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Czytaj książkę: «Le second rang du collier», strona 5

Czcionka:

Il paie, et nous faisons une sortie majestueuse.

Très amusés de notre escapade, nous rentrons, en sourdine, par le jardin, et la maman ne se doute de rien.

– As-tu remarqué, me dit mon père, que Saint-Victor, quand il vient, ce qui est assez rare depuis que nous demeurons si loin, vient toujours accompagné de son paysage?

– Son paysage?

– Tu ne sais pas ce que c'est?.. En ce moment le paysage de Saint-Victor, c'est Gustave Claudin.

– Gustave Claudin, un paysage?..

– C'est très simple: un ami, un disciple qui, par son âge ou sa situation de débutant, a tout naturellement, auprès de vous, sa place au second plan… Il vous accompagne dans vos visites et vos promenades, vous sert de fond et vous fait ressortir… Il vous donne adroitement la réplique, afin de vous fournir l'occasion de briller. On s'appuie sur son bras pour discourir. C'est quelque chose comme le confident de tragédie, personnage très ingénieusement inventé et fort agréable dans la vie réelle. Il veille sur vous, vient au-devant de vos désirs, vous évite toutes sortes de petits ennuis: c'est lui qui fait signe à l'omnibus, règle avec le cocher de fiacre, entre au débit de tabac allumer son cigare pour vous donner du feu, et risque sa tête dans les loges de concierge pour demander si les personnes sont chez elles… Quand on a goûté du paysage, on ne peut plus s'en passer: il n'a pas de volonté, vous consacre tout son temps, va où vous voulez aller et se retire, en vous remerciant, quand vous avez assez de lui!

– Mais c'est un terre-neuve, le paysage! Quel avantage a-t-il à se dévouer comme cela?..

– Un avantage inappréciable: il est admis dans l'intimité d'un homme supérieur à lui; il jouit de conversations charmantes, s'amuse et s'instruit en même temps… Moi, quand j'étais en Russie, j'avais un paysage admirable: c'était «Bœuf en Chambre».

(Cette appellation bizarre était le surnom du comte Olivier de Gourjault, un camarade de mon frère, pour lequel mon père avait beaucoup d'amitié. Sa forte corpulence, ses grands yeux bleus pareils à ceux de Junon – Boôpis, – que faisaient ressortir sa barbe et ses cheveux noirs, étaient le prétexte de ce sobriquet).

– En Russie, tu avais même deux paysages, puisque Toto était aussi avec toi.

– Toto est mon fils: ce n'est pas la même chose. Il est, par devoir, plus soumis, et, par habitude, plus familier; il se rebiffe et discute, tandis que le paysage ne discute pas: il écoute et admire. Olivier était parfait: son caractère doux et paisible me plaisait infiniment. Il est même le paysage idéal, car il comprend tout, absorbe tout et s'y entend sur tout. C'est le véritable connaisseur, artiste? érudit, qui sait raisonner son admiration et cependant ne crée rien, et n'est donc jamais un rival, pas même un confrère, et, à cause de cela, a plus de sincérité, plus d'effusion dans l'enthousiasme qu'il éprouve. Le seul défaut d'Olivier, c'est qu'il est timide, comme je le suis moi-même, comme le sont en général tous les hommes gros. Le paysage doit avoir une certaine audace, et même du toupet: Toto, à ce point de vue, convenait très bien; il allait de l'avant, portait la parole, nous servait de bouclier; mais il n'a pas l'égalité d'âme et la complète abnégation de «Bœuf en Chambre». Il a des préjugés: par exemple, il entend dormir la nuit, et ne retrouve pas ses idées nettes, quand on l'éveille en sursaut. Aussi, c'est toujours dans la chambre d'Olivier que je m'aventurais, vers quatre heures du matin, quand j'avais assez du sommeil. J'entrais doucement, j'allais poser mon bougeoir sur la table de nuit; puis je m'asseyais au pied du lit. Après quelques minutes, la lumière avertissait le dormeur de ma présence. Il ouvrait les yeux; et, tout de suite, sa figure s'éclairait d'un bon sourire. Alors, je lui posais une question comme celle-ci: «Que pensez-vous de l'admirable torse de la Niobé?» Sans aucune surprise, et sans hésitation, il me disait ce qu'il en pensait, et, plus éveillé qu'un émerillon, écoutait avec un vif intérêt les choses, très bien, les thèmes ingénieux, que je développais sur le sujet… Te voilà renseignée maintenant. Tu ne me regarderas plus, comme tu l'as fait tout à l'heure, avec des yeux écarquillés, qui semblaient demander s'il était urgent de me faire traverser la rue, pour m'interner chez le docteur Pinel, quand je te disais que Gustave Claudin est le paysage de Saint-Victor…

Un jour de mai, nous étions dans le jardin, mon père, ma sœur et moi, assis au bord de la pelouse: on y avait mis un tapis par crainte de l'humidité. Le cerisier était en fleur, et de jeunes pierrots, que nous avions élevés, pépiaient dans les branches en battant des ailes, sautant de l'arbre à nos épaules.

Marianne parut en haut de l'escalier et descendit entre le double rang des pots à fleurs, une carte de visite à la main.

– «Victor de Madarasz!» lut mon père… Qui cela peut-il être?.. Est-ce que tu as déjà vu ce monsieur?

– Non, monsieur, il n'est jamais venu.

– Quel air a-t-il?

– Il est joliment bien habillé, et pas comme tout le monde.

– Jeune ou vieux?

– Oh! tout jeune!

– Alors, qu'il vienne ici… Montre-lui la route.

Peu d'instants après, la silhouette, très singulière et infiniment gracieuse, d'un jeune homme, se profila sur le fond clair de la cour, et, avec un peu d'hésitation, gêné par les trois paires d'yeux braqués sur lui d'en bas, le nouveau venu commença à descendre.

Mon père plissait ses paupières, pour mieux voir, n'osant tout de même pas mettre son monocle. Nous ressentions ce que devait éprouver cet inconnu et l'effort qu'il lui fallait faire pour avoir bonne contenance, ne pas trébucher et piquer du nez en avant, sous ces regards qui le détaillaient, avec autant de curiosité que de surprise.

Il portait un élégant costume hongrois: gilet et culotte gris perle, finement soutachés, redingote noire, garnie de brandebourgs et de passementeries, cravate de dentelle, bottes mignonnes serrant le bas de la jambe jusqu'à mi-mollet.

Quand il atteignit enfin le gravier du jardin, il retira son petit bonnet d'astrakan, et salua d'un air résolu et digne, malgré une timidité évidente, qu'il dominait.

Il avait des yeux resplendissants, un teint d'une pâleur chaude, des moustaches noires, effilées comme des aiguilles, et raidies au cosmétique.

Ses premières paroles ne furent pas banales:

– Je vous demande pardon, monsieur, d'oser ainsi me présenter sans être connu de vous et sans recommandation; mais obtenir votre protection est pour moi une question de vie ou de mort, et c'est votre supériorité même qui m'a donné l'audace de venir à vous, et confiance en votre accueil.

– Asseyez-vous d'abord, dit mon père en lui montrant le bout libre du tapis, et dites ce que vous désirez: je n'ai pas grand pouvoir, malheureusement.

Le visiteur s'assit gentiment par terre, mais il semblait avoir épuisé toute son assurance, et ce fut en balbutiant qu'il répondit. Il était d'une noble famille hongroise, fort aisée, et, contre la volonté de son père, avait voulu être peintre. Il avait fait ses études de dessin presque en cachette et travaillé très sérieusement, se croyant la vocation. Il espérait désarmer sa famille en lui prouvant qu'il valait vraiment quelque chose: devant sa décision irrévocable de suivre la carrière artistique, on lui avait coupé les vivres, en lui promettant de le déshériter, ce qui n'avait fait que le fortifier dans son vouloir.

– C'est très beau de faire des sacrifices à son art, dit mon père; mais c'est grave aussi de renoncer à une belle situation, pour se jeter dans une lutte incertaine et périlleuse. A ceux qui viennent me consulter sur leur vocation littéraire, je demande toujours: «Avez-vous de quoi vivre?..» S'ils me répondent non, je leur conseille de se faire épicier, bottier, récureur d'égouts, tout plutôt que littérateur… J'en ai peut-être sauvé quelques-uns.

– Mais je n'ai pas à me plaindre: j'ai envoyé trois tableaux au Salon et ils ont été reçus! s'écria Madarasz avec fierté.

– Avoir du talent n'est pas une raison pour réussir, au contraire!.. Qu'est-ce qu'ils représentent, vos tableaux?..

– Le principal a pour sujet: la Mort de Ladislas Hunyady, ban de Croatie. C'est un catafalque entre quatre cierges, sur lequel le mort, décapité, est étendu.

– Sujet assez farouche et pas très folâtre! dit mon père. Je vous promets de voir votre œuvre et de la présenter au public. Mais, cette année, le Salon est arrangé par ordre alphabétique. J'ai suivi cet ordre et j'intitule mon compte rendu: «l'Abécédaire du Salon». Je n'en suis qu'au B. Vous vous appelez Madarasz: il faudra revenir quand j'en serai à l'M.

Le jeune homme se leva, comme mu par un ressort, croyant que cette phrase l'invitait à prendre congé; mais mon père le rattrapa.

–Je ne vous dis pas de vous en aller! s'écria-t-il, mais seulement de revenir, quand j'en serai à votre lettre, pour que je n'oublie pas… D'ailleurs, je n'oublierai pas: vous êtes assez particulier pour que l'on se souvienne de vous, et je suis curieux de voir ce «ban de Croatie» entre ses quatre chandelles…

Mon père, maintenant, avait mis son monocle et admirait naïvement le jeune Hongrois.

– Êtes-vous heureux d'être d'un pays où il est de rigueur de porter un aussi joli costume!.. Est-ce simple, élégant et commode!.. Moi qui ai, en vain, tenté de réagir contre notre hideux affublement et me suis couvert de ridicule, aux yeux des bourgeois, en revêtant les toilettes les plus truculentes, j'avoue que je vous envie… Surtout ne vous avisez pas, sur le conseil de M. Prudhomme, de renoncer à votre originalité, pour être comme tout le monde? Vos bottes et vos soutaches vous feront plus remarquer que tout le talent que vous pouvez avoir… Enfin, je souhaite que le tableau soit aussi réussi que le peintre.

Il se trouva que la grande toile, exposée en bonne place au Salon, était vraiment originale et habilement peinte. Le débutant, signalé par mon père à l'attention du public, eut un certain succès et fut très reconnaissant. Il revint souvent nous voir. Sympathique à tous, il fut bientôt un familier de la maison.

Les Goncourt venaient quelquefois à Neuilly, surtout pendant l'été. Ils arrivaient, en voiture découverte, vers la fin de notre dîner, au grand jour, car on dînait encore d'assez bonne heure en ce temps-là.

Nous entendions le fiacre s'arrêter, et, tout de suite, la sonnette, au timbre un peu grave, tintait violemment sous une main impatiente.

Jules entrait le premier, toujours, d'une allure rapide, tandis qu'Edmond n'apparaissait qu'un peu après et s'arrêtait un instant dans le cadre de la porte.

Le plus jeune des deux frères, Jules, était un blond aux yeux noirs; sous la volute de sa moustache dorée, sa lèvre inférieure, très gonflée, faisait l'effet d'une grosse cerise pas très mûre. Il était fort élégant, rasé de frais, avec une fleur de poudre de riz qui veloutait la fraîcheur de son teint blanc et rosé. Edmond, plus brun, la figure carrée, le regard attentif, la moustache relevée, avait déjà cet air mousquetaire qu'il garda toujours.

Jules, à peine assis, contre la porte vitrée de la terrasse, engageait vivement la conversation sur quelque thème littéraire, et, quand il reprenait haleine, son frère continuait la phrase, développant l'idée, que l'autre résumait ensuite. C'était un duo tout spécial, où les voix alternaient, sans se heurter ni se mêler jamais; seulement, tandis qu'en parlant Edmond disait: «nous», Jules toujours disait: «je». Leur tactique consistait surtout à faire parler Théophile Gautier. Quand le dialogue était bien parti et que mon père s'échauffait, ils procédaient par questions, le poussaient, l'excitaient, heureux s'il se laissait aller à toute sa verve; ils ne parlaient presque plus, alors, écoutant avec un plaisir et une attention extrêmes.

Une fois, aux «mille pas», mon père me demanda:

– Qu'est-ce que tu penses des Goncourt?

– De leur personne ou de leur talent?

– Des deux, puisque tu lis leurs livres, sans demander la permission … à mesure qu'ils paraissent. Mais procédons par ordre.

–Ils sont on ne peut plus corrects et distingués, Jules surtout; et il est même joli, ce blond aux yeux noirs, avec son teint blanc rosé et sa lèvre rouge. Mais je les trouve l'un et l'autre trop appliqués.

– Qu'entends-tu par là?

– Je ne sais pas comment te faire comprendre, car je ne comprends pas très bien moi-même… Quand ils sont là, on est content de les voir, très intéressé par ce qu'ils disent, et cependant on ne se sent pas à l'aise, on dirait qu'on entre en classe … qu'on n'a plus le droit de dire des bêtises … c'est drôle… Enfin je ne sais pas m'expliquer.

– Je te comprends d'autant mieux, dit mon père, que je connais la raison de ton impression, qui est bien près d'être la mienne. Malgré le charme de leur causerie, leur aisance et leur désintéressement apparent, on sent en eux une préoccupation, une tension d'esprit. Ils ne causent pas, comme moi, par exemple, simplement pour le plaisir de causer: ils étudient et ils observent; ils se documentent…

– Oui, c'est cela. Et même nous, qui n'avons qu'à écouter, nous sommes mal à l'aise. Je vois bien que, toi aussi, tu n'es pas comme toujours et que quelque chose te gêne.

– Oui, par moments, tout à coup, je suis inquiet, et je n'ose plus me déboutonner: ils écoutent avec une attention si intense, avec la volonté si évidente de retenir, d'apprendre par cœur ce qu'ils entendent, que je suis interloqué… Comment dire tout ce qui vous passe par la tête, quand on a la sensation que l'on parle, peut-être, pour la postérité? On devient gauche et affecté comme devant l'appui-tête du photographe… Et note bien que, s'il m'échappe quelque ânerie, – malgré la déférence respectueuse qu'ils ont pour moi, – ils sont tellement éperdus de réalisme qu'ils la saisiront au vol et la reproduiront de préférence, en la grossissant malgré eux… On court le risque d'apparaître aux populations sous un jour fâcheux, autant qu'inexact, car rien ne défigure, quelquefois, comme la photographie… Oui… j'ai l'impression qu'ils prennent des notes: quand on ne les regarde pas, ils doivent écrire sur leurs manchettes.

– La littérature est donc pour eux un devoir sans récréation?

– Ils en sont possédés… Pour les plus belles fleurs, ils sont toujours d'activés abeilles, jamais des papillons… Maintenant, dis ce que tu penses de leur talent.

– Ce n'est pas très facile non plus, car il me déplaît autant qu'il me plaît.

– Explique-toi.

– Ce style si nouveau et si compliqué m'intéresse beaucoup, mais en même temps me distrait du roman. Les mots accrochent trop mon attention: je les remarque, et j'oublie de quoi l'on parle; c'est d'ailleurs, le plus souvent, de choses insignifiantes. Les descriptions sont parfaites, mais les endroits décrits laids et ennuyeux; les personnages sont saisissants de vérité, mais on aimerait autant ne pas les voir, et on les fuirait comme la peste, si on avait le malheur de les rencontrer.

– Tu exagères peut-être un peu, dit mon père: «Catalepsie – Épilepsie»! Cependant il y a quelque chose d'assez juste dans ton observation; c'est le contraste entre le style recherché et la banalité voulue du sujet. Ils enchâssent, dans un métal précieux et tarabiscoté, des cailloux et des tessons. Ils ne veulent pas choisir les aventures rares et dignes d'être contées, ils redoutent d'embellir la vie: aussi arrivent-ils quelquefois à être ennuyeux comme elle… Cela n'empêche pas qu'ils ne soient charmants et n'aient beaucoup de talent… De plus, ce sont des gens heureux! Je les admire, je les aime et j'en suis bassement jaloux.

– Jaloux! pourquoi!

– Comment, pourquoi? Ils travaillent comme des nègres, c'est vrai, comme des forçats, comme des bénédictins. Ils se créent à plaisir des difficultés insurmontables, qu'ils surmontent, et ne se donnent pas un jour de répit; mais ils font cela à leur idée, sur les sujets qui leur plaisent, sans que rien ne les oblige ni les entrave. Ils sont indépendants et ne travaillent pas de leur art pour vivre… Ah! oui, je les envie, et de tout mon cœur… Mais assez jaboté: moi, qui ne suis pas comme eux, et qui aimerais mieux, en ce moment, ciseler un sonnet, il faut que je descende à la forêt, pour faire du bois… Qui est-ce qui vient me faire ma raie et me mettre ma cravate?

III

Le Capitaine Fracasse paraissait dans la Revue Nationale. Nous le lisions à mesure, et rien n'était plus agréable que d'en causer ensuite avec l'auteur. Cela lui plaisait beaucoup et, malgré tous ses travaux, il avait toujours du temps à perdre avec nous. Je lui déclarai une fois que le personnage que je préférais parmi les héroïnes de son roman, c'était cette belle Yolande de Foie, si hautaine et si méprisante. J'avais même l'impression que Sigognac n'aimait vraiment qu'Yolande et cédait au chagrin d'être dédaigné par elle, quand il se décidait à suivre les comédiens et à essayer d'aimer Isabelle.

– Je vais te confier quelque chose à mon tour, dit mon père; c'est que, moi aussi, secrètement, je préfère Yolande. Au fond, c'est d'elle que je suis amoureux. Je ne me l'avouais pas; mais ton observation m'éclaire. Comme tous les amoureux, je me suis laissé deviner. Des mots plus profonds, une émotion plus poignante quand il s'agit d'elle, m'ont sans doute trahi. Je crois bien que Sigognac partage mon sentiment: Yolande est l'amour douloureux et impossible, le vrai, et son souvenir reste dans le cœur du jeune baron comme la pointe cassée d'une flèche. Ça ne l'empêchera pas de vivre et d'être heureux, relativement, auprès d'Isabelle.

– Je suis contente d'avoir pensé juste, lui dis-je; mais pourquoi ne pousses-tu pas davantage la figure d'Yolande?

– Il vaut mieux peut-être la laisser dans ce lointain. Vue de près, elle perdrait de son prestige.

Un jour, mon père, revenant de chez Charpentier, cria du haut de l'escalier, comme il le faisait quelquefois:

– Tout le monde sur le pont!

Alors ma mère sortit de sa chambre. Les tantes Lili et Zoé, descendirent des hauteurs de l'atelier. Ma sœur et moi, occupées en bas, nous grimpâmes lestement l'escalier.

Théophile Gautier, qui avait repris son costume d'intérieur, était dans son cabinet, assis par terre, sur un tapis, avec un coussin sous chaque bras.

– Il s'agit de confabuler, dit-il quand nous fûmes toutes réunies, pour résoudre une question qui me rend perplexe… Je viens de voir le vieux Charpentier, et il a voulu, puisque nous approchons du dénouement, connaître d'avance la fin du Capitaine Fracasse. Je la lui ai racontée telle que je l'ai conçue. Sigognac, qui a tué en duel le duc de Vallombreuse, ne peut plus épouser Isabelle et revient, plus pauvre que jamais, dans son Château de la Misère. Il y rentre vaincu par la vie, n'ayant plus maintenant aucune velléité d'espérance. Je reprends alors la description du château, dans des teintes encore plus sombres qu'au commencement. Le baron se laisse couler dans le malheur définitif, sans faire aucun effort pour y échapper. Successivement, Bayard, Miraut et Belzébuth meurent de vieillesse; puis, l'intendant Pierre, chargé d'années, s'éteint à son tour. Le jeune homme, trop triste et trop découragé pour pourvoir lui-même à ses besoins, prend la résolution de se laisser mourir de faim; mais il est si seul, si ignoré, qu'il n'aurait pas même un serviteur pour l'ensevelir. C'est pourquoi il descend dans la chapelle en ruines où reposent ses aïeux, soulève la dalle verte et effritée d'un sépulcre, puis s'assoit au bord du caveau béant, pour attendre que la Mort vienne le pousser du doigt dans le trou noir. De cette façon, le dernier des Sigognac dormira au moins auprès de ceux de sa race… Vous voyez quel parti j'aurais tiré de ce thème. Cette fin eût été très poignante, très logique et très vraie, car c'est de cette façon que procède la vie. Mais Charpentier a une tout autre opinion: il pousse les hauts cris et prétend que l'avenir du livre est perdu, que la vente et le succès sont compromis, car le public sera déçu, trompé dans ses justes prévisions. Ce qu'il faut c'est la récompense de la vertu, le bonheur des amants et l'apothéose finale dans le temple de l'hyménée… Que vous en semble?.. C'est là-dessus que je désire avoir votre avis. Dois-je céder à Charpentier, ou maintenir ma première conception?

Ma mère n'hésita pas à déclarer que Charpentier avait raison, que le véritable but d'un livre était le succès, et que cette fin lugubre ne serait pas du tout amusante.

La tante Lili, comme d'ordinaire, pouffa d'un rire contenu, en grognant on ne sait trop quoi. Zoé dit simplement:

– Fais comme tu voudras.

Ma sœur et moi, par exemple, toutes griffes dehors, nous éclatâmes en invectives, contre le bourgeois, dont l'opinion, à notre avis, n'avait aucune importance, pas plus que le succès ni la vente. Le dénouement conçu par l'auteur était le seul bon, celui qu'il fallait garder.

La délibération fut orageuse; la question resta pendante.

Le soir, Toto venait dîner avec nous. On lui expliqua le cas et on continua de discuter, à table. Il était d'avis, comme nous, qu'il fallait opter pour le dénouement aussi superbement lamentable.

C'était bien l'opinion de Théophile Gautier. Mais la crainte de faire perdre de l'argent à son éditeur, et d'endurer à n'en plus finir ses jérémiades, le troublait beaucoup. Après quelques jours passés dans l'indécision, Charpentier étant revenu à la charge, ce fut l'auteur qui céda, en adoptant de conclure son roman d'une façon heureuse.

Avec un peu de mélancolie, mon père nous fit part de sa défaite, en nous assurant que, sous sa plume, cette fin-là serait aussi bonne que l'autre, dans un autre genre. Mais il sentait bien que nous ne l'approuvions pas d'avoir cédé ainsi au bourgeois, et que nous étions tristes de le voir vaincu. Pour nous consoler, il promit d'écrire, à notre intention, le dénouement primitif, – que l'on pourrait publier un jour comme variante. – Ce projet nous séduisit fort, et nous le lui rappelions souvent. Il ne se fit pas faute de nous «parler» le dénouement qu'il devait toujours écrire. Il y introduisait même des changements, des améliorations. Yolande reparaissait; il y avait une suprême rencontre entre elle et Sigognac: lui, pareil à un spectre; elle, toujours belle et hautaine, avec une ombre de tristesse pourtant. Tout près de la mort, Sigognac lui avouait qu'il n'avait jamais aimé qu'elle et que c'était devant ses méprisants regards qu'il avait fui, quitté le pays pour se jeter dans une vie d'aventures; mais, comme les étoiles que l'on voit de partout, ces yeux farouches et splendides, toujours, avaient scintillé au-dessus de lui. Yolande lui laissait entrevoir qu'il y avait eu, peut-être, un peu d'amour dans sa colère et du regret dans son mépris…

Hélas! à travers le labeur forcé, comment trouver du loisir pour écrire des pages inutiles? Le projet ne se réalisa pas. La promesse jamais ne fut tenue.

Théophile Gautier avait une prédilection marquée pour la société des femmes, et cela, quoi qu'on en puisse dire, sans arrière-pensée de galanterie. Cette «amitié voluptueuse», dont parle Edmond de Goncourt, il l'éprouvait pour quelques-unes, et surtout pour sa princesse: l'impériale amie si bonne, si simple, mais qui l'éblouissait un peu. Avec toutes il était, comme il disait, «chevalier français», ou «Régence». Auprès d'elles il devenait sentimental, élégiaque, il se plaignait de la vie et échafaudait des rêves et des châteaux en Espagne. Ses préférées étaient le plus souvent d'honnêtes bourgeoises, de mœurs irréprochables, mais intelligentes, enthousiastes et aspirant à quelque chose de plus élevé que le niveau moyen de la vie.

Parmi celles a qui il resta toujours fidèle, les plus intimes étaient Alphonsine Lafitte, qu'il avait connue toute petite et qu'il tutoyait (son mari, Alexandre Lafitte, était compositeur de talent et organiste à Saint-Nicolas-des-Champs); Mme Clermont-Ganneau, qui n'était pas, elle, une ancienne connaissance, mais l'avait séduit tout de suite, par son caractère et sa beauté si nobles, et aussi par son fanatisme maternel, dont il aurait bien voulu voir, plus près de lui, une faible imitation.

Mais sa favorite était, je le crois bien, Mme Regina Lhomme. Leurs relations dataient déjà d'assez loin. Il les avait rencontrés, elle et son mari, sur un bateau à vapeur, en traversant la Manche pour aller en Angleterre, et il s'était lié avec eux.

Ils firent, de compagnie encore, une autre excursion à Londres, et, vers 1850, Théophile Gautier fut le parrain d'un de leurs fils. Peu de temps après, ils allèrent ensemble en Italie. C'est de Mme Regina Lhomme qu'il s'agit dans ce passage d'un chapitre sur Venise:

Au dessert, pendant que nous buvions une bouteille de vin de Samos, cuit et miellé comme un vin homérique, la vieille qui nous servait vint causer avec nous gaiement et familièrement, à la façon d'une hôtesse antique; elle offrit un bouquet, arraché à la hâte dans son jardin et noué d'un brin de jonc, à la femme de l'ami qui partageait notre repas, charmante personne à la physionomie espagnole, dont le bras rond et blanc sortait du jabot de dentelles noires qui terminait sa manche.

La vieille se récria sur la beauté et la blancheur de ce bras, qu'elle baisa à plusieurs reprises avec cette grâce familière du bas peuple de Venise, dont la courtoisie respectueuse n'a rien de servile.

Mme Regina Lhomme était charmante, en effet. Brune, pâle, mignonne et de proportions exquises, elle avait, comme le dit mon père, l'air d'une Espagnole, s'habillait volontiers dans le style de son type, et accrochait souvent une dentelle à son peigne en manière de mantille. Je me souviens que toujours un grand éventail noir pailleté voletait devant son visage.

Théophile Gautier avait aussi beaucoup d'amitié pour Alphonse Lhomme, le mari, qu'il appelait toujours «l'être subtil et malicieux» ou «le plus malin des bourgeois». Avec lui, c'étaient des dissertations métaphysiques à n'en plus finir.

La causerie était certainement ce que Théophile Gautier aimait le plus. Aucune distraction ne le divertissait autant. Mais c'était la causerie tout intime, à deux ou trois. Un seul ami à la fois, même, lui plaisait le mieux. Et c'était quand nous étions seules auprès de lui qu'il causait le plus volontiers avec des gamines comme nous. Il cherchait à nous apprendre la manière de bien parler, et s'amusait de l'indépendance de mes opinions. Il me poussait à discuter: j'avais l'audace de lui tenir tête et d'être très souvent d'un avis contraire au sien. Mais mes arguments n'étaient pas d'ordinaire très convaincants. Ils se bornaient, en général, à des affirmations rageuses et à des trépignements d'impatience. Alors mon père s'arrêtait et me disait, avec beaucoup de calme:

– Tu discutes très mal ton affaire. La colère et les injures ne prouvent rien. Il y a beaucoup de choses à dire, que tu ne dis pas. Si tu veux, changeons d'opinion. Je vais défendre le contraire de ce que j'ai soutenu, et tu verras comment il fallait s'y prendre.

Mais cette déclaration m'exaspérait. Puisqu'il n'était pas sincère et ne me prenait pas au sérieux, je ne voulais plus discuter du tout.

Le soir, après dîner, il s'installait dans un fauteuil en tournant le dos à la lampe et lisait un journal; presque toujours il s'endormait dessus. Il dormait là, comme dans son lit, d'un bon sommeil réparateur, que l'on se gardait bien de troubler.

Vers les onze heures, il s'éveillait très en train, prêt à soutenir, avec une verve admirable, les plus extraordinaires paradoxes: nous lui tenions tête, de notre mieux, jusqu'à minuit ou une heure. Puis des signes de lassitude se manifestaient, malgré nous; timidement, on parlait de s'aller coucher. Alors, son indignation éclatait; il nous traitait de marmottes, d'aïs, de loirs…

– Puisque personne ne veut m'écouter, s'écriait-il, je louerai un Auvergnat, que je paierai quarante sous l'heure. Il m'écoutera, lui, en donnant de temps en temps quelques signes d'approbation.

Nous lui faisions observer que les Auvergnats eux-mêmes dormaient, et qu'il obtiendrait surtout des ronflements comme marques d'approbation.

– Je le paierai plus cher la nuit, et j'aurai tant d'esprit qu'il sera aussi éveillé qu'une potée de souris.

S'il aimait la causerie et même les anecdotes gaies, terminées par un trait d'esprit (il s'amusait souvent à en conter lui-même), Théophile Gautier détestait les potins, les indiscrétions et les bavardages calomnieux. Ainsi dit-il, un jour, à une jeune amie, Mlle X… (appelée familièrement Tata), comme elle se plaignait à lui d'avoir vu mal interpréter des propos innocents qu'elle avait tenus:

– Sachez, ô Tata! qu'il ne faut jamais dire quoi que ce soit, à qui que ce soit…

Sous l'influence d'un sentiment analogue, il improvisa ce distique à l'honneur du silence:

 
La parole est d'argent, mais le silence est d'or;
La parole est un don, le silence un trésor!
 

Avec la chère Regina Lhomme, sa conversation était élégiaque, poétique, entremêlée de compliments et de madrigaux, mais quelquefois aussi très sérieuse: car, malgré sa douceur et son charme, l'amie avait beaucoup de fermeté dans le caractère et de gravité dans l'esprit. Elle élevait ses enfants avec méthode et les tenait sous une discipline sévère. La musique surtout était cultivée très assidûment. Alphonse, le fils aîné, jouait du violon. – Nous n'avons pas connu Théophile, dont mon père avait été parrain, et qui mourut tout enfant. – Reine, aujourd'hui Mme Paul Hillemacher, étudiait le piano, et Henriette, sa sœur, le violoncelle, sans parler de l'harmonie, du contrepoint et du solfège. Toute la famille était de petite taille, et les fillettes paraissaient encore moins que leur âge: le violoncelle, bien réduit pourtant, avait l'air d'un mastodonte à côté de la mignonne Henriette, qui était forcée de monter sur un tabouret pour l'atteindre de son archet.

Ma sœur et moi, beaucoup moins avancées et surveillées dans nos études musicales, nous nous vengions de nos studieuses camarades, toujours occupées quand nous voulions nous divertir avec elles, en les traitant de «petits phénomènes», ce qui, je ne sais trop pourquoi, les terrifiait singulièrement.

Nous nous essayions cependant quelquefois à de la musique d'ensemble, avec Alphonse, quand sa mère l'amenait à Neuilly. Mais il faut avouer que, dans ces séances, où nous étions livrés à nous-mêmes, c'était le fou rire, le plus souvent, qui battait la mesure.

Ograniczenie wiekowe:
12+
Data wydania na Litres:
28 października 2017
Objętość:
281 str. 2 ilustracje
Właściciel praw:
Public Domain