'admirais beaucoup ce courage et cette force d'âme. Elle était bien toujours, «la très belle, la très bonne, la très chère», celle à qui l'auteur des Fleurs du Mal avait voué un si secret et immatériel amour, celle qui revit dans ses vers immortels et se survivra par cette gloire d'avoir été, quelque temps, l'idéal d'un grand poète.

Gustave Doré était le boute-en-train de nos soirées du jeudi. Cet infatigable travailleur, si richement doué et d'imagination si féconde, était, dans l'intimité, un prodigieux gamin. Sa figure juvénile, au teint blanc et rose, à la fine moustache, aux longs cheveux blonds rejetés en arrière, cachait, sous un aspect impassible, une espièglerie, toujours prête à saisir l'occasion d'exécuter quelque bon tour. Il accomplissait mille folies, très gravement et sans cesser jamais d'être distingué. En général, il faisait son entrée sur les mains, les pieds en l'air, et ne consentait à dire bonjour qu'après avoir exécuté, avec beaucoup de grâce et de souplesse, toutes sortes de «clowneries».

Quand la Présidente était là, tout de suite il l'entraînait au piano, et ils improvisaient en duo des tyroliennes pleines de fantaisie. Il avait une charmante voix de ténor; elle, une agréable voix de soprano, et c'étaient des roulades, des fioritures, des lalaïtou, à n'en plus finir.

Un des fervents admirateurs de Gustave Doré, son ami le plus intime, son «paysage», et même son complice, Arthur Kratz, auditeur au Conseil d'État, d'origine alsacienne et baron, était parmi les habitués. Mon père prétendait qu'il avait le droit de se faire précéder par quatre hallebardiers; mais, loin d'user de cette prérogative, il poussait, au contraire, la simplicité de mœurs et de costume aux plus extrêmes limites. Gustave Doré le taquinait toujours, à ce propos, mais Kratz subissait, avec la plus imperturbable patience, toutes les farces que le grand dessinateur ne se lassait pas de lui faire; il les accueillait par un sourire fin et mystérieux, et était le premier à s'en amuser. A Neuilly, il tenait l'emploi de compère, avec un sérieux parfait et la plus profonde dissimulation, si bien que nous fûmes très longtemps avant de le découvrir.

Gustave Doré poussait le machiavélisme jusqu'à envoyer Kratz dîner à Neuilly, lui-même ne versant que le soir. En arrivant, sans prêter la moindre attention à son ami, sans échanger un mot avec lui, il organisait des expériences à la Robert-Houdin, découvrait des objets les mieux cachés, lisait les lettres fermées, devinait les pensées chuchotées loin de lui, etc… Il nous confondait et nous stupéfiait, et nous ne nous doutions pas que Kratz, qui semblait si détaché, ou si intéressé par une causerie particulière, avec une malice extraordinaire, à l'aide de mots convenus, lui disait, à haute voix, tout ce qu'il devait savoir.

Ernest Hébert venait souvent, aussi. Nous avions tous pour lui autant d'admiration que d'amitié. Chose remarquable, il était le type même de son idéal d'art, et aurait pu servir de modèle à un de ses tableaux. Le teint pâle et olivâtre, l'air languissant et délicat, on pouvait le croire touché par cette mal'aria qu'il savait si bien peindre. Les traits réguliers, les yeux très doux sous de longs cils noirs, la lèvre rouge dans l'ombre floconneuse de la barbe noir bleu, il semblait être né à Florence ou dans les États romains.

A son retour de la Villa Médicis, il avait été victime d'un accident terrible. Une tempête avait assailli son navire tout près de Marseille, et le jeune peintre, enlevé par une lame, s'était éveillé, d'un long évanouissement, dans un lit d'hôpital, la jambe affreusement brisée. Il lui restait de cette brasure une légère boiterie, qui accentuait son apparence fragile, bien trompeuse, en réalité, car ce noble artiste a fourni une longue et belle carrière, et son talent, toujours en ascension, brille aujourd'hui du plus vif éclat.

Hébert jouait du violon, avec beaucoup de sentiment. Il apportait souvent à Neuilly son instrument.

Mme Ganneau et son fils, M. et Mme Laffite, Baudry, Puvis, Dumas fils, l'excellent pianiste Delaborde, Olivier de Gourjault, Madarasz, Rodolfo et Toto, naturellement, étaient parmi ceux qui venaient le plus souvent.

Au dîner, le nombre des convives n'était jamais certain et, comme cela arrive presque toujours en pareil cas, il tournait autour du chiffre treize, chiffre fatal et redouté de tous.

Mon père, moins que personne, n'aurait consenti à s'asseoir à une table où l'on eût été treize. Il était convaincu que le plus jeune des assistants devait mourir dans l'année, et, à l'appui de cette certitude, il racontait maintes aventures probantes. Aussi avions-nous en réserve un petit quatorzième, qui paraissait, seulement, au moment où tout espoir de voir venir un nouveau convive était perdu.

Ce quatorzième, fils du père Husson, le jardinier, habitait, avec sa famille, le petit pavillon de la cour. La mère Husson, femme adroite et active, venait chez nous aider à la cuisine, le jeudi. Elle était avertie tout de suite et allait, en un tour de main, revêtir son fils d'un costume que mon père lui avait fait faire tout exprès. Le jeune Edmond, gentil garçonnet de quatorze à quinze ans, intimidé et légèrement ahuri, paraissait avec le potage; il s'asseyait au bout de la table et, très correct, tenait sa place avec une convenance parfaite.

Le dîner était simple et copieux. On y voyait figurer souvent des plats spéciaux, exécutés avec art. Une heureuse alliance de la cuisine italienne et de la cuisine française y donnait une assez grande variété.

Théophile Gautier, comme il le disait lui-même, était gourmet et gourmand, et savait cuisiner admirablement quand il le voulait, avec des raffinements et des complications infinies. Il trouvait l'art de Vatel très dégénéré: on n'y apportait plus le même soin, le même sérieux qu'autrefois; plus personne ne serait capable de se passer une épée au travers du corps, pour un plat manqué ou une marée en retard. Il parlait toujours d'une certaine soupe à la julienne, que l'on accommodait particulièrement bien sous le règne de Charles X. Notre cuisinière s'efforçait en vain d'atteindre à cette perfection. Elle nous servait pourtant d'exquises mixtures, mais mon père hochait la tête et disait:

– C'est bon, certainement; mais ce n'est pas encore tout à fait la julienne du temps de Charles X!

Et les tantes, renseignées sur le sujet, appuyaient son dire:

– Théo a raison. Il manque on ne sait quoi… Mais ce n'est pas encore la julienne du temps de Charles X!

Le risotto, à la milanaise, était toujours cuisiné par ma mère et lui valait, chaque fois, un triomphe.

Larges mortadelles, saucissons de Bologne, salami, zamponi, olives noires, étaient les plus fréquents hors-d'œuvre. Puis, sur un lit de persil, paraissait le poisson, servi froid; presque toujours une truite saumonée, – pour laquelle mon père avait une prédilection marquée. – J'étais chargée de faire la sauce mayonnaise, et les jeunes gens, qui se trouvaient là, tenaient à honneur de me seconder dans cette tâche délicate. Madarasz, en sa qualité de peintre, avait mission de verser lentement l'huile sur les jaunes d'œuf. D'autres tenaient le citron, les fines herbes et les ingrédients divers. On déclarait toujours ma sauce exquise, et on s'en disputait jusqu'à la dernière bribe.

Le dessert était quelquefois assez recherché; mais, quand il venait de Paris, il n'arrivait pas toujours à temps. Je me souviens d'une certaine glace aux bananes, que mon père avait imaginée, et commandée chez Joséphine, qui s'égara dans les dédales obscurs de Courbevoie et ne nous parvint que très tard dans la soirée. On lui fit tout de même bon accueil.

Au salon, mon père s'installait sur le canapé rouge, placé à droite de la porte, pas loin de la cheminée. Quelques-uns des plus graves, parmi les invités, s'asseyaient auprès de lui, et ils essayaient de causer, au milieu du joyeux vacarme.

Gustave Doré combinait des tableaux vivants. La reproduction de la célèbre toile: la Naissance de Henri IV, eut beaucoup de succès. Dash, présenté dans un torchon, figurait le nouveau-né. – Dash était un affreux et délicieux roquet, boiteux, dont Théophile Gautier a donné la biographie dans sa Ménagerie intime.

Madarasz fut un habile organisateur de charades. Ce jeu amusait beaucoup mon père. Le jeune Hongrois avait des ressources infinies: c'est lui qui nous enseigna à reproduire, d'une façon si saisissante, la silhouette d'un chameau. Voici comment l'on s'y prend: une personne, debout, tient des deux mains, levé devant elle, un balai, en haut duquel, autour des crins, on a modelé avec des chiffons la tête de l'animal; une autre personne, courbée en avant, suit la première en la tenant par les hanches; on jette sur le tout une grande couverture grise, qu'on drape plus étroitement autour du manche de balai qui forme le cou. La tête de la personne debout figure la bosse, et une femme peut très bien s'asseoir sur le dos horizontal de la personne penchée.

La première fois que cette fantasmagorie s'avança, balançant le cou, portant une musulmane, cachée, moins les yeux, dans des voiles blancs, l'effet fut prodigieux. On crut vraiment qu'un vrai coursier du désert faisait son entrée dans le salon.

Quelquefois, Delaborde nous improvisait d'effroyables quadrilles, en défigurant les thèmes les plus sacrés des maîtres. Des motifs du Tannhäuser y paraissaient déjà.

Le vieil Érard carré avait été remplacé par un piano neuf, qui était en face du canapé rouge. Une table occupait la place laissée vide, dans l'encoignure, près de la fenêtre de la rue.

Un soir, M. Robelin était entré, et, debout, appuyé au chambranle de la porte, dont les deux battants étaient ouverts, nous regardait danser, en riant de bon cœur des fantastiques «cavalier seul» exécutés par Gustave Doré.

Vers le milieu de la contredanse, les bonnes apportèrent le thé et posèrent le grand plateau sur la table placée dans le coin. Après le galop final, le piano se tut et on servit le thé; mais les petites cuillers manquaient. Les bonnes, interpellées, affirmèrent les avoir données, avec le reste du service. On les chercha, mais on ne put les trouver nulle part.

Tout à coup Gustave Doré s'écria.

– Fermez la porte, et ne laissez sortir personne. Celui qui a mis, sans doute par distraction, l'argenterie dans sa poche, est prié de la restituer de bonne grâce; sinon, on se verra forcé de le fouiller!

– Eh bien! il en a, du toupet! dit Robelin; il nous prend pour des voleurs!..

– Si j'ai du toupet, vous ne manquez pas de cynisme! riposta Doré avec gravité. Car vous ne pouvez nier; je vous ai vu tout en dansant: c'est vous le coupable.

– Elle est forte, celle-là! Fouillez-moi, criait Robelin, en riant aux larmes.

Mais, ô surprise! c'était bien lui qui détenait les petites cuillers. Au milieu du fou rire général, on en tira de toutes ses poches!

Pendant les figures du quadrille, avec une dextérité d'escamoteur, Gustave Doré avait accompli ce bon tour, sans éveiller l'attention de personne, de prendre, une à une, les cuillers sur le plateau et de les faire passer où elles étaient maintenant.

M. Robelin, complètement abasourdi, ne riait même plus.

– Comment a-t-il fait, cet animal-là? répétait-il, comment a-t-il fait pour que je ne me sois aperçu de rien, que pas une seule fois je n'aie senti qu'il fourrait la main dans mes poches?.. Mais il serait capable de faire pendre un homme.

Doré triomphait, modestement.

– Tu es prodigieux, disait Théophile Gautier. Ce n'est pas toi qui aurais fait tinter, en le fouillant, le mannequin, cousu de sonnettes, de la cour des Miracles! Plus heureux que Pierre Gringoire, tu te serais montré digne d'être, d'emblée, reçu voleur.

– Mais il n'aurait pas épousé la Esmeralda! ajoutait Dumas fils.

Quelquefois, on reprochait à mon père de ne pas se mêler aux jeux, de ne vouloir en être que spectateur bienveillant: pour montrer que s'il préférait au mouvement, l'immobilité, – qui ne dérange pas les lignes, – ce n'était pas faute d'être agile. Il consentait alors à esquisser une danse, très surprenante, qu'il appelait «le Pas du créancier». Il fallait beaucoup d'adresse, en effet, pour l'exécuter. On devait s'accroupir sur les talons, et, dans cette posture, allonger une jambe, puis l'autre, avec rapidité. C'était une sorte de gigue, très difficile et même dangereuse, si bien qu'après l'avoir sollicité, on priait le danseur de cesser la danse, tellement l'on craignait de le voir tomber.

Vers minuit, en hiver surtout, deux ou trois des carrosses du père Girault, qui avaient été réquisitionnés, s'alignaient devant la porte. Ceux des invités qui habitaient à peu près dans les mêmes zones, à Paris, essayaient de s'entendre pour former des groupes, – cela n'était pas facile, les sympathies ne s'arrangeant pas toujours de la combinaison. – Après des changements d'itinéraire, des discussions sur la situation des quartiers, on s'entassait enfin dans les voitures, en nous criant encore: «Au revoir! A jeudi prochain!» Et les véhicules, traînés par des chevaux somnolents, s'enfonçaient dans l'obscurité.

Nous fermions la porte, nous poussions les verrous; mais la petite maison de la rue de Longchamp ne s'éteignait pas encore: Théophile Gautier, toujours très éveillé à cette heure-là, était plus que jamais en train de causer. Il s'agenouillait de nouveau sur le canapé, allumait un cigare, et, tant que le cigare durait, la petite soirée intime, tranquille et douce, se prolongeait.

VI

Plus que jamais, une haute fantaisie présidait à l'ordre de mes études. Mon père, trop chargé de travail, ne continuait pas à les diriger, et, depuis qu'on avait définitivement renoncé au pensionnat, on nous laissait libres de faire ce que nous voulions et, même, de ne rien faire du tout.

Mais les heures de solitude étaient longues: j'étais curieuse, et j'entreprenais des voyages d'exploration, que je ne menais pas toujours bien loin, à travers n'importe quelle science, au hasard de mon caprice.

L'astronomie m'intéressait toujours vivement et je ne me lassais pas de fouiller le firmament à l'aide de mon télescope; je dévorais beaucoup de livres, très arides et, encouragée partout le monde, j'étudiais le mieux possible. Claudius Popelin, le maître émailleur, le délicat poète, qui échangeait des sonnets avec Théophile Gautier, avait fait, pour moi, un médaillon précieux représentant «la très docte Hypathie», qu'il me donnait pour patronne; et, très fidèlement, chaque année, mon frère Toto m'apportait, aussitôt qu'il avait paru, l'annuaire du Bureau des Longitudes, pour me tenir au courant des choses du ciel.

Mais sans les mathématiques, l'étude de l'astronomie était fatalement bornée et stérile.

Les mathématiques!..

Pour faire la moindre addition, je ne connaissais pas d'autre procédé que de compter sur mes doigts; mon père me donnait l'exemple, d'ailleurs, et il n'avait pas honte du tout, sachant bien que les artistes ne peuvent rien entendre aux chiffres, sans doute, parce qu'ils ont en général peu de chose à compter. La façon dont Beethoven procédait pour multiplier neuf fois deux en est une preuve charmante:

2 2 2

2 2 2

2 2 2

__________

18

Ne pas savoir l'arithmétique me semblait même une vertu, depuis le jour où, devant le tableau noir, une sous-maîtresse du pensionnat Biré, m'avait dit, pour me stimuler:

– Mais, mademoiselle, le calcul est la science des sots.

Je lui avais effrontément répondu:

– C'est pour cela que ce n'est pas la mienne! Mais alors, comment aborder jamais les mathématiques?

Après tout, était-il donc si indispensable de savoir les quatre règles et n'était-il pas possible de les enjamber et de pousser plus loin?

Je décidai que oui! que j'allais essayer d'apprendre.

Rodolfo, autrefois élève du grand-père Gautier, s'était montré digne de ses leçons, sévères, mais fécondes; il se chargea d'être mon professeur.

Cela marcha bien tout d'abord; j'avançais assez vite, très enthousiasmée, dissimulant adroitement, je ne sais plus par quels moyens, mon ignorance des premiers principes. Mais Rodolfo finit, cependant, par la deviner; alors tout se gâta, car il prétendit m'enseigner ces maudites quatre règles; à cela je ne voulus jamais consentir. Les séances se firent orageuses et, après les discussions et même les disputes violentes, j'envoyais livres et cahiers dans les jambes du professeur: il en fut fait des mathématiques…

Privée de cette étude, je sentis un grand vide dans mes journées, et bientôt j'entrepris autre chose.

Il y avait au second étage, au-dessus du cabinet de toilette qui séparait la chambre de ma mère de celle de mon père, une petite pièce entièrement remplie de vieux livres: une grande partie de la bibliothèque, léguée à Théophile Gautier par l'abbé de Montesquiou, s'entassait sur les rayons très larges qui s'enfonçaient sous les pentes de la petite chambre mansardée.

J'installai là une table étroite et une chaise, et cette cellule devint ma retraite favorite. Je me mis à fouiller dans le chaos des bouquins disparates, presque tous reliés en veau blanc ou en cuir fauve. On y trouvait de tout: histoire, romans, poésies, philosophie, livres de piété ou d'étude. Après avoir remué beaucoup de poussière, je découvris un traité de géométrie. La géométrie fut, pour le moment, la science élue. Aussitôt je me mis à l'œuvre, m'efforçant à comprendre, m'acharnant des heures entières sur un passage embrouillé, la tête dans mes mains, les sourcils froncés, cherchant à percer les obscurités d'un style souvent imparfait.

La fenêtre donnait sur la rue et, quelquefois, pour dissiper la migraine, je m'y penchais; les bras dans la gouttière, mes regards plongeant sur l'immense parc du docteur Pinel, je me laissais aller à de longues rêveries.

Mais je revenais au devoir: je traçais des lignes, des carrés, des triangles; j'eus l'ambition de mesurer la hauteur d'une tour…

Le problème de la quadrature du cercle m'arrêta net; il était bien évident que là où tout le monde avait échoué, j'allais réussir, et que c'était moi qui le résoudrais. Je perdis beaucoup de temps à cette recherche, puis, je l'abandonnai brusquement et, avec elle, la géométrie.

La géologie lui succéda et je lui trouvai beaucoup de charme; elle me semblait même trop séduisante: les faits qu'elle me révélait me paraissaient quelquefois invraisemblables, à tel point qu'arrivée au chapitre de la formation des cristaux, je ne pus croire à une loi aussi surprenante et refermai le livre, le soupçonnant d'être l'œuvre d'un mystificateur.

Nono, qui étudiait les langues orientales, voulut m'enseigner le persan: je n'apportai pas beaucoup d'ardeur à ce travail, mais dans les quelques vers, cités en exemple par la grammaire persane, je pris le goût de cette poésie et le désir d'en connaître davantage.

Je récitais sans cesse un distique que je n'ai jamais oublié:

Si ce jeune turc de Schiraz voulait accepter mon cœur, Pour la noire éphélide de sa joue je donnerais Samarcande et Boukhara.

«Éphélide» nous taquinait, Nono et moi, mais «grain de beauté» était pire. Nous nous torturions l'esprit pour trouver l'expression juste et harmonieuse, mais il est vraisemblable qu'elle n'existe pas.

L'étude du piano à quatre mains nous absorba, ma sœur et moi, durant des après-midi entières. Nous ne désirions pas cependant devenir des pianistes, nous voulions parvenir à déchiffrer assez bien pour lire et comprendre la grande musique. M. Lafitte, chargé de famille et très occupé, ne venant que rarement, il nous fallait une maîtresse en second, qui nous guiderait par des conseils plus fréquents. Ma mère la découvrit, sur la foi d'une petite affiche, écrite à la main, et collée chez le charbonnier.

La première fois que la pauvre dame se présenta chez nous, elle nous trouva aux prises avec l'énorme partition de la Vie pour le Czar, de Glinka, qu'un ami de Russie avait envoyée à mon père, et dont plusieurs morceaux étaient arrangés à quatre mains. Toute tremblante et complètement effarée, la nouvelle venue, qui croyait peut-être qu'on allait lui confier des enfants ne jouant encore que le Petit Suisse ou Mon Rocher de Saint-Malo, ne sut pas lire une seule note et sembla voir un piano pour la première fois.

Loin de nous mal disposer, cette émotion et tout ce que l'attitude de cette femme révélaient de tristesses et de déceptions, nous toucha profondément, et nous déclarâmes qu'elle nous convenait. Elle s'engagea, pour une somme minime, à venir presque tous les jours et à nous consacrer deux heures.

Malgré les apparences, elle savait assez bien la musique; seulement, ses mains gourdes, gercées et rougies par les travaux du ménage, étaient incapables de l'exécuter.

Nous jouions presque exclusivement des symphonies à quatre mains, celles de Beethoven surtout, et beaucoup des œuvres que nous entendions aux Concerts Populaires. Pour ce genre d'études, la nouvelle maîtresse nous fut très utile: elle comptait, battait la mesure, tournait les pages et, quand une difficulté se présentait, se joignait à nous pour essayer de la résoudre. Presque toujours, c'était elle qui finissait par découvrir la solution. Bien des mois elle nous assista ainsi; puis elle dut quitter Neuilly.

Elle fut remplacée par une jeune femme à la voix délicieusement timbrée, aux mains blanches et agiles. Celle-ci ne faisait aucun mystère d'un fils, qu'elle avait, fruit charmant d'une faute, qu'elle ne regrettait pas. Une de ses parentes habitait avec elle et toutes deux travaillaient, pour élever l'enfant le mieux possible, heureuses et fières d'opposer ainsi la noblesse de leur conduite, à la lâche et habituelle insouciance de l'homme.

Bien souvent, lorsque nous attaquions une ouverture de Weber, Théophile Gautier descendait, sans bruit, et entrait dans le salon, comme attiré par un charme. Il ne se trompait jamais. Ce maître exerçait sur lui une véritable fascination. Il l'a écrit:

Quand on écoute la musique de Weber, on éprouve d'abord une sensation de sommeil magnétique, une sorte d'apaisement qui vous sépare sans secousse de la vie réelle, puis dans le lointain résonne une note étrange qui vous fait dresser l'oreille avec inquiétude. Cette note est comme un son pur du monde surnaturel, comme la voix des esprits invisibles qui s'appellent. Obéron vient d'emboucher son cor et la forêt magique s'ouvre, allongeant à l'infini des allées bleuâtres, se peuplant de tous les êtres fantastiques décrits par Shakespeare dans le Songe d'une nuit d'été, et Titania elle-même apparaît dans sa transparente robe de gaze d'argent…

Nul autre compositeur ne produisait sur lui une impression aussi profonde, et cette impression datait de loin, des années du romantisme: on représenta en 1835, à l'Opéra-Comique, Robin des Bois, qui avait été déjà donné à l'Odéon, en 1824. Mon père savait jouer sur le piano la célèbre valse de cet opéra: il avait dû beaucoup s'appliquer pour l'apprendre, mais il ne l'oubliait pas et l'exécutait, tout entière, dans un mouvement vif, non pas avec un seul doigt, mais avec le bon doigté et la basse. Nous étions ravies quand il consentait à nous la faire entendre. J'ai toujours la vision de ce rare tableau: Théophile Gautier, assis devant le clavier, un peu penché en avant, l'esprit tendu par une attention anxieuse et les regards sautant continuellement d'une main à l'autre. Il allait jusqu'au bout du morceau, sans jamais faire une seule faute. Quand il se relevait, très glorieux, il était bien embrassé et chaudement félicité.

Nous prenions aussi quelques leçons de dessin et de peinture d'un artiste de talent, Auguste Herst, aquarelliste de premier ordre, que mon père appréciait beaucoup.

Mais l'arrivée du Chinois Ting-Tun-Ling et la découverte de la Chine m'apportèrent des occupations nouvelles.

Ting était maintenant de la maison: sa mince silhouette, dans sa robe bleue et sa veste noire, sa figure malicieuse, aux yeux demi-clos, sous sa calotte de satin, que, selon le rite, il n'ôtait jamais, nous étaient devenues familières et ne nous présentaient plus rien d'insolite; l'exilé s'harmonisait avec les êtres et nous manquait lorsqu'il était absent. Il n'habitait pas cependant sous notre toit; on lui avait trouvé une petite chambre rue des Mauvaises-Paroles, située dans le bout populeux de la rue de Longchamp. Mais il était là au déjeuner, et, tout de suite après, nous nous plongions dans l'étude des grimoires chinois.

Ograniczenie wiekowe:
12+
Data wydania na Litres:
28 października 2017
Objętość:
281 str. 2 ilustracje
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